Les Mystères du peuple/XIII/1

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Les Mystères du peuple — Tome XIII
LE SABRE D’HONNEUR

LES


MYSTÈRES DU PEUPLE


OU


HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES


À TRAVERS LES ÂGES

LE SABRE D’HONNEUR


ou


FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

1715-1851.

sommaire.


Événement historiques de 1672 à 1715. — Mort de Louis XIV. — Le Sabre d’Honneur. — La régence. — Louis XV. — Louis XVI. — La maison de la rue Saint-François. — Samuel-le-Juif. — Victoria Lebrenn. — Franz de Gerolstein. — Le comte de Plouernel. — Les voyants. — L’abbé Rodin et son fils. — Le souper. — Prise de la Bastille. — Les victimes. — Jean Lebrenn. — L’avocat Desmorais. — Peuple et bourgeoisie. — Une séance au club des jacobins. — Enrôlements volontaires. — Jean Lebrenn et Louis Capet. — Procès de Louis XVI. — Proclamation de la république française. — Décembre 1851.

Moi, Salaün Lebrenn, réfugié en Hollande vers l’année 1675, après le double suicide de Berthe de Plouernel et de mon fils Nominoë, je continuerai d’enregistrer sommairement, dans les annales de notre famille plébéienne, les événements historiques importants de la fin du siècle du grand roi, ainsi que la bassesse des courtisans a surnommé l’orgueilleux despote, le cruel fanatique qui règne à cette heure sur la France…

À toi, mon fils Alain, né de mon second mariage, contracté à Amsterdam en 1680 avec ma chère Wilhelmine Vandaël, veuve d’un armateur dont j’ai longtemps commandé le vaisseau ; à toi, mon fils Alain, je lègue les légendes et reliques de notre famille. Puisses-tu les transmettre à notre descendance ! Puisses-tu un jour quitter la république de Hollande, terre d’asile et de liberté pour les bannis, et retourner en France lorsque s’accompliront les prophéties de Victoria la Grande, la femme empereur qui, il y a seize siècles et plus, au moment de mourir, en présence de son frère de lait, notre aïeul Scanvoc’h le soldat, vit l’avenir se dévoiler à ses yeux. Sublime avenir ! notre mère patrie affranchie, régénérée, foulant d’un pied libre et vainqueur le joug de l’Église de Rome et de la royauté franque ! double joug sous lequel depuis tant de siècles la vieille Gaule est asservie.

Puissiez-vous voir bientôt se lever l’aurore de ce grand jour, fils de Joël ! Alors que, répudiant le nom étranger que lui a imposé la conquête franque, la mère patrie, revendiquant son nom séculaire, son nom national de République des Gaules, s’abritera sous les plis glorieux de son antique drapeau rouge, surmonté du coq gaulois !


À la suite de la tentative infructueuse des révoltés de Bretagne (1675), le Roussillon, non moins appauvri, non moins exaspéré que les autres provinces par l’énormité des impôts, par les exactions, par les violences des gens de guerre, le Roussillon s’insurge à son tour. Cette insurrection, ainsi que celle de Bretagne, est noyée dans le sang. La guerre continue ; souvent brillante au point de vue militaire, toujours stérile ou désastreuse pour les véritables intérêts du pays. L’un des plus grands capitaines de ces temps-ci, mais dont le nom reste à jamais souillé par l’abominable ravage du Palatinat, Turenne, est tué le 28 juillet 1675, à l’âge de soixante-quatre ans, près du défilé de Salzbach. En 1678, le prince d’Orange, âme de la coalition des États ligués contre l’ambition insensée de Louis XIV, parvient à détacher l’Angleterre de l’alliance française ; le 10 janvier 1678, la Hollande signe avec la Grande-Bretagne un traité offensif et défensif. Cette défection de sa puissante alliée impose la paix à Louis XIV. Elle est conclue à Nimègue avec la Hollande, cette même année (1678).

Telle fut la fin de cette longue et terrible guerre qui, jointe au faste insensé du grand roi, ruina les finances de la France, lui coûta des milliers de ses enfants. Ainsi, la Hollande, cette petite république hérétique, objet de la haine politique et religieuse de Louis XIV, qui l’envahit, la livra aux violences d’une soldatesque féroce, cette petite république que l’orgueilleux despote croyait écraser d’un seul coup, défendit vaillamment son sol, sa foi religieuse, sa liberté, ne perdit dans cette guerre acharnée que deux de ses colonies lointaines : le Sénégal et la Guyane, perte plus que compensée par les avantages qu’assurait à la Hollande le traité de commerce signé à Nimègue. L’Autriche, le Danemark et plusieurs princes souverains de la basse Allemagne restent en guerre contre la France ; mais, à la fin de l’automne 1679, la paix est rétablie en Europe.

Les questions religieuses devaient prendre une importance croissante et funeste durant le règne de Louis XIV. Libertin et cagot, la peur du diable le talonnait de plus en plus, en raison des progrès de l’âge ; cependant, tel était son orgueil, son ombrageuse jalousie de toute autorité rivale de la sienne, qu’entrant en lutte contre la papauté, il voulut soustraire en partie à l’influence de Rome ses sujets et son clergé (ainsi que disait le sire, dans son langage effrontément possessif) ; telle fut l’origine des libertés de l’Église gallicane, ardemment soutenues par Bossuet. Cette nouvelle Église déclarait les décisions du pape soumises à la sanction des conciles, et le temporel politique des États complètement indépendant du Saint-Siège. Le pape Innocent XI casse l’arrêt des évêques français, leur reproche avec indignation leur crainte servile devant leur roi, crainte qui doit les couvrir d’un opprobre éternel, et refuse d’accorder l’investiture aux nouveaux évêques gallicans. Cette rébellion du roi très-catholique contre Rome donna d’abord quelque espoir d’allégeance aux protestants, de plus en plus lésés, opprimés, malgré l’édit de Nantes octroyé par Henri IV, œuvre de sagesse et de réparation accordant aux réformés le libre exercice de leur culte ; mais ils reconnaissent bientôt que la lutte de Louis XIV et des évêques gallicans contre la papauté a pour mobile une jalouse rivalité, mêlée d’orgueil et de cupidité.

Le clergé, dès l’année 1660, entreprend d’imposer la révocation de l’édit de Nantes à Louis XIV, le menaçant de lui refuser les subsides que l’assemblée cléricale lui accordait sous le titre de don gratuit. Ainsi, en 1660, le président d’Aligre, intendant général des finances, expose humblement et révérencieusement à messeigneurs les évêques les besoins de son maître ; mais lesdits seigneurs refusent net de délier les cordons de leur bourse, sous prétexte que :

« L’assemblée du clergé n’estimait pas que l’on pût lui demander quelque chose de la part de Sa Majesté, car il avait été fait tant d’infractions aux privilèges de l’Église, et l’assemblée en était dans un si grand étonnement, qu’il la mettait dans l’impuissance de délibérer sur les propositions qui lui étaient faites de la part du roi, jusqu’à ce qu’il plût à Sa Majesté de réparer lesdites infractions. » (Registres de l’assemblée du clergé, 1660.)

Louis XIV, pressé par le besoin d’argent, aiguillonné par la peur du diable, s’incline devant l’arrogante volonté des prêtres ; certaines restrictions sont apportées à l’exercice des droits des protestants, malgré les formelles garanties de l’édit de Nantes ; en retour de quoi, et afin de l’encourager dans ses bonnes résolutions, messeigneurs octroient au grand roi un don de dix-huit cent mille livres.

En 1665, le président d’Aligre vient de nouveau exposer la détresse de son royal maître. — « Les réservoirs de Sa Majesté sont vuides et secs, — dit le financier aux abois. — C’est à vous, messeigneurs, de déterminer la somme que vous octroyerez, et qui les remplira d’une bienfaisante rosée (les réservoirs de Sa Majesté). » — Le clergé, peu sensible à l’humide métaphore, répond que : — « Sans doute, Sa Majesté a déjà beaucoup accordé pour le triomphe de la vraie religion, mais point encore assez. L’hérésie agonise ; il faut qu’elle meure. » Et, cette fois, l’assemblée cléricale formule ainsi ses exigences en manière de projet d’édit rédigé d’avance[1].

« Art. 1er. — Qu’il ne soit plus permis aux catholiques de renoncer à leur religion, pour professer la religion réformée. »

Louis XIV répond en marge du projet :

Sa Majesté s’est réservé d’examiner.

« Art. 2. — Que les universités, académies, collèges où les réformés enseignent les belles-lettres et leur théologie soient supprimés. »

(En marge) : Sa Majesté y pourvoira.

« Art. 6. — Que les charges de judicature royale soient uniquement possédées par les catholiques, comme aussi celles des commis des bureaux. »

(En marge) : Sa Majesté y pourvoira.

« Art. 7. — Que les biens que possèdent les consistoires des protestants leur soient ôtés. »

(En marge) : Renvoyé devant les commissaires pour être examiné.

« Art. 18. — Que Sa Majesté retirera les fermes de son domaine qui ont été baillées par engagement des protestants, qui trouvent ainsi l’occasion de pervertir les sujets de Sa Majesté. »


(En marge) : Sa Majesté promet de retirer ses domaines.

Ces concessions exorbitantes, loin de satisfaire messieurs du clergé, les mettent seulement, ainsi que l’on dit vulgairement, en appétit ; et, certains de pousser le grand roi aux dernières rigueurs contre les protestants, par l’appât des subsides, ils refusent de les lui accorder, malgré les touchantes preuves de bon vouloir qu’il donne. Le prétexte de leur refus est que le don gratuit ne peut être renouvelé qu’après un laps de dix ans, et cinq années à peine se sont écoulées depuis le dernier octroi. La véritable cause du refus du clergé était que Louis XIV, au lieu de souscrire aveuglément à tous les articles proposés, se permettait de demander le temps d’en examiner quelques-uns. En 1670 (expiration du délai décennal), l’intendant des finances vient implorer de l’assemblée cléricale un petit subside de deux millions. Ce don gratuit sera consenti par le clergé aux conditions suivantes, soumises à l’acquiescement du roi.

« Art. 1er. — Les temples bâtis à proximité des églises seront démolis. »

(Accordé par Sa Majesté)

« Art 4. — Qu’il soit défendu aux protestants de s’imposer aucune somme. »

(Accordé par Sa Majesté)

« Art. 5. — Que les réformés soient tenus à l’entretien des églises catholiques. »

(Accordé par Sa Majesté)

« Art. 10. — Que les biens des consistoires leur soient retirés. »

(Accordé par Sa Majesté)

« Art. 14. — Que les réformés soient exclus des consulats. »

(Accordé par Sa Majesté)

« Art 21. — Que, dans leurs écoles, les réformés n’enseignent qu’à lire, écrire et compter. »

(Accordé par Sa Majesté)

« Art 24. — Qu’il soit fait défense aux créanciers des protestants qui embrasseront la foi catholique de poursuivre lesdits convertis durant trois années. »

(Accordé par Sa Majesté.)

« Art. 25. — Que les enfants des réformés leur soient enlevés dès l’âge de sept ans, pour être élevés dans la religion catholique. »

(Sa Majesté avisera.)

« Art. 26. — Qu’il soit permis aux curés, assistés d’un échevin, de se présenter de force chez les réformés malades. »

(Sa Majesté avisera.)

« Art. 30. — Qu’il soit défendu, sous peine grave, aux protestants de laisser mourir leurs enfants sans baptême. »

(Sa Majesté avisera.)

Vous le voyez, fils de Joël, les franchises des protestants, solennellement proclamées par l’édit de Nantes, leur étaient ainsi presque complètement ravies, quoique le grand roi se fût réservé d’aviser à l’endroit des trois derniers articles du projet clérical les plus monstrueux de tous. Cet atermoiement se conçoit : le glorieux sire, ne doutant point d’obtenir les deux millions en retour de son acquiescement aux premiers articles, se réservait de vendre à part et fort cher son adhésion aux derniers articles, d’une importance capitale. Cet honnête calcul ne fut point trompé. Le clergé, satisfait des concessions obtenues, octroya les deux millions de subsides. Il pouvait, dès lors, patiemment attendre l’heure prochaine de la complète révocation de l’édit de Nantes. En effet, plus tard, les trois derniers articles furent approuvés par Louis XIV, ainsi que les suivants :

« Art. 8. — Les ministres seront soumis à la taille. »

(Accordé par Sa Majesté.)

« Art. 9. — Il est défendu aux protestants d’avoir des cimetières dans les bourgs, villes et villages. »

(Accordé par Sa Majesté.)


« Art. 12. — Les mariages qui se feront à l’avenir entre personnes de différentes religions seront déclarés nuls, et les enfants issus d’iceux réputés bâtards et incapables d’hériter. »

(Accordé par Sa Majesté.)

Enfin, le 9 juillet 1685, l’édit de Nantes, annulé de fait par des arrêts partiels et successifs, le fut légalement par décret royal. Le clergé paya cette abominable iniquité au prix énorme de douze millions. Jamais jusqu’alors l’assemblée cléricale n’avait consenti un pareil subside, le chiffre le plus élevé de ses dons gratuits n’ayant jamais excédé trois millions. À cette générosité sacrilége, qui achetait le sang de milliers de réformés, le clergé ajouta une ignoble flagornerie : il décerna, pour la première fois, à Louis XIV, le sobriquet de grand !

Il va sans dire que la compagnie de Jésus, à la fondation de laquelle vous avez assisté, fils de Joël, fut l’ardente et implacable instigatrice de la révocation de l’édit de Nantes, politique et sage édit qui mettait terme à soixante ans de guerres religieuses. La Compagnie avait grandement cheminé dans le monde. Ses mesures implacables lors de la Réforme, la Saint-Barthélemy, la Ligue, l’immense influence des Guisards, dociles agents des Jésuites, la pression que leur sanguinaire instrument, Philippe II, exerça si longtemps sur la France, avaient sauvé l’Église catholique d’une perte presque certaine : dès lors, les fils de Loyola, s’imposant à la papauté comme sauveurs de la religion, dominèrent le Saint-Siège. Le pape Paul III, autorisant leur Compagnie vers 1540, en avait fixé le nombre à soixante membres ; quinze ans plus tard, elle comptait mille affiliés. Leurs richesses s’accroissaient dans une proportion inouïe ; grâce au puissant appui de Philippe II, ils couvraient les deux mondes de leur noir réseau, et le général de la Compagnie devenait le rival redouté du pape ; Sixte‑Quint, malgré son inflexible énergie, est obligé de renoncer à son projet de dissoudre la mystérieuse milice des enfants d’Ignace, il recule devant le redoutable concours à eux assuré par Philippe II, le roi Sigismond et le duc de Bavière. De ce moment, malgré l’impuissante et passagère opposition de Clément XIII, les bons pères règnent en maîtres dans l’Église et hors de l’Église, dirigent les conciles, imposent au sacré collège la nomination du Saint-Père qui leur agrée. Leur doctrine relâchée, favorable à toutes les hypocrisies, à tous les vices, à tous les crimes, qu’elle couvre de son complaisant manteau, se résume en ces mots du P. Lemoine (De la Dévotion aisée) : « — La vertu n’est point une fâcheuse, la dévotion est aisée. Il y a eu des saints pâles et mélancoliques ; ceux d’aujourd’hui sont d’une complexion plus heureuse : ils ont abondance de cette humeur douce et chaude, de ce sang bénin qui fait la vie. »

Grâce à la perverse et corruptrice facilité de cette morale infâme (si l’on peut accoupler ces deux mots), les plus énormes péchés sont remis ou peu s’en faut, pour peu que l’on se donne le souci de porter jour et nuit au bras un chapelet en forme de bracelet, un rosaire ou une image de la Vierge. Enfin, dominateurs du Saint-Siège, les Jésuites proclament l’infaillibilité du pape afin de le débarrasser de l’opposition des conciles et d’assurer sa suprématie sur les rois ; le tout au profit de la Compagnie, qui domine les papes, et les rois par les papes. En vain, l’immortel Pascal et la secte des jansénistes essayent d’arrêter l’effrayant essor des fils de Loyola, Louis XIV, obéissant au Père Lachaise, poursuit et proscrit les jansénistes et détruit le Port-Royal, leur centre d’action.

Les protestants comptaient d’autres ennemis impitoyables, qui depuis longtemps poussaient aussi à la révocation de l’édit de Nantes, entre autres la sèche et vieille Maintenon, royale courtisane, l’hypocrisie, l’astuce, l’égoïsme incarnés et décharnés, portant une sorte d’austérité de parade dans l’adultère, de gravité compassée dans le concubinage ; rogue et dure, ambitieuse et froide, elle sut assurer son funeste empire sur Louis XIV en persuadant ce débauché devenu cagot avec l’âge qu’il pouvait aisément expier les scandales de sa vie en offrant à Dieu la conversion de ses sujets hérétiques. Louvois seconde la Maintenon dans cette sanglante croisade contre les réformés. Ce Louvois, capable de toutes les noirceurs, de toutes les férocités pour conserver la faveur du maître et de sa vieille maîtresse, imagine les Dragonnades, expéditions militaires destinées à forcer les protestants d’abjurer, en les exposant aux violences des gens de guerre logés chez les hérétiques.

« Le roi, — écrivait Louvois, — n’estime pas qu’il faille loger tous les cavaliers chez les protestants ; mais si, selon une juste répartition, ils devaient en loger dix, vous pouvez leur en donner vingt et les mettre chez les plus riches huguenots. »

D’horribles excès sont commis par une soldatesque effrénée, certaine de l’impunité ; les protestants, traités ainsi que l’est l’ennemi en pays conquis, sont frappés de terreur ; les uns abjurent afin d’échapper à tant de maux ; d’autres rassemblent leurs ressources et s’apprêtent à fuir de France. L’archevêque de Paris, et le Père Lachaise, confesseur du roi, excitent son fanatisme, de son côté, la Maintenon écrit à son frère, le 24 août 1681 :

« Le roi pense sérieusement à son salut et à celui de ses sujets ; si Dieu nous le conserve, il n’y aura bientôt plus qu’une religion dans son royaume… Préparez-vous à acheter une terre en Poitou ; elles vont s’y donner pour rien, par la fuite des huguenots. »

La vieille courtisane n’oubliait point, on le voit, sa famille et engageait son digne frère à s’enrichir des dépouilles de ces malheureux qui, abandonnant leur patrimoine, émigraient en masse ; or, ainsi que vous l’avez toujours vu, fils de Joël, depuis l’avènement de la réforme religieuse, l’immense majorité des citoyens riches et éclairés, des commerçants, des artisans d’élite avaient embrassé le protestantisme ; les puissances voisines de la France, comprenant de quel intérêt était pour elles d’attirer dans leurs États ces émigrants industrieux, leur ouvrent leurs frontières, leur offrent de grands avantages, en leur assurant le libre exercice de leur culte. L’Angleterre, le Danemark, la Hollande, profitèrent surtout de cette incessante émigration.

Le grand roi s’émeut de voir les forces vives de son royaume ainsi passer à l’étranger. Il rend un arrêt défendant aux réformés, sous peine de galères perpétuelles, de quitter la France.

Forcer ses sujets de subir des persécutions atroces et leur défendre d’y échapper par un exil volontaire… dites, fils de Joël… la tyrannie a-t-elle jamais atteint ce degré d’effroyable audace ? Ce n’est pas tout, le grand roi, toujours besogneux, songe aussi à remplir son coffre, et un autre édit déclare les « ventes faites par les huguenots émigrants nulles, et ces biens confisqués au profit de Sa Majesté. »

Les réformés, exaspérés, se décident à reprendre les armes et, comme au seizième siècle, à repousser la force par la force, à défendre leur vie, leurs biens, leur foi, leur famille. La guerre civile et religieuse déchaîne de nouveau ses fureurs sur la France. Une vaste insurrection protestante s’organise dans le Languedoc, le Dauphiné, le Vivarais et les Cévennes. Les révoltés déclarent qu’ils exerceront leur culte, malgré les arrêts royaux, et qu’ils assisteront, en armes, à leur prêche. Fanatisés par leurs prêtres et sûrs de l’appui de Louis XIV, les catholiques donnent le signal de la guerre civile en massacrant les protestants réunis dans la forêt de Sâoo en Dauphiné pour y entendre la parole de leur ministre. En apprenant cette nouvelle boucherie de Vassy, les huguenots des Cévennes et du Vivarais se soulèvent en masse ; ce premier mouvement est comprimé par d’impitoyables exécutions militaires. Le seul ministre qui eût pris quelque peu le parti des protestants dont il appréciait les lumières et les habitudes laborieuses, Colbert, meurt à la peine après avoir puissamment développé la marine, le commerce, l’industrie en France, réglé les finances autant que le permettaient le despotisme et le faste effréné de Louis XIV ; mais profondément blessé de l’ingratitude et des duretés de ce prince, le grand ministre ressentit un chagrin mortel, et dit à ses amis quelques moments avant d’expirer : — « Je ne veux plus entendre parler du roi ; qu’au moins, il me laisse mourir tranquille. Si j’avais fait pour Dieu ce que j’ai fait pour cet homme-là, je serais sauvé dix fois, et maintenant, je ne sais ce que je vais devenir. » — Colbert mourut le 6 septembre 1683, à l’âge de soixante-quatre ans. Peu de temps après, le grand roi, veuf de la reine Marie-Thérèse, avait épousé secrètement la Maintenon. Ainsi ce glorieux monarque, qui prenait le soleil pour emblème, épousa sa vieille concubine, la veuve de Scarron, le cul-de-jatte bouffon ; les témoins de ce burlesque mariage furent un gentilhomme nommé Montchevreuil et Bontemps, valet de chambre du roi. Le Père Lachaise officia en présence de Harlay, archevêque de Paris. Cette union semble être le signal d’un redoublement de persécution furieuse contre les réformés. Ceux qui, demeurés en France, autorisent leurs enfants à se marier à l’étranger sont condamnés aux galères perpétuelles. — Des tuteurs catholiques sont imposés aux orphelins protestants. — La moitié des biens des émigrants est accordée à leurs dénonciateurs. —

« Le roi, — écrit madame de Maintenon, 16 août 1684, — a dessein de travailler à la conversion entière des hérétiques de son royaume ; il a souvent des conférences là-dessus avec M. Le Tellier et M. de Chalais, conférences où l’on voudrait me persuader que je ne suis pas de trop. »

« — Vous ferez connaître à l’Espagne, — écrit Louis XIV à son ambassadeur à Madrid, — que tous mes desseins tendent à affermir la paix de l’Europe, et à profiter de cette conjoncture pour ajouter au bonheur de mes sujets celui d’une parfaite réunion au giron de l’Église et pour contribuer autant qu’il me sera possible à l’augmentation de notre religion dans les États chrétiens où elle commence à revivre. »

Parmi les moyens employés par les agents du grand roi, pour assurer le triomphe de l’Église catholique, il en est un d’une simplicité remarquable, à savoir : Supprimer autant de protestants qu’il se pourra, en les envoyant aux galères ou à l’échafaud… Lisez, fils de Joël, ce qu’écrivait Louvois, le 11 de juillet 1685, au marquis de Boufflers, général de l’armée des convertisseurs casqués et bottés.

« — Conduisez vos troupes en Guienne, logez-les entièrement chez les religionnaires ; essayez surtout de diminuer le nombre de ces derniers, de telle sorte que, dans chaque localité les catholiques soient deux ou trois fois plus forts que les hérétiques, afin qu’il n’y ait plus à craindre que le petit nombre de huguenots qui restera puisse rien entreprendre. »

Les réformés, livrés ainsi sans recours aux violences, aux exactions des soldats de Louis XIV et menacés des galères ou de la mort s’ils tentent d’échapper à leur horrible sort, feignent de se convertir et abjurent par milliers. En Guienne, sur cent cinquante mille réformés, cent quarante mille renoncent tout d’un trait à l’hérésie. En Languedoc, en Poitou, en Saintonge, les conversions se multiplient dans les mêmes proportions, et surtout avec la même sincérité. Louis XIV, hébété par le fanatisme, croit à la réalité de ce merveilleux progrès de la foi, se réjouit des effets faramineux de la grâce d’en haut et offre à Dieu, en expiation de ses débauches passées, l’abjuration de ses sujets, obtenue par les moyens suivants, compris dans la révocation de l’édit de Nantes. — « Démolition des temples protestants par tout le royaume. — Défense aux réformés de s’assembler pour l’exercice de ladite religion. — Bannissement des pasteurs qui refuseront de se convertir. — Baptême forcé des enfants des protestants par les curés des paroisses, qui les élèveront ensuite dans la religion catholique. — Ordre aux Huguenots fugitifs de rentrer en France, faute de quoi leurs biens seront confisqués. — Défense aux protestants de sortir du royaume sous peine des galères perpétuelles pour les hommes, de la détention perpétuelle pour les femmes, et de la confiscation des biens des émigrants — Peine des galères perpétuelles décrétée contre les relaps (réformés convertis en apparence et revenus à leur religion) ; ils seront, à leur mort, traînés sur la claie et privés de sépulture. — Défense aux pasteurs qui, selon l’arrêt, quitteront la France, de vendre leurs biens et d’emmener leurs enfants au-dessous de sept ans. »

Ainsi, fils de Joël, la loi !… la loi ordonnait la destruction du foyer domestique, brisait les liens sacrés de la famille, arche sainte jusqu’alors presque toujours respectée par les plus abominables tyrans. Enfin, Louvois écrivait en adressant aux généraux l’édit de révocation :

« — Sa Majesté veut que l’on fasse sentir les dernières rigueurs à ceux qui ne voudront pas se faire de sa religion, et ceux qui auront la sotte gloire de vouloir rester les derniers doivent être poussés jusqu’à la dernière extrémité. — Qu’on laisse d’ailleurs vivre les soldats très-licencieusement chez les huguenots. »

Cette impunité accordée par le représentant de l’autorité souveraine à une soldatesque impitoyable que vous avez vue à l’œuvre, fils de Joël, en France et en pays conquis, amena un débordement d’excès inouïs ; la rapine, le viol, la torture, le meurtre, furent les moyens ordinaires employés par ces convertisseurs bottés pour ramener les hérétiques au giron de leur douce et sainte mère, l’Église catholique, apostolique et romaine.

« — Beaucoup de malheureux moururent ou demeurèrent estropiés des suites des traitements qu’ils avaient subis de la part des soldats, — raconte un historien, témoin oculaire de ces horreurs. — Les tortures obscènes infligées aux femmes ne différaient guère du dernier outrage que par une perversité plus raffinée ; les inventions diaboliques des routiers et des seigneurs du moyen âge pour extorquer des rançons à leurs captifs furent renouvelées pour arracher des conversions ; on chauffa les pieds, on donna l’estrapade, on suspendit les patients par les extrémités, on attacha des mères au bois de leur lit, tandis que leurs enfants, encore à la mamelle, mouraient de faim à leurs yeux. De la torture à l’abjuration il n’y avait souvent pas vingt-quatre heures de délai, et les bourreaux devenaient ensuite les éducateurs religieux de leurs victimes. »

Que dirons-nous ? presque tous les évêques furent complices de ces pratiques horribles. Citons encore :

« En un certain couvent, l’on plongea les huguenots dans de profonds souterrains, oubliettes des anciens châteaux féodaux. L’on jetait dans ces cachots des animaux putréfiés qui empestaient l’air et par leurs exhalaisons morbides causaient la mort des prisonniers, etc., etc. »

Le clergé, ardent et opiniâtre instigateur de la révocation de l’édit de Nantes, si chèrement payée de ses subsides, applaudit à des atrocités dont l’humanité s’épouvante, il éclate en chants de triomphe ! Bossuet, ce sonore et pompeux rhéteur, ce courtisan des turpitudes ou des scélératesses royales, s’écrie en prononçant l’oraison funèbre du chancelier Le Tellier, signataire de la révocation de l’édit de Nantes :

« — Chrétiens, épanchons nos cœurs sur la piété de Louis le grand ; poussons jusqu’au ciel nos acclamations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne : Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques, c’est le digne ouvrage de votre règne ! c’en est le propre caractère ! Par vous, l’hérésie n’est plus. Dieu seul a pu faire cette merveille ! »

Vous l’entendez ce prêtre, fils de Joël, vous l’entendez cet évêque ! Dites, jamais l’aberration, la barbarie d’un fanatisme hypocrite, ont-elles été poussées plus loin ? Quoi ! ce Bossuet a été l’un des premiers et des plus acharnés conseillers de moyens affreux destinés à arracher aux protestants une abjuration menteuse, et ce vil courtisan de s’écrier dans son enthousiasme de commande : Dieu seul a pu faire cette merveille ! Ce n’est pas tout. À la voix de l’évêque de Meaux répond un concert d’adulations, non moins exécrables que celles dont fut salué par les catholiques le massacre de la Saint-Barthélemy. L’Église frappe des médailles commémoratives en honneur de la révocation de l’édit de Nantes… On dresse des statues au prince destructeur de l’hydre de l’hérésie. Le pape enfin, quoique en hostilité flagrante avec la France gallicane, partage l’ivresse générale, et le 15 novembre 1686, il adresse à Louis XIV un bref dans lequel le Saint-Père exprime la joie que lui cause l’extermination complète de l’hérésie, et il célèbre la révocation de l’édit de Nantes, en tenant un consistoire extraordinaire et en chantant un Te Deum !

Mais, ainsi que vous l’avez déjà vu tant de fois à travers les âges, fils de Joël, l’excès même de l’oppression fait éclater des résistances désespérées. Les protestants, d’abord terrifiés, sortent de leur stupeur ; et, bravant les édits, la proscription, les galères, l’échafaud, ils retournent à leurs temples en ruines ou s’assemblent en armes au fond des bois, pour écouter le prêche de leurs ministres, tandis qu’un grand nombre de leurs coreligionnaires continuent d’émigrer. Louis XIV recourt aux mesures impitoyables, afin d’arrêter cette émigration et de frapper les non convertis. La peine de mort, pour ainsi dire généralisée, est appliquée à presque tous les délits religieux… La mort à ceux qui assistent aux prêches ! La mort à ceux qui émigrent ! La mort à ceux qui essayent d’arracher leurs enfants des mains des prêtres catholiques ! la mort aux complices de la fuite de leurs coreligionnaires !… La mort partout ! la mort toujours ! Et cependant les terribles menaces de la loi sont vaines : deux cent mille protestants, malgré des difficultés inouïes, parviennent à sortir de France. Ils formaient l’élite de la population par leur industrie, par leur richesse, par leur savoir ; ils vont porter à l’étranger cette science, cette industrie, dont la perte doit ruiner le pays. Les soldats, les officiers hérétiques suivent l’exemple de leurs frères persécutés. « De 1686 à 1689, — dit Vauban, — neuf mille matelots, les meilleurs du royaume, douze mille soldats d’élite et six cents officiers, ont passé à l’étranger. » — Duquesne, l’un des plus illustres amiraux du siècle de Louis XIV, abandonne le service, et le maréchal de Schomberg, grand homme de guerre, se retire en Portugal ; Basnage, Rapin Thoiras, Saurin, Ancillon, Tronchin, Candolle et d’autres, historiens ou savants illustres, cherchent un asile en Suisse, en Allemagne, en Danemark. Les Français réfugiés à Leyde, à Amsterdam, à La Haye, se vengent de Louis XIV en publiant une foule de pamphlets étincelants de verve ; leurs sanglants sarcasmes marquent ce prince d’une flétrissure indélébile ; la plume, légère, rapide, acérée comme une flèche de guerre, crible et transperce ce royal fétiche, triomphalement juché sur son trône le poing sur la hanche ! D’autres écrits, empreints d’une indignation foudroyante, retracent en traits de feu les atrocités de cette épouvantable persécution religieuse, soulèvent l’opinion publique de l’Europe, et poussent les peuples libres à une nouvelle coalition contre le Néron catholique, ainsi que les protestants appelaient Louis XIV.

À l’intérieur, la France déchoit en quelques mois de sa suprématie industrielle par l’émigration protestante. Des villes populeuses voient des milliers d’artisans subitement dénués de travail, depuis la fuite des familles commerçantes qui occupaient leurs bras. La chapellerie normande émigre en Angleterre ; un faubourg de Londres se peuple d’ouvriers en soieries ; la draperie, la papeterie d’Amiens, vont enrichir la Hollande. Plus de vingt mille protestants portent dans le Brandebourg les procédés de fabrication les plus raffinés, les plus productifs. Le petit nombre de protestants manufacturiers demeurés en France, toujours sous le coup de la confiscation de leurs biens, renoncent à leur commerce, tandis que les plus déterminés d’entre eux se préparent, dans de secrets conciliabules, à reprendre les armes. Les États hérétiques de l’Europe, pénétrant les projets d’alliance de Louis XIV avec Jacques II, roi d’Angleterre, autre fanatique impitoyable, alliance dont le but secret était l’extermination de la réforme en Europe, se liguent pour sauvegarder leurs libertés religieuses. Le prince d’Orange, implacable ennemi du grand roi, est l’âme de cette nouvelle et formidable coalition, soulevée par la révocation de l’édit de Nantes ; car, ainsi que vous le verrez, fils de Joël, cette monstruosité devait bientôt subir un châtiment inexorable ! L’Allemagne et l’Autriche jugent le moment opportun pour s’affranchir de la suprématie politique de la France. L’Espagne catholique elle-même s’apprête à prendre part à la lutte, et Rome, malgré le sanglant holocauste que vient de lui offrir Louis XIV en persécutant les protestants jusqu’à la mort, ne peut pardonner à ce roi très-catholique son schisme gallican, et souffle le feu de la guerre. Le 16 juin 1686, un an à peine après la révocation de l’édit de Nantes, la Suède et la Hollande renouvellent leurs traités d’alliance offensive et défensive, s’engageant à défendre la liberté religieuse contre les fanatiques des États voisins (Louis XIV et Jacques II). — Le 9 juillet 1686, l’empereur d’Autriche, les rois d’Espagne et de Suède, l’électeur de Brandebourg, les cercles de Bavière et de Franconie, les princes de Saxe et des États du Haut-Rhin, signent un pacte secret contre Louis XIV, invoquant dans ce traité d’impérieuses nécessités de sûreté publique, déclarant vouloir maintenir la scrupuleuse observance des traités de Westphtalie, de Nimègue et de la trêve de Ratisbonne, si souvent violés par Louis XIV ; l’empereur s’engage, dans le cas où l’un des signataires du traité serait attaqué, à donner le signal de la guerre en marchant au secours de l’allié en péril. Les princes restés étrangers à la coalition pourront plus tard y adhérer. Tels furent les motifs et le but de la célèbre ligue d’Augsbourg, qui porta un coup irréparable à la monarchie de Louis XIV, et fut si funeste à la France. En 1688, ce potentat, ce demi-dieu, cet immortel à qui l’imbécile et lâche idolâtrie de La Feuillade élevait une statue votive, entourée de lampadaires sans cesse allumés, faillit mourir d’une fistule au fondement, suite de ses débauches ; mais revenu à la santé, il lance un manifeste contre l’empereur, le 24 septembre 1688, et la guerre est déclarée. Elle dura neuf ans. Ses conséquences furent désastreuses, et, par un juste retour de fortune, la France perdit toutes ses conquêtes, fruits de la violence, du parjure et de l’iniquité. Forcé à d’immenses restitutions sans la moindre compensation, Louis XIV rendit aux coalisés la moitié de la Catalogne, la ville et le duché de Luxembourg, le comté de Clèves, les villes de Charleroi, Mons, Ath, Courtrai, avec leurs dépendances et celles de Namur. Il dut enfin ordonner de démolir toutes les fortifications élevées par ses ordres sur la rive droite du Rhin, et ne conserva que Strasbourg. Telles furent les honteuses et dures conditions imposées au glorieux monarque par la paix de Ryswyck, conclue le 30 octobre 1697. La France, ainsi humiliée, amoindrie à l’extérieur, offrait au dedans le plus déplorable tableau ; la misère atteignait à son comble ; les routes, devenues impraticables, par le manque des fonds nécessaires à leur entretien, rendaient les communications presque impossibles ; l’aggravation des impôts, les exactions des compagnies privilégiées avaient ruiné la marine marchande et les pêcheries en Normandie et à Dunkerque ; les pays frontières sont écrasés par les contributions ; en Flandre, les cultivateurs propriétaires n’ont touché, durant la guerre, qu’un tiers de leurs revenus ; d’autres seulement, le dixième ; la Picardie a perdu un quart de sa population ; à l’ouest, même misère, même souffrance, même dépeuplement qu’au nord et à l’est ; dans la généralité d’Alençon, les villes sont presque entièrement abandonnées ; la plupart des propriétaires demeurent exposés aux injures du temps, faute d’argent pour réparer leurs maisons ; dans la généralité de Rouen, sur sept cent mille habitants, il n’en est pas cinquante mille qui couchent ailleurs que sur une paille infecte ; le commerce de toile de Bretagne tombe sous l’énormité des droits dont sont frappées les marchandises importées par les Anglais, qui achetaient en Bretagne le double de ce qu’ils y vendaient ; les papeteries de l’Angoumois, la navigation fluviale, le commerce des vins sont aussi ruinés par l’énormité des taxes ; le centre de la France est non moins appauvri que les autres provinces ; la Touraine a perdu un tiers de ses laboureurs, un quart de sa population, la moitié de son bétail ; une portion considérable des terres reste en friche, les bras manquent à l’agriculture ; la draperie et la fabrique de soieries de Tours sont anéanties par l’émigration protestante ; la population de cette ville atteignait le chiffre de quatre-vingt mille âmes avant la révocation de l’édit de Nantes : elle est réduite à trente-trois mille habitants ; une égale détresse frappe l’Anjou, le Maine, le Limousin, le Périgord, le Bourbonnais : ces provinces ont perdu un cinquième de leur population ; en un mot, la persécution religieuse, le passage et le logement des troupes, le recrutement de la milice, la rapacité du fisc royal, ont ruiné, dépeuplé la France. L’émigration protestante continue, malgré les peines mortelles portées contre les fugitifs. Basville, intendant du Languedoc, et l’un des plus impitoyables bourreaux de ces malheureux, avouait qu’il y avait des contrées de vingt et trente paroisses où l’on n’avait pu, malgré le redoublement de persécutions, convertir un seul protestant. Les évêques, par la voix de Bossuet, excitaient Louis XIV à persévérer dans ses atroces moyens de contrainte.

« — L’on a employé la force à ôter leur religion à ces malheureux idolâtres, — disait l’aigle de Meaux ; — maintenant qu’ils n’ont plus aucune foi, n’est-il pas nécessaire de leur en donner une par la force ? »

Le Père Desmarais, directeur de madame de Maintenon, lui écrivait :

« — Si l’on n’a pas fait de difficultés de recevoir l’abjuration d’un grand nombre d’hérétiques dont on pouvait suspecter la sincérité, pourquoi ne pas les contraindre, par les mêmes voies, à recevoir les sacrements ? »

De nouvelles guerres étrangères menaçaient d’ajouter aux désastres intérieurs de la France. Guillaume d’Orange, devenu roi d’Angleterre après la chute de Jacques II, détrôné en haine de son fanatisme catholique ; Guillaume d’Orange, momentanément rapproché de Louis XIV par des intérêts communs, traite avec lui du partage éventuel des immenses possessions de l’Espagne après la mort de Charles II. Celui-ci meurt en effet le 1er novembre 1700. La junte de Madrid députe des envoyés à Louis XIV, pour lui annoncer que son petit-fils est appelé à régner sous le nom de Philippe V ; il est, le 12 novembre, reconnu en cette qualité à Versailles ; il fait son entrée solennelle à Madrid le 21 janvier 1701. Le rapprochement de Guillaume et de Louis XIV n’est que momentané. Ils se divisent au sujet de la succession d’Espagne ; bientôt l’Angleterre, l’Autriche, la Hollande, contractent une triple alliance contre la France, dans le but de limiter les possessions du nouveau roi d’Espagne, et de partager ses dépendances d’Amérique et d’Europe entre les signataires du traité.

Guillaume III meurt le 4 mars 1702 ; mais le gouvernement anglais reste fidèle à la politique de ce prince, politique toujours hostile à Louis XIV. Pendant que Vendôme et Catinat défendent les frontières menacées par le duc de Marlborough, commandant des armées coalisées, une nouvelle guerre religieuse éclate dans le midi de la France. Le signal de l’insurrection est donné du haut des montagnes cévenoles. L’abbé du Chayla, inspecteur des missions et archiprêtre des Cévennes, terrifiait depuis quinze ans ces malheureuses contrées, se montrait impitoyable pour les protestants, perpétuait les dragonnades, faisait de sa maison fortifiée une prison et un lieu de débauches, mêlant une monstrueuse luxure à ses férocités, renouvelant les scélératesses des seigneurs du moyen âge. Vers le milieu de juillet 1702, quelques Cévenols de la religion réformée, arrêtés au moment où ils tentaient de passer la frontière afin de fuir la France, furent conduits au pont de Montvert dans la demeure de l’archiprêtre. Un montagnard, nommé Séguier, soulève les bûcherons et les charbonniers, envahit à leur tête la maison de l’abbé du Chayla, le tue après une vigoureuse résistance, et délivre les prisonniers. Peu de jours après, Séguier, pris par les soldats du roi, est roué vif ; mais il a donné l’exemple de la révolte : elle se propage et s’étend bientôt dans toutes les Cévennes et dans le Vivarais ; une guerre de partisans, infatigable, acharnée, souvent victorieuse, est déclarée aux troupes de Louis XIV. Les révoltés nomment des capitaines. Les deux plus célèbres sont Roland et Jean Cavalier. Celui-ci, à peine âgé de dix-sept ans, mais doué d’un remarquable génie militaire, lève et discipline une armée de cinq à six mille hommes, prenant le nom d’Enfants de Dieu. Les grottes de montagnes inaccessibles leur servent de citadelles, de retraites et d’arsenaux. Jean Cavalier lève la dîme sur les catholiques ; et, usant de représailles après tant d’années de persécution, il incendie les églises, ravage les monastères, tient avec succès la campagne contre les troupes de Louis XIV, les bat en plusieurs rencontres. Basville, intendant du Languedoc, demande instamment des renforts, voyant l’insurrection descendue des montagnes envahir tout le plat pays, depuis Nîmes jusqu’à la mer. Le comte de Broglie est envoyé à la tête d’un corps d’armée ; il est taillé en pièces par Jean Cavalier, près de Vistre, le 12 janvier 1703. Les victoires des Cévenols exaspèrent et épouvantent Louis XIV. Croyant écraser la révolte d’un seul coup, il lance contre elle un nouveau corps d’armée considérable, sous le commandement d’un maréchal de France, Montrevel. Ces troupes, choisies parmi les meilleures des armées d’Allemagne et d’Italie, sont accompagnées de vingt pièces d’artillerie et de cinq cents miquelets du Roussillon, habitués à la guerre des montagnes. Le maréchal de Montrevel est battu par Jean Cavalier, ainsi que l’a été le comte de Broglie. Le maréchal se décourage, son armée se démoralise, il demande un armistice. Jean Cavalier refuse et met en déroute l’armée royale dans de nouvelles rencontres. Basville imagine d’enrégimenter des catholiques sous le titre de Cadets de la Croix et de les opposer aux insurgés protestants ; mais les Cadets de la Croix, commandés par un ermite muni d’indulgences papales, pillent, massacrent ennemis et amis, catholiques et réformés, commettent enfin tant d’excès, que le maréchal de Montrevel est obligé de disperser par les armes ces féroces alliés ; puis, désespérant de réduire les insurgés par la force, il demande à Louis XIV, et obtient de lui, l’autorisation de recourir à un moyen d’une barbarie jusqu’alors inconnue dans l’histoire, afin de frapper de terreur les populations et d’isoler les révoltés. Oui, le croiriez-vous, fils de Joël, le grand roi donna l’ordre au maréchal de Montrevrel de détruire par le feu ou par la mine plus de quatre cents villages protestants, peuplés de près de vingt mille habitants. Vous ne pouvez croire à une pareille horreur ?… Lisez cette lettre confidentielle de M. de Julien, lieutenant général, chargé pour sa part de raser trente et une paroisses d’où dépendaient plus de cent villages.

« Au pont de Montvert, 20 septembre 1706.

» J’ai reçu, madame, dans un moment bien vif, votre lettre du 17. Nous commençons demain à faire raser trente et une paroisses, dépendantes des Hautes-Cévennes, condamnées par le roi à être rendues désertes. M. de Montrevel a, dans son canton, treize paroisses à faire aussi raser. M. de Canillac en a trois avec deux cent vingt-cinq villages, voisins de l’Aygoal et de Lesperou. M. de Canillac commença hier parce qu’il avait reçu mille hommes de milice du Languedoc, lesquels ont les outils propres à renverser les maisons… Nous voici donc occupés pour longtemps, à moins que l’on ne se serve de la mine et du feu, ainsi que je l’ai proposé. Je souhaite que ce grand et étendu châtiment produise le fruit que l’on en attend, mais je n’en espère rien de bon, etc., etc…

» De Julien. »...............................

Le moyen expéditif proposé par M. de Julien fut employé ; on ne perdit pas de temps à démolir les maisons, on les fit sauter ou on les incendia. Un écrivain catholique, le Père L’Ouvreleuil, décrit ainsi poétiquement, dans son enthousiasme religieux, les effets du feu :

« — Aussitôt cette expédition fut comme une tempête qui ne laisse rien à ravager dans un champ fertile. Les moissons engrangées, les maisons, les métairies écartées, les cabanes, les chaumières, tous les bâtiments tombèrent sous l’activité du feu, ainsi que tombent sous le tranchant de la charrue les fleurs champêtres, les mauvaises herbes et les racines sauvages ! »

Les évêques ne pouvaient manquer d’applaudir à cette monstruosité sans exemple, Fléchier écrivait au maréchal de Montrevel :

« — Le projet que vous exécutez est sévère et sera sans doute utile. Il coupe jusqu’à la racine du mal ; il détruit les asiles des séditieux et les resserre dans des limites où il sera plus aisé de les contenir et de les trouver. »

Ainsi quatre cent soixante-six villages ou hameaux furent détruits dans les Cévennes, par ordre du grand roi ; et leurs habitants, hommes, femmes, enfants, au nombre de près de vingt mille, désormais sans ressources, sans asile, furent réduits à chercher un refuge dans les bois et dans les cavernes, où la moitié de ces malheureux expirèrent de froid et de faim… Mais ces nouvelles monstruosités ne produisirent pas même l’effet que l’on en attendait. Et, ainsi que l’écrivait M. de Julien, l’un des exécuteurs de ces ravages, le nombre des insurgés s’accrut de tous ceux qui ne moururent pas de faim et de froid. Après avoir vu leurs demeures incendiées, les populations exaspérées se soulevèrent avec une furie croissante. La guerre prit un caractère d’acharnement terrible. Les troupes de Montrevel furent écharpées. Louis XIV le rappela et envoya de nouveaux renforts commandés par l’un des plus grands hommes de guerre de ce temps, le maréchal de Villars. Non moins habile et délié diplomate que capitaine, il conçut le projet de terminer la guerre religieuse sans combattre ; et, parfaitement renseigné sur le caractère de Jean Cavalier, il se promit de séduire le jeune chef cévenol, en ouvrant à son ambition militaire une éblouissante perspective. Jean Cavalier, malgré son génie guerrier, son dévouement à sa cause et de généreuses qualités, était malheureusement d’un orgueil excessif ; subissant le fatal vertige du pouvoir et du commandement, il se faisait déjà, dit-on, appeler Prince des Cévennes. M. de Villars lui demanda une entrevue, l’obtint et traita le jeune chef de partisans avec une profonde déférence, loua, exalta outre mesure ses aptitudes de général, dignes, assurait M. de Villars, de se produire sur un plus noble théâtre que celui de la guerre civile ; enfin, faisant appel aux bons sentiments de Cavalier, le trompant indignement par ses promesses, il le persuada du bon vouloir de Louis XIV au sujet des réformés : ce bon prince n’attendait, pour rétablir l’édit de Nantes (selon le maréchal), que le moment où ils déposeraient les armes. « Continuer la guerre civile, — ajoutait Villars, — serait donc de la part des réformés nuire aux intérêts de leurs coreligionnaires et verser inutilement un sang précieux. » Jean Cavalier se laissa malheureusement séduire par les paroles dorées, par les offres brillantes du maréchal, et, sans être investi de pouvoirs suffisants, il négocia au nom de l’insurrection protestante et signa le traité suivant proposé par Villars :

« En vertu des pleins pouvoirs que j’ai reçus du roi, il a été convenu et arrêté ce qui suit entre moi, Louis Hector, duc de Villars, maréchal de France, et Jean Cavalier :

» Art. 1er. — Il est accordé à ceux de la religion réformée qui servent sous les ordres de M. Jean Cavalier le droit de s’assembler, de prier en commun hors des enceintes des villes.

» Art. 2.— Tous ceux des parents des susdits qui sont détenus dans les prisons ou sur les galères de Sa Majesté pour cause de religion, depuis la révocation de l’édit de Nantes, seront mis en liberté dans l’espace de six semaines.

» Art. 3. — Tous ceux des parents des susdits qui ont abandonné le royaume, pour cause de religion, pourront rentrer en France librement et sûrement.

» Art. 4. — Ceux dont les maisons et propriétés auront été incendiées pendant la guerre seront exempts d’impôts pendant dix années.



» Art. 5.— Il sera ultérieurement statué sur la position des protestants du Languedoc. M. de Villars s’engage formellement à appeler la clémence de Sa Majesté sur les fidèles sujets de la religion réformée dès que la rébellion sera terminée et que les protestants militants auront déposé les armes et prêté serment de fidélité au roi.

» Art. 6. — Les susdits avantages, droits et privilèges, seront acquis et assurés aux susdits religionnaires de la troupe de M. Cavalier, dès qu’ils seront formés en deux régiments, jouissant d’une haute paye, classés dans les cadres des armées de Sa Majesté et commandés par M. Cavalier, que Sa Majesté daigne élever au grade de mestre de camp. Sa Majesté devant employer ces régiments pour le besoin de son service, ils seront immédiatement dirigés sur la frontière.

» Nîmes, 17 mai 1704. »

Cavalier eut le tort irréparable d’ajouter foi aux promesses de M. de Villars, et surtout de se laisser éblouir par la certitude d’obtenir le grade de mestre de camp ; il crut que la soumission de ses troupes amènerait un heureux changement dans la condition de ses frères, et, tout-puissant sur l’esprit de ses soldats, il les décida pour la plupart de s’enrôler dans les deux régiments dont le commandement lui était destiné ; mais ils furent dirigés, puis licenciés sur la frontière. Les autres chefs cévenols, accusant Jean Cavalier de trahison, essayèrent de continuer la guerre ; mais leurs forces étaient désormais divisées. Peu à peu leurs soldats les abandonnèrent, M. de Villars écrivait, cette même année 1704, à Chamillard, ministre de la guerre :

« Après le départ de Cavalier, outre les bandes isolées, il ne restait que quelques troupes errantes ; je m’appliquai à les priver d’asile, de subsistances, enfin de toute espèce de correspondance ; je faisais raser les maisons de ceux qui entretenaient commerce avec eux ; peu à peu, ils commencèrent de se soumettre et à demander de quitter le pays ; je les fis, par petites bandes, conduire jusqu’aux frontières du royaume. »

Jean Cavalier, ébloui de son nouveau grade, fut présenté à Louis XIV, qui lui tourna dédaigneusement le dos. Le jeune Cévenol, tardivement repentant de sa faiblesse et de sa félonie, abandonna son grade et passa en Angleterre. Il y servit glorieusement avec le grade de colonel jusqu’à ce qu’il fut nommé gouverneur de l’île de Jersey.

Telle fut la fin de la dernière guerre religieuse… Les horreurs dont elle fut le prétexte n’ont d’analogie dans aucun siècle, dans aucun pays… Charles IX a ordonné la Saint-Barthélemy, et son tocsin a sonné le massacre pendant sept journées… Le tocsin de la Saint-Barthélemy de Louis le Grand a sonné, pendant plus d’une année, l’incendie, le ravage d’une province de France et le meurtre de ses habitants. Pendant que l’imbécile et féroce fanatisme de Louis XIV ordonnait cette effroyable exécution, devant laquelle le conquérant le plus barbare eût reculé, la misère, dans les autres contrées de la France, atteignait à un degré inouï jusqu’alors. En 1708, un froid extraordinaire, se joignant à la disette et à la détresse générale causée par des impôts exorbitants, décima les populations. Les traitants accaparaient au profit du roi le peu de blé produit de la récolte et le revendaient à des prix fabuleux. Le commerce et l’industrie, frappés de mort depuis tant d’années par l’émigration protestante, étaient complètement anéantis. Le flot de la misère montait jusqu’à la bourgeoisie, réduite à disputer aux plus pauvres gens et aux mendiants les lits des hôpitaux. On constatait le décès de milliers de malheureux morts de faim dans les campagnes ; durant cette année funeste, le chiffre de la mortalité fut le double de celui de l’année précédente.

À l’extérieur, la France, battue, affaiblie, déconsidérée par une succession de campagnes désastreuses, voyait ses meilleurs généraux vaincus, ses troupes démoralisées par des revers incessants et perdait une à une les funestes et stériles conquêtes de Louis XIV, dues au parjure, à l’iniquité, à la violence. Vous le voyez, fils de Joël, il est tôt ou tard, pour le crime couronné, des châtiments redoutables ; le grand roi expiait enfin, et terriblement, l’exécrable invasion des sept Provinces-Unies, le meurtre des frères de Witt, innocentes et nobles victimes de la trahison de ce prince ; et, par un juste retour des choses d’ici-bas, il buvait jusqu’à la lie la plus amère la coupe de l’humiliation. Cette petite république hérétique, jadis traitée par lui avec un si insolent dédain et une si horrible cruauté, dictait, au nom de ses alliés, les lois les plus dures à cette majesté déchue. Jadis omnipotent, le grand roi était obligé d’envoyer en Hollande Rouillé, son ambassadeur, supplier la république d’accéder aux offres de pacification honteuses et désastreuses pour lui et pour son petit-fils, le roi d’Espagne : « celui-ci abandonnerait toutes les dépendances de la monarchie espagnole, sauf Naples et la Sicile. Les clauses commerciales du traité de Ryswyck et le tarif de 1644 seraient rétablis, » incalculables avantages accordés aux Hollandais. Ceux-ci, ne trouvant pas ces conditions suffisantes, infligèrent au grand roi, légitimes et vengeresses représailles, l’obligation d’envoyer son ambassadeur négocier à Bodegrave, ville où, en 1672, tant d’atrocités avaient été commises par les troupes de Louis XIV ; et là, pour ainsi dire en présence de ces murs témoins de tant d’horreurs commises par les ordres du grand roi, la république lui signifia ses volontés : elle exigeait, pour couvrir ses frontières, les villes et forteresses de Menin, Ypres, Furne, Condsé, Tournay, Maubeuge, Lille, et de plus, la renonciation complète du roi d’Espagne aux possessions de la monarchie espagnole, refusant d’ailleurs la suspension d’armes que sollicitait Louis XIV ; et lui déclarant que son refus d’accepter ces conditions entraînerait la continuation de la guerre. Et savez-vous, fils de Joël, quel était l’homme chargé de tenir à Louis XIV, par l’intermédiaire de son ambassadeur, ce hautain et rude langage ? C’était le grand pensionnaire de Hollande, Heinsius, celui-là même qui, peu de temps après la paix de Nimègue, fut brutalement menacé de la Bastille par Louis XIV, blessé de la fermeté du langage de cet ambassadeur républicain. Le grand roi hésitait d’accepter les conditions écrasantes des coalisés ; ceux-ci prétendent bientôt davantage, et lui signifient cet ultimatum le 28 mai 1708.

« Louis XIV reconnaîtrait Charles III, roi de la monarchie espagnole, et avant deux mois, le duc d’Anjou (petit-fils de Louis XIV) aurait quitté le trône d’Espagne. — Tout prince français serait désormais exclu des possessions espagnoles. — La France renoncerait à son commerce des Indes. — Strasbourg et Kehl seraient remis à l’empereur avec leur artillerie. — Brisach et Landau appartiendraient à l’Autriche. — Tous les forts français de la rive droite du Rhin seraient démolis. — Dunkerque serait rasé, son port comblé. Les Hollandais, en outre des places fortes qu’ils réclamaient, tiendraient garnison à Liège, à Hui et à Bonn. — Louis XIV rendrait au duc de Savoie la Savoie et Nice et lui céderait Exille et Fenestrelles, en Dauphiné. »

Accepter ces conditions, c’était livrer la France, désarmée de ses frontières, à la merci de l’Europe. Louis XIV dut refuser une paix si chèrement achetée. Il résolut de continuer la guerre ; mais de cruelles défaites l’obligent d’ouvrir de nouvelles négociations pacifiques ; le 12 juin 1709, il nomme le maréchal d’Uxelles et l’abbé de Polignac ses plénipotentiaires auprès de la république de Hollande, afin de traiter des conditions de la paix. Les envoyés du grand roi, n’étant pas officiellement reconnus, durent garder un outrageant incognito ; la république, refusant d’ouvrir les conférences à La Haye, capitale des Sept-Provinces, infligea à Louis XIV une nouvelle expiation, en choisissant pour lieu de délibérations diplomatiques, la ville de Gertruydenberg, au fond du Moërdik, contrée jadis livrée à toutes les dévastations de la conquête, et aussi témoin des férocités de la soldatesque. Les conférences s’ouvrirent le 9 mars 1710 ; les prétentions des coalisés allèrent encore croissant. Non-seulement les Hollandais exigèrent les concessions réclamées par eux avant l’ouverture de la campagne ; mais ils exigeaient de Louis XIV qu’il unît ses forces à celles des coalisés pour expulser d’Espagne son petit-fils, encore régnant. Ne pouvant se résoudre à ce sacrifice, Louis XIV offre un subside d’un million par mois pour subvenir aux frais de la guerre contre son descendant, s’il refuse de se contenter des royaumes de Sicile et de Sardaigne, qu’on lui accordera en échange de la couronne d’Espagne. Les Hollandais furent inflexibles ; et après quatre mois de négociations stériles, pendant lesquelles ils durent dévorer les plus cruelles humiliations, les plénipotentiaires du grand roi quittèrent la Hollande, le 25 juillet 1710, et la guerre se poursuivit dans les conditions les plus désastreuses pour la France. La ruine publique était à son comble, et à cette époque, Fénelon écrivait :

« — Le trésor de toutes les villes est épuisé. L’on a exigé pour le roi le revenu de dix années d’avance, et l’on n’a point de honte de demander aux villes, avec menaces, d’autres avances nouvelles qui vont au double de celles qui sont déjà faites. Tous les hôpitaux sont ruinés, les intendants enlèvent jusqu’aux dépôts publics. L’on ne peut faire le service qu’en escroquant (textuel) de tous côtés. L’on est menacé d’une banqueroute universelle, nonobstant la violence et la fraude. L’on est souvent contraint d’abandonner certains travaux très-nécessaires, dès qu’il faut une avance de deux cents pistoles. Les prisonniers français en Hollande y meurent de faim faute de payement de la part du roi. Les blessés manquent de tout et meurent de privations. Le pain est presque tout d’avoine. Le prêt manque aux soldats. Les officiers subalternes souffrent à proportion encore plus, etc., etc. »

La campagne continue. Le prince Eugène et le duc de Marlborough, généraux des alliés opposés à Villars et à Berwick, sont encore victorieux. Ils prennent Aire, occupent tout le cours de la Lys, et franchissent les frontières. Le trésor étant complètement épuisé, on ajoute à tant d’impôts déjà écrasants la dîme royale qui, en outre d’une foule de taxes déjà existantes, prélevait le septième des revenus bruts des propriétaires : malgré cette nouvelle exaction, le trésor ne payait ni les rentes ni les offices, l’armée restait souvent sans solde. La France ruinée, dépeuplée, n’ayant plus ni sang, ni or à donner pour la continuation de cette guerre désastreuse, le grand roi est forcé de demander une troisième fois humblement la paix. De nouvelles conférences s’ouvrent le 29 janvier 1712, et après plus d’une année de négociations, la paix est signée, le 11 avril 1713, avec l’Angleterre, la Hollande, la Prusse, la Savoie et le Portugal. Cette paix imposait à Louis XIV les concessions les plus funestes. La France perdait dans l’Amérique du Nord les importantes possessions qui lui assuraient presque exclusivement le commerce des pelleteries. Elle perdait aussi la grande île de Terre-Neuve ; le Canada, désormais enclavé au milieu des colonies anglaises, restait à leur merci ; aux Antilles, l’île de Saint-Christophe était aussi abandonnée à l’Angleterre. En Flandre, la France perdait d’importantes places fortes : Tournay, sur l’Escaut ; Menin, sur la Lys ; Ypres, Furnes, et, dommage incalculable, au point de vue militaire, commercial et maritime, Dunkerque, le port le plus considérable des côtes du Nord, devait être anéanti. Les Hollandais obtenaient non-seulement toutes les places exigées par eux lors des précédentes conférences, afin de couvrir leurs frontières, mais ils s’assuraient d’énormes avantages par une convention commerciale particulière. La Savoie et Nice sont concédées au duc de Savoie. L’empereur d’Autriche, n’ayant pas obtenu ce qu’il réclamait de Louis XIV, continue seul la guerre jusqu’au 7 mars 1714. Malgré la paix générale, qui depuis cette époque règne en Europe, la France épuisée ne peut se relever de sa ruine. En 1715, la situation du pays est devenue telle, qu’elle ne peut plus empirer. Le crédit public et le crédit privé sont anéantis, les revenus de l’État dévorés par une anticipation de plusieurs années. La moitié des terres restant incultes, la disette sévit de nouveau ; le peuple et l’armée affamés se soulèvent en demandant du pain ; les rares manufactures encore existantes se ferment, la détresse des villes égale celle des campagnes presque désertes ; les persécutions religieuses dépassent, s’il est possible, les horreurs du passé. Un arrêt monstrueux (mars 1714) ordonne aux médecins « d’engager leurs malades à se confesser ; le troisième jour de leur maladie, s’ils ne leur montrent pas un billet de confession, le médecin, sous peine des galères, doit refuser ses soins aux malades. »

Ce n’est pas tout : un arrêt du 18 mars 1715 déclare bâtards tous les enfants des citoyens non mariés à l’Église catholique. (En d’autres termes, tous les enfants protestants sont déclarés illégitimes.) Enfin, tout sujet du roi qui ne se confesse pas est réputé relaps, c’est-à-dire, vivant, passible des galères, et mort, traîné sur la claie à la voirie.

Dites, fils de Joël !… aux jours les plus néfastes de l’histoire des temps anciens ou modernes, l’insolent cynisme de la tyrannie a-t-il jamais atteint à cet outrageant dédain de ce qu’il y a de plus révéré parmi les hommes ? Quoi ! ce Louis XIV, au mépris de toutes les lois, de toute pudeur, avait osé… incroyable audace… déclarer légitimes ses nombreux bâtards, fruits de ses doubles adultères, et il osait, audace plus énorme encore, déclarer bâtards des milliers d’enfants légitimes, nés de protestants légalement mariés au nom des hommes et de Dieu, en présence d’un ministre de leur religion ? La tyrannie arrivée à ce point touche au vertige… et à cet effroyable vertige de la toute-puissance, le grand roi ne survécut pas longtemps. Ces actes infâmes furent les derniers du grand règne. Le 1er septembre 1715, Louis XIV meurt à l’âge de soixante-dix-sept ans, et, suprême châtiment, le cercueil de cet omnipotent, de ce demi-dieu de la veille, abandonné de tous les siens, et conduit presque furtivement à Saint Denis, est couvert de boue par le peuple et poursuivi de ses huées, de ses malédictions vengeresses !

Courage, espoir, fils de Joël ! Souvent, dit-on… mystérieuse et terrible fatalité ! le bien naît de l’excès même du mal. Peut-être à ces soixante années d’abominable despotisme politique et religieux, imposé par la terreur, succéderont des temps d’expansion et de liberté ! Vous l’avez vu, à travers le long règne de ce despote, l’esprit républicain, né de la réforme religieuse, toujours ardent et vivace, s’est souvent manifesté, tantôt par des conspirations habilement ourdies, telles que celle du républicain Affenius Van-den-Enden, dont le chevalier de Rohan ne fut que le drapeau ; tantôt par des insurrections formidables, telles que celles des vassaux de Bretagne, voulant imposer à la noblesse et au clergé l’acceptation du code paysan. Sans doute ces rébellions ont été étouffées dans le sang des rebelles ; mais, ainsi que vous l’avez toujours vu à travers les âges, fils de Joël, le sang des martyrs est fécond !


Moi, Salaün Lebrenn, en cette année 1715, la quatre-vingt-quatorzième de mon âge, j’ai terminé d’inscrire dans nos annales les événements importants du règne de Louis XIV. Je m’arrête ici, car c’est à peine si ma vue affaiblie et le tremblement de ma main m’ont permis d’achever d’écrire les dernières pages de ce récit.

Je te lègue cette légende, à toi, mon fils Alain… fils de ma vieillesse et de mon exil ; à toi le frère puîné de mon Nominoë, toujours regretté, toujours pleuré, car, à cette heure encore, mes yeux se mouillent de larmes en songeant à son suicide et à celui de Berthe de Plouernel, sacrifice expiatoire, offert à Dieu par ces deux vaillantes âmes pour l’apaisement de la haine séculaire qui divisait les fils de Neroweg le Franc et de Joël le Gaulois. Puissent ces vœux être exaucés !… Puisse venir un jour sur la terre le règne de la fraternité humaine !

À cette légende je joins les reliques de notre famille, augmentées du marteau de forgeron laissé par Tankerù. Tu transmettras, cher fils, ce trésor domestique à notre descendance.

La mort de Louis XIV va sans doute apporter un terme ou un adoucissement aux persécutions religieuses… des milliers de protestants bannis de France par la terreur vont sans doute rentrer dans leur patrie… Je n’aurai pas ce bonheur, je me sens trop affaibli par les années pour entreprendre ce voyage ; mais si, plus heureux que moi, mon fils, tu revois le berceau de notre race, n’oublie jamais que notre famille a tout à redouter de la compagnie de Jésus, dont l’effrayante influence va toujours croissant…

Enfin, dans le cas où, n’ayant pas d’enfants, tu ne pourrais transmettre à des descendants directs notre légende plébéienne, tu la léguerais à l’une des deux branches de notre famille qui existent encore. La première est celle des Rennepont, de qui l’aïeul épousa à La Rochelle, vers la fin du seizième siècle, la fille d’Odelin l’armurier, fils de Christian l’imprimeur. Je n’ai, depuis longues années, eu aucune nouvelle de cette branche des Rennepont. Il faudra t’informer d’elle à La Rochelle, où elle a demeuré jusqu’à la fin du dernier siècle. — L’autre branche de notre famille est celle des Gerolstein, princes souverains en Allemagne, et descendants de Gaëlo-le-Pirate, fils de notre aïeul Eidiol, doyen des nautoniers parisiens au neuvième siècle, lors du siége de Paris par les Normands. Les princes de Gerolstein règnent toujours en Allemagne, fidèles à la religion protestante, depuis qu’elle a été embrassée par le prince Karl de Gerolstein, qui fut l’ami de Coligny, et combattit à la bataille de la Roche-la-Belle avec notre aïeul Odelin l’armurier, de La Rochelle. C’est donc aux Gerolstein ou aux Rennepont que tu léguerais nos légendes et nos reliques, si tu ne revis pas dans un enfant.

Moi, Salaün Lebrenn, j’achève d’écrire ceci à Amsterdam, le 17 novembre 1715, année de la mort de Louis XIV.


Moi, Jean Lebrenn, fils de Ronan, qui eut pour père Alain, dernier enfant de Salaün Lebrenn le marin, je continue l’œuvre de notre famille, écrivant à mon tour ma légende.


Béni soit Dieu… fils de Joël ! je l’ai vu ce beau jour prédit à notre aïeul Scanvoc’h le soldat, par Victoria la Grande il y a quinze siècles et plus, et attendu d’âge en âge par notre race… J’ai assisté au jugement solennel, au châtiment expiatoire de Louis Capet, le dernier de ces rois d’origine franque, étrangers à la Gaule… et à elle imposés par la violence et le massacre lors de la conquête de Clovis… Réjouissez-vous, mânes de mes ancêtres… martyrs de l’Église, de la noblesse et de la royauté ! ! Réjouissez-vous, soldats obscurs de ces luttes acharnées, soulevées d’âge en âge par les opprimés contre leurs oppresseurs séculaires… par les fils des Gaulois conquis contre les fils des Franks conquérants… Réjouissez-vous ! la vieille Gaule a recouvré cette fois, pour jamais, par sa sainte, trois fois sainte révolution, ses antiques libertés républicaines ; elle a brisé le joug des rois, le joug des prêtres de Rome… et j’écris ceci an ii de la république française une et indivisible.


Mon bisaïeul Salaün Lebrenn mourut à Amsterdam, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, le 20 décembre 1715. Son fils Alain (né en 1678) avait alors trente-quatre ans. Il exerçait à Amsterdam la profession d’imprimeur, profession lucrative entre toutes, en cela qu’une immense quantité de livres hostiles à l’Église, à la royauté, ne pouvaient s’imprimer qu’à Genève ou en Hollande, terres d’indépendance et de libre examen. Réalisant le modeste patrimoine dont il hérita de son père Salaün, en 1715, mon aïeul Alain quitta la Hollande, et vint au commencement de la régence se fixer en France. L’on y jouissait d’une extrême liberté relative, si l’on comparait cette époque au despotisme écrasant du siècle de Louis XIV. Mon grand-père, très-expert dans son métier d’imprimeur, entra comme premier artisan chez l’un des descendants du fameux Estienne, dans l’imprimerie duquel notre aïeul Christian avait si longtemps travaillé. Alain épousa la nièce de son patron ; de ce mariage naquit, en 1727, mon père Ronan. Il embrassa la profession de mon aïeul. Celui-ci mourut en l’année 1751. Mon père a eu deux enfants : ma sœur Victoria, née en 1760, et moi, Jean Lebrenn, né en 1766.

La vie de mon aïeul s’écoula paisible et obscure ; mais de grands malheurs frappèrent notre famille, et, ainsi que vous le lirez dans la légende suivante, fils de Joël, mon père n’eut pas, hélas ! le bonheur de voir, comme moi, l’éclatante victoire qui a couronné quinze siècles d’efforts incessants, laborieux, sanglants, grâce auxquels nos aïeux, tour à tour esclaves, serfs, vassaux, ont, au prix de leur vie et de révoltes sans nombre, conquis d’âge en âge, pas à pas, une à une, ces franchises que la république française vient d’affirmer, de consacrer à la face du monde, en proclamant, au nom des droits de l’homme, la déchéance des rois et la souveraineté du peuple.

Je me suis servi des notes laissées par mon grand-père, pour écrire le récit sommaire des événements importants accomplis depuis la mort de Louis XIV jusqu’au 4 mai 1789, première journée de notre immortelle révolution.

Ensuite de ce récit, fils de Joel, viendra la légende du Sabre d’Honneur.


Lors de la mort de Louis XIV, son héritier, Louis XV, était âgé de cinq ans et demi. Le 2 septembre 1715, par arrêt du Parlement, la régence fut déférée à Philippe, duc d’Orléans, contrairement au testament du feu roi, qui désignait pour régent le duc du Maine, l’un de ses nombreux bâtards. Le convoi du grand roi, conduit rapidement à Saint-Denis, sans aucune pompe et presque furtivement, fut accablé des malédictions du peuple, non moins irrité contre le jésuite Le Tellier, confesseur du roi. On proposa dans la foule d’aller mettre le feu aux maisons des révérends pères, car on les abhorrait à l’égal du défunt despote. Sa mort causa une sorte d’allégement universel, suivi d’une réaction violente contre la noire hypocrisie, contre le fanatisme impitoyable, qui avaient donné un caractère sinistre et terrible aux dernières années de la vieillesse de ce prince ; mais cette réaction amena une licence, un cynisme dans les mœurs de la cour dépassant toute créance. Le régent, investi d’un pouvoir à peu près absolu, composa son gouvernement d’un conseil de régence présidé par lui, et sous lequel fonctionnaient les conseils de la guerre, de la marine, etc., etc. Le cardinal de Noailles, fort janséniste, fut chargé de la feuille des bénéfices, jusqu’alors en possession du jésuite Le Tellier, relégué en province. Un autre poste, d’une importance capitale, fut enlevé aux fils d’Ignace de Loyola : celui de confesseur du roi, toujours occupé par eux depuis leur assassinat de Henri IV ; l’abbé Fleury fut nommé confesseur du roitelet. Le régent, profondément et crapuleusement corrompu, joueur effréné, gourmand comme Apicius, se plongeait dans tous les excès avec une sorte de frénésie, ne reculant pas même, dit-on, devant l’inceste, et partageant le lit de ses filles, la duchesse de Berry et l’abbesse de Chelles, non moins dissolues que leur père ; paresseux et sensuel, insouciant et faible, prodigue à l’excès, vivant en Sardanapale, méprisant cruellement les hommes à commencer par soi-même, effroyablement cynique, riant autant de ses vices que de ceux des autres ; ne croyant pas en Dieu, mais croyant parfois au diable, que dans certains moments d’aberration d’esprit mêlée d’une étrange curiosité il évoquait par des incantations magiques, Philippe d’Orléans ne possédait qu’une qualité : il était humain ; les mesures oppressives ou cruelles répugnaient autant à son cœur qu’à la voluptueuse indolence de son caractère. À peine régent, il ouvrit la Bastille aux nombreuses victimes des lettres de cachet. Louis XIV laissait les finances dans un état déplorable, la dette s’élevait à deux milliards cinq cents millions ; le trésor était vide. Le revenu de l’année s’élevait à soixante-neuf millions, la dépense à cent quarante-sept millions. Le duc de Noailles, chargé des finances, prit quelques demi-mesures capables de pallier, mais non de guérir le mal, réduisit l’armée, le nombre des officiers et des charges de la maison du roi ; à l’exemple de Sully et de Colbert, il exigea la rentrée directe des taxes au trésor, supprimant l’intermédiaire des traitants. Les impôts les plus lourds furent allégés, mais en même temps l’on réduisit la rente de moitié. Cette banqueroute partielle ne suffisant pas à combler le gouffre de la dette et du déficit, l’on donna une valeur fictive aux monnaies ; cette mesure détestable jeta la perturbation dans les affaires commerciales. L’on essaya aussi de faire rendre gorge aux traitants, aux receveurs généraux ; mais ils achetèrent l’appui des femmes galantes de la cour du régent ou de ses roués, ainsi que l’on appelait les familiers de ce prince. Tel traitant, taxé à douze cent mille livres de restitution, donnait cent cinquante mille livres à la maîtresse d’un haut personnage, ou à l’un des compagnons de débauche de Philippe d’Orléans, et était délivré de toute poursuite. Les sources du revenu public tarissaient ; la banqueroute devenait imminente, lorsqu’un étranger, un Écossais, John Law, aventureux, hardi, plein d’esprit et de feu, doué surtout d’un véritable génie financier, proposa nettement au cardinal de Noailles de combler le déficit, d’éviter la banqueroute, d’établir l’équilibre entre les recettes et les dépenses de l’État, et d’ouvrir à la France une ère de prospérité, de richesse inouïes. Law possédait à fond le mécanisme des banques. Frappé des immenses avantages que présente au commerce la lettre de change, en un mot, le papier-monnaie sur l’argent, d’un transport ou d’un si difficile envoi, il pensa que l’État, moyennant l’émission d’un papier-monnaie représentant sa valeur réelle en numéraire ou en propriétés territoriales, trouverait d’immenses avantages à constituer une banque nationale. Les plans de Law séduisirent d’autant plus le régent, que la banqueroute était inévitable : il voulut tenter le premier essai du système du financier écossais et lui accorda, le 2 mai 1716, le privilège de fonder une banque d’escompte par actions, et autorisa par décret la circulation de ses billets. Cette mesure portait un coup mortel à l’usure et à la rapacité des traitants. Le succès de la banque de Law fut prodigieux. Elle escomptait le papier de commerce à un taux deux ou trois fois moindre que celui imposé par les traitants ; les actionnaires reçurent, pour six mois, un dividende de plus de six pour cent. Enhardi par ce premier succès, Law obtient bientôt du régent le monopole du commerce de la Louisiane et la propriété de cette colonie ; il convoque les capitalistes, les éblouit par le tableau des immenses bénéfices que doit réaliser la colonisation de la Louisiane. La compagnie se forme au capital de cent millions, divisés en deux cent mille actions de cinq cents livres à fournir en billets d’État. Law offrait ainsi un débouché inespéré au papier du trésor, dont les billets, jusqu’alors frappés de discrédit, se pouvaient à peine négocier. Mais croyant compléter son système, excellent jusque-là, Law eut la funeste pensée de conseiller la refonte des monnaies, afin que la valeur nominale du marc d’argent fût fictivement élevée de quarante à soixante livres. Les porteurs d’écus étaient, il est vrai, autorisés à joindre au numéraire qu’ils versaient à la fonte un cinquième en sus en billets d’État, et la totalité de la somme leur était remboursée en nouvelles espèces ; mais en vertu de la hausse factice de la valeur du marc d’argent, les détenteurs des billets d’État les donnaient gratuitement, et ceux qui ne joignaient pas de billets d’État à leurs espèces perdaient davantage encore. Cet arrêt de spoliation n’avait pas été enregistré au Parlement. Ce corps, après un demi-siècle d’oppression sous Louis XIV, sortait de son servilisme. Le 20 juin 1718, il refuse l’enregistrement de l’édit de refonte des monnaies. Le conseil de régence passe outre. Le parlement de Paris invite les parlements de province à imiter son exemple. L’esprit d’opposition se réveillait de plus en plus dans le public. Les retentissantes orgies du régent affichées par lui avec une incroyable impudeur, les scandales des bals masqués de l’Opéra où il assistait, révoltaient les honnêtes gens. L’on appelait le Palais-Royal, résidence de ce prince, la nouvelle Caprée. Les monstrueux débordements de la duchesse de Berry, fille du régent, débordements qu’il tolérait, qu’il encourageait presque, donnaient une effrayante créance aux bruits d’inceste incessamment répétés ; on ajoutait, — cela du moins était une calomnie avérée, — que Philippe d’Orléans voulait attenter à la vie du roitelet Louis XV, afin d’usurper la couronne. Le Parlement, soutenu par le cri de l’indignation publique, rend, le 12 août 1718, un arrêt qui réduit la banque de Law aux proportions de sa fondation comme banque particulière, et défend aux directeurs de cette banque de garder aucuns deniers royaux. Le 26 août, le régent, en présence de Louis XV, et parlant au nom de ce marmot couronné, reproche durement au Parlement, mandé au Palais-Royal, de s’immiscer dans les affaires de finances, et lui défend d’enregistrer désormais aucun arrêt les concernant. Le régent, ainsi délivré de la surveillance du Parlement, si insuffisante qu’elle fût, institue la banque de Law Banque royale, et donne cours forcé à ses billets, non plus remboursables en espèces, croyant ainsi trouver dans le papier-monnaie un trésor inépuisable. Moyennant ces privilèges exorbitants, la banque de Law s’engageait à prêter au trésor deux cents millions pour combler une partie de la dette. — Tout parut d’abord aller pour le mieux. L’attrait de la nouveauté donna une telle faveur au papier-monnaie, et l’argent fut à ce point déprécié, que l’on ne pouvait acquérir des actions de la banque de Law qu’avec de l’or. En octobre 1719, ces actions, émises au taux de cinq cents francs, atteignirent le chiffre fabuleux de vingt mille francs. La frénésie de la spéculation s’empara de toutes les classes de la société. La rue Quincampoix, où se tenaient les bureaux de la banque de Law, regorgeait de spéculateurs. On citait des fortunes énormes réalisées en un jour par ces agiotages. Le luxe, la prodigalité, atteignirent à des proportions inouïes, insensées ; la démoralisation publique suivit la même proportion ; le mépris des gains modestes, honnêtes, laborieusement gagnés, jeta les citoyens dans les aventures, dans les désastres d’un jeu effréné ; des ruines foudroyantes, des suicides, des meurtres, furent la sinistre contrepartie de ces fortunes immenses et éphémères dues aux hasards de l’agio. Law, esprit droit et pratique, voyait avec effroi le crédit fictif de sa banque dépasser toutes les limites du raisonnable, du croyable et, si cela se peut dire, du possible ; il avait voulu fonder le crédit public en y intéressant la nation tout entière, substituer comme signe représentatif des échanges le papier-monnaie au numéraire ; mais ces idées, parfaites en elles-mêmes, renfermant le germe d’une révolution économique et prouvant le génie financier de Law, furent complètement faussées, dénaturées par l’avidité du régent et de sa cour. Ce prince faisait fabriquer sans contrôle des masses de papier-monnaie, dont une spéculation effrénée s’emparait, en lui donnant momentanément une valeur fictive si exorbitante, si absurde, que s’il eût fallu rembourser les billets en circulation, la fortune territoriale de la France n’eût pas suffi. Law pensait avec effroi qu’une panique amenant soudain de nombreuses demandes de remboursements impossibles à effectuer, il s’ensuivrait une catastrophe incalculable… Il en devait être ainsi, plusieurs causes amenèrent cette calamité. L’Angleterre voyait avec jalousie ses capitaux émigrer pour s’engouffrer dans la caisse de la banque de la rue Quincampoix. L’abbé Dubois, ministre des affaires étrangères, était vendu au gouvernement anglais ; ses hommes d’État se servent de ce prêtre infâme pour porter le premier coup à la banque ; il fait agir ses créatures ; bientôt une panique invincible s’empare des détenteurs de billets et d’actions. Leur remboursement devient impossible ; en 1720, l’on acquiert la preuve que la banque, sous la pression des besoins insatiables du régent, de ses roués et de ses maîtresses, avait émis pour plus de quatre milliards de billets. Le 10 décembre 1720, c’était fait du système de Law. Une épouvantable détresse suivit l’apparente prospérité des deux années précédentes. Presque toutes les fortunes de France, des plus humbles aux plus considérables, étaient bouleversées ; la ruine publique égala les ruines particulières ; l’or et l’argent disparaissaient, s’enfouissaient devant la circulation d’une masse énorme de papier discrédité ; toutes les industries furent mortellement atteintes ; l’État fit complètement banqueroute, sa dette s’augmenta de six cents millions.

L’abbé Dubois, l’un des fauteurs de ce désastre public, commençait de monter à l’apogée de sa prodigieuse et abominable fortune. Fils d’un apothicaire de Brives-la-Gaillarde, et entré dans les ordres ecclésiastiques guidé par l’espoir d’obtenir quelques bénéfices, le hasard attacha cet homme néfaste à la maison d’Orléans, il devint sous-précepteur du duc de Chartres (plus tard régent). Ce Dubois représentait le cynisme, la corruption, la perversité, la bassesse dans leur plus immonde expression ; débauché jusqu’à la plus ignoble crapule, cupide, insatiable, avare, tour à tour insolent ou lâche, sardonique ou flatteur selon la rencontre, capable de toutes les infamies, de toutes les noirceurs, de toutes les trahisons par l’appât du lucre ; impie, sacrilège, blasphémateur, l’Église, dont il devint l’un des princes, n’eut jamais de plus effronté contempteur ; doué d’ailleurs d’une profonde pénétration, surtout à l’endroit des mauvais instincts des hommes, il devina les vices précoces du jeune d’Orléans, de qui l’éducation morale lui était confiée, il se fit vite et tôt son entremetteur, favorisa, cultiva savamment ses penchants au libertinage, lui procura sa première maîtresse, s’assurant pour l’avenir une détestable influence sur son élève. Celui-ci, devenu régent, trouva plaisant de combler Dubois de faveurs inouïes, en le traitant toujours avec le plus sanglant mépris et l’appréciant comme il devait l’être ; mais ce prince, sceptique et railleur, se divertissait à poursuivre de ses bouffonneries insultantes et d’accabler de ses dédains ce prêtre tour à tour évêque, archevêque et cardinal, qu’il appelait familièrement son drôle. Enfin, l’amour des plaisirs, l’incurie des choses de l’État augmentant avec l’âge chez le régent, il devenait commode à sa paresse de se décharger des affaires étrangères sur le Dubois. Cet affreux coquin ne manquait pas de certaines vues politiques, vues étroites, mais pratiques et parfaitement appropriées au caractère du régent, surtout jaloux de son repos aussi, s’abandonna-t-il facilement aux avis de son conseiller, qui, gagné par l’argent de l’Angleterre, persuada son maître qu’il devait borner sa politique à maintenir la sécurité de sa régence, et dans le cas où Louis XV mourrait sans enfants, de manœuvrer de façon à assurer la couronne à la maison d’Orléans, au détriment des Bourbons d’Espagne, petits-fils de Louis XIV, de même qu’en Angleterre la branche de Hanovre, descendante de Guillaume d’Orange, régnait à l’exclusion des Stuarts. De cette analogie entre les intérêts du régent et ceux du prince régnant en Angleterre) Dubois concluait à l’alliance de la France et de l’Angleterre ; cette alliance, dans les circonstances présentes, subalternisait la France, la faisait descendre autant, sinon plus bas encore que ne l’était l’Angleterre, lorsqu’elle était, sous Charles II, à la solde et à la merci des subsides de Louis XIV.

Les protestants, lors de l’avènement de la régence, espérèrent d’abord voir le terme de leurs persécutions. Vain espoir ! le nouveau gouvernement adoucit la rigueur de quelques édits en substituant pour certains cas la peine des galères à la mort ; mais les enfants protestants continuaient d’être enlevés à leurs parents et étaient toujours considérés comme bâtards. Le régent, plus qu’insoucieux de la religion, eût accordé trêve aux huguenots et tâché de ramener avec eux le commerce, les fécondes industries dont la France était privée depuis la révocation de l’édit de Nantes ; mais sa crasse indolence l’empêchant de prendre ou de maintenir une résolution, il laissait agir Dubois. Ce gredin, déjà pourvu d’un archevêché, visait au chapeau de cardinal, et tenait à faire montre de sa ferveur religieuse ; et, de même qu’il avait vendu la France à l’Angleterre, il vendit l’Église gallicane au pape ; voulant enfin vaincre les derniers scrupules du sacré collège à l’endroit de sa nomination au cardinalat, il fit appuyer sa sollicitation par le roi d’Angleterre, priant aussi le régent d’appuyer chaudement sa demande. Philippe d’Orléans, d’abord révolté de tant d’impudence, finit par pouffer de rire et jubila d’aise à la pensée de voir son ancien entremetteur, le complice journalier de ses orgies, son drôle revêtu de la pourpre romaine, après avoir déjà obtenu l’archevêché de Cambrai… en remplacement de qui… de Fénelon ! Comment résister au désir de mener à bonne fin cette terrible bouffonnerie jetée à la face de Dieu et des hommes ! Duboiscardinal ! ! ! À cette tentation, le régent ne résista point, il écrivit à Rome de la façon la plus pressante en faveur du chapeau rouge de son drôle… Ce ne fut pas tout. Le clergé français s’empressa de prendre part à cette farce infâme aux yeux des honnêtes gens sans foi religieuse et sacrilège aux yeux des catholiques. Il fallait, selon la coutume ecclésiastique, que deux évêques se portassent garants de l’orthodoxie et des bonnes mœurs du nouvel archevêque lors de son sacre ; Dubois n’eut que l’embarras du choix parmi l’épiscopat empressé de garantir l’orthodoxie et la pureté de cet immonde scélérat : ne jouissait-il pas d’un immense crédit ? aussi choisit-il entre autres pour répondant… Devinez qui, fils de Joël ?… Il choisit Massillon… Oui, Massillon ! Mais direz-vous, cet apôtre du Christ, ce puissant prédicateur qui, dans la chaire, tonnait si éloquemment contre les vices de l’humanité, regarda le choix de Dubois comme un sanglant outrage ? refusa, dans sa généreuse indignation, de commettre un double mensonge, un double sacrilège au pied de l’autel, en garantissant à la face des hommes et de Dieu l’orthodoxie et la moralité de Dubois ! ! ! Point. Le Massillon, réfléchissant qu’après tout le drôle de S.A.R. Mgr le régent était un personnage, officia pontificalement, le 20 juin 1720, au sacre de Dubois ; et ce gredin mitré, sacré, consacré, n’en fut que plus âpre au chapeau rouge. Il pratiqua mille roueries, mille menées souterraines, fit jouer mille ressorts, employa tous les moyens de corruption pour gagner Rome à sa cause par l’intermédiaire du jésuite Laffitteau ; enfin le 16 juillet 1721, il fut coiffé du chapeau tant désiré. Ce chapeau coûtait huit millions à la France ; de plus, le Dubois promettait aux jésuites de favoriser largement, en France, leur Compagnie, et leur assurait la place de confesseur du roi, par la nomination du Père Linière aux fonctions de directeur de la conscience de Louis XV en remplacement de l’abbé Fleury, son premier éducateur. Le Dubois, ministre d’État, archevêque et cardinal, visait encore plus haut : il rêvait l’omnipotence des cardinaux de Richelieu et de Mazarin. Le régent, de plus en plus plongé dans une inertie voisine de l’hébétement, suite de ses orgies, consent, en 1722, à la dissolution du conseil de régence, dernier obstacle opposé à la toute-puissance de Dubois, qui, devenu premier ministre, espérait régner sous Louis XV, ainsi que Richelieu sous Louis XIII. Le 16 février 1723 était l’époque de la majorité du jeune roi, puisque, par un insolent défi jeté au plus simple bon sens et à la dignité des nations, la monarchie déclare ses rois majeurs à treize ans, leur insufflant probablement la sagesse virile, par la grâce de Dieu ! d’où il suit qu’en droit le sort d’un peuple est abandonné aux mains d’un marmot ; ce royal enfant, qui fut Louis XV, promettait ce qu’il a tenu de reste. Un fait entre autres peindra la cruauté précoce de ce roitelet. Il avait élevé, à la Muette, une biche blanche qui l’aimait fort et le suivait aussi docilement qu’un chien ; un jour, par caprice, il tire un coup de fusil à l’animal et le blesse mortellement ; la pauvre bête se traîne toute sanglante auprès de ce méchant enfant et lui lèche les mains, il se recule et l’abat d’un second coup de fusil. Cette férocité froide, réfléchie, n’annonçait que trop l’égoïsme impitoyable de ce prince qui, un jour pour satisfaire à sa débauche et à ses prodigalités effrénées, devait contracter le Pacte de famine, et affamer ainsi tout un peuple.

Le Dubois, profitant de l’influence presque absolue que lui donnait l’apathie du duc d’Orléans, le persuada de la nécessité de nommer un premier ministre qui, lors de la majorité du roi, continuerait, sous ce bambin de treize ans, la politique de la régence. Notre drôle voit enfin couronner son ardente ambition : nommé premier ministre, il est reconnu tel le 13 octobre 1723, époque de l’intronisation de Louis XV, entre les mains de qui le duc d’Orléans dépose ses pouvoirs de régent. L’Église de France proclame et acclame solennellement Dubois président de l’assemblée du clergé. Cependant l’ambition de ce gredin premier ministre et cardinal n’était pas satisfaite ; que pouvait-il donc rêver de plus ? Devinez-le… fils de Joël ?… Ce misérable rêvait la papauté… Vous frémissez ? Cependant, quoi d’étonnant ? Les Borgia n’avaient-ils pas occupé le trône de saint Pierre ? Et Dubois n’était (du moins que l’on sache) ni empoisonneur, ni parricide, ni incestueux. Qui sait ? peut-être la chrétienté aurait eu pour chef spirituel le drôle de Philippe d’Orléans, si le drôle n’eût été pourri de maladies honteuses, fruits de sa crapule : il souffrait d’un abcès à la vessie ; malgré cet abcès, il a la fantaisie de passer en revue la maison militaire du roi, ainsi que faisait jadis le cardinal de Richelieu ; un bond du cheval de Dubois, fort mauvais écuyer, le désarçonne ; l’abcès duquel il souffrait crève, son sang infecté s’enflamme, la gangrène se développe rapidement, et l’Éminence est transportée mourante à Versailles. On veut, pour l’administrer, mander un simple curé ; mais Dubois s’écrie, jurant, sacrant, blasphémant comme un possédé, que l’on doit administrer un cardinal avec plus de majesté, s’indignant de ce que l’on prétend le traiter, lui Dubois, comme un gueux ! aussitôt l’on envoie quérir son confrère, le cardinal de Bissy ; mais la mort, survenant, empêcha Dubois de commettre un dernier sacrilège, et le drôle rend son âme exécrable, le 10 août 1723…

Le régent, malgré son apathie, malgré son dégoût des affaires publiques, dut succéder à Dubois dans les fonctions de premier ministre ; mais depuis longtemps l’orgie, la débauche, avaient profondément altéré, miné sa santé. Son médecin lui déclara que s’il ne refrénait pas ses excès, il périrait d’épuisement avant peu. Le régent, déjà réduit presque à l’impuissance par la satiété, blasé sur tous les plaisirs, dégoûté de la vie, résolut d’y mettre terme en se livrant au plaisir avec une sorte de sinistre frénésie ; en effet, selon la prédiction de son médecin, il mourut le 2 décembre 1725, à l’âge de quarante-neuf ans, dans les bras d’une de ses maîtresses… digne couronnement d’une pareille vie…

À la mort du duc d’Orléans, la France subissait toujours cette honteuse alliance qui accordait à l’Angleterre une prédominance excessive et d’immenses avantages commerciaux. Le gouffre de la dette et du déficit se creusait de plus en plus, la licence des mœurs de la cour dépassait toute créance. Le duc de Bourbon, prince du sang, succéda au duc d’Orléans dans les fonctions de premier ministre ; il fit preuve d’une incapacité notoire, n’étant guère que l’instrument des haines, des caprices ou de l’avidité d’une jeune femme d’une profonde perversité, la marquise de Prie. Sa grâce, sa beauté, son esprit, exerçaient un souverain pouvoir sur le duc de Bourbon ; elle devenait ainsi la dispensatrice de toutes les faveurs : les courtisans rivalisaient de bassesses pour plaire à la favorite. La dépravation de la nouvelle cour égala, si elle ne les dépassa point, les débordements de la régence. Les roués affichèrent leurs galanteries avec un redoublement de cynisme ; à leur tête brillait le jeune duc de Richelieu, de qui l’éclatante renommée fut l’une des hontes de ce siècle-ci. Les finances furent confiées à un traitant, Pâris Duverney, tout dévoué à madame de Prie, homme d’aventure et de ressources empiriques ; il imagina de renouveler, mais en sens inverse, une partie des mesures financières adoptées par Law ; en moins de deux années (de 1725 à 1727), il fit, par des arrêts successifs, diminuer de près de moitié la valeur nominale des monnaies, et tarifa les salaires, les denrées, les marchandises, les loyers en raison proportionnelle de la dépréciation dont il frappait le numéraire. Les transactions commerciales s’arrêtèrent devant ces mesures arbitraires. Les artisans s’émurent, s’ameutèrent pour réclamer le maintien du taux de leur salaire. Ils furent massacrés dans les rues par les soldats. Les marchands se refusèrent d’abaisser le prix de leurs marchandises ; ils allèrent pourrir à la Bastille. La résistance gagne les provinces, des séditions éclatent en vingt villes à la fois et sont réprimées par la force. Le sang coule, une perturbation incalculable est jetée dans les intérêts privés ; le crédit, l’industrie, sont pour longtemps paralysés, la ruine, la misère générale, engendrent alors une mendicité qui prend des proportions effroyables. Pâris Duverney essaye d’arrêter les progrès de cette calamité en réglementant (1725) la situation des mendiants et des vagabonds à l’imitation de l’Angleterre ; dans chaque province, un asile devait être destiné aux indigents, un hôpital serait ouvert aux malades, un atelier recevrait les artisans sans travail, une prison détiendrait les vagabonds volontaires. L’intention qui dictait ces mesures était bonne ; mais leur application exigeait surtout d’immenses ressources pécuniaires afin de subvenir à la construction de tant d’établissements hospitaliers dans les provinces ; la pénurie des finances ne permettait pas de réaliser ces dispendieux projets. Cependant Pâris Duverney, impatient de voir se réaliser son système, ordonna son exécution immédiate. Les pauvres, les mendiants, les artisans sans travail furent entassés dans l’étroite enceinte des hospices. « — Nourrissez-les au pain et à l’eau et couchez-les sur la paille ; ils tiendront moins de place. » — écrivait le contrôleur général Dodun, exécuteur impitoyable des volontés de Pâris Duverney. — De fréquentes révoltes éclatèrent dans les hospices ; les mendiants affamés s’échappaient de ces prisons sépulcrales où la faim, les maladies les décimaient ; alors, pour retenir par la terreur ceux qui tenteraient de s’évader désormais, on marqua d’un fer chaud les fugitifs. Malgré ces violences, les mesures de Pâris Duverney furent impuissantes à arrêter le flot du paupérisme, il alla toujours progressant, ainsi que la détresse publique.

Les persécutions contre les protestants s’étaient quelque peu ralenties après la mort du cardinal Dubois ; mais un commensal des orgies du régent, un prêtre indigne, Thessan, évêque de Nantes, ayant vu Dubois conquérir le chapeau rouge par son acharnement contre les jansénistes et son dévouement aux jésuites, espéra obtenir à son tour le chapeau en se distinguant par son zèle à poursuivre l’hérésie ; il poussa le duc de Bourbon à de nouvelles persécutions contre les protestants. Les roués, les femmes galantes de la cour applaudirent à l’arrêt de 1724. Cet arrêt résumait en un code effrayant les lois rendues contre les réformés depuis la révocation de l’édit de Nantes :

« — Peine de mort ou des galères perpétuelles contre ceux qui exerçaient le culte réformé, même dans l’intérieur des maisons. — Peine de mort contre les ministres prédicants. — Droit accordé aux curés de visiter les malades sans témoin (monstrueuse iniquité, grâce à laquelle l’affirmation du curé suffisait à constater légalement que le malade avait refusé les sacrements, de sorte que, s’il survivait, il était envoyé aux galères comme relaps). — Peine des galères contre ceux qui s’opposeraient aux conférences secrètes imposées par le curé aux malades. — Tout mariage annulé s’il n’est béni par un prêtre catholique, et les enfants issus de ce mariage déclarés bâtards. — Ordres épiscopaux donnés aux curés de refuser le sacrement de mariage aux fiancés de la religion réformée qui ne feraient pas le serment de croire à la damnation éternelle de leurs parents décédés dans l’hérésie. »

L’affreuse nécessité de ce serment révoltant la plupart des fiancés, ils renonçaient au sacrement et vivaient forcément en concubinage, ou bien ils allaient de nuit se marier au désert, ainsi qu’ils appelaient les solitudes écartées où les attendaient leurs héroïques passeurs, qui, bravant la peine de mort, consacraient l’union de leurs religionnaires. Terribles fiançailles ! souvent les soldats surprenaient les protestants au fond des solitudes où ils entendaient le prêche de leur ministre. Celui-ci était pendu, et l’on traînait les nouveaux époux aux galères. Cette recrudescence de persécutions renouvela l’émigration des réformés, toujours si funeste aux intérêts commerciaux du pays.


Le duc de Bourbon ressentait une profonde envie contre le fils du régent, le jeune duc d’Orléans ; celui-ci, en sa qualité de premier prince du sang, devait régner dans le cas où Louis XV mourrait célibataire ou sans postérité. Le duc de Bourbon, afin de priver la branche d’Orléans des éventualités qui pouvaient l’appeler au trône, résolut de rompre l’union projetée entre l’infante d’Espagne et Louis XV, afin de marier celui-ci le plus promptement possible. Madame de Prie, dans l’espoir de dominer la future reine, engagea le duc de Bourbon à choisir une princesse qui, lui devant son élévation, se trouverait engagée par la reconnaissance. Le choix du duo s’arrêta sur Marie Leczinska, fille de Stanislas Leczinski, déchu du trône de Pologne. Ce bonhomme vivait pauvrement à Weissembourg d’une modique pension du gouvernement français. Le 5 septembre 1725, Louis XV, âgé de quinze ans et demi, épousa Marie Leczinska. L’infante d’Espagne, encore enfant et depuis longtemps amenée à Versailles, où elle attendait l’âge et le moment de devenir reine de France, fut renvoyée en son pays. Philippe V, irrité de l’insulte faite à sa fille, conclut avec Charles VI, empereur d’Autriche, une alliance offensive et défensive contre la France. Celle ci dut à son tour s’allier à l’Angleterre et la Prusse ; mais la guerre n’éclata pas encore. Les finances périclitaient à ce point qu’il fallut choisir entre une nouvelle banqueroute ou l’aggravation des impôts déjà exorbitants. Pâris Duverney n’hésita pas ; il fit décréter une taxe du cinquantième du revenu pour douze ans, et rétablir en outre plusieurs droits fiscaux et féodaux tombés en désuétude : le don de joyeux avènement et celui de la ceinture de la reine levés sur les corporations des métiers. Pendant que les impôts s’aggravaient dans une proportion énorme, la disette sévissait cruellement ; de sanglantes émeutes, provoquées par la cherté des vivres, éclatent à Paris, à Caen, à Lisieux ; les campagnes se révoltent contre la perception de l’impôt du cinquantième ; des bandes d’hommes, de femmes, armés de faux, de fourches, parcourent les campagnes, menaçant de brûler ceux qui payeraient le nouvel impôt. L’abbé Fleury profite des alarmes causées à la cour par l’effervescence des esprits, il décide Louis XV, sur lequel il conservait une grande influence, à destituer le duc de Bourbon de ses fonctions de premier ministre. Celui-ci, le 20 juin 1726, est exilé à Chantilly. Madame de Prie, envoyée dans ses terres en Normandie, finit ses jours par le poison, ne pouvant survivre à la perte de l’influence souveraine qu’elle devait à sa liaison avec le duc de Bourbon. L’abbé Fleury, devenu cardinal et nommé premier ministre, s’empresse de confirmer les exorbitants privilèges du clergé en rappelant, dans l’exposé d’un arrêt du 8 octobre 1726, cette maxime du moyen âge : « — Les droits et biens des églises dédiées à Dieu et hors du commerce des hommes sont irrévocables et ne peuvent être sujets à aucune taxe. »

Le cardinal de Fleury, complètement dominé par les jésuites, persécute les jansénistes et les gallicans, contre lesquels il lance d’innombrables lettres de cachet. Le Parlement, à cette occasion, fait montre d’une velléité d’opposition, il confirme, le 7 septembre 1731, sous forme d’arrêt, toutes les libertés de l’Église gallicane. Le cardinal de Fleury fait casser l’arrêt. Le Parlement le maintient, et après une lutte d’une année, le 8 septembre 1732, les trois quarts des membres de cette compagnie sont exilés dans diverses localités ; mais, effrayé de la fermentation que cette mesure jette dans les esprits, le cardinal de Fleury la révoque bientôt ; le Parlement, triomphant, reprend ses séances et accorde un puissant appui aux jansénistes. Ceux-ci, non moins fanatiques que les jésuites, tentent de se populariser par des miracles. Une sorte de folie s’empare du peuple ignorant et crédule, il va faire des neuvaines sur la tombe du diacre Pâris. On forme des assemblées nocturnes, mystérieuses, où un libertinage éhonté se mêle aux pratiques d’une superstition stupide et féroce. Les convulsionnaires (ainsi se nomment ces étranges croyants) s’assemblaient hommes et femmes. Celles-ci, touchées, disaient-elles, de la grâce, demandaient (dans leur jargon mystique) des consolations, lesquelles consistaient spécialement en coups de bûche furieusement assénés qu’elles supportaient héroïquement ; d’autres s’étendaient nues sur le sol, tandis que des hommes les piétinaient avec frénésie ; d’autres se faisaient crucifier avec l’impassibilité des martyrs, en proie à une monomanie résultant d’une violente surexcitation cérébrale ; mais peu à peu ces insanités tombèrent sous le ridicule. Une guerre sans importance trouble la paix stérile du ministère de Fleury de 1732 à 1739. Après la mort d’Auguste, roi de Pologne, la France porte comme candidat au trône électif de Pologne le bonhomme Stanislas Leczinski, beau-père de Louis XV. Le candidat de l’Autriche et de la Russie est Auguste III. Le cardinal de Fleury, cédant aux engagements que lui impose l’alliance anglaise, ne soutient pas efficacement Stanislas, et malgré la régularité de son élection, il est renversé par les Russes. La France, l’Espagne, la Sardaigne coalisées attaquent l’Autriche en Italie, et à la suite des batailles de Parme et de Guastalla, l’Empire perd les Deux-Siciles et presque toute la Lombardie. Chauvelin, ministre des affaires étrangères, projette dès lors l’indépendance de l’Italie ; mais le cardinal de Fleury, par jalousie, provoque la chute de Chauvelin, et ses projets sont ruinés. La paix est signée à Vienne ; l’on rend le Milanais à l’Autriche. Parme lui est cédé en échange des Deux-Siciles, acquises au second fils de Philippe V, roi d’Espagne. La Lorraine est accordée à Stanislas Leczinski, à la condition qu’après sa mort cette province resterait acquise à la couronne de France.

Le véritable caractère de Louis XV commença de se dessiner nettement vers l’année 1739 ; il n’avait jusqu’alors, et durant les premiers temps de son mariage, donné lieu à aucun scandale public, quoiqu’il eût été corrompu dès l’enfance par les habitudes infâmes des mignons d’Henri III ; l’espèce de réserve qu’il s’imposait à l’égard des femmes de sa cour provenait non de la continence, mais d’une insurmontable timidité ; cette timidité désolait, irritait les courtisans, toujours si jaloux de favoriser, de servir les vices du maître afin de tirer honneur et profit de leur ignoble assistance ; le duc de Richelieu, exaspéré de l’apparente continence de Louis XV, entreprit de le lancer de gré ou de force dans la débauche. Le roi aimait passionnément la chasse et la table. Un soir, Richelieu, à souper, l’enivre et met dans le lit de ce prince une des plus jolies femmes de Versailles, la comtesse de Mailly, comptant sur elle pour dépraver Louis XV. Il n’en fut rien d’abord. N’ayant ni ambition ni cupidité, madame de Mailly ne vit dans ce royal amour qu’une affection douce à son cœur ; mais le premier frein rompu, le roi, jusqu’alors retenu par sa timidité ainsi que par la peur du diable, ne garda bientôt plus aucune mesure ; l’énormité de ses débauches dépassa, s’il est possible, le débordement des mœurs de son aïeul Louis XIV. Madame de Mailly était l’aînée des cinq filles de l’ancienne maison de Nesles. Louis XV séduisit la sœur de sa maîtresse, et la rendit mère, après quoi elle fut mariée au marquis de Vintimille ; une troisième sœur de Nesles, la duchesse de Lauraguais, devint aussi favorite de Louis XV. Ce sire trouvait du piquant à cette manière d’inceste, et donnait ainsi un effrayant exemple du mépris de toute pudeur, de toute réserve. L’exemple fut suivi, la cour de Versailles rappela les temps les plus scandaleux de la régence.

Pendant que le clergé, la cour, la royauté s’avilissaient à l’envi, deux hommes d’action et de génie, Dupleix et Labourdonnais, le premier, au cœur de l’Inde, à Chandernagor ; le second, à l’Île de France, où tous deux étaient agents de la Compagnie des Indes, autrefois fondée par Law, imprimaient au commerce maritime une impulsion inouïe. Le port de Lorient, nouvelle ville entièrement fondée par la Compagnie des Indes, devenait l’un des ports de commerce les plus florissants de l’Europe. Les navires français faisant presque seuls le trafic des Indes en France, et de la France avec les Indes, semblaient se multiplier chaque année ; en un mot, la France qui, lors du système de Law, ne possédait que trois cents navires de commerce, en possédait plus de dix-huit cents en 1739. Mais tandis que l’intelligence, l’initiative particulières, opéraient ces prodiges, l’incurie du gouvernement royal était telle que la marine militaire complètement ruinée eût, en temps de guerre, été impuissante à protéger cet immense développement de la navigation commerciale ; enfin, contraste saisissant, tandis que les villes, les ports de commerce témoignaient d’une incroyable prospérité, grâce à l’activité individuelle, une misère atroce décimait les campagnes. Les années 1739 et 1740 furent désastreuses pour les populations agricoles.

« — Les hommes mouraient dru comme mouches ; ou broutaient l’herbe des champs, — dit d’Argenson, dans ses Mémoires, — et durant ces deux dernières années la misère a fait plus de victimes que la guerre n’en a fait pendant le règne de Louis XIV. À la fin de 1740, la richesse publique avait diminué de plus d’un sixième. » — Un jour de septembre 1739, Louis XV, traversant le faubourg Saint-Victor pour se rendre à Choisy, théâtre habituel de ses orgies, fut accueilli par ces cris du peuple affamé : — Du pain !… Du pain ! … — La guerre vient se joindre, en 1740, à ces calamités. Elle éclate d’abord entre la Turquie et la Russie, alliée de l’Autriche. Puis la France, après avoir offert sa médiation aux parties belligérantes, se ligue avec l’Espagne, la Bavière et la Saxe contre Marie-Thérèse, héritière de la maison d’Autriche. Les Prussiens envahissent la Silésie, la haute Autriche, la Bohème. L’électeur de Bavière est élu empereur ; la déchéance de Marie-Thérèse est proclamée ; mais cette femme virile soulève les Hongrois, les Slaves du Danube et reprend possession d’une partie de ses États.

Le 29 janvier 1743, le cardinal de Fleury meurt, laissant la France compromise et engagée dans une guerre funeste aux véritables intérêts de sa politique. Louis XV supprime les fonctions de premier ministre, et déclare que désormais il gouvernera lui-même, selon la tradition de son aïeul Louis XIV, et présidera son conseil, composé du cardinal de Tenain (effronté coquin de la trempe du cardinal Dubois), du maréchal de Noailles, que son grand âge rendait presque imbécile, et du duc de Richelieu, « corrupteur ordinaire et entremetteur extraordinaire du roi, » ainsi que disaient les libelles ; Orri, contrôleur général vendu aux traitants, est chargé des finances ; Maurepas, de la marine ; d’Argenson, de la guerre ; d’Aguesseau, de la justice. La guerre continue contre les coalisés victorieux ; bientôt ils menacent l’Alsace et la Lorraine. La France s’indigne des fautes, des désastres de cette campagne, l’opinion publique force le roi de tenter de prendre sur l’ennemi une revanche éclatante. Ce prince fut momentanément arraché par l’influence d’une nouvelle concubine à la honteuse insouciance où le laissaient les désastres de la France. Il avait continué ses relations adultères avec les deux sœurs de Nesles, mesdames de Mailly et de Vintimille. Celle-ci mourut en couches. Louis XV, aussi superstitieux que débauché, frappé de la mort de cette jeune femme, résolut de s’amender ; il s’amenda en ceci, qu’il conserva madame de Mailly comme unique favorite. Cette conversion dura peu ; une quatrième fille de la maison de Nesles, madame de La Tournelle, devint, ainsi que ses aînées, maîtresse du roi, mais elle exigea de lui qu’il rompît tout commerce avec madame de Mailly, sa sœur, et se fit déclarer maîtresse en titre, sous le nom de duchesse de Châteauroux. Ambitieuse et hardie, elle prit sur Louis XV tout l’ascendant que l’on pouvait prendre sur cet égoïste méchant, corrompu ; elle le fit passagèrement rougir de sa lâche inertie en présence des dangers qui menaçaient la France et le décida de prendre le commandement de son armée. On regarda la Châteauroux comme l’Agnès Sorel de ce nouveau Charles VI, qui partit pour Metz, en 1744, afin de se mettre à la tête des troupes ; mais il tomba gravement malade à la suite d’une indigestion, ce prince comptant parmi ses vices nombreux une ignoble goinfrerie. Le duc de Richelieu et madame de Châteauroux essayèrent en vain de lutter contre l’influence de l’évêque de Soissons, confesseur du roi, lequel confesseur s’opiniâtrait à refuser les sacrements à son pénitent s’il ne renvoyait madame de Châteauroux. La peur du diable triomphant de l’amour chez le royal moribond, la maîtresse en titre et sa compagne d’adultère, la duchesse de Lauraguais, sa sœur, durent quitter Metz accompagnées des imprécations populaires. La conversion de Louis XV dura ce qu’elle pouvait durer… le temps de revenir à la santé ; à peine l’eut-il recouvrée qu’il rappela de l’exil madame de Châteauroux, mais elle mourut bientôt ; les velléités guerrières de Louis XV s’éteignirent cette fois avec sa maîtresse : il revint à Versailles après un acte d’apparition devant son armée. Le duc de Richelieu, en sa qualité si bien justifiée « d’entremetteur du roi, » lui donna une nouvelle maîtresse, espérant faire d’elle sa créature et user à son profit de cette influence d’alcôve. Il avait découvert dans une maison suspecte de Paris une certaine Jeanne Poisson, fille putative d’un boucher banqueroutier, et bâtarde d’un fermier général, Lenormand d’Étiolles. La mère de cette jeune fille, belle et douée de séductions remarquables, l’élevant dans l’unique intention de la prostituer au roi, l’avait dressée à la volupté comme une courtisane antique, et cherchait tous les moyens d’attirer sur sa progéniture les regards de Louis XV. Elle y réussit par l’intermédiaire du duc de Richelieu. Celui-ci l’ayant fait remarquer à son maître lors d’un bal de l’Hôtel de Ville, elle fut bientôt maîtresse en titre, et prit le nom de marquise de Pompadour. Elle dépassa ses devancières en insolence, en faste, en ruineuses prodigalités. Louis XV, ayant une fois manifesté la volonté de se mettre à la tête de ses armées, dut s’y résoudre pour satisfaire à l’opinion publique, et, hasard étrange ! le roi, non moins couard que Charles VI, fut témoin (sans le moindre danger d’ailleurs pour sa peau) de la bataille de Fontenoy, gagnée par le maréchal de Saxe, le 20 mai 1745. Les suites de cette victoire furent funestes aux Anglais et aux coalisés ; ils perdirent les avantages remportés dans les batailles précédentes. Mais pendant qu’au nord l’ennemi se voyait repoussé des frontières de France, la Provence était envahie, la moitié du Midi subissait les ravages des Croates et des Pandours autrichiens. Enfin, une paix honteuse fut signée, en avril 1748, entre la France, l’Angleterre et la Hollande. Cette longue et ruineuse guerre ne fut profitable qu’aux ennemis de la France ; celle-ci, après avoir de nouveau conquis la Belgique et une partie de la Hollande, dut abandonner ces possessions, n’obtint pas même, par le traité de paix, le droit de rouvrir le port de Dunkerque et de rétablir ses fortifications. La ruine complète des finances ne permit pas à l’État de remplir ses obligations, il s’en affranchit par une nouvelle banqueroute : malgré les remontrances du Parlement et son refus d’enregistrer les nouveaux édits bursaux relatifs à une aggravation d’impôts (1763), le roi passe outre. L’indignation publique se manifeste alors par les symptômes les plus divers. Ainsi, l’on avait élevé sur la place dite « Louis XV » une statue équestre de ce monarque ; aux quatre angles du piédestal se voyaient les statues de la Justice, de la Paix, de la Prudence et de la Force. Un matin, on trouva ces épigrammes affichées sur le piédestal de la statue :


Ô la belle statue ! ô le beau piédestal !
Les vertus sont à pied et le vice à cheval,



Il est ici comme à Versailles,
Sans foi, sans cœur et sans entrailles.



Le Parlement, encouragé à la résistance par le soulèvement de toutes les consciences honnêtes, renouvelle plus énergiquement encore ses remontrances le 24 juin et le 10 août, flétrissant en ces termes le gouvernement de Louis XV, qu’il accusait : — « D’infraction formelle des engagements les plus authentiquement contractés ; du déni des paroles les plus solennellement jurées par le
 roi, et de renverser violemment tout ordre légal moyennant l’expédient des lits de justice. » — Le Parlement déclarait enfin que « la vérification des lois par ses membres est une de ces lois qui ne peuvent être violées sans violer en même temps la loi au nom de laquelle les rois existent, sinon l’on compromet à la fois l’autorité du roi et la constitution la plus essentielle, la plus sacrée de la monarchie. »

La cour des aides, présidée par un grand homme de bien, Malesherbes, joignait en ces termes ses remontrances à celles du Parlement :

« — La cour des aides se refuse à croire que si l’on eût mis sous les yeux du roi ses promesses solennelles, il n’eût jamais pu prendre sur lui de se contredire si ouvertement, et si l’on taxe d’exagération la peinture de la misère affreuse des campagnes, les cours supplieront alors le roi d’écouter ses peuples eux-mêmes par la voix de leurs députés dans une convocation des états généraux. »

Ce premier appel à la convocation des États généraux, qui devaient quinze années plus tard précipiter la chute de la monarchie et amener l’avènement de la république, fut l’un des symptômes précurseurs de l’immortelle révolution de 1789 ; mais cet appel n’eut alors d’autre conséquence immédiate que celle d’affermir le parlement de Paris et ceux des provinces dans leur énergique résistance aux abus du pouvoir royal. Le duc de Choiseul, chef du conseil du roi, dut obtempérer en apparence à ces remontrances, il promet l’allégement de quelques impôts et demande à la cour des aides de formuler ses demandes en projet de réforme. Sur ces entrefaites, le parlement de Toulouse décrète de prise de corps le duc de Fitz-James, gouverneur du Languedoc et pair de France. Choiseul saisit cette occasion de mettre en opposition, afin de les ruiner les uns par les autres, le parlement de Paris et ceux des provinces. En effet, les chambres de Paris out la faiblesse de céder aux suggestions de Choiseul et cassent l’arrêt du parlement de Toulouse ; blâmant néanmoins très-énergiquement les abus de pouvoir dont le duc de Fitz-James s’est rendu coupable. Les parlements de province confirment nonobstant l’arrêt de celui de Toulouse. En 1764, Louis XV, effrayé du mouvement de l’opinion publique, est obligé de déclarer formellement qu’il ne prétend réformer qu’en observant les lois, et ordonne la cassation des arrêts, cause des résistances parlementaires. Cette concession semblait en promettre d’autres. L’esprit philosophique agitait depuis longtemps la société jusque dans ses dernières profondeurs. Voltaire, Montesquieu, Raynal, Rousseau, D’Alembert, Condorcet, tant d’autres écrivains, et la puissante phalange des encyclopédistes, minaient, sapaient ou attaquaient ouvertement avec un admirable concert de logique, d’éloquence et de bon sens l’Église et la royauté, jetant ainsi dans toutes les âmes ces germes puissants que la révolution devait bientôt féconder. La cour croit en vain étouffer ces germes de l’avenir en frappant d’interdit les écrits philosophiques ; mais, malgré ces défenses, ils pullulent en France, imprimés en Suisse, en Hollande, en Angleterre, et les esprits mis en mouvement ne s’arrêtent plus dans leur marche.

Madame de Pompadour meurt en 1764 à l’âge de quarante-deux ans. Un an après, le Dauphin, fils de Louis XV, s’éteint à trente-six ans, laissant trois fils qui furent Louis XVI, le comte de Provence, et le comte d’Artois. Mêlant toujours une superstition imbécile aux fanges de ses débauches, Louis XV, frappé de la mort de sa maîtresse et de son fils, et d’ailleurs réduit presque à l’impuissance par ses excès, ordonne la fermeture du Parc-aux-Cerfs, abominable sérail où des jeunes filles de tout âge, de toute condition, étaient, soit de gré, soit de force, enfermées pour servir de proie à l’impitoyable luxure de ce prince ; mais, ainsi qu’il en advenait toujours de ses conversions, Louis XV, après la mort de la reine (1769), s’abandonne à une nouvelle maîtresse, la plus éhontée de toutes. De cette créature voici l’histoire immonde. Le valet de chambre Lebel, principal pourvoyeur du Parc-aux-Cerfs, avait déterré cette fille dans un tripot ; elle avait nom Jeanne Vaubernier, et servait de sirène à un escroc, souteneur du brelan et nommé Du Barry. Cette prostituée de bas lieu eut le pouvoir de réveiller les sens engourdis du monarque blasé ; elle se l’attacha tellement par son effronterie obscène, par ses habitudes de lupanar, par le cynisme de son libertinage, par l’audace ordurière de ses propos, que Louis XV ressentit pour cette ignoble courtisane l’une de ces passions frénétiques qui prennent un effrayant empire sur les vieillards ; elle l’appelait familièrement La France. Ce bon prince s’amusait un jour à confectionner au coin du foyer de sa chambre du café à la crème. — Hé, La France ! prends garde : ton café f… le camp ! — lui cria, de son lit, sa nouvelle maîtresse. Ces grossièretés ravissaient ce prince immonde, et bientôt Jeanne Vaubernier, mariée pour la forme au comte Du Barry, frère aîné de son ancien amant, fut présentée à la cour sous le nom de la comtesse Du Barry. Les filles de Louis XV, et plus tard la jeune femme de son petit-fils (Louis XVI), durent se résigner à vivre dans l’intimité de cette prostituée. Malgré la dépravation des mœurs de Versailles, plusieurs courtisans ne purent cacher leur dégoût et se révoltèrent contre la dégradante sujétion que leur imposait leur maître. La majorité des gens de cour se rangea cependant du côté de la favorite, en opposition au parti du duc de Choiseul ; celui-ci, malgré l’inflexibilité de son caractère, fut brisé dans cette lutte et remplacé par le duc d’Aiguillon, dévoué à la Du Barry jusqu’à la bassesse la plus abjecte. Une nouvelle banqueroute menaçait le pays. Le chancelier Maupeou, dans l’espoir de rétablir les finances obérées par les folles prodigalités de Louis XV envers ses maîtresses, eut recours à un empirique nommé l’abbé Terray, perdu de mœurs, avide, ambitieux, inexorable, homme d’expédients et de coup de main, osant tout et parfaitement insoucieux du juste et de l’injuste. Il fut nommé contrôleur général des finances à la fin de 1769. Tel était l’état dans lequel il trouva le trésor public : — À la fin de 1769, la dépense excédait de soixante-trois millions le revenu net ; la dette exigible se montait à cent dix millions ; les anticipations sur les revenus futurs dépassaient cent soixante et un millions ; enfin l’année 1770 était absorbée d’avance, ainsi que les deux premiers mois de l’année 1771. — Les banquiers et les traitants refusaient de nouvelles avances pour l’année 1770. L’énergique opposition des Parlements ne permettait pas de recourir à de nouveaux emprunts sans risquer d’exaspérer l’opinion publique. Il fallait donc réduire considérablement les dépenses ou ajouter une ruine à tant de ruines en déclarant encore la banqueroute. L’abbé Terray prit un moyen terme, opéra quelques économies sur le service de la maison du roi, et fit partiellement banqueroute, ainsi qu’il suit : Le 7 janvier 1770, il suspend l’amortissement pour huit ans et applique ses fonds au rétablissement des anticipations. Il convertit les tontines en rentes viagères (spoliation évaluée à plus de cent trente millions), réduit l’intérêt au taux de deux et demi pour cent et ouvre un emprunt de cent soixante millions sur l’Hôtel de Ville. Enfin, deux emprunts forcés, l’un de vingt-cinq millions sur les fermiers généraux, l’autre de vingt-huit millions sur les secrétaires du roi et autres officiers royaux, offrent une ressource momentanée à l’abbé Terray ; il complète ces mesures en remplaçant les dépôts en espèces, dits fiduciaires, par des effets du trésor, papier-monnaie absolument discrédité. À l’aide de ces moyens arbitraires, spoliateurs, oppressifs, l’abbé rétablit en apparence et momentanément l’équilibre des recettes et dépenses en 1770. La cour applaudit, mais l’opinion publique s’indigne et se révolte. D’incalculables intérêts étaient froissés, brisés par les opérations de l’abbé Terray ; une désastreuse perturbation dans les affaires commerciales, des faillites sans nombre, des suicides ne prouvèrent que trop l’impuissance et l’iniquité du système de ce prêtre. En vain le Parlement formule remontrances sur remontrances, le chancelier Maupeou n’en tient nul compte, et son âme damnée, l’abbé Terray, continue de recourir à ses funestes expédients grâce à l’appui de la Du Barry et de ses partisans, dont il satisfaisait amplement la cupidité ! Bientôt un monstrueux attentat, concerté entre Louis XV, le chancelier Maupeou, et l’abbé Terray, fit déborder l’indignation générale. La récolte des blés avait été mauvaise en 1768. Le peuple, presque affamé, s’émeut, s’insurge en Normandie au cri de : Mort aux accapareurs ! Quels étaient ces accapareurs ? On le sut bientôt… et voici comme : le 5 mai (1768), le parlement de Rouen supplie le roi de suspendre la libre exportation des grains, parce que, depuis quelque temps, de mystérieux agents achetaient d’énormes quantités de blé, non pas au marché selon la prescription des édits, mais dans les greniers des particuliers. Le Parlement commence des poursuites contre ces monopoleurs. Elles sont mises à néant par ordre du roi. Le Parlement expose alors ses griefs en ces termes significatifs :

« — Des achats énormes ont été faits en même temps pour un même compte sur divers marchés de l’Europe. Les entreprises des particuliers ne sauraient être si immenses. Il n’y a qu’une société, dont les membres sont puissants en crédit, qui soit capable d’un tel effort ; on a reconnu dans les transactions l’impression du pouvoir, les pas de l’autorité. Le négociant spéculateur ne s’y est point trompé. Les achats en grenier ont été faits à l’ombre de l’autorité par des agents qui bravaient toutes les défenses ; nous en avons les preuves en main… La défense de poursuivre les monopoleurs prouve leur existence. Cette défense émanée du trône change nos doutes en certitudes. »

Bertin, ministre de la maison du roi et agent confidentiel des intérêts privés de son maître, répond arrogamment aux accusations transparentes et terribles du parlement de Rouen :

« — Vos réflexions ne sont que des conjectures, et des conjectures peu conformes au respect dû au roi ; vous les avez accueillies sans preuves et sans approfondir les faits. »

Le Parlement, n’osant mettre directement le roi en cause, maintient cependant, grâce à une réticence, ses affirmations, et réplique : « — Lorsque nous avons dit que le monopole du blé existait et qu’il était protégé, à Dieu ne plaise, sire, que nous eussions en vue Votre Majesté ! mais peut-être quelques-uns de ceux à qui vous distribuez votre autorité. »

Le Parlement avait pénétré l’abominable trame ourdie entre Louis XV et ses complices. Le Pacte de Famine était contracté… De quelle manière ? La voici. Une société, sous le nom de Malisset et compagnie, s’étant constituée en 1765, dans le but de monopoliser les grains, Bertin, ministre de la maison du roi, avait été l’un des principaux bailleurs de fonds ; un ancien secrétaire de l’ordre du clergé, Le Prevost de Beaumont, eut par hasard connaissance de l’acte constitutif de la compagnie Malisset ; il se proposait de dévoiler cette machination au parlement de Rouen, ne cachant nullement d’ailleurs sa résolution, lorsque soudain il disparaît… et avec lui la copie de l’acte secret de la société Malisset dont il était porteur… Or, près de quinze années après, lors de la prise de la Bastille, on retrouva Le Prevost de Beaumont au fond de l’un des cachots de cette prison d’État. Ce fait seul prouverait surabondamment la complicité du roi dans Le Pacte de Famine. Ses effroyables conséquences ne tardèrent pas de se manifester. La disette décima le peuple, de 1765 à 1767 ; le prix des grains atteignit à un taux inouï ; les procédés des monopoleurs royaux étaient d’ailleurs fort simples. Ainsi, la récolte étant, par exemple, abondante dans le Languedoc, l’abbé Terray défendait l’exportation des blés de cette province, et la faisait acheter à vil prix par ses agents, tandis que, si la récolte avait été mauvaise en Bretagne, il ouvrait ses ports à l’importation des grains de la compagnie, entreposés par ses ordres à l’île de Jersey, les revendant alors avec des bénéfices énormes. Les familiers de Louis XV voyaient souvent sur sa table un carnet où il inscrivait les variations de la valeur des céréales selon les différents marchés du royaume. Le cynisme de ce trafic homicide fut poussé à ce point, qu’en 1774, l’Almanach Royal plaça au nombre des officiers des finances, un sieur Mirlavaud, trésorier des grains au compte de Sa Majesté. Les noms des intéressés au Pacte de famine transpirèrent. Le peuple affamé enveloppa dès lors dans une exécration commune Louis XV et sa cour, conservant une horreur profonde des traitants, des prêtres, de la noblesse et de la royauté. Il se vengea de ces ennemis séculaires par les formidables représailles de quatre vingt-douze et de quatre vingt-treize.

Que dire de plus, fils de Joël, de ce règne ignoble personnifié dans l’ignoble Louis XV ? Temps désastreux qui accumulèrent dans les âmes tant de ferments de haine, de révolte, et dont l’explosion causa notre immortelle révolution. Le clergé rivalisait avec les courtisans par ses adulations infâmes envers la Du Barry. Ne vit-on pas un jour à Versailles, ce royal lupanar, le nonce du pape et le grand aumônier cardinal de la Roche-Aymon, présenter à la Du Barry ses pantoufles au sortir de son lit ? Cette ancienne coureuse de brelan rêvait de se faire épouser par Louis XV, en obtenant l’annulation de son premier mariage avec le comte Du Barry. Ayant eu pour amant le frère du comte, cette union rendait (voyez la timorée !) leur union quasi-incestueuse… Le nonce du pape trouva le moyen de divorce ingénieux, et promit à cet effet son appui auprès du Saint-Père. La mort de Louis XV ruina les projets de la Du Barry ; à la fois concubine et entremetteuse de ce monarque, elle ne reculait devant aucune énormité pour réveiller les sens refroidis de son royal amant. Un jour elle mit dans le lit de ce monstre de dépravation la fille d’un meunier de Trianon, une malheureuse enfant de douze ans à peine… Cette enfant, violemment livrée à la lubricité de Louis XV, était déjà atteinte de la petite vérole dont elle mourut bientôt après l’avoir communiquée au roi. Son sang était depuis longtemps vicié par le mal honteux dont mourut François Ier. Cette infection donna un caractère plus dangereux encore à la petite vérole qui se déclara chez Louis XV. Il fut promptement à l’agonie, reçut les sacrements, et ce luxurieux sycophante, de nouveau possédé de la peur du diable, voulut bien déclarer que — « quoiqu’il ne dût compte de ses actes qu’à Dieu seul, il se repentait d’avoir causé du scandale à ses sujets. » — Après quoi, il trépassa le 10 mai 1774, à l’âge de soixante-quatre ans, après cinquante-neuf ans de règne. Sa mort causa un allégement général. Son cercueil, conduit à Saint-Denis, fut couvert d’imprécations, de huées, ainsi que l’avait été le cercueil de son aïeul le grand roi.


Louis XVI monte sur le trône le 11 mai 1774. Cet homme offre un exemple terrible des fautes, des malheurs, des crimes résultant de la faiblesse, de l’indécision, de la fourberie et de la lâcheté du caractère, jointe à l’éducation monarchique et à cette conviction inébranlable : « Qu’un roi étant d’une essence supérieure à celle du commun de l’humanité, en lui réside toute autorité, et que lui seul enfin a le droit, le pouvoir, d’améliorer le sort de ses peuples, mais ceci à son temps, à sa convenance, à sa mode, et dans de certaines mesures et limites qu’il appartient à sa souveraineté de fixer inexorablement, sans jamais souffrir qu’elles soient outrepassées. » En effet, quoique ce prince fût doué de quelques qualités, elles furent pour la plupart forcément viciées par la nature même de sa condition royale ; mais l’honnêteté de ses mœurs privées, ses vertus domestiques demeurèrent intactes. Néanmoins, en raison même de sa personnalité royale, quoiqu’il fût humain et que souvent il eût de généreuses aspirations vers le bien, il fit fatalement le mal : il commit des attentats irrémissibles, il fit couler le sang des citoyens sous le sabre de ses soldats, il tenta de dissoudre par la force la représentation nationale, il fut traître à la foi jurée, il commit enfin le plus grand des crimes… il pactisa secrètement avec les rois étrangers, appelant à son aide leurs armées pour imposer à son peuple le maintien séculaire de privilèges odieux, 
 intolérables, contre lesquels la nation se soulevait tout entière par la voix de ses représentants… Ce fut là le plus grand des crimes de Louis XVI ; il dut en subir le châtiment légitime !

Louis XVI était d’autant plus coupable de se borner toujours à des velléités de réformes bientôt abandonnées, que, dès son avènement au trône, et plus tard dans le cours de son règne, il eut le bonheur de rencontrer des hommes aussi éclairés qu’intègres et désireux du bien public ; ainsi, ayant choisi pour premier ministre (choix d’ailleurs détestable) le comte de Maurepas, ce vieux courtisan, incapable, dans sa frivolité sénile, de diriger les affaires de l’État, s’adjoignit Malesherbes, homme d’une probité antique, esprit droit, cœur chaleureux, âme compatissante et élevée. Il voulait raffermir la royauté en l’engageant dans la voie des réformes réclamées par l’opinion publique. Il voulait donner à tous les accusés le droit d’être défendu ; aux protestants, la liberté de conscience ; aux écrivains, la liberté de la presse ; à tous les Français, la sécurité pour leurs biens et pour leurs personnes. Il proposa le rétablissement de l’édit de Nantes, l’abolition de la censure, des lettres de cachet et de la torture. Il appela près de lui Turgot, son ami, qui le valait par le cœur, et le primait peut-être par la hauteur de ses conceptions ; chargé du rétablissement des finances, il désira toutes les réformes qui, seules, pouvaient sauver la monarchie dont les peuples se désaffectionnaient chaque jour davantage ; profondément préoccupé du sort des classes déshéritées, il demandait à Louis XVI la suppression de la vassalité, l’unité provinciale, la contribution de la noblesse et du clergé au payement de l’impôt. (Ce que réclamait dès le quatorzième siècle Marcel, prévôt des marchands.) Ces réformes inévitables, que les États généraux imposèrent plus tard à la royauté, Malesherbes et Turgot voulaient en donner à Louis XVI l’honorable et féconde initiative ; pressentant avec la pénétration de véritables hommes d’État que ces réformes devaient s’opérer par la force des choses avec ou sans le concours de la monarchie, qui serait brisée dans la lutte si elle poussait l’insanité jusqu’à vouloir s’opposer à la marche irrésistible des esprits. Louis XVI lui même, quand les fumées de l’orgueil royal n’obscurcissaient pas son bon sens naturel, sentait la nécessité des mesures radicales proposées par Malesherbes et par Turgot. Oui ! ce prince omnipotent n’avait qu’à vouloir le bien pour qu’il s’accomplît, pour mériter l’amour, la reconnaissance du pays, pour retarder la chute de la royauté par des concessions indispensables, mais point ! Un roi est toujours roi ; il est habitué par tradition de race à considérer le clergé, la noblesse comme le lustre, comme le soutien de son trône ; aussi, cédant aux clameurs furieuses des prêtres et des courtisans alarmés, courroucés des projets qui portaient atteinte à leurs privilèges, Louis XVI fut assez faible, assez lâche, assez coupable, et surtout assez borné pour sacrifier aux ressentiments de la cour Malesherbes et Turgot, disant piteusement en signant le retrait de leurs fonctions : — « C’est dommage, Turgot et moi, nous sommes les seuls qui voulions vraiment le bonheur du peuple. » — Ces mots inqualifiables dans la bouche d’un roi maître de choisir ses ministres, cet acte impardonnable, en cela que ce prince avait pleinement conscience de la faute immense qu’il commettait, suffisent à peindre l’homme, et donnent la clef de ces perpétuelles contradictions, de ces détestables faiblesses qui, de faute en faute, de fourberie en fourberie, de crime en crime, l’ont conduit fatalement aux grands attentats qu’il a dû expier par sa mort…

Turgot a pour successeur, en 1776, Clugny, ancien intendant de Saint-Domingue ; mais il est bientôt remplacé par Necker, banquier genevois, profondément versé dans la science financière, esprit droit, intègre, pratique, ennemi des abus (dans une certaine mesure), mais très-au-dessous de Turgot quant à l’étendue et à l’élévation de ses vues. Ses intentions étaient d’ailleurs excellentes. Il désirait équilibrer les recettes et les dépenses de l’État, soumettre absolument le décret des impôts à la sanction des assemblées provinciales, initier le pays à l’emploi des deniers publics, et en empêcher la malversation ou le mauvais emploi par de loyales redditions de comptes. Cette fois encore, Louis XVI pouvait, s’il l’eût voulu, opérer, grâce à Necker, d’inévitables réformes, quoique sur une échelle moindre que celle des projets de Turgot ; mais la détestable faiblesse de ce prince paralysa de nouveau ses vagues velléités de bon gouvernement, il sacrifia Necker à l’animosité de la cour ; ce ministre se retira en 1781, après avoir publié ses fameux Comptes rendus des finances, qui, pour la première fois, dévoilèrent à la France l’abîme financier creusé par des siècles de monarchie. Maurepas mourut peu de temps après la retraite de Necker. Les fonctions de premier ministre furent supprimées. La reine Marie-Antoinette prit, dès cette époque, le plus funeste ascendant sur Louis XVI, et fut l’une des causes les plus actives, les plus persistantes de sa perte. Cette princesse, belle, attrayante, mais altière, impérieuse, inexorable, lorsqu’il s’agissait des prérogatives royales, se montrait cependant d’une familiarité voisine de la licence des mœurs, lorsqu’il s’agissait de ses plaisirs. Elle exigea du roi qu’il prît pour ministre des finances Calonne, esprit brillant, spécieux et corrompu. Il avait acquis une extrême influence sur la reine et sur son entourage par l’impudence de ses paradoxes. Ainsi, selon cet étrange financier, l’ordre, l’économie dans les dépenses, étaient choses puériles et stériles : la prodigalité seule devenait féconde ; il dota de riches pensions les courtisans familiers de la reine, éblouit celle-ci par les fêtes splendides qu’il lui donna, ne refusa jamais les demandes de fonds qu’elle lui adressait. Il eut ainsi bientôt épuisé les quelques ressources dues à la sage administration de Necker et porté un coup mortel au crédit à peine renaissant. Le trésor vide, il fallait décréter de nouveaux impôts ; mais sur qui les prélever ? Le tiers état, à bout de sacrifices, faisait entendre par les mille voix de l’opinion publique de menaçantes paroles, et refusait de subir de nouveaux impôts jusqu’à la convocation des États généraux ; seuls, il pouvaient, disait-on, mettre terme à des abus intolérables. La noblesse et le clergé, retranchés dans leurs privilèges, se montraient intraitables à l’endroit de leur contribution aux charges de l’État. Calonne, autant pour frapper les esprits par une nouveauté que pour concéder en apparence au vœu de l’opinion publique, convoqua, le 22 février 1787, une assemblée de notables à Versailles. Personne ne prit au sérieux cette insignifiante parodie des États généraux. Les notables choisis, triés par le ministre, afin de s’épargner les remontrances des parlements et d’esquiver la convocation des États généraux, réclamée par le pays ; ces notables formaient une assemblée subordonnée au bon plaisir royal, et docile jusqu’à la servilité. Cependant, telle fut la force des choses et de l’évidence, qu’ils ne dissimulèrent point leurs craintes, leur mécontentement, en apprenant de Calonne que, en peu d’années, les emprunts s’étaient élevés à un milliard six cent cinquante millions, et que le déficit annuel montait à cent cinquante millions. Cette découverte causa la chute de Calonne, et Brienne, archevêque de Besançon et l’antagoniste de Calonne dans l’assemblée des notables, lui succéda. Les notables, après s’être laissé arracher par les insistances du chancelier le vote d’un nouvel impôt sur le timbre, se séparèrent le 27 mai 1787 ; ses membres, de retour dans leurs provinces, dénoncèrent à la France les dilapidations du trésor public, l’insatiable avidité des courtisans et l’imminence d’une nouvelle banqueroute. Le gouvernement de Louis XVI comptait sur le produit de l’impôt du timbre pour faire face à des nécessités urgentes ; mais le Parlement, de plus en plus hostile au ministre de Brienne, refuse l’enregistrement de ce nouvel impôt. Louis XVI, à l’imitation de son aïeul Louis XV, passe outre. L’édit est confirmé par un lit de justice ; quelques membres du Parlement sont arrêtés. Leurs collègues protestent énergiquement. Les cours de provinces encouragent celle de Paris dans sa résistance, et proclament l’inviolabilité de leurs membres. La cour répond par de nouvelles arrestations, parmi lesquelles on cite celles de deux parlementaires énergiques : Goislard et d’Espremesnil. Enfin, Brienne, par l’organe du chancelier Lamoignon, dépouille le parlement de Paris de ses attributions politiques et en investit une cour plénière nommée par le roi ; les membres des compagnies sont exilés. Des troubles éclatent en Bretagne, en Dauphiné, en Provence, en Flandre, en Languedoc. Une portion de la noblesse de province et du clergé partage l’hostilité des parlementaires et du tiers état contre le gouvernement, et réclament avec une insistance croissante la convocation des États généraux, seul remède aux malheurs publics. Brienne engage Louis XVI à surmonter l’aversion, la crainte que, par tradition de famille, lui inspirait la réunion d’une Assemblée nationale, cette représentation n’ayant pas eu lieu depuis le règne des derniers Valois, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, le régent et Louis XV se montrant trop jaloux de leur omnipotence pour la commettre avec une assemblée où résidait en droit la véritable souveraineté de la nation. Les raisons données par Brienne à Louis XVI et la pression de l’opinion publique le décident à la convocation qu’il redoutait, mais la reine indignée exige de lui le retrait de cette concession et la destitution de Brienne ; il quitte le ministère (25 août 1788). Le roi cède lâchement, selon sa coutume, aux détestables exigences de la reine. Les embarras financiers augmentent encore ; le payement des rentes sur l’État est suspendu. Cette nouvelle banqueroute porte à son comble les inquiétudes et l’irritation générale ; elle se manifeste d’une manière tellement redoutable, que la reine, elle-même, effrayée, n’ose plus s’opposer à ce que Louis XVI convoque les États généraux. Leur ouverture est fixée au 1er mai 1789. Le rappel de Necker est imposé au roi par l’opinion publique. Cet homme d’État, rentré triomphant au ministère, à l’applaudissement de tous, s’occupe des dispositions nécessaires à l’élection et à la tenue de l’Assemblée nationale. — Par arrêt royal du 27 novembre 1788, le nombre des députés est fixé à mille. Ceux du tiers état égaleront en quantité les députés de la noblesse et du clergé. Enfin, Necker obtint l’admission des curés comme candidats dans l’ordre du clergé, celle des protestants dans la représentation du tiers état. Les élections eurent lieu. Quelques députés de la noblesse furent des hommes populaires ; mais, en majorité, ils se montrèrent énergiquement résolus au maintien des privilèges de leur caste, et aussi hostiles au tiers état qu’à l’oligarchie des grandes familles de la cour, qui seules absorbaient les libéralités royales. Le clergé nomma des évêques défenseurs acharnés des privilèges de l’Église et quelques curés dévoués à la cause populaire au nom de la fraternité évangélique. Enfin, la représentation du tiers état fut en immense majorité composé d’hommes fermes, éclairés, animés de l’esprit du siècle, éminemment hostiles à la noblesse, à l’Église, à l’arbitraire royal et énergiquement décidés à imposer, s’il le fallait, à la monarchie, à l’aristocratie, au clergé, les réformes les plus radicales au nom de la souveraineté du peuple dont ils étaient les représentants.


Et maintenant, fils de Joël, bénissez, glorifiez la mémoire de nos obscurs aïeux ! souvenez-vous des luttes soutenues par eux, d’âge en âge, depuis la conquête des Gaules par Jules César et plus tard par les Franks ; souvenez-vous que, tour à tour esclaves, serfs, vassaux, ils ont combattu sans cesse au prix de leur sang, de leur vie, la domination d’une royauté ou d’une aristocratie nées de la conquête, s’arrêtant parfois épuisés par la bataille, mais ne reculant jamais. Ils ont ainsi, pas à pas, siècle à siècle, d’insurrections en insurrections, marché lentement, laborieusement à leur affranchissement, et ainsi dès longtemps marqué le but et préparé le triomphe de notre immortelle révolution de 1789-1793, qui nous délivre pour jamais, nous, fils des Gaulois conquis, de l’oppression des descendants des Franks conquérants. Dernièrement encore, Siéyès, dans sa fameuse brochure : Qu’est-ce que le Tiers État ? n’a-t-il pas résumé cette guerre de quinze siècles entre les deux races par ces paroles éloquentes :

« — Si les aristocrates entreprennent, au prix même de cette liberté dont ils se montrent indignes, de retenir le peuple dans l’oppression, le tiers état osera demander à quel titre. Si on lui répond : À titre de conquête ! il ne craindra pas de remonter à la source du passé. Pourquoi ne renverrait-il pas alors dans les forêts de la Germanie ces familles qui prétendent être issues de la race des conquérants ? La nation ainsi épurée pourra se consoler d’être réduite aux descendants des Gaulois ! »

Jetez un rapide coup d’œil à travers les âges, fils de Joël, et vous verrez nos pères incessamment marcher vers leur délivrance accomplie de nos jours ! Au sixième siècle, à la suite des insurrections auxquelles prirent part nos aïeux, Karadeuk-le-Bagaude et Ronan-le-Vagre, le roi Clotaire II n’est-il pas déjà obligé de céder certaines chartes qui assurent quelques franchises aux révoltés ? Ainsi, Loysik, le moine laboureur, frère de notre aïeul Ronan, obtient l’indépendance des habitants de la vallée de Charolles ? Plus tard, du dixième au douzième siècle, l’insurrection ne fut-elle pas encore le principe et la source des deux grandes formes de la constitution municipale : la commune proprement dite, et la cité régie par les consuls ? Rappelez-vous ce premier article de la commune de Laon, charte que nous a transmise notre aïeul Fergan-le-Carrier :

« Les hommes de la commune de Laon demeureront entièrement libres de leurs biens et de leurs personnes ; ni le roi, ni les évêques, ni aucuns autres ne pourront réclamer d’eux quoi que ce soit, si ce n’est par le jugement des échevins élus par les gens de la commune. »

Ces précieuses franchises des communiers leur sont bientôt ravies par les rois, par la noblesse et par l’Église. Il n’importe ! la lutte recommence acharnée entre les fils des conquis et des conquérants ; au quatorzième siècle, Étienne Marcel, prévôt des marchands (dont notre aïeul Mahiet-l’avocat-d’armes fut l’ami), impose à la royauté une constitution plus radicale, plus républicaine que celle dont la ratification fut imposée de nos jours à Louis Capet par l’Assemblée constituante, témoin ce préambule de l’édit royal du 15 janvier 1357, imposé par Étienne Marcel au duc de Normandie, régent pour le roi Jean, prisonnier des Anglais :

« Les États généraux se réuniront à l’avenir toutes les fois qu’il paraîtra convenable, et cesans avoir besoin du consentement du roi pour délibérer sur le gouvernement du royaume, sans que l’avis de la noblesse et du clergé puisse lier ou obliger en rien les députés des communes.

» Les membres des États généraux seront sous la sauvegarde du roi ou du duc de Normandie, protégés par leurs héritiers, et, en outre, les membres des États pourront aller par tout le royaume avec une escorte chargée de les faire respecter.

» Les deniers provenant des subsides accordés par les États généraux seront levés et distribués, non par les officiers royaux, mais par les députés élus par les États généraux, et ils jureront de résister à tout ordre du roi et de ses ministres, si le roi ou ses ministres voulaient employer l’argent à d’autres dépenses que celles ordonnées par lesdits États.

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» Désormais, le roi, le dauphin, les princes, la noblesse, les prélats, quel que soit leur rang, seront soumis à l’impôt ainsi que tous les citoyens. »

Les aspirations républicaines d’Étienne Marcel devançaient son temps de plus de trois siècles, et ce grand citoyen paya de sa vie la hardiesse de ses vues ; mais les germes dont il semait le champ de l’avenir furent fécondés, développés par les âges suivants ; dites, fils de Joël, n’est-ce pas un formidable écho de la révolution de 1357 que ces déclarations des États généraux du 5 janvier 1484 (à nous transmises par notre aïeul Christian l’Imprimeur).

« La royauté est un office, — non un héritage. — Le peuple, souverain dans l’origine, créa les rois. — La souveraineté appartient au peuple, — et non aux princes, qui n’existent que par sa volonté. »


Nos constituants ont-ils tenu un langage plus clair, plus ferme que ceux de leurs précurseurs du quinzième siècle ?

Et, plus tard, lors de l’impérissable lutte de la réforme contre l’Église de Rome, des peuples contre les rois, que demandent les États généraux de 1560 ?

« — L’élection des magistrats judiciaires par le peuple avec le concours des officialités ; — la suppression des péages intérieurs ; — l’adoption d’un poids et d’une mesure uniformes dans tout le royaume ; — le droit absolu de l’État sur les biens du clergé, qui serait indemnisé par des pensions viagères accordées à ses membres ; — le produit de la vente des immenses domaines de l’Église serait affecté à l’amortissement de la dette publique et à la fondation d’établissements d’utilité publique. »

Nos constituants, nos immortels conventionnels n’ont-ils pas réalisé ces vœux de nos devanciers du seizième siècle ? Enfin, tel était le mouvement des esprits en ce siècle si profondément empreint des idées républicaines, que vous ne les avez pas oubliées ces lignes de François Hotman, qui résumaient la pensée d’un parti politique déjà considérable à cette époque (1573).

« — La domination royale, lorsqu’elle n’est pas enchaînée, tend naturellement à la tyrannie. C’est pour cela que l’hérédité est mauvaise et que le peuple a toujours le droit de choisir un chef à son gré. »

Hubert Linguet à la même époque n’écrivait-il pas au nom de ce même parti républicain :

« — Personne ne naît ni ne se fait roi ; on est donc seulement roi par la sanction populaire. Si l’hérédité s’est établie dans quelques pays, c’est donc pure tolérance ; l’élection n’en reste pas moins un droit inaliénable. Il n’est point de prescription pour les nations. La souveraineté permanente du peuple est donc légitime. »

Rappelez-vous aussi, fils de Joël, ce passage des Mémoires de l’État de France sous Charles IX (sans parler des maximes républicaines du livre sublime de La Boétie) :

« Les représentants de la nation sont auteurs des princes ; les ayant faits, ils peuvent les défaire. »

Enfin, songez quelle terrible prophétie renfermait ce passage rapporté dans la légende de notre aïeul Christian l’Imprimeur, et emprunté à la Gaule franque, l’un des livres de François Hotman :

« — Il est deux cas de tyrannie : le premier, d’un usurpateur dont rien n’a sanctionné l’avènement, alors chacun a sur lui le droit de mort, parce qu’il n’y a pas eu de contrat ; dans le second cas, c’est un monarque légalement élu et reconnu qui tombe dans la tyrannie, alors il ne peut être frappé que par le glaive des États généraux.[2] »

Ainsi ce principe d’une inflexible équité : — « Que les rois coupables et convaincus de trahison ne pouvaient être frappés que par le glaive des États généraux, » était formulé dès 1573 ; plus de deux siècles avant que fût prononcé contre Louis Capet l’arrêt solennel exécuté le 21 janvier 1793, coup suprême et mortel porté à cette royauté d’origine étrangère à la Gaule, et à elle imposée par la domination franque !

Peut-être enfin, fils de Joël, verrons-nous bientôt le jour où la République reprendra l’antique et glorieux nom de Gaule, personnification de notre race et de notre origine nationale, dont la conquête nous a dépouillés depuis tant de siècles. La motion suivante a été envoyée dernièrement au directoire du département de la Seine, par le citoyen Ducalle. Rien de plus logique que cette patriotique revendication.

« Citoyens administrateurs,

» Jusques à quand souffrirez-vous que nous portions encore le nom de Français ? Tout ce que la démence a de faiblesse, tout ce que l’absurdité a de contraire à la raison, tout ce que la turpitude a de bassesses ne sont pas comparables à notre manie de nous couvrir du nom de Français ! Quoi, une troupe de brigands, Clovis et ses hordes franques ! vient nous ravir nos biens, nous soumet à ses lois, nous réduit en esclavage. Les descendants de ces conquérants, pendant quatorze siècles, nous réduisent à la plus dure servitude, nous accablent d’outrages, et lorsque, enfin, nous brisons nos fers, nous avons encore l’extravagante bassesse de continuer de porter le nom de nos oppresseurs séculaires ? Sommes-nous descendants de leur sang impur ?… À Dieu ne plaise, citoyens ! Nous sommes du sang pur des Gaulois… Souffrirez-vous donc que nous ayons fait la révolution et que nous continuions de porter le nom de nos bourreaux ?… Non ! Et vous recourrez comme moi à l’autorité de la Convention nationale, afin qu’elle nous rende le nom de Gaulois, etc.[3] »

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Et maintenant, fils de Joël, moi, Jean Lebrenn, je vais ajouter la légende suivante à notre légende domestique, et joindre à nos reliques de famille le sabre d’honneur, dont mon civisme et mon patriotisme ont été récompensés en 1793.




  1. Nous engageons nos lecteurs à consulter à ce sujet le hardi et beau livre de M. Lenfrey : La Philosophie et l’Église au dix-huitième siècle. Jamais la saine raison n’a été servie par plus de verve, plus de savoir et plus de consciencieuse indignation contre le fanatisme.
  2. Voir De la Démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, par Charles Labitte, Paris, 1851, pages 112-162.
  3. Revue rétrospective, t. I, 2e série.