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Les Mystères du peuple/XIV/1

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Les Mystères du peuple — Tome XIV
LE SABRE D’HONNEUR (suite)

LES


MYSTÈRES DU PEUPLE


OU


HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES


À TRAVERS LES ÂGES

LE SABRE D’HONNEUR


ou


FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

1715-1851.

(suite.)


Un fait si souvent produit à vos yeux, et presque de siècle en siècle, fils de Joël, va se reproduire de nouveau. Le pouvoir royal, forcé à d’immenses concessions, ne va songer qu’à les éluder, les nier ou les annuler, employant tour à tour, à ces fins, la perfidie, le parjure ou la violence ! Oui, malgré le terrible avertissement donné à Louis XVI et à la cour, par la prise de la Bastille ; malgré l’insurrection générale des villes et des campagnes, qui, seule, put imposer à la noblesse et au clergé les sacrifices accomplis durant la nuit du 4 août 1789 ; royauté, noblesse et clergé, à peine remis de leur épouvante, vont recommencer, soit ouvertement, soit dans les ténèbres, de conspirer contre la révolution. À ces conspirateurs de race et de naissance se joint bientôt le nombre considérable des ci-devant privilégiés dépossédés par les décrets de l’Assemblée nationale ; ils se liguent dès lors contre la constitution ; ainsi elle a pour ennemis les anciens membres des parlements, depuis la suppression de ces compagnies ; les pays d’États, depuis le décret de l’unité départementale ; les officiers aristocrates, depuis l’organisation démocratique de l’armée ; l’ancienne magistrature, depuis l’abolition de la vénalité ou de l’hérédité des charges ; les fermiers, depuis l’abolition des dîmes et des droits féodaux, de ces droits monstrueux ; une foule de bourgeoisies, depuis l’abolition des maîtrises, des jurandes, des corporations et des immunités de certaines villes ; les gens du fisc et les traitants, depuis l’abolition de mille impôts vexatoires, des aides, gabelles, taille, etc., etc. Enfin, l’ordre apporté dans les finances, la création d’un papier-monnaie, les assignats, dont les biens nationaux représentaient et au delà la contre-valeur, les projets d’institutions de crédit national aliènent à la constitution les financiers, les traitants, les fermiers généraux, qui faisaient payer si cher leurs capitaux ; en somme, cette effrayante quantité de bourgeois parasites, vivant jadis des incalculables abus de l’ancien régime, et cette portion non moins considérable du tiers état, enrôlée dans la garde nationale, qui voulait la monarchie constitutionnelle et fictive, afin de gouverner de fait, en substituant l’aristocratie de l’écu à l’aristocratie de naissance ; cette foule d’égoïstes, d’ambitieux, de cupides, de corrompus, va combattre avec acharnement la révolution… Mais, rassurez-vous, fils de Joël ! il lui reste pour défenseurs bon nombre de bourgeois patriotes, et l’immense majorité des prolétaires, résolus de maintenir au prix de leur vie cette révolution, qui a consacré la souveraineté du peuple, l’a investi de ses droits politiques, lui a donné l’égalité civile, et lui promet davantage…

Bientôt l’hostilité de la cour se déclare audacieusement. Louis XVI refuse de sanctionner la Déclaration des droits de l’homme, base fondamentale de la constitution, et oppose son veto à la loi qui décrète la vente des biens du clergé. Puis les projets liberticides des fanatiques de la royauté se révèlent avec une insolence inouïe. Le 1er octobre (1789), des régiments étrangers sont appelés à Versailles ; les gardes du corps invitent à un banquet les officiers nouveaux venus et ceux des dragons de Montmorency, des régiments suisses, des cent-Suisses, de la maréchaussée et de la prévôté ; quelques capitaines monarchiens, choisis dans la garde nationale de Versailles, sont aussi conviés ; les officiers de l’armée, au lieu de porter la cocarde nationale aux trois couleurs, se parent avec affectation d’énormes cocardes blanches… La cour offre à ces militaires un somptueux banquet, dont le roi fait les frais : la table est servie dans la salle de spectacle du palais de Versailles, brillamment illuminée. La musique du régiment de Flandre et des gardes du corps fait entendre pendant le repas des airs royalistes ou de circonstance, tels que : Vive Henri IV ! ou Ô Richard, ô mon roi, l’univers t’abandonne… Le vin, largement distribué, échauffe les têtes ; on porte la santé de la famille royale ; un capitaine de la garde nationale propose la santé de la nation : il est couvert de huées. Bientôt les officiers introduisent leurs soldats dans la salle, dont ils garnissent toutes les loges. En ce moment, le roi entre en habit de chasse, accompagné de la reine, tenant le dauphin par la main. À l’aspect de Louis XVI et de sa famille, des transports d’enthousiasme éclatent parmi les officiers ; la musique du régiment allemand fait entendre la marche des hulans, chant de guerre étranger ; alors l’ivresse se change en frénésie : on profère des injures, des menaces sanguinaires contre la révolution, contre l’Assemblée ; les trompettes de cavalerie sonnent la charge ; les officiers mettent l’épée à la main aux cris de : Vive le roi ! La cocarde tricolore est foulée aux pieds ; puis ces factieux, entraînant leurs soldats ivres comme eux, se répandent dans les cours du château, en proférant des imprécations sauvages contre les représentants du peuple. — J’ai été enchantée de la soirée de jeudi… — osa dire publiquement Marie-Antoinette, à propos de l’orgie de la veille ; et, par les ordres de cette reine imprudente, l’orgie se renouvelle le surlendemain, plus menaçante encore, au manège royal de Versailles. Des officiers avinés dressent une liste de proscription, dont doivent être victimes les députés patriotes de l’Assemblée. Les prétoriens se rendent ensuite dans la grande galerie du château, où les dames de la reine, singeant les rites de l’ancienne chevalerie, distribuent aux gardes du corps, aux officiers des régiments suisses et allemands des cocardes blanches, disant à ces chevaliers de la royauté parjure, en leur donnant une douce accolade : — Conservez la cocarde blanche, c’est la bonne… c’est la seule ! — En retour de quoi ces preux jurent d’exterminer les révolutionnaires. La cour, abusée par cette exaltation soldatesque, se croyait sûre du succès de son plan, que voici : Louis XVI devait se rendre furtivement à Metz, au milieu de l’armée du marquis de Bouillé : celui-ci répondait de ses régiments ; le roi, cantonné dans cette place forte de nos frontières, y attendrait les armées de la coalition étrangère, afin de rentrer avec elles dans son royaume en vainqueur inexorable, et de rétablir le pouvoir absolu, les privilèges de la noblesse, du clergé, d’anéantir enfin cette révolution maudite, déjà l’épouvante de tous les porte-couronnes de l’Europe. L’Assemblée nationale, intimidée, sans défenseurs, au milieu de ces saturnales de la force militaire, et comptant peu sur le secours de la garde nationale de Versailles, ose à peine manifester ses craintes… Impardonnable faiblesse… Mais le peuple de Paris veille… dans ses clubs ; la presse patriote sonne l’alarme.

« — Le samedi soir, Paris s’émeut ! » — écrit Camille Desmoulins dans son journal (Révolutions de France et de Brabant). — « C’est une dame qui, voyant que son mari n’est pas écouté au district, accourut la première au café de Foy (Palais-Royal) dénoncer l’orgie royaliste. M. Marat vole à Versailles, revient comme l’éclair, et nous crie : — Ô morts, levez-vous !Danton, de son côté, tonne au club des cordeliers ; et, le lendemain, ce district patriote affiche son manifeste en demandant à marcher sur Versailles. Partout le peuple s’arme ; on pourchasse les cocardes blanches et les cocardes noires (autre signe de ralliement royaliste), et, justes représailles, elles sont foulées aux pieds. Partout le peuple se rassemble, se consulte sur l’imminence du danger. On tient conseil dans le jardin du Palais-Royal, au faubourg Saint-Antoine, au bout des ponts, sur les quais. On se dit que la hardiesse des aristocrates croît à vue d’œil ; que le bateau chargé de farines, qui arrivait de Corbeil matin et soir, n’arrive plus que tous les deux jours… La cour veut donc prendre Paris par la famine ?… On se dit que, malgré les ordres de l’Assemblée, les parlements donnent toujours signe de vie… que celui de Toulouse brûle des brochures patriotiques ; que celui de Rouen décrète de prise de corps des citoyens absous par l’Assemblée… que celui de Paris enregistre et s’opiniâtre à se servir de sa formule gothique : Louis, par la grâce de Dieu, et tel est notre bon plaisir… On se dit, enfin, qu’il se tient des conciliabules dans les hôtels des aristocrates, et qu’on enrôle clandestinement pour la cour. »

Loustalot, hardi jeune homme, généreux cœur, noble caractère, et l’un des plus brillants esprits de ce temps, écrit de son côté dans son journal, les Révolutions de Paris (no XIII) :

« — Il faut un second accès de révolution, disions-nous il y a quelques jours ; tout s’y prépare. L’âme du parti aristocratique n’a pas quitté la cour ! Une foule de chevaliers de Saint-Louis, d’anciens officiers, de gentilshommes et d’employés déjà compris dans les réformes, ou qui vont l’être, ont signé un engagement de se joindre aux gardes du corps et autres. Ce registre contient déjà plus de trente mille noms. Le projet de la cour est de conduire le roi à Metz et d’y attendre le secours des étrangers, pour entreprendre la guerre civile et exterminer la révolution ! ! »

Enfin, Marat, dans l’Ami du peuple (4 octobre 1789), donne les conseils suivants, avec cette promptitude de décision, cette sagacité profonde, cet admirable bon sens pratique qui le caractérisait, lorsqu’il n’était pas sous le coup de sa monomanie sanguinaire et dictatoriale :

« — … L’orgie a eu lieu !… L’alarme est générale. Il n’y a pas un instant à perdre. Tous les bons patriotes doivent s’assembler en armes, envoyer de forts détachements pour s’emparer des poudres d’Essonne ; chaque district doit aller chercher ses canons à l’Hôtel de Ville. La garde nationale n’est pas assez dépourvue de sens pour refuser de s’unir à nous et s’assurer de ses chefs, s’ils donnaient des ordres hostiles au peuple. Enfin, le péril est tellement imminent, que c’est fait de nous, si le peuple ne nomme un tribun et ne l’arme de la force publique ! »

Paris, averti, éclairé, soulevé par ces ardents appels à son énergie révolutionnaire, bientôt se rassemble et s’insurge ; mais, chose étrange et touchante à la fois, le signal de cette nouvelle insurrection est donné par des femmes ! Les farines commençaient de manquer par suite du complot de la cour ; une jeune fille du quartier des halles entre dans le corps de garde de Saint-Eustache, s’empare d’un tambour, parcourt les rues en battant la charge et criant : Du pain… du pain ! — Une foule de femmes se joignent à elle et envahissent l’Hôtel de Ville, où se tient rassemblé le directoire, notoirement monarchien ; ces viriles Gauloises réclament des armes et de la poudre, s’écriant : « — Que si les hommes sont assez lâches pour ne pas se rendre avec elles à Versailles, elles iront seules demander du pain au roi, et venger l’insulte faite à la cocarde nationale ! » Stanislas Maillard, huissier, l’un des héros de la Bastille, harangue ces vaillantes, les modère, les engage à mettre de l’ordre dans leurs rangs. Elles le reconnaissent pour leur chef, et se donnent rendez-vous aux Champs-Élysées, d’où elles partiront pour Versailles après avoir fait de nouvelles recrues de leur sexe. Le citoyen Moittié, marquis de La Fayette, grand seigneur et constitutionnel, courageux soldat de l’indépendance américaine, homme intègre, dévoué à la liberté, dans une certaine mesure, idole de la majorité de la bourgeoisie, ennemi déclaré du gouvernement populaire, sourdement ambitieux, mais n’ayant ni l’audace ni l’énergie des grandes ambitions ; jouant un rôle ambigu, aspirant tantôt à une dictature soutenue par le tiers état, tantôt songeant à s’imposer à Louis XVI comme les maires du palais des rois fainéants ; le marquis de La Fayette se trouvait le 4 octobre (1789) à l’Hôtel de Ville. Une députation de grenadiers de la garde nationale se présente et lui tient ce langage rempli de raison et de fermeté :

« — Général, nous sommes députés par six compagnies de grenadiers ; nous ne voulons pas encore vous croire un traître, mais nous croyons que le gouvernement vous trahit ; il faut que cela finisse ! Le peuple manque de pain et en demande. Nous ne devons pas tourner nos baïonnettes contre des femmes ; la source du mal est à Versailles, allons-y chercher le roi et amenons-le à Paris. Il faut châtier les gardes du corps et les officiers du régiment de Flandre, qui, dans une orgie royale, ont foulé aux pieds la cocarde nationale. Si le roi est trop faible pour porter sa couronne, qu’il la dépose…

» — Quoi donc ! — répond La Fayette, effrayé de ces symptômes républicains, — avez-vous donc le projet de faire la guerre au roi et de le forcer de nous abandonner ?

» — Non, général ; si le roi nous quitte, il nous resterait, au pis-aller… le dauphin… à moins que nous ne nous passions de lui. »

La Fayette, ne pouvant parvenir à persuader la députation de renoncer à se rendre à Versailles, descend de l’Hôtel de Ville et tente non moins vainement de changer la résolution de la garde nationale. Sa voix est couverte par ces cris : — À Versailles ! à Versailles ! — Il insiste encore. Un grenadier lui dit : « — Morbleu ! général, à Versailles ou à la lanterne… choisissez… » — La Fayette n’hésite plus, monte à cheval, donne le signal du départ aux cris de : — Vive la nation ! — et la garde nationale se met en route pour Versailles, déjà précédée d’une avant-garde d’environ dix mille femmes, commandées par Maillard. Ma sœur Victoria se joignit à ces amazones ; je tiens d’elle que le récit suivant de leur expédition, donné par Camille Desmoulins, est d’une scrupuleuse exactitude. Jamais, peut-être, la verve, l’ironie acérée, la grâce, l’atticisme, la chaleur révolutionnaire de ce grand écrivain, si dévoué à la cause populaire, n’ont été mieux en relief que dans l’extrait de cet article (Révolutions de France et de Brabant).

« — … Chemin faisant, les femmes recrutent dans leur sexe des compagnes de voyage pour Versailles ; le quai de la Ferraille est couvert de racoleuses ; la robuste cuisinière, l’élégante modiste et l’humble couturière grossissent la phalange de ces guerrières ; la vieille dévote, qui allait à la messe, se voit enlevée pour la première fois de sa vie, et crie au rapt ! Les femmes avaient nommé entre elles une présidente et un état-major ; toutes celles que l’on empruntait à leurs maris ou à leurs parents étaient présentées d’abord à la présidente et à ses aides de camp, qui promettaient de veiller sur les mœurs et sur l’honneur des personnes qu’elles emmenaient, et cette promesse était religieusement observée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» … Répétons, à l’honneur de ce peuple que l’on calomnie, qu’en tout autre pays, l’Hôtel de Ville, envahi par les femmes et par le peuple, eût été dévasté, pillé ; or, je demande aux détracteurs des faubourgs et du septième étage, ce qu’ils peuvent répondre à ce fait. Deux cent mille livres en or avaient été soustraites pendant l’invasion par ces misérables, écume de la populace, qui se mêlent au peuple ; il a été fait justice des voleurs, et sauf six mille livres, que les pillards s’étaient déjà distribuées, la somme de cent quatre-vingt-quatorze mille livres a été rapportée à l’Hôtel de Ville. (Avis aux administrations des deniers publics…)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» … Ah ! c’était un des plus grands tableaux qu’offre la révolution, que ces dix mille Judith forçant l’Hôtel de Ville, et s’armant de tout ce qu’elles rencontraient ; les unes attachaient des cordes aux trains des canons, d’autres arrêtaient des voitures, les chargeaient de munitions, apportant ainsi de la poudre et des boulets à la garde nationale de Versailles, que la cour laissait à dessein sans moyens de défense ; d’autres femmes conduisaient des canons, tenant virilement la mèche allumée : elles prenaient pour capitaine non un aristocrate à épaulettes, mais le brave Maillard, l’un des vainqueurs de la Bastille. D’un autre côté, les anciens gardes françaises, et presque toute la troupe soldée, accouraient en armes sur la place de Grève, et répondaient aux citoyens qui les encourageaient par des battements de mains : — Ce ne sont pas des applaudissements que nous vous demandons ; prenez les armes, et venez avec nous à Versailles venger l’insulte faite à la nation ! — Le même ardent patriotisme embrase les soixante districts de Paris ; le district Saint-Roch lui-même reconnaît que le Palais-Royal a raison : il se réconcilie avec le café de Foy. Le faubourg Saint-Antoine vient tendre la main au Palais-Royal, et le Palais-Royal embrasse le faubourg Saint-Antoine. La garde nationale force La Fayette à enfourcher le fameux cheval blanc ; apparemment le général avait, ce jour-là, donné pour mot d’ordre temporisateur Fabius… car on prétend que l’illustre cheval blanc des deux mondes a mis neuf heures à faire le trajet de Paris à Versailles. »

Les dix mille femmes, escortant leurs canons, accompagnées des quelques compagnies de gardes nationales et de citoyens armés de piques et de fusils, arrivent à Versailles, précédant de quelques heures l’armée parisienne de La Fayette. Maillard engage ses hardies compagnes à former une députation de douze d’entre elles : celles-ci se rendront à l’Assemblée nationale et lui demanderont de leur adjoindre plusieurs représentants du peuple ; puis, eux et elles iront devers le roi, afin de l’engager à veiller à la subsistance de Paris et à venger l’outrage fait aux couleurs nationales par les gardes du corps. En effet, l’Assemblée charge quelques-uns de ses membres de conduire au château les déléguées des Parisiennes. Durant le trajet de la salle des séances au château, cette députation est brutalement dispersée par une patrouille de gardes du corps lancée au galop. Enfin, la députation est introduite auprès de Louis XVI. Il accueille les femmes avec une apparente bonhomie, leur promet de veiller désormais à l’approvisionnement de Paris, mais garde le silence sur l’outrage fait aux couleurs nationales. La nuit s’approchait, et pendant que le roi écoutait les vœux des Parisiennes, ses projets de fuite à Metz venaient de se révéler : quatre voitures, attelées de six et de huit chevaux, chargées de malles, venaient d’être arrêtées par des citoyens de Versailles, au moment où elles sortaient de la cour des écuries ! Un officier des gardes du corps ayant grièvement blessé, d’un coup de sabre, un garde national parisien, l’un des camarades de ce dernier riposte par un coup de feu, et abat l’officier. L’agression des royalistes exaspère la foule, la mêlée s’engage ; mais bientôt elle cesse, grâce à la nuit complètement venue et à une pluie torrentielle. Pendant cette nuit pluvieuse, la multitude de femmes et d’hommes venue de Paris, augmentée de l’armée de La Fayette, cherche un abri dans les églises, ou bivouaque sur la place du château. Le jour vient. Quelques citoyens, apercevant un garde du corps à l’une des fenêtres du château, lui adressent des propos grossiers. C’était un tort, cependant explicable par l’irritation populaire contre ces officiers insulteurs de la cocarde nationale et coupables de la sanglante agression de la veille ; mais le garde du corps prend son fusil, ajuste un citoyen et le tue… C’était un crime… et, pour la seconde fois, ces prétoriens de Louis XVI engageaient la lutte. Les Parisiennes, les gardes nationaux, cèdent à leur légitime indignation, envahissent le château ; ses défenseurs disputent bravement le terrain pied à pied. Le sang coule. Des victimes tombent des deux côtés ; mais le nombre des assaillants augmente sans cesse. La victoire, pour eux, n’est plus douteuse ; ils vont, dans leur fureur, exterminer jusqu’au dernier de leurs ennemis, lorsque les ex-gardes françaises, qui ont pris part à l’attaque du château, s’interposent entre les vaincus et les vainqueurs, font appel à leur générosité. Ils sont écoutés… Le peuple alors, ne doutant plus des projets de fuite de Louis XVI, veut conserver à Paris le roi et la famille royale, comme otages, en présence des desseins menaçants de la coalition des souverains étrangers. La multitude demande à grands cris le retour et le séjour de Louis XVI dans la capitale ; ce prince, obligé de céder à cette intimation, est ramené par le peuple en armes dans sa capitale ; il y rentre, non pas ainsi qu’il l’espérait, en triomphateur inexorable, à la tête des armées étrangères… mais tremblant et presque prisonnier…

Vous croyez peut-être, fils de Joël, que la cour, avertie par la signification des redoutables journées des 5 et 6 octobre 1789 va renoncer à ses projets liberticides ? à ses complots occultes ? à ses trames avec l’étranger ?… Non ! non ! la haine acharnée des ennemis de la révolution redouble contre elle. Le clergé surtout tombe dans le délire de la rage ; ces doux ministres d’un Dieu d’humilité, de pauvreté, de charité, écument de fureur à la pensée de renoncer à leurs biens immenses et à la dîme impitoyable qu’ils prélevaient sur les misères du peuple. Lors de la fameuse nuit du 4 août (1789), on avait décrété l’abolition, mais en même temps la rédimation pécuniaire des dîmes ecclésiastiques ; et, comme elles atteignaient la majorité des vassaux plongés dans une affreuse détresse, il était absurde de songer à leur faire racheter l’exemption de la dîme de l’Église ; aussi, à la fin de l’année (1789), l’Assemblée ordonna purement et simplement l’abolition de la dîme sans rachat, décrétant, de plus, la vente immédiate des propriétés du clergé. La valeur de ces propriétés… plaignez ces infortunés apôtres de l’ami des déshérités, plaignez-les, fils de Joël… la valeur de leurs propriétés s’élevait à plus de quatre milliards ; de sorte qu’en les vendant, la nation, payant les dettes du clergé, rétribuant largement ses fonctions sacerdotales, se chargeant des hôpitaux et de leur dotation, pouvait encore éteindre la dette publique, rembourser toutes les rentes viagères et les offices de judicature ; d’où il suit que ledit clergé entra dans les convulsions d’une frénésie insensée ; il prêcha, dans ses paroisses, la haine, l’exécration de la constitution, fit d’incessants appels à la guerre civile, et se liguant avec la noblesse au commencement de 1790, il tenta de pousser les populations, au nom de leur droit souverain, à exiger la dissolution de l’Assemblée nationale. Celle-ci, selon le vœu des bailliages exprimé en 1789, lors de la convocation des États généraux, ne devait durer qu’un an. L’Assemblée nationale déjoua les manœuvres de la noblesse et du clergé, en se déclarant Convention.

« — On demande depuis quand les députés du peuple sont devenus Convention nationale ? — s’écrie à ce sujet Mirabeau. — Je réponds : C’est le jour où, trouvant l’entrée de leurs séances environnée de soldats, ils allèrent se réunir au Jeu de Paume, où ils jurèrent de plutôt périr que d’abandonner les droits de la nation ! Nos pouvoirs ont, de ce jour, changé de nature, et ceux que nous avons exercés ont été légitimés, sanctifiés par l’adhésion du peuple ! Vous vous rappelez tous le mot de ce grand homme de l’antiquité, qui avait négligé les formes légales pour sauver la patrie ? Sommé par un tribun factieux de dire s’il avait observé les lois, il répondit : — Je jure que j’ai sauvé la patrie ! — Et se tournant vers les députés, Mirabeau ajoute : — Je jure que vous avez sauvé la France ! » — L’Assemblée entière se lève avec transport et déclare qu’elle ne se séparera qu’après l’achèvement de son œuvre.

Malgré cette énergique attitude de l’Assemblée nationale, la cour continue ses complots ténébreux contre la révolution. Louis XVI, attendant le moment opportun d’une nouvelle fuite, afin d’aller demander secours aux souverains étrangers contre son peuple, se charge de dérouter les soupçons de l’opinion publique et de l’endormir par une hypocrite soumission à la volonté nationale. Le 4 février 1790, il se rend à l’Assemblée pour prêter serment aux nouveaux principes constitutifs ; immense enthousiasme de la part des bourgeois constitutionnels, dont le serment de Louis XVI consacrait le règne. Ils exaltent la générosité de Louis XVI, l’acclament le restaurateur des libertés françaises, et votent une fête, un Te Deum, afin de célébrer ce beau jour ; mais la presse révolutionnaire, pénétrant le fond de l’enthousiasme de la nouvelle oligarchie, fait entendre sa voix sévère et prophétique :

« — Pourquoi une fête ? — demande Loustalot dans son journal. — Le roi a rempli un devoir ; il n’est pas flatteur pour lui de remercier les cieux de ce qu’il a rendu hommage à la loi, et il est peu consolant pour le peuple de voir attacher tant d’importance à l’accomplissement d’un devoir. Si l’on eût chanté un hymne à Jupiter à chaque belle action de Titus, qui regardait comme perdu le jour où il n’en avait pas fait une, le préfet de Rome eût bientôt épuisé le trésor public ! »

Camille Desmoulins écrivait en même temps, répondant à Cazalès, l’un des chefs les plus remuants du parti royaliste, et qui osait demander pour le roi une dictature de trois mois, afin de rétablir l’ordre dans son royaume.

« — … Peut-on trouver mauvais que je sois de ces Romains qui gémissent quand Antoine, aux Lupercales, impose le diadème à César ? Je fais sur la royauté la même profession de foi républicaine que le docteur Richard Price, et nous nous donnons la main par-dessus les mers qui nous séparent. Je nie que le roi ait le droit de nommer même des fonctionnaires subalternes ! Je ne connais qu’Adam dont une côte ait fait (ce dit-on) une autre créature procédant de lui-même, et encore ce n’était point lui (ce dit-on) qui s’était tiré cette côte-là. Il dormait quand se fit ce prodigieux miracle ! ! Le peuple est le potier ; le roi n’est que le premier vase. Est-ce qu’un vase peut en faire un autre ? »

Ce divin instinct du salut public, qui, lors des grandes commotions, guide, éclaire le peuple, l’avertissait des trames incessamment ourdies par la royauté vaincue en apparence, mais non soumise. Chaque jour, des révélations nouvelles, dues à l’infatigable vigilance et à la publicité des journaux patriotes, augmentait la légitime aversion qu’inspirait une cour avide et corrompue. La découverte du livre rouge, vers le commencement de 1790, porta l’indignation publique à son comble. Loustalot écrivait à ce sujet :

« — … Pendant les dernières années du règne de Louis XV, et depuis l’avènement de Louis XVI, la misère publique a toujours été croissant dans les villes ; un luxe insensé, corrompant jusqu’aux dernières classes, cachait une détresse affreuse… Tous ces maux n’avaient qu’une cause : la prodigalité d’une cour crapuleuse, où des Messalines et des Julies disputaient à des Claudes et à des Nérons le prix de l’infamie ; où chaque jouissance coûtait le repos à un million d’hommes ; où l’or était produit par le crime et le crime reproduit par l’or ; où la nation française était moins prisée qu’un cheval de luxe ou qu’une courtisane… Si vous en doutez, citoyens, lisez le livre rouge ! »

Voici en deux mots l’histoire du livre rouge : au commencement de 1790, le député Camus découvrit, parmi les pièces exigées du gouvernement par le comité des finances, l’existence d’un registre relié de maroquin rouge, contenant le relevé des dépenses secrètes de Louis XV et de Louis XVI. Necker fut obligé, presque malgré lui, de donner à l’Assemblée communication de ce document. Il en résultait, entre autres énormités, que : — Le comte d’Artois, frère du roi, avait touché, sous le ministère de Calonne, quatorze millions cinquante mille cinquante livres seulement en secours extraordinaires. — Et Monsieur, comte de Provence, autre frère du roi, avait modestement emboursé, pour sa part, treize millions huit cent quarante mille livres. — Parmi les courtisans, la famille Polignac touchait plus de sept cent mille livres de pension. — Un marquis d’Autichamp recevait quatre pensions : la première, pour services de feu son père ; la deuxième, pour le même objet ; la troisième, pour les mêmes raisons, et, la quatrième, pour les mêmes causes. — Un prince allemand palpait aussi quatre pensions : la première, pour ses services comme colonel ; la deuxième, idem ; la troisième, idem ; la quatrième, pour ses services comme non-colonel. — Un certain Desgalois de la Tour empochait aussi vingt-deux mille sept cent vingt livres, total de ses quatre pensions : la première, comme premier président et intendant ; la deuxième, comme intendant et président ; la troisième, pour les mêmes considérations que ci-dessus, etc., etc.

« — Enfin, nous le tenons, le livre rouge, — écrit à cette époque Camille Desmoulins, avec sa verve étincelante d’esprit et son bon sens impitoyable. — Le comité des finances a rompu les sept sceaux dont était fermé ce livre fatidique ; la voilà accomplie la terrible menace du prophète, la voilà accomplie avant le jugement dernier : Revelabo pudenda tua ! Je dévoilerai tes turpitudes ! Tu ne trouveras pas même une feuille de figuier pour couvrir ta nudité à la face de l’univers ! On verra toute ta lèpre, et sur ton épaule ces lettres : gal, que tu as si bien méritées ! ! Ô race insatiable des courtisans et des courtisanes ! !… Notre cher comité des finances nous prévient, dans son préambule, que le livre rouge n’est pas le seul registre qui contienne les preuves de la criminelle complaisance… disons le mot, de la friponnerie des ministres des finances depuis 1774 : ses travaux lui découvrent chaque jour d’autres déprédations (que ce cher comité) fera successivement connaître. Bravo, mille fois bravo, généreux républicains sans le vouloir ; bravo, nos illustres défenseurs ; poursuivez votre route dans ces souterrains ; continuez d’en éclairer les fangeux ténèbres ; Camus tient le flambeau, il force Necker d’être son guide. L’hypocrite Genevois cherche sans cesse à vous égarer ; tantôt il se retourne pour souffler la lumière, tantôt il voudrait fuir ; mais Camus le retient par la basque, et la lanterne qu’il porte rappelle au ministre des idées qui le devraient faire marcher droit…

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» Le sieur Necker n’a pas craint de dénoncer au comité des pensions que le roi trouvait mauvais que l’Assemblée nationale eût fait imprimer le livre rouge, — ajoute plus loin Camille Desmoulins. — Qu’est-ce à dire ? Le roi trouve mauvais ? … Nous trouvons bien plus mauvais que toi et tes pareils, citoyen Necker, ayez dilapidé, sous le règne de Louis l’économe, en dépenses clandestines, cent trente-cinq millions ! Tu ne sais donc pas que nous avons eu en France douze contrôleurs généraux des finances qui ont été pendus et exposés à Montfaucon ? Et ce qui me met tout à fait hors de mesure, c’est qu’au lieu de mourir de honte, ce cafard de Genevois se monseigneurise, ose donner des veniat à l’un, et à l’autre (au mépris des décrets) des pensions de cinq mille livres, sans parler des pilleries d’un Vauvilliers, de qui nous avons vu dernièrement l’orteil sortir à travers les souliers ! et qui, depuis qu’il est administrateur des finances, ne se promène plus qu’en carrosse ! »

Les révélations du livre rouge furent un nouveau coup de tocsin contre cette incorrigible royauté, que la majorité de l’Assemblée voulait conserver en la constitutionnalisant, en la subordonnant au tiers état, dont le roi n’était plus que le commis exécutif. Double et fatale erreur de la Constituante ! D’abord, Louis XVI n’a jamais consenti, ses successeurs n’auraient jamais consenti, à accepter loyalement ce rôle subalterne. Ces rois, de race conquérante, intronisés par la grâce de Dieu, habitués à exercer depuis tant de siècles un pouvoir surhumain, devaient regarder comme une outrageante atteinte à leur omnipotence et à leur droit divin, ces humiliantes concessions à eux imposées par la force des choses, et toujours tenter soit par la ruse, soit par la corruption, soit par la violence, de rétablir leur absolutisme. Les autres potentats européens, se sentant solidaires de Louis XVI, leur frère, ne considéraient-ils pas la Déclaration des droits de l’homme et les principes constitutifs de 1789 comme une menace, comme une attaque à leur puissance despotique, sachant combien la liberté est contagieuse pour les nations voisines de son foyer. Aussi, lors même que Louis XVI eût accepté loyalement la constitution, les souverains d’Europe se seraient ligués contre leur frère de France, devenu à leurs yeux un dangereux révolutionnaire. La république était donc la seule solution possible, parce qu’elle posait nettement la question entre les peuples et les rois. C’est ce que ne comprit pas, ou ne voulut pas comprendre la bourgeoisie de l’Assemblée nationale, dans la défiance et la crainte que lui inspirait le gouvernement populaire. Justement fière de ses gigantesques travaux, et pleine d’une généreuse mais aveugle confiance dans le serment d’un roi dépossédé de toute initiative, de tout pouvoir de fait, et privé désormais de l’appui de la noblesse et de l’Église, dépossédées comme lui de leurs privilèges, l’Assemblée nationale crut la révolution accomplie tandis que, pour le peuple, elle n’était, au contraire, qu’à son début… Elle affirmait et consacrait l’égalité civile et politique. C’était bien. Mais le peuple, travailleur par condition, espérait, voulait l’égalité devant l’instrument de travail, à savoir devant le capital, presque uniquement aux mains de la bourgeoisie ; le peuple, en un mot, attendait de la révolution des institutions de crédit démocratique qui l’eussent affranchi matériellement, de même qu’il l’était déjà moralement par l’égalité civile et politique. Enfin, le peuple sentait la révolution menacée de toute part, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur ; son instinct, guidé par les révélations de la presse patriote, ne le trompait pas ; l’Europe monarchique, secrètement d’accord avec Louis XVI, resserrait chaque jour le réseau de la coalition qui enserrait les frontières de la France ; ces despotes étrangers, en se liguant ainsi, obéissaient à la fois à l’épouvante, à l’horreur que leur causait la France révolutionnaire et à leur intérêt particulier. L’Autriche espérait s’agrandir ; l’Angleterre, se venger de l’appui prêté par la France à l’émancipation américaine ; la Prusse, raffermir son absolutisme ébranlé ; la Confédération germanique, reconquérir, pour ses princes d’Alsace, les possessions féodales dont la révolution les avait dépouillés ; le roi de Suède, chevalier du despotisme, le voulait rétablir en France, ainsi qu’il venait de l’imposer à son peuple ; la Russie espérait s’emparer complètement de la Pologne, grâce à la conflagration générale ; mais surtout, et avant tout, cette formidable coalition voulait exterminer la révolution. Les émigrés, par leurs promesses, où la haine le disputait à l’absurde ; la cour, par sa correspondance occulte et par ses envoyés secrets, exaltaient l’espoir des monarques étrangers, les assuraient d’une facile et prompte victoire : la France était, disait-on, livrée à une sauvage anarchie, sans finances, et, à bien dire, sans armée ; les troupes, désorganisées, ne connaissaient plus ni frein ni discipline ; la plupart de leurs officiers ou des généraux appartenaient à la noblesse ou à l’opinion royaliste. Enfin, le clergé attendait le moment de souffler le feu de la guerre civile, en enflammant le fanatisme des populations crédules de certaines provinces, et les armant contre la révolution, au nom de l’Église outragée, dépouillée dans la personne de ses ministres. La cour et Louis XVI, s’abusant eux-mêmes par leurs folles et criminelles espérances, se croyaient à l’heure du triomphe. N’avaient-ils pas d’ailleurs récemment acheté le grand Mirabeau, le fougueux tribun, le sublime orateur qui avait si puissamment servi jusqu’alors la cause de la liberté ? Oui, ce traître, dans le vertige de son orgueil, immense comme son génie, promettait à Louis XVI de dompter la révolution, qu’il avait été l’un des premiers à déchaîner… s’engageait à raffermir, à rétablir sur ses bases traditionnelles cette monarchie chancelante encore des rudes coups qu’il lui avait portés… Hélas ! il n’était que trop vrai, fils de Joël, Mirabeau, ce puissant esprit, succombait à l’inexorable logique de son immoralité, aux conséquences des honteux désordres de sa jeunesse et de la corruption effrénée de ses mœurs ! Criblé de dettes, dévoré de la soif du luxe et des plaisirs, il se vendit, croyant vendre la révolution ! il se vendit à la cour, moyennant un million comptant et une pension de cent mille livres par mois… La mort ne lui permit pas de jouir des fruits de son infâme trahison, dont il est malheureusement impossible de douter. À peine eut-il ressenti les premières atteintes de la maladie qui l’emporta, que Duquesnoy, l’un des obscurs agents du comte de Lamarck, confident de la reine et de Louis XVI, et l’entremetteur de l’exécrable marché de Mirabeau, écrit précipitamment à M. de Lamarck :

« Vous avez sûrement déjà senti la très-pressante et très-indispensable nécessité de faire porter chez vous les papiers de notre malheureux ami… De grâce, occupez-vous sans délai de ce soin, et pensez que si nous le perdons, très-certainement un créancier viendra apposer les scellés, et alors on verra tout[1] ! »

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Le 2 avril 1791, Mirabeau mourut. Quelques heures avant d’expirer, il entendit tirer le canon et dit dans son orgueil titanique : — Sont-ce déjà les funérailles d’Achille ? — Ses dernières paroles, où se révèle sa trahison, furent celles-ci : — J’emporte le deuil de la monarchie… ses débris vont être la proie des factieux. — Le peuple, confiant et crédule, ignorant la félonie de son tribun, apprit sa mort avec une consternation profonde. J’ai parcouru Paris ce jour-là, partout le deuil fut immense. On eût dit qu’une calamité publique s’appesantissait sur la France ; l’on s’abordait par ces mots empreints d’un douloureux accablement : — Mirabeau est mort ! — Les larmes coulaient de tous les yeux. La foule éplorée suivit religieusement les cendres du grand orateur qui furent déposées au Panthéon. Deux voix cependant, deux voix prophétiques, s’élevant seules au-dessus de ce concert de regrets civiques, protestèrent contre ce pieux hommage rendu à la mémoire d’un traître :

« — Pour moi, — écrivit Camille Desmoulins dans son journal, — lorsque l’on eut levé le drap mortuaire qui couvrait le corps de Mirabeau, et à la vue d’un homme que j’avais idolâtré, j’avoue que je n’ai pas senti venir une larme… et je l’ai regardé d’un œil aussi sec que Cicéron regardait le corps de César percé de vingt-trois coups. »

Enfin Marat, éclairé par l’inconcevable intuition dont il était doué, écrivait avec une exaltation farouche dans l’Ami du Peuple, le lendemain des imposantes funérailles de Mirabeau :

« — Rends grâce aux dieux, peuple ! Ton plus redoutable ennemi n’est plus ! il meurt victime de ses nombreuses trahisons, de la barbare prévoyance de ses complices (longtemps sa mort a été attribuée au poison). La vie de Mirabeau fut souillée de crimes. Qu’un voile désormais en cache le tableau hideux ! Ce récit scandaliserait les vivants, et ton ennemi ne peut plus te nuire, ô peuple ! garde tes larmes pour tes défenseurs intègres. Souviens-toi qu’il ne fronda la cour que pour capter tes suffrages… Tu lui dois les funestes décrets qui t’ont remis sous le joug d’un roi, et rivé tes fers : — Le décret de la loi martiale ; — le décret du veto suspensif (accordé au roi), de l’initiative de la proposition de paix ou de guerre (aussi accordé au roi) ; le décret de l’indépendance des députés ainsi soustraits à la vigilante surveillance du peuple ; — le décret du pouvoir exécutif suprême (la royauté) ; — le décret de la félicitation des assassins de Metz ; — le décret de la permission d’émigrer accordée aux conspirateurs. — Jamais Mirabeau n’éleva la voix en faveur du peuple que dans des circonstances insignifiantes… Quoi ? au Panthéon ? Mirabeau… lui… lui ! au Panthéon ! Quel homme intègre voudra reposer auprès de lui ! Les cendres de Rousseau, de Montesquieu frémiraient de se trouver en compagnie de ce traître ! Et moi, l’Ami du peuple, j’en serais inconsolable ! Ah ! si jamais la liberté s’établissait en France, si jamais quelque législateur, se souvenant de ce que j’ai fait pour la patrie, était tenté de me décerner les honneurs du Panthéon, je proteste ici hautement contre ce sanglant affront ! J’aimerais mieux ne jamais mourir ! »

Étrange prophétie ! Les papiers secrets de Mirabeau, découverts le 10 août 1792, dans l’armoire de fer des Tuileries, ayant révélé les preuves irrécusables de sa trahison, la Convention nationale, le 27 novembre 1793 rendait cet arrêt mémorable :

« — La Convention nationale, considérant qu’il n’y a pas de grand homme sans vertu, décrète que le corps d’Honoré-Gabriel Riquetti Mirabeau sera retiré du Panthéon. Le corps de Marat y sera transféré. »

Ah ! fils de Joël ! n’oubliez jamais ces paroles sacrées : Il n’y a pas de grand homme sans vertus… Car nul ne fut plus grand par le génie que Mirabeau ! Et si la probité, le désintéressement, l’amour du peuple, méritaient les honneurs insignes du Panthéon, combien d’autres patriotes en eussent été dignes ; car à ces vertus civiques incontestables chez Marat, ils ne joignaient pas son exécrable monomanie de meurtre, sinistres hallucinations d’un esprit malade et d’un cerveau souvent égaré.

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La mort inattendue de Mirabeau, déconcertant la cour, lui ôtant l’espoir de dominer, de désarmer, de vaincre la révolution par l’Assemblée nationale, dont le grand tribun avait eu l’audacieuse présomption de répondre comme de lui-même, la cour et Louis XVI résolurent d’exécuter un projet dès longtemps mûri, et déjà vainement tenté à Versailles, lors des journées des 5 et 6 octobre 1789. Tel était le projet :

« — Le roi se réfugierait dans une place forte de nos frontières ; et là, au milieu de troupes dévouées, commandées par un général royaliste (le Marquis de Bouillé), Louis XVI protesterait solennellement à la face de l’Europe contre l’usurpation et les actes de l’Assemblée nationale, invoquerait hautement la royale solidarité qui devait liguer tous les souverains contre la révolution française et l’exterminerait avec leur concours. »

Ce projet criminel, Louis XVI fut sur le point de le réaliser. Cependant Marat, toujours vigilant, toujours prophétique, ou incroyablement bien renseigné, avait, quelques jours avant la fuite du roi, dénoncé le fait en ces termes dans L’Ami du Peuple (16 juin 1791) :

« — … L’on veut à toute force entraîner le roi dans les Pays-Bas, sous prétexte que sa cause est celle de tous les rois de l’Europe ! Vous serez assez imbéciles pour ne pas prévenir la fuite de la famille royale. Parisiens… insensés Parisiens ! ! je suis las de vous le répéter ! retenez le roi et le dauphin dans vos murs, gardez-les avec soin ; renfermez la reine, son beau-frère et sa famille. La perte d’un jour peut être fatale à la nation et creuser la tombe de trois millions de Français. »

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Moi, Jean Lebrenn, je joins ici quelques fragments de mon journal où j’ai écrit presque quotidiennement les événements de cette immortelle époque. Ces extraits vous donneront, fils de Joël, un tableau assez exact de la situation de Paris lorsque l’on y apprit la fuite du roi, effectuée dans la nuit du 21 juin (1791).


21 juin 1791. — Aujourd’hui, dès le matin, le bruit du départ de Louis XVI a circulé dans Paris. Victoria, étant allée acheter nos provisions de la journée, est soudain revenue m’apprendre la fuite du roi, confirmée par cette proclamation des représentants du peuple, affichée, colportée dans les rues et dont ma sœur me remit un exemplaire :


Au nom de l’Assemblée nationale.
« Citoyens,

» Le roi est en fuite… Des mesures sévères sont prises pour suivre les traces des machinateurs de l’évasion. — Les représentants du peuple pourvoiront au salut public. — Toute émeute, toute atteinte aux propriétés seront considérées comme crimes de lèse-nation. — Les ministres seront admis aux séances. — Les décrets de l’Assemblée nationale auront force de loi dans le royaume. — Le comité militaire veillera à la sûreté intérieure.

» 22 juin 1791.

» Le Président de l’Assemblée nationale. »...............................


— Frère… tu le verras… ces bourgeois de la Constituante perdront cette occasion légale, comme ils disent, et peut-être unique de longtemps, d’en finir avec leur système bâtard et de proclamer la république… Ne tentent-ils pas déjà de mettre Louis XVI hors de cause, de l’innocenter d’avance en parlant des machinateurs de son évasion… comme s’il n’était pas, lui, personnellement responsable de sa conduite.

Telles furent les premières paroles de ma sœur. Les événements lui ont, hélas ! donné raison. Nous sommes sortis afin de parcourir Paris, et de nous rendre compte de l’impression causée par la fuite du roi, nous attendant à quelque grand mouvement populaire dans cette circonstance décisive ; une foule innombrable encombrait surtout le jardin du Palais-Royal, la place du Palais-Royal, la place de l’Hôtel-de-Ville, les abords des Tuileries et de l’Assemblée nationale. À dix heures du matin, la municipalité fit tirer trois coups de canon en signe d’alarme au moment où l’on placardait le décret de l’Assemblée nationale relatif à l’évasion de Louis XVI ; le tocsin sonnait, les tambours de la garde nationale battaient le rappel : des dragons, des officiers de l’état-major de La Fayette, des Bleuets, comme on les appelle, passaient au galop dans les rues et portaient des ordres, tandis que de nombreuses patrouilles de la garde soldée parcouraient la ville. Les bourgeois semblaient généralement atterrés ; leur roi, par son évasion, qu’ils flétrissaient d’insigne lâcheté, — « les laissait sans bouclier exposés au déchaînement du peuple. » — Je cite ces paroles textuelles, nous les avons entendu prononcer aux abords du Louvre, tandis que des gens du peuple, montrant le bâtiment des séances de l’Assemblée, disaient énergiquement : « — Notre roi est là dedans. Louis XVI peut f… le camp où il voudra. » — Nous avons rencontré, dans la rue du Coq, M. Hubert. Je le voyais pour la première fois depuis mon entrevue avec lui, lorsque j’avais demandé mademoiselle Desmarais en mariage. M. Hubert, vêtu de son uniforme, se rendait à sa section, où était convoqué le bataillon du district des Filles Saint-Thomas qu’il commandait, et plus que jamais composé de royalistes ou d’ardents contre-révolutionnaires : M. Hubert m’aborda brusquement et me dit avec une amertume courroucée :

— Hé bien… le roi est parti ?… Vous croyez triompher… citoyen ?… C’est trop tôt… l’Assemblée nationale, si pourrie qu’elle soit (textuel), ne veut à aucun prix de la république. La garde nationale n’en veut pas non plus, de la république !… et si les sans-culottes ont des piques, nous avons des fusils et des canons… nous allons le prouver au peuple, s’il bouge… Nous défendrons la constitution jusqu’à la mort !

— Il faudrait au moins savoir ce que vous prétendez défendre ? — reprit Victoria avec un rare bon sens. — La constitution reconnaît un roi héréditaire… ce roi s’évade nuitamment comme un larron ; il emmène avec lui l’héritier de la couronne… Les frères, les parents de ce roi ont émigré à l’étranger, qu’ils soulèvent contre la France ! Le duc d’Orléans a cent fois déclaré qu’il répudiait avec horreur tous ses droits éventuels au trône… Or, quel roi ? quelle dynastie nouvelle la constitution intronisera-t-elle en remplacement du fuyard ?… La force des choses impose donc la république.

M. Hubert, interdit de ce raisonnement d’une logique excellente, resta muet un moment, puis il reprit avec impatience :

— Citoyenne ! quand nous devrions forcer l’Assemblée de nommer provisoirement La Fayette protecteur du royaume, nous préférerions ceci à la république des sans-culottes et de la lanterne ; d’ailleurs, l’Assemblée a déjà envoyé des commissaires à la poursuite du roi. Ils l’atteindront, je l’espère, avant qu’il n’ait gagné la frontière.

— … De sorte, — dis-je à M. Hubert, — que s’ils le rattrapent, voilà ce souverain réfractaire condamné à la royauté constitutionnelle à perpétuité… par les bourgeois ?

— Peu nous importe ! Nous abhorrons la république et nous la combattrons jusqu’à la mort ! — s’écrie M. Hubert. — Et s’adressant à moi, il ajouta : — Voilà sans doute une de ces journées où nous allons nous trouver face à face et en armes… citoyen Lebrenn ?… ainsi que je vous l’ai prédit le jour où, confiant dans les principes égalitaires de mon avocat de beau-frère, vous êtes venu naïvement lui demander sa fille en mariage… — Et M. Hubert ajoute d’un ton sardonique : — À propos, avez-vous des nouvelles de Charlotte ?

— Oui, citoyen… elle m’a fait avant-hier l’honneur de m’écrire de Lyon, où elle réside toujours…

— Quoi !… elle a l’audace de vous écrire ?

— Mademoiselle Desmarais a la bonté d’avoir très-souvent cette audace-là, et moi j’ai l’audace de lui répondre…

— Citoyen Lebrenn, mon couard de beau-frère a beau voter avec l’extrême gauche de la Constituante et, par peur, affecter des opinions populacières que sa conscience réprouve, Charlotte ne sera jamais votre femme… retenez ceci !

— J’attendrai, citoyen Hubert.

— Vous attendrez cela plus longtemps que les balles que nous allons vous envoyer, si vous tentez quelque chose aujourd’hui… — dit M. Hubert en s’éloignant.

Un flot de la foule nous entraîna, Victoria et moi, vers le château des Tuileries[2]. Les factionnaires, placés au pied du grand escalier, laissaient monter dans les appartements toutes les personnes qui se présentaient, se bornant à leur recommander de ne rien soustraire, de ne rien dévaster. Ces recommandations furent scrupuleusement observées. Nous avons été, ma sœur et moi, frappés de l’ordre incroyable qui présidait à cette étrange visite de milliers de curieux de toute condition, mais, en immense majorité, appartenant comme nous au populaire. L’on interrogeait les sentinelles placées dans l’intérieur du palais.

« — Mais par où et comment a-t-il pu filer… ce gros Veto ? — disait à nos côtés un artisan à l’un des factionnaires. — Il n’est pourtant pas capable de passer par le trou d’une serrure… celui-là ?

» — Nous n’en savons, ma foi, rien, citoyens ! — répondit la sentinelle. — Ce matin, nous avons été aussi surpris que vous en apprenant la fuite de l’exécutif. »

Nous avons vu dans la chambre de Marie-Antoinette, et tranquillement assise sur le lit royal, une marchande de cerises, son éventaire devant elle, et ne songeant qu’à son modeste commerce, sollicitant les acheteurs en criant :

« — Cerises de Montmorency ! qui veut des belles cerises ?

» — Quand les chats sont partis, les rats dansent ! » — criaient des enfants en dansant une ronde dans le grand salon, tandis que des gardes nationaux, décrochant des boiseries un portrait en pied de Louis XVI, tournaient la peinture du côté du mur en disant :

« — Va ! lâche ! va, traître ! tu n’es plus digne de voir la lumière du jour ! »

« — Vous n’avez pas su seulement garder le roi ! — disait à un factionnaire une des amazones des 5 et 6 octobre. — Vous, des hommes… vous le laissez s’enfuir… ce gros Veto, que nous, des femmes, nous avions ramené de Versailles !

» — Vous nous aviez fait là un joli cadeau, citoyennes ! — répondit le factionnaire. — Il n’y a, fichtre, pas de quoi vous vanter ! »

« — Moi, porter un bonnet de l’Autrichienne… fi donc ! » — disait, en foulant aux pieds un riche bonnet de la reine trouvé sur un meuble, une jeune fille que sa compagne voulait, en riant, coiffer de ce bonnet. Nous ne vîmes pas, ma sœur et moi, commettre aux Tuileries le moindre dégât, le moindre larcin. La foule semblait uniquement partagée entre une curiosité railleuse et une indignation légitime, en considérant les immenses et somptueux appartements de ce prince, « qui se plaignait de l’insuffisance des quarante millions de sa liste civile, qui, disait-il, ne lui permettait pas les commodités de la vie. » En sortant du château, nous avons descendu les boulevards, afin de gagner le faubourg Saint-Antoine. Partout se manifestait l’aversion pour la royauté, le mépris pour la personne de Louis XVI ; partout, sur les enseignes des boutiques, ou sur les écriteau des rues, l’on effaçait les mots : roi, reine, Bourbon, etc., etc. À mesure que nous pénétrions davantage dans les quartiers populaires, nous avons remarqué, au sujet de la fuite du roi, une profonde indifférence, ou une sorte d’allégement mêlé de vagues aspirations républicaines. À l’inverse de l’instinct égoïste et aveugle de la bourgeoisie, l’instinct du peuple lui disait clairement que la république pouvait seule défendre, sauver, compléter les conquêtes de la révolution. Le bon sens des masses exprimait leur sentiment avec une naïveté pleine de force. J’ai entendu dire à une femme du faubourg Saint-Antoine :

« — Le gros Veto » (sobriquet donné à Louis XVI depuis l’adoption de la loi du veto suspensif, loi si profondément antipopulaire) ; — « le gros Veto est donc parti ? Ma foi, ça prouve que l’on peut joliment bien dormir sans roi ; car, cette nuit, je n’ai fait qu’un somme… et, durant le jour, je gagerais que je ne m’apercevrai pas davantage que nous n’avons plus de roi ! ! »

Plusieurs organes de la presse patriote, du 22 juin (1791), encourageaient les tendances républicaines, soit en demandant ouvertement la république, soit en y préparant les esprits, en exigeant la déchéance de Louis XVI, qui, par sa désertion de son poste, déchirait le contrat qui l’unissait à la nation. L’un des rares républicains de 1791, Bonneville, écrivait ce jour-là, dans la Bouche de fer, organe du Club social, présidé par l’ex-curé Claude Fauchet, excellent patriote :

« —… Avez-vous remarqué, citoyens, comme on est frère quand le tocsin sonne ? quand on bat la générale, et que les rois ont pris la fuite ?… — Plus de rois ! Pas de dictature ! Pas de régents ! Pas de protecteurs ! Pas d’empereurs ! Notre ennemi, c’est notre maître, je vous le dis en bon Français. — Point de La Fayette ! Point de d’Orléans ! Le règne de la loi… de la loi seule… et faite pour tous ! — D’Orléans est un ambitieux ; le sire Moittié, marquis de La Fayette, est toujours moitié l’un, moitié l’autre. — Voulez-vous absolument une formule de serment ? Faites celui-ci : — Je périrai, ou nous serons sans maître ! »

Le club des Cordeliers fit dès le matin placarder cette affiche :


« Citoyens !

» L’Assemblée législative a décrété l’esclavage de la France en décrétant l’hérédité de la couronne !

» Nous demandons… et vous demanderez, avec nous, l’abolition de la royauté… La France doit être république.

» Vive la république !

» Legendre, président. »...............................


Cet énergique appel républicain et l’influence du numéro de la Bouche de fer furent immenses dans les faubourgs ; l’on s’arrachait littéralement la feuille de Bonneville, l’on se répétait, en le commentant, ce vieil axiome du fabuliste d’une éternelle vérité : Notre ennemi, c’est notre maître. — Et l’on disait comme Bonneville : Plus de rois ! Pas de régents ! Pas de protecteurs ! Pas d’empereurs ! Périssons, ou soyons sans maîtres ! Marat, dans l’Ami du peuple de ce jour, se livrait aux égarements de sa monomanie déplorable, à l’endroit de la dictature et de l’extermination, mais donnait cependant d’excellents conseils dans son manifeste, dont voici quelques extraits :

« — … Citoyens, Louis XVI a pris la fuite cette nuit… Ce roi parjure, sans foi, sans pudeur, sans remords, est allé rejoindre les rois étrangers, ses complices. La soif du pouvoir absolu, qui dévore son âme, le rendra bientôt assassin féroce. Il reviendra se baigner dans le sang de ses sujets, qui refusent de se soumettre à son joug tyrannique… En attendant, il se rit de la sottise des Parisiens, qui ont eu foi à ses serments… Citoyens, vous êtes perdus, si vous prêtez l’oreille à l’Assemblée nationale, qui ne cessera de vous cajoler, de vous endormir, jusqu’à l’arrivée de l’ennemi sous vos murs !! Faites partir à l’instant des courriers pour les départements ; appelez les fédérés bretons à votre secours ; emparez-vous de l’arsenal ; désarmez les alguazils à cheval, les gardes des ports, les chasseurs des barrières, la troupe soldée… tous contre-révolutionnaires… Citoyens, nommez sur l’heure un dictateur impitoyable ! qui, du même coup, fasse tomber la tête des ministres, de leurs subalternes, de La Fayette, de tous les scélérats de son état-major, de tous les contre-révolutionnaires, de tous les traîtres de l’Assemblée nationale. »

Camille Desmoulins caractérisait ainsi, dans les Révolutions de France, avec sa verve railleuse, la situation présente :

« — … Le roi a couché la nation en joue, le coup a raté… à la nation de tirer maintenant. Sans doute elle dédaignera de se mesurer contre un homme désarmé, fût-ce un roi !! et je serais le premier à tirer en l’air… mais il faut que l’agresseur me demande la vie… »

Des placards, des inscriptions de toute nature, affichés sur les murs de Paris, agissaient puissamment sur l’opinion publique dans le sens d’un mouvement républicain. Nous avons lu, au coin de la rue Saint-Victor, placardés, ces beaux vers, dont ma sœur a pris copie : 


« Songez qu’au Champ-de-Mars à cet autel auguste,
» LOUIS nous a juré d’être fidèle et juste !
» De son peuple et de lui tel était le lien.

» Il nous rend nos serments puisqu’il trahit le sien.
» Si parmi vous, Français, il se trouvait un traître
» Qui regrettât le roi et QUI VOULÛT UN MAÎTRE,
» Que le perfide meure au milieu des tourments ;
» Que sa cendre coupable, abandonnée aux vents,
» Ne laisse ici qu’un nom plus odieux encore
» Que le nom des tyrans que l’homme abhorre ! »

À ces vers émanés du club des Cordeliers, était joint le placard suivant :


« — Les Français libres composant la société des amis des droits de l’homme ou du citoyen, le club des Cordeliers déclare qu’elle renferme autant de tyrannicides que de membres. Tous ont juré de poignarder les tyrans qui oseraient attenter à notre liberté.

» Legendre, président,...............................
» Colin, Champion, secrétaires. »...............................


Au faubourg Saint-Marceau, nous avons vu des hommes, des femmes, des enfants ivres de joie danser autour d’un arbre de la liberté en répétant cette chanson populaire improvisée pour les circonstances, sur l’air de Marlborough :

« VETO s’en va-t’en guerre,
» Mironton-ton-ton-mirontaine ;
» Il part à la légère,
» Mais il lui en cuira ! »

(Le second couplet, mis dans la bouche de Louis XVI, faisait ainsi allusion à ses fonctions de roi constitutionnel gagé par la nation.)

« J’gagnerai ma nourriture,
» Mironton-ton-ton-mirontaine,
» Je vous f’rai une serrure
» Dont vous gard’rez la clef.

» Je m’ennuie d’ma couronne !
» Mironton-ton-ton-mirontaine,
» J’la laisse à qui me donne
» Du vin de Malaga !

» Dites qu’on m’en apporte,
» Mironton-ton-ton-mirontaine,

» Et mettez sur ma porte :
» C’EST LE DERNIER DES ROIS. »

Vers la fin de la journée, le journal la Bouche de fer donnait, dans un supplément, la proclamation adressée aux Français par Louis XVI fugitif, pièce saisie chez Laporte, l’un des affidés de la cour et chargé de la faire imprimer, placarder à Paris. Cette pièce, transmise au bureau de l’Assemblée, ne laissait aucun doute sur les projets et sur la trahison de Louis XVI.

« — Le roi, — est-il dit dans ce manifeste, — a longtemps espéré de voir l’ordre et le bonheur renaître par l’Assemblée, il renonce à cette espérance ; la sûreté des personnes et la propriété sont compromises ; l’anarchie est partout. Le roi, se considérant comme captif depuis son séjour forcé à Paris, proteste contre tous les actes de l’assemblée, contre la constitution qui outrage l’Église, — avilit la royauté, la subordonne à l’Assemblée, la réduit à une liste civile insuffisante, etc., etc. — D’après ces motifs, — dit Louis XVI en terminant, — dans l’impossibilité où je suis d’empêcher le mal, il faut chercher ma sûreté ! Français ! vous que j’appelais les habitants de ma bonne ville de Paris, méfiez-vous des factieux ! Revenez à votre roi. Il sera toujours votre ami, quand notre sainte religion sera respectée ! quand le gouvernement sera stable ! et la liberté établie sur des bases inébranlables !

» Signé Louis. »...............................

Bonneville, après avoir cité cette proclamation in-extenso, la flétrissait énergiquement et terminait ainsi son article en s’adressant à Louis XVI :

« — … Perfide ! tu as voulu imiter le toi Jean qui appela les Brabançons et les bulles du pape pour l’aider à violer la foi promise et anéantir la grande charte d’Angleterre, signée, disait-il, malgré lui ; tu ne réussiras pas davantage ! »

Aux abords de la Bastille et sur quelques décombres de la forteresse, un jeune citoyen qui, par la recherche de sa mise, sa coiffure soigneusement poudrée, semblait appartenir à la haute bourgeoisie, fit la motion suivante :

« — Messieurs, il serait très-malheureux dans l’état actuel des choses, que le roi perfide et scélérat nous fût ramené ! Qu’en ferions-nous ?… (Bravo ! bravo ! ) Ce transfuge viendrait comme Thersite, verser ces larmes grasses dont parle Homère ! Donc, si l’on commet l’énorme faute de nous ramener Louis XVI, je fais cette motion : — Qu’on expose ce ci-devant pendant trois jours à la risée publique. Qu’on le conduise ensuite par étapes jusqu’à la frontière… et que là… les commissaires de la république qui l’auront escorté donnent solennellement à ce dernier des rois… du pied au c… »

Cette motion originale, empreinte d’un si plaisant, mais si ferme dédain de la royauté, fut accueillie par des éclats de rire et des applaudissements universels. En ce moment, des citoyens assemblés sur le boulevard Saint-Antoine, devant l’enseigne d’un magasin portant ces mots : au bœuf couronné, s’écriaient gaiement : — À bas l’enseigne ! — faisant ainsi allusion à la corpulence du monarque. Ailleurs nous vîmes porté au bout d’une pique surmontée d’un bonnet rouge, un écriteau ainsi conçu :

« — Le dernier des rois s’est évadé de son repaire dans la nuit du 21 au 22 juin… Récompense honnête à celui qui, le trouvantne le ramènera pas. »

Partout enfin, les citoyens raturaient avec indignation, sur le second manifeste de l’Assemblée affiché à la fin du jour, ces mots : enlèvement du roi, que les constitutionnels, dans le dessein déjà prémédité d’innocenter Louis XVI, avaient eu l’inconcevable audace de substituer à fuite du roi ; les monarchiens espérant ainsi persuader la population que, seul, l’entourage du roi était coupable d’une fuite à laquelle on avait contraint ce prince !

« — Enlever malgré lui le gros Veto, qui pèse trois cents livres ?… L’Assemblée veut nous faire croire cette bourde ! — disait un fédéré fumant sa pipe et haussant les épaules en lisant l’affiche. — Ah, ça ! décidément, citoyens, le Législatif prend le peuple souverain pour une cruche ! ! »

En un mot, telle était l’indifférence profonde ou la satisfaction instinctive des masses au sujet de la fuite de Louis XVI, que les journaux royalistes eux-mêmes étaient forcés de rendre hommage à la paisible attitude de la population. L’Ami du roi du 23 juin (1791), rédigé par l’aristocrate Royou, disait :

« — … Quel a dû être l’étonnement, la confusion des factieux lorsqu’ils ont vu ce même peuple qu’ils croyaient si furieux, si passionné pour la révolution, attendre si paisiblement le nouvel ordre de choses que l’éloignement du roi semblait présager ? Les factieux ont prétendu se faire un mérite de cette tranquillité vraiment miraculeuse, eux qui comptaient sur un pillage et sur un massacre universel ! ! »

En résumé, tel était donc, le 21 juin 1791, l’état des esprits à Paris : la majorité de la bourgeoisie, consternée de l’évasion de SON roi, était résolue, dans le cas où les commissaires de l’Assemblée dépêchés à sa poursuite ne pourraient atteindre et ramener Louis XVI, de s’abriter derrière le protectorat provisoire offert à La Fayette, si toutefois l’on ne parvenait à obtenir du duc d’Orléans, grâce à ses affidés Laclos, Louvet et Sillery, qu’il reniât ce serment tant de fois répété par lui : — « qu’il jurait de répudier ses droits éventuels au trône, » et qu’il acceptât la royauté constitutionnelle. Le peuple, enchanté d’être débarrassé du roi, aspirait à la république, autant par la sûreté de son instinct du salut public, que par les généreuses et patriotiques inspirations de plusieurs organes de la presse révolutionnaire.

D’où vient donc, fils de Joël, que les fermes tendances républicaines de la population de Paris ne se manifestèrent par aucun acte durant cette importante journée du 21 juin (1791), qui pouvait, qui aurait dû être si décisive ? Cette inertie, il faut d’abord l’attribuer à la conduite absurde, criminelle, de l’Assemblée nationale, tellement aveuglée par son égoïste amour de la royauté bourgeoise, qu’elle voulait innocenter la navrante trahison de Louis XVI, et replacer à tout prix, sur un trône qu’il désertait, ce roi parjure, lequel, intronisé de nouveau et malgré lui, devait forcément de nouveau conspirer avec ses complices de l’intérieur et de l’extérieur contre une constitution qu’il abhorrait, témoin le manifeste laissé par lui après son départ et signé de sa main. Mais ce qui surtout paralysa les aspirations républicaines du peuple, ce fut, sauf l’énergique attitude du club des Cordeliers, la mollesse, l’indécision, le manque d’initiative du club des Jacobins et du Club social, desquels le peuple attendait toujours l’impulsion aux jours de l’action, de même qu’il recevait de la presse patriotique son impulsion morale. Oui, fils de Joël, telle était encore la puissance de la tradition et du préjugé monarchiques, que, sauf Camille Desmoulins, Bonneville, Condorcet, Legendre et quelques autres en petit nombre (Robespierre croyait politique de dissimuler encore ses tendances républicaines), les révolutionnaires n’avaient pas encore conscience de cette vérité, que nous ne saurions trop répéter : — « Le gouvernement constitutionnel de 1791, si amoindrie, si subordonnée qu’y fût la royauté, était impuissant à défendre, à maintenir les conquêtes de la révolution. Le gouvernement avait son ennemi capital dans Louis XVI, chargé du pouvoir exécutif ; ce prince ne voyait-il pas, ainsi qu’il le disait dans son manifeste, la monarchie outragée, avilie en lui ? Enfin, les souverains étrangers devaient se coaliser, se coalisaient ouvertement depuis plusieurs mois, afin d’anéantir ce précédent d’un si funeste et si contagieux exemple pour leurs peuples : — le pouvoir royal soumis à l’omnipotence d’une assemblée bourgeoise élue par le suffrage universel ; — donc, seule, la république, en prenant hardiment, au grand jour, la cause des peuples contre les rois, et jetant, pour gage de défi et de combat, la couronne de Louis XVI, oui, seule, la république pouvait, ainsi qu’elle le fit plus tard, de 1792 à 1794, défendre, sauver, affermir et conserver la révolution. »

Cette vérité, si simple, si claire, pénétrée par le peuple, grâce à la lucidité de son excellent bon sens, échappa cependant à l’esprit de la plupart de ses meilleurs amis, ses guides habituels. Les citoyens, durant cette longue journée de vaine attente, s’abordaient en se disant : — Que font donc les Jacobins, les Cordeliers, le Club social ? — Ils ne nous donnent aucun avis, aucun signal. La Bouche de fer, les Révolutions de Paris, l’Ami du peuple nous disent, et ces journaux ont raison : — Louis XVI est déchu du trône. — Il ne nous faut plus ni rois, ni régents, ni protecteurs, ni empereurs. — Pourquoi donc n’ajoutent-ils pas : « — Debout, peuple du 14 juillet ! Debout, peuple des 5 et 6 octobre ! Présente-toi à la barre de l’Assemblée nationale, et là, au nom de ton droit souverain, au nom de la constitution elle-même, demande à tes représentants la déchéance de la royauté. Si l’Assemblée te refuse, et viole ainsi la constitution qu’elle a jurée, reprends tes pouvoirs des mains de tes mandataires infidèles ; rassemble-toi dans tes comices, nomme une Convention nationale et charge-la de proclamer la république… Enfin, si tes mandataires tentent de repousser, par la force des baïonnettes de La Fayette, tes légitimes demandes, alors, aux armes, peuple ! aux armes ! Que ton cri de guerre soit : — Vivre libre… sans maître… ou mourir ! ! »

Oui, voilà ce que dans la journée, Victoria et moi, nous avons entendu répéter de tous côtés. Mais, malgré l’énergie des vœux populaires, la séance du club des Jacobins, à laquelle nous sommes allés assister ce soir, a ruiné notre dernière espérance de voir ces vœux réalisés !

Ô fils de Joël ! jamais je ne saurai vous dépeindre avec quelle émotion patriotique, mêlée de respect, nous autres contemporains des grandes journées de la révolution nous pénétrions dans cette vieille salle du couvent des Jacobins de la rue Saint-Honoré, salle immense, aux murailles de pierres noircies et dégradées par le temps, seulement éclairées par quelques chandelles placées sur la table grossière servant de bureau, et derrière laquelle se tenaient le président du club et ses secrétaires. Dans cette même salle, il y a deux siècles et plus, vous le savez, fils de Joël, lors de la nuit de la Saint-Barthélemy, la sainte ligue de l’Église de Rome, des fils de Loyola, des Guisards et de Philippe II, cet inquisiteur couronné, qui rêvait le sanglant holocauste de la France à son abominable Dieu, cette sainte ligue armait de poignards le fanatisme sauvage des moines jacobins, et les lançait au massacre des réformés, ces républicains de leur temps, nos courageux précurseurs… De nos jours aussi, le fanatisme règne sous ces voûtes sombres, où s’assemblent les nouveaux jacobins ; mais c’est le fanatisme de la révolution, le divin fanatisme de l’égalité, de la liberté, de l’affranchissement des opprimés, de l’avènement des déshérités, de la régénération du vieux monde ! Oui, remplacez le croyant de la religion romaine par le croyant de la religion de l’humanité ; l’apostolat de l’asservissement des hommes au nom du Seigneur, par l’apostolat de leur délivrance au nom de leurs droits et de leurs devoirs, et vous aurez le jacobin de nos jours ! Remplacez la haine du savoir et de ses vives lumières par la haine de l’ignorance et de ses ténèbres, et vous aurez un jacobin de nos jours ! Remplacez les ignobles vices inhérents à tout ordre monacal, sa crasse fainéantise, son égoïsme de caste, son obédience servile, sa foi hébétée, sa superstition féroce, son dégradant effacement de soi-même, son stupide renoncement à toute pensée, à toute volonté. Oui, remplacez ces abjections par le respect et la dignité de soi, par l’inflexibilité de fières et fortes convictions, par l’inexorable surveillance de toute autorité responsable de ses actes ; remplacez, enfin, une créance aveugle en des dogmes dont se révolte la raison, par une foi éclairée dans les vérités impérissables de la morale, de la justice éternelle, et vous aurez le jacobin de nos jours ! Austère, rigide, soldat et apôtre à la fois, vous le verrez, plus tard, d’une main menaçant de son glaive les rois coalisés contre la révolution française, et de l’autre main appelant fraternellement à l’indépendance les peuples étrangers, en leur montrant la Déclaration des droits de l’homme, cet évangile de l’avenir et de la république universelle !

Oui, fils de Joël, tels sont les jacobins de nos jours. Aussi, vous le disais-je, le lieu de leurs séances, leur club central, est l’église révolutionnaire la plus fréquentée du peuple… Ah ! c’est que dans ce forum plébéien se débattent toujours les grandes questions qui agitent Paris, la France, l’Europe ! Ah ! c’est que de ce foyer brûlant de patriotisme rayonnent les vertus civiques… l’ardeur révolutionnaire qui d’un bout à l’autre du pays vont embraser tous les cœurs… Ah ! c’est que là seulement est l’école politique du prolétaire ; là seulement il prend directement part à la chose publique ; et au milieu de ces orageux débats, s’élucide, se formule son opinion qui souvent pèse ensuite d’un poids immense et légitime sur les délibérations ou les actes de ses mandataires composant l’Assemblée nationale… C’est encore du haut de la tribune retentissante des Jacobins que les citoyens vigilants épient et signalent les manœuvres de nos ennemis, surveillent incessamment les fonctionnaires publics de quelque rang qu’ils soient ; c’est de cette tribune populaire que partent les premiers cris de défiance ou d’alarme, et souvent la trahison effrayée s’arrête dans son œuvre !… C’est enfin de cette tribune que les patriotes, à l’approche des grands périls, réveillent l’opinion publique attiédie, abusée ou endormie, l’activent, la surexcitent, rallument en elle la fièvre révolutionnaire, et plus tard à ces mots sacrés : la patrie est en danger ! ! retentissant d’écho en écho depuis la tribune de l’Assemblée nationale jusqu’aux voûtes sonores des Jacobins, un million de volontaires se lèveront en masse, et, courant aux frontières, accompliront des prodiges d’héroïsme, sauveront la révolution, la France et la république.

Pourquoi faut-il donc que, par une inexplicable erreur de jugement ou de tact politique, erreur d’ailleurs momentanée, les jacobins, le 21 juin 1791, jour de la fuite de Louis XVI, n’aient pas répondu à la juste attente, aux vœux du bon sens du peuple, qui jugeait parfaitement la situation ? Pourquoi les jacobins n’ont-ils pas profité de cette circonstance aussi favorable qu’inespérée : la désertion du roi, pour demander, pour exiger même de l’Assemblée nationale, au nom de la constitution, la déchéance du fuyard ? Ce premier pas dans la voie républicaine eût été décisif… Mais non, et ainsi que vous allez le voir dans cette séance, si profondément émouvante d’ailleurs, fils de Joël, la conduite des Jacobins fut indécise, équivoque et coupable ; car, en révolution, ne pas profiter de l’occasion est une faute irrémissible.

Lorsque, vers les huit heures du soir, nous sommes entrés, Victoria et moi, dans la salle des Jacobins, cette salle et les tribunes regorgeaient de spectateurs, attirés par l’importance des débats que devaient soulever les événements de la journée. Hommes, femmes, jeunes filles, étaient sous le coup d’une fiévreuse impatience, car l’un des caractères particuliers de notre révolution est l’intérêt passionné des femmes pour la chose commune ; déjà vous les avez vues et vous les verrez encore, fils de Joël, ces vaillantes Gauloises, prendre aussi virilement part à l’action qu’à la discussion, ainsi que leurs mères de la Gaule antique.

Le bruit tumultueux des grandes assemblées populaires s’apaise peu de temps après que les membres du bureau ont pris leur place ; le citoyen Prieur (de la Marne) préside le club, et à ses côtés sont ses secrétaires : Huot-Goncourt, Chéry fils, Lampidor et Danjou. La sonnette du président se fait entendre. Il annonce la lecture d’une adresse envoyée à toutes les sociétés fraternelles des départements correspondant avec le Club central. Ainsi se doit expliquer le fécond et merveilleux accord d’esprit et d’action que la société mère des jacobins imprimait à ses affiliées des provinces. Un profond silence règne bientôt dans la salle et dans les tribunes, le citoyen Danjou, l’un des secrétaires, donne lecture de l’adresse des jacobins à leurs frères des départements au sujet de la fuite de Louis XVI. Cette adresse est ainsi conçue[3] :

« Frères et amis,

» Le roi, égaré par des suggestions criminelles, s’est éloigné de l’Assemblée nationale. Loin d’être abattu par cet événement, notre courage et celui de nos concitoyens s’est élevé au niveau des circonstances. Aucun trouble, aucun mouvement désordonné n’a accompagné l’impression que nous avons sentie.

» Une fermeté calme et déterminée nous laisse la disposition de toutes nos forces ; consacrées à la défense d’une cause juste, elles seront victorieuses !!

» Toutes les divisions sont oubliées, tous les patriotes sont réunis. L’Assemblée nationale, voilà notre guide ; la Constitution, voilà notre cri de ralliement. »

Il me serait difficile d’exprimer la surprise, la déconvenue, je dirais presque la douleur qui succède parmi le peuple à la lecture de cet inconcevable manifeste, applaudi, accepté par presque tous les membres du club, mais accueilli par le silence glacial des tribunes… Quoi ! les jacobins semblent déjà presque innocenter Louis XVI en affirmant que : en s’éloignant de l’Assemblée, il a cédé à des suggestions criminelles ; ainsi donc, il n’a pas volontairement pris l’initiative de sa fuite ? Quoi, les jacobins, dans les circonstances actuelles, accepter pour guide l’Assemblée nationale !… l’Assemblée nationale si justement accusée depuis le matin de trahison ou de complicité avec le roi, puisqu’elle a osé afficher que Louis XVI avait été enlevé ! Quoi ! en ces conjonctures brûlantes, décisives, le langage des jacobins est aussi froid qu’ambigu ! Quoi ! ils ne soulèvent pas même la question de déchéance !… Et ce pâle, cet équivoque manifeste, va être la règle de conduite de tous les patriotes des départements, dont l’effervescence va atteindre à son comble en apprenant la fuite de Louis XVI ?

Telles sont les désolantes réflexions que nous entendons, Victoria et moi, s’exprimer autour de nous dans les tribunes, en suite de la silencieuse stupeur causée par la lecture du manifeste des jacobins. Cependant l’espérance se ranime soudain. Camille Desmoulins est entré dans la salle. Il a demandé la parole dès la porte, en élevant sa main vers le président avec sa pétulance habituelle ; puis il s’est dirigé vers la tribune, où il va prendre la parole, quoiqu’il soit membre du club des Cordeliers, le seul club franchement républicain de ce temps-ci, mais dont la popularité restreinte est complètement éclipsée par l’immense développement de celle des jacobins, qui rayonne sur la France entière.

— Ah ! voilà Camille ! — disait-on à nos côtés, avec un accent d’allégement, de confiance et d’espoir. — Il va mettre le feu aux poudres, lui !

— Il n’y manquera pas… car il s’exprimait hardiment aujourd’hui dans son journal sur la fuite du gros Veto !

— À quoi pensent donc les jacobins, eux si vigilants d’ordinaire ?

— Que voulez-vous, il faut les excuser… — a dit ma sœur à une jeune femme placée près de nous, — à force de veiller pour le peuple… ils se sont une fois endormis…

— S’ils dorment, — a répondu en souriant la jeune femme, — Camille va les réveiller…

— Écoutons… écoutons !…

Camille Desmoulins, très-jeune encore, et de qui la physionomie expressive, ironique et fine est aussi spirituelle que ses écrits, s’est élancé à la tribune, et, de sa voix incisive, il s’exprime ainsi dans la fougue de sa verve railleuse et mordante :

« — Citoyens, pendant que l’Assemblée nationale décrète… décrète… décrète… décrète… toujours, et décrète encore… tant bien que mal, et plutôt mal que bien… le peuple fait admirablement la police… et, se montrant non moins ami du provisoire que l’Assemblée nationale… il décrète que tout pillard sera provisoirement… accroché à la lanterne… En traversant tout à l’heure le quai de Voltaire, je vois La Fayette qui s’apprêtait à passer la revue des bataillons de bleuets, rangés sur ledit quai ; moi, convaincu du besoin de se réunir autour d’un chef, je cède à un mouvement d’attraction, qui m’entraîne vers le fameux cheval blanc… — Monsieur de La Fayette, lui criai-je, j’ai dit bien du mal de vous depuis un an, et je n’en pense pas moins. Voici l’heure de me convaincre de faux témoignage en sauvant la chose publique ! — Je vous ai toujours reconnu pour un bon citoyen, — me répond galamment le général en me tendant la main ; — le danger commun a réuni tous les partis. Il n’y a plus dans l’Assemblée nationale qu’un seul esprit. — Un seul esprit ? C’est peu pour une si nombreuse et si illustre assemblée, — ai-je reparti au général. — Mais pourquoi cet unique esprit de l’Assemblée affecte-t-il de placer dans ses décrets le mot enlèvement du roi, tandis que ce ci-devant écrit à l’Assemblée qu’on ne l’enlève point et qu’il part ? »

— Bravo, c’est cela… — crie-t-on dans les tribunes. — Il a raison ! — Voilà la question !

« — Je pardonne le mensonge à une servante qui ment dans la crainte d’être chassée si elle dit la vérité, — poursuit Camille Desmoulins ; — mais l’Assemblée n’est point, que je sache, la servante de l’exécutif présent ou fuyard ? L’Assemblée a trois millions de piques ou de baïonnettes à son service… D’où vient donc la bassesse ou la trahison qui lui ont dicté un si gros mensonge ? — Le roi enlevé ! — L’Assemblée corrigera cette faute de rédaction,
 — m’a répondu le général, et il a plusieurs fois ajouté : — La conduite du roi est bien infâme. — Je quittai le cheval blanc, en songeant que peut-être le pas immense que l’enlèvement de Louis Capet fait faire à l’ambition du général des deux mondes le pourrait bien ramener, en apparence, au parti populaire… ce dont, le cas échéant, il faudrait extrêmement se défier… citoyens… car La Fayette… »

Mais Camille Desmoulins s’interrompt, voyant Robespierre entrer dans la salle, et s’apprête à descendre de la tribune en disant avec un accent de cordiale déférence :

« — Voici mon ami et mon maître… à lui la parole ! !…

Sans la certitude d’entendre bientôt Robespierre, toujours si religieusement écouté, le public des tribunes eût doublement regretté l’interruption du mordant et spirituel discours de Camille Desmoulins, car il venait de toucher au vif de la question en flétrissant la conduite de l’Assemblée nationale que les jacobins, dans leur manifeste, signalaient au contraire à la France comme leur guide ; aussi les membres du club accueillirent-ils par de vifs murmures les paroles qui méritaient à Camille les applaudissements des tribunes. Mais l’espoir, la confiance qu’il avait fait naître, redoubla chez le peuple lorsqu’il vit apparaître Robespierre, l’un de ses orateurs les plus aimés, les plus vénérés, les plus méritants de l’être, par son admirable talent, par son infatigable énergie, par l’élévation de son caractère, par son intégrité, par l’austérité de ses mœurs et par son dévouement à la cause révolutionnaire. Pourquoi faut-il que tant de rares qualités aient été souvent gâtées par une défiance des hommes (sans en excepter les meilleurs patriotes) poussée parfois jusqu’à l’insanité, par une personnalité ombrageuse, atrabilaire, soupçonneuse, qui, obscurcissant la remarquable lucidité de son esprit, montrait à Robespierre des traîtres à la chose publique dans tous ceux qui prétendaient la servir, et la servaient par des moyens différents des siens.

Victoria et moi, nous fûmes ce soir-là témoins d’un fait singulier qui prouve l’inflexible roideur de caractère de Robespierre, son courageux dédain d’une basse et fausse popularité, qu’il ne sacrifia jamais au respect de soi-même, l’une de ses vertus civiques qu’il pousse jusque dans le soin extrême de sa personne et dans la propreté recherchée de ses vêtements. Il avait, selon sa coutume, les cheveux crêpés et poudrés ; il portait un habit bleu, des culottes de nankin, un gilet blanc à larges revers et des bas de soie ; il s’avançait lentement dans la salle, son chapeau à la main, le front penché ; sa figure pâle et grave trahissait de profondes préoccupations. Au moment où il entra, un homme qui se tenait près de la porte prit le bonnet rouge dont il était coiffé, et d’un geste impérieux le plaça sur la tête de Robespierre… Celui-ci, distrait de ses pensées, se retourne brusquement, prend le bonnet rouge et le jette à ses pieds en toisant d’un regard si ferme, si sévère l’auteur de cette inconvenance, que celui-ci recule d’un pas… et, sans mot dire, ramasse son bonnet… Les applaudissements unanimes des tribunes approuvent l’acte de Robespierre, qui, sans paraître remarquer ces applaudissements, continue de s’avancer lentement vers la tribune.

— Enfin, — disait-on à nos côtés, — Robespierre va achever l’œuvre tout à l’heure commencée par Camille… en démasquant la trahison de l’Assemblée !

— Oui, oui, à la voix de Robespierre cessera l’aveuglement des jacobins ; ils ont foi dans ses lumières, dans son civisme !

— Ils n’adresseront pas aux provinces ce pitoyable manifeste, que l’on croirait émané du Palais Royal (club monarchien).

— Maximilien va nous donner ces conseils qui jamais ne nous ont trompés !

Tout à coup un profond silence règne dans la salle ; les entretiens particuliers cessent. Robespierre est à la tribune… Ses traits, ordinairement impassibles comme un masque de marbre, sont empreints d’une ironie amère, et il s’exprime ainsi d’une voix brève, sonore, métallique que je crois entendre encore :

« — Ce n’est pas à moi, citoyens, que la fuite du premier fonctionnaire de l’État devrait paraître un événement désastreux… ce jour pouvait être le plus beau jour de la révolution. Il peut le devenir encore ! Le gain des quarante millions que coûtait l’entretien de l’individu royal serait le moindre des bienfaits de cette journée (bravos dans les tribunes). Mais pour cela, citoyens, il eût fallu prendre d’autres mesures que celles qui ont été adoptées par l’Assemblée nationale… et je saisis le moment où sa séance est suspendue pour venir ici vous parler de ces mesures… qu’il ne m’a pas été permis de proposer… »

À ces mots de Robespierre annonçant qu’il va parler des mesures à prendre pour que le jour de la fuite de Louis XVI devienne le plus beau jour de la révolution, l’attention des tribunes redouble ; tous les cœurs palpitent d’un fiévreux espoir ; plus de doute… Maximilien, en communion de vœux avec le peuple, va lui indiquer une mesure énergique et décisive… Les jacobins chuchotent et semblent surpris et inquiets du début de l’orateur. Il continue en ces termes :

« — Le roi, pour déserter son poste, a choisi le moment où les prêtres tentent de soulever contre la constitution tout ce que les lumières de la philosophie ont cependant laissé d’idiots ou d’aveugles dans les quatre-vingt-trois départements, le moment où l’empereur d’Autriche et le roi de Suède sont à Bruxelles pour recevoir ce prince déserteur et parjure… Cela ne m’effraye point, non !… Que l’Europe se ligue contre nous… La révolution vaincra l’Europe ! »

Cette affirmation de Robespierre, la révolution vaincra l’Europe, cette affirmation prophétique prononcée par l’orateur, sans emphase, mais avec un accent de conviction inexorable, froide et tranchante comme le fil du glaive, fait éclater les transports de la salle entière. Spectateurs et jacobins répètent avec enthousiasme :

— Oui, la révolution vaincra l’Europe !

— Qu’ils y viennent donc les vetos étrangers ! ! qu’ils y viennent ! — crie un fédéré des tribunes mettant son bonnet rouge à la pointe de son sabre et le brandissant, — vive la nation !

— Vive la nation ! — répète la salle avec un tonnerre d’applaudissements ; puis l’agitation se calme peu à peu.

« — Non, je ne crains pas les rois coalisés, — reprend Robespierre d’un ton de fier dédain ; — mais savez-vous, citoyens, ce qui m’épouvante ? C’est d’entendre nos ennemis parler le même langage que nous… c’est de les entendre acclamer comme nous qu’il faut se rallier pour défendre la constitution… Or, Louis XVI ne compte pas seulement sur l’appui des forces étrangères pour rentrer triomphant et implacable dans son royaume ; il compte aussi sur l’appui d’un puissant parti à l’intérieur qui prend aujourd’hui le masque du patriotisme, et l’Assemblée nationale est complice de ce parti ! »

— Oui, oui ! — crie-t-on avec force dans les tribunes, — l’Assemblée nationale nous trahit !

— Non, non… — s’écrie la majorité des jacobins. — Il faut nous rallier autour de l’Assemblée.

— C’est ce que dit votre adresse aux provinces, — réplique-t-on des tribunes. — Cette adresse, Robespierre la blâme et le peuple aussi !

— Silence dans les tribunes ! — s’écrient les jacobins. — L’Assemblée ne trahit pas ! — elle est fidèle à la constitution — que nous avons juré de défendre.

« — L’Assemblée nationale est complice du parti royaliste de l’intérieur, — reprend et répète Robespierre inflexible et avec un geste affirmatif qui soulève de nouveau les murmures des jacobins. — N’avez-vous pas vu ce matin l’Assemblée, par un lâche et grossier mensonge, déclarer que Louis XVI a été enlevé. Quels sont d’ailleurs les actes de l’Assemblée ? Elle conserve les ministres du roi déserteur, sous la surveillance illusoire des comités ! elle conserve le ministre de la guerre, que cent fois je vous ai dénoncé comme persécuteur des officiers patriotes et soutien des officiers aristocrates ! Et qui est chargé de la surveillance de ce ministre ? Un comité composé de colonels royalistes ! Enfin, quel est le ministre des affaires étrangères ? Un Montmorin, secret complice des complots de Louis XVI à l’étranger ! Citoyens, est-elle assez flagrante la coalition des fonctionnaires civils et militaires ? est-elle assez flagrante la connivence de l’Assemblée nationale ? »

Cette nouvelle affirmation si claire, si précise de la conduite coupable de l’Assemblée excite de nouveau les murmures des jacobins et les applaudissements du peuple. Celui-ci, dans son anxieuse impatience, attend avec une curiosité dévorante que Robespierre lui signale enfin ces mesures à prendre pour que le jour de la fuite du roi soit le plus beau jour de la révolution.

« — Ce que je viens de vous dire, citoyens, est, je vous le jure, l’exacte vérité, — reprend Robespierre d’un ton solennel. — Cette vérité, pouvais-je la faire entendre à l’Assemblée nationale ? Non… je n’aurais pas été écouté… Ah ! je le sais, cette dénonciation est dangereuse pour moi, peu importe ! car elle est utile à la chose publique. Cette dénonciation aiguisera contre moi mille poignards ! Je vais être l’objet de la haine de mes collègues de l’Assemblée, presque tous contre-révolutionnaires… les uns par ignorance, d’autres par terreur… d’autres par ressentiments privés, d’autres par une confiance aveugle, d’autres par corruption… Je me dévoue à la haine… à la mort ! Je le sais… — ajoute Robespierre avec une tranquillité stoïque ; puis, sa physionomie, ordinairement impassible, se détend peu à peu ; on y lit à la fois le sincère renoncement à la vie et l’appréhension navrante des malheurs publics ; il s’interrompt un instant et reprend d’une voix profondément émue : « — Ah ! lorsque, encore inconnu, je siégeais à l’Assemblée, j’avais déjà fait le sacrifice de ma vie à la vérité, à la liberté, à la patrie ! Mais aujourd’hui que je dois tant à la reconnaissance, à l’amour de mes concitoyens, j’accepterais la mort comme un bienfait ! Elle m’empêcherait d’être témoin de maux inévitables… » — Puis, dominant son émotion passagère et revenant à son naturel inflexible, Robespierre ajoute d’un ton ferme et bref : « — Je viens de faire le procès à l’Assemblée… qu’elle fasse le mien… je l’en défie… »

La péroraison de ce discours produit un effet immense sur les jacobins, on eût dit le testament de mort de Robespierre ; plus d’une fois les larmes des auditeurs coulèrent, et, lorsqu’il descend de la tribune, les jacobins se lèvent par un mouvement spontané. Camille Desmoulins s’élance vers l’orateur, et le visage baigné de pleurs il enlace Robespierre d’une étreinte fraternelle en s’écriant :

« — Je le jure… nous mourrons avec toi ! !

» — Oui, oui, nous mourrons tous avec toi, Robespierre ! » — répètent les jacobins se levant dans un sombre enthousiasme et étendant leurs mains vers la tribune comme pour s’engager par un serment imposant. Le feu de leurs paroles, leurs gestes, leur attitude, leur physionomie, l’inattendu de cette inspiration soudaine, donnent à ce tableau un caractère sublime. Les tribunes partagent l’enthousiaste émotion des jacobins, soulevée par la péroraison de Robespierre ; mais par cela même que le peuple avait applaudi à outrance les passages du discours où l’orateur dévoilait avec son inexorable sagacité les manœuvres du roi, la complicité des fonctionnaires et de l’Assemblée à laquelle Robespierre venait, disait-il, « de faire son procès, » la surprise, la déception du peuple, sont d’autant plus profondes que la fin de ce discours ne répond en rien à l’attente générale soulevée par ce début : « — Ce n’est pas à moi que la fuite du premier fonctionnaire de l’État paraîtra un événement désastreux… Ce jour peut devenir le plus beau jour de la révolution… Mais pour cela il faudrait prendre d’autres mesures que celles prises par l’Assemblée… Je viens vous parler de ces mesures que je n’ai pu proposer à mes collègues de l’Assemblée. »

Or, de ces mesures pas un mot ! !… pas même la proposition de déclarer Louis XVI déchu du trône, déchéance demandée par les esprits les plus modérés, décrétée par la constitution elle-même… en cas de forfaiture du pouvoir exécutif… Or, la forfaiture de Louis XVI était flagrante, et signée de sa main dans le manifeste laissé par lui en partant… Robespierre, il est vrai, venait aux jacobins faire le procès de l’Assemblée… Il venait, bravant les haines et la mort, dénoncer la trahison de ses collègues ; mais lui, l’homme de la logique inflexible, concluait-il en conseillant au peuple de retirer de fait son mandat confié à des mains infidèles, si leur trahison devenait flagrante, et de se réunir dans ses comices et de nommer une assemblée nouvelle ? Non ! et pourtant Robespierre, dans un élan de superbe éloquence et de chaleureux patriotisme, venait de signaler les terribles dangers dont la patrie était menacée… dangers si terribles, ajoutait-il avec un accent de désespérance mortelle : — « qu’il eut regardé comme un bienfait la mort qui le soustrairait à la vue de ces maux inévitables. » — Quoi ! pas un mot, pas un conseil pour les conjurer, ces maux ?

Le peuple, abasourdi, ne comprenait rien à cette énigme étrange. Je crois me l’expliquer par cette réflexion : l’un des caractères saillants du génie politique de Robespierre, inexorable dans sa résolution lorsqu’il croit venu le moment de l’action, est de ne pas hasarder le succès et d’en attendre le moment certain avec une patience, une réserve souvent poussée à l’excès. De là, cette contradiction frappante entre le début et la fin de son discours ; il se proposait évidemment de conseiller une mesure prompte, décisive contre le pouvoir royal et contre l’Assemblée ; mais tâtant peu à peu, ainsi que l’on dit, le terrain, et s’assurant que les mesures annoncées par lui devaient rencontrer une insurmontable opposition parmi les jacobins, aujourd’hui tout-puissants sur l’esprit public en France, Robespierre, pensant que l’heure de la république n’avait pas encore sonné, crut sans doute plus sage, plus politique de temporiser en se bornant à mettre l’Assemblée nationale en suspicion… Ce fut, selon moi, et les événements l’ont prouvé, l’une des erreurs de ce grand homme, cependant dévoué âme et corps à la révolution. Il donnait, par sa temporisation, le temps à nos ennemis extérieurs et intérieurs de se concerter, de se renforcer, au lieu de les prévenir, de marcher contre eux au nom de la république, ainsi qu’il en advint en 1792.

Les citoyens dont les tribunes regorgeaient, étrangers aux froids calculs de la politique, sentaient leur instinct populaire, presque toujours sûr, rapide et primesautier, vivement froissé par la réserve de l’orateur sur qui reposaient les dernières espérances du peuple. Mais bientôt ces espérances se réveillèrent plus vivaces que jamais, lorsqu’au milieu de l’agitation dont fut suivi le discours de Robespierre, l’on vit entrer presque simultanément dans la salle, d’abord Danton, l’homme d’énergie et d’action par excellence… puis… le croirait-on… La Fayette

La présence de ces deux hommes, personnifiant l’action et la réaction, la révolution et la contre-révolution incarnées, produisit dans la salle des Jacobins une sorte de coup de théâtre : leur extérieur offrait le même contraste que leurs opinions. Le jeune marquis de La Fayette, d’une stature élevée, svelte, gracieuse, offrait le type accompli du grand seigneur ; il portait cavalièrement son éclatant uniforme de commandant général de la garde nationale ; botté, éperonné, l’épée au côté, le chapeau sous le bras, il pénétrait dans cette sombre salle où il pouvait lire sur tous les visages les sentiments hostiles qu’il inspirait, et néanmoins il s’avançait avec autant d’aisance aristocratique que s’il se fût présenté au cercle de la cour à Versailles ; son front intrépide annonçait l’homme insensible au danger ; son regard fin, parfois indécis et fuyant, révélait le politique habile, délié, mais flottant toujours au gré de ses ambitions, changeantes et diverses comme les événements qui les faisaient naître ; enfin, son sourire presque invariablement affable, courtois et insinuant, semblait quêter la popularité d’où qu’elle pût venir.


Danton, jeune aussi, d’une carrure athlétique, était négligé dans ses vêtements ; la fougue à peine contenue de son allure, son œil de feu, sa physionomie à la fois sensuelle, hardie, spirituelle et tendre ; son organisation robuste, sanguine, exubérante, révélait en lui les sentiments les plus contraires, vices et vertus, énergie et faiblesse, cruauté, si cela se peut dire, étourdie… bonté ineffable, réfléchie ; petitesse et héroïsme, mais en somme et à l’inverse de Mirabeau, avec lequel il offrait plus d’un trait de ressemblance physique et morale, Danton, quoiqu’il n’eût pas, hélas ! échappé à la souillure d’une corruption vénale qui fut, hâtons-nous de le dire, un accident éphémère, une tache unique en sa vie… pure jusqu’alors, et pure depuis lors, Danton, l’un des plus grands hommes de la révolution et l’un de ses plus courageux soldats, se fit pardonner ses fautes, ses erreurs, ses écarts par l’ensemble de ses qualités d’homme d’État, par ses vertus civiques, par l’heureuse audace de son génie patriotique, par la supériorité de son admirable talent oratoire ; enfin, par les éclatants services rendus à la république et couronnés par le martyre de l’échafaud !

La présence de Danton dans la salle des jacobins réveille, surexcite l’espoir des tribunes si incroyablement déçu par Robespierre : — Voilà Danton… voilà Danton ! — Ces mots circulent parmi le peuple avec un frémissement de curiosité, de sympathie et de confiance.

— Voilà Danton… celui-là ne nous cachera pas ce qu’il a dans le ventre ! !

Danton et la Fayette… c’est la baïonnette bourgeoise et la pique plébéienne…

— C’est le chapeau à plumes et le bonnet rouge…

— Dites donc surtout, citoyens, que Danton et La Fayette… c’est le juge et l’accusé !

Ces réflexions du populaire des tribunes sont accueillies par La Fayette avec un sourire courtois et une impassible sérénité, tandis que Danton s’élance à la tribune au milieu d’un profond silence, et, de sa voix tonnante qui tant de fois devait dominer plus tard les orages de la Convention, il s’écrie :

« — Citoyens, ne nous le dissimulons pas : du résultat de cette séance, de l’esprit public que vous aurez montré… dépendra peut-être le salut de la patrie ! Le premier fonctionnaire de l’État vient de disparaître ! Ici, dans cette réunion, se sont assemblés les hommes chargés de régénérer la France. Les uns puissants par leur génie, les autres par leur influence ! La France serait sauvée si toutes les divisions intestines avaient cessé… Il n’en est pas ainsi… L’expérience nous révèle l’étendue de nos maux… Je dois parler… je parlerai… comme si je burinais l’histoire pour la postérité ! »

— Parle, Danton ! — s’écrie-t-on de toutes parts dans les tribunes. — Toi aussi tu signales les dangers de la patrie ! Que faire pour la sauver… dis-le… nous le ferons !

« — Et d’abord, — poursuit Danton désignant La Fayette d’un geste écrasant, — et d’abord, j’interpelle monsieur de La Fayette, ici présent… Je lui demande ce qu’il vient faire ici… lui… aux Jacobins ? lui, le signataire de tant de projets de lois liberticides ? lui qui a demandé la dissolution du club des Jacobins, presqu’entièrement composé, disait-il, d’hommes sans aveu, soudoyés pour perpétuer l’anarchie ? lui qui a conduit triomphalement les habitants du faubourg Saint-Antoine à la destruction du donjon de Vincennes, ce dernier repaire de la tyrannie, et qui, le même soir, a accordé protection aux assassins armés de poignards pour favoriser la fuite du roi ? Ne nous abusons pas ! cette évasion est le résultat d’un complot dont les fonctionnaires publics sont complices. Et vous, La Fayette, qui répondiez sur votre tête de la personne de Louis XVI, avez-vous payé votre dette ? »

La Fayette, à cette véhémente apostrophe qui semble embarrasser les jacobins et soulève les applaudissements des tribunes, étonnées cependant de ne pas entendre encore Danton signaler avec sa promptitude et son audace accoutumées les moyens de conjurer les maux dont la patrie est menacée, La Fayette garde une contenance imperturbable, sourit et fait signe qu’il répondra.

« — Citoyens ! — poursuit Danton, — pour sauver la France, il faut au peuple de grandes satisfactions… »

— Écoutez… écoutez…

« — Le peuple est las d’être continuellement bravé par ses ennemis ! »

— Oui, oui… écoutez.

« — Ce n’est pas altérer le principe de l’irrévocabilité des représentants du peuple que de chasser de l’Assemblée nationale et de livrer à la justice ceux des députés qui appellent la guerre civile en France par l’audace d’une infâme rébellion… Mais si la voix des défenseurs du peuple est étouffée… si nos ménagements coupables mettent la patrie en danger, j’en appelle à la postérité… C’est à elle de juger entre vous et moi ! »

Danton descend de la tribune au moment où Robespierre sort pour aller reprendre son siége à l’Assemblée nationale.

Grande est la consternation du populaire des tribunes, une fois encore déçu en ce jour de ses espérances ; car les accusations légitimes, lancées par l’orateur contre La Fayette, et la vague proposition de chasser les traîtres de l’Assemblée, ne concluaient en fait à aucune mesure positive, n’indiquaient en rien le moyen de pourvoir au salut de la patrie, menacée selon Danton et selon Robespierre. Les jacobins paraissent allégés de l’inquiétude que leur a causée l’apparition de Danton à la tribune, vers laquelle se dirige alors La Fayette : il s’y installe avec son aisance de gentilhomme ; puis, faisant d’un très grand air sa révérence à l’auditoire, il dit d’une voix calme et claire avec un accent de parfaite courtoisie :

« — Messieurs, l’un de messieurs les préopinants m’a fait l’honneur de me demander pourquoi je viens me réunir aux jacobins ?… Je viens me joindre à eux parce que c’est à eux que tous les citoyens doivent se réunir en ces temps de crise et d’alarmes. Il faut, messieurs, plus que jamais combattre pour la liberté… J’ai dit l’un des premiers qu’un peuple qui voulait devenir libre… le devenait… Je n’ai jamais été plus assuré de la liberté qu’après avoir joui du spectacle que vient de nous offrir la capitale durant cette journée. »

Puis, après une seconde révérence à l’auditoire non moins courtoise que la première, et jetant un regard quelque peu narquois sur les jacobins, qu’il vient de compromettre par son adhésion à leur conduite, et cela sans répondre un mot aux écrasantes accusations de Danton, M. le marquis de La Fayette gagne allègrement et d’un pied leste la porte de la salle, et il a déjà disparu que durent encore le silence et la stupeur causés par sa réponse évasive, par son inconcevable union aux jacobins et par sa fugue soudaine.

Les jacobins avaient déjà donné tant de preuves éclatantes de leur civisme, tant de gages certains de leur dévouement à la révolution, ils lui rendaient chaque jour tant de services signalés, que le perfide hommage qu’en cette circonstance décisive venait de leur rendre La Fayette, la contre-révolution incarnée, ne put les mettre en suspicion aux yeux du peuple, mais le persuada seulement que ses amis s’abusaient et, que sans doute leur insu, ils dévoyaient de leur ligne ordinairement si logique et si droite.

— Quoi, — disait-on autour de nous dans les tribunes, — La Fayette en communion de pensées avec les jacobins ?

— La Fayette tout à l’heure dénoncé par Camille Desmoulins, par Robespierre et qui vient d’être foudroyé par Danton ?

— La Fayette approuve la conduite des jacobins en cette circonstance, est-ce que cela ne suffit pas à démontrer qu’ils se trompent… que leur conduite est favorable à nos ennemis ?

Les jacobins eux-mêmes sentirent combien devait leur être nuisible l’adhésion si compromettante de La Fayette, et, à peine fut-il sorti, que le député de la société fraternelle de Brest auprès du club central de Paris courut à la tribune et s’écria :

« — Citoyens, je demande que La Fayette, qui a éludé les questions de Danton, soit invité à revenir ici sur l’heure répondre catégoriquement ! Je vous le demande au nom de mes commettants ! Je vous le demande au nom de tous les bons citoyens ! »

Cette proposition est votée à l’unanimité par les jacobins. Ils arrêtent que le citoyen président enverra chercher M. de La Fayette, afin qu’il se rende au sein de la société pour répondre aux interpellations de Danton… Ils décrètent en outre que le réquisitoire de l’orateur contre le général en chef des gardes nationales sera imprimé et envoyé dans les départements à toutes les sociétés affiliées, afin de détruire ou du moins d’atténuer le déplorable effet de l’apparente union du club et de l’un des plus fameux chefs de la contre-révolution.

L’assemblée venait de prendre ces dernières mesures, lorsqu’une députation du club des Cordeliers est introduite dans la salle : sa venue est saluée des applaudissements, des acclamations des tribunes. L’esprit républicain, hautement avoué des cordeliers, réveille encore l’espoir du peuple déjà tant de fois trompé dans cette soirée de cruelles déceptions ; mais, par contre, les jacobins accueillent avec une froideur, une contrainte et une inquiétude à peine dissimulées, la députation de leurs frères des Cordeliers. Cependant leur orateur est invité par le citoyen Boutidoux, qui a pris la présidence du club, à monter à la tribune, afin d’exposer l’objet de la députation. L’orateur des cordeliers s’exprime ainsi :

« — Frères et amis, nous venons vous donner connaissance de la pétition que nous nous proposons de porter ce soir à l’Assemblée nationale, comptant sur votre concours en cette circonstance, où plus que jamais doit se manifester l’union des bons patriotes. »

Les tribunes acclament avec enthousiasme l’orateur de la députation des cordeliers, et il lit au milieu d’un profond silence l’adresse suivante :


le club des cordeliers à l’assemblée nationale.


« Nous étions esclaves en 1789, nous nous sommes crus libres en 1790 ; nous le sommes à la fin de juin 1791 ! puisque, par sa fuite, Louis XVI nous délivre de la royauté ! »

— Bravo ! — s’écrie-t-on dans les tribunes. — Voilà la question ! « — Vivre libres et sans maître ! » — comme l’écrivait le matin Bonneville dans la Bouche de fer ! — « Plus de rois ! pas de régents ! pas d’empereurs ! pas de protecteurs ! pas de dictateurs ! »

— Silence aux tribunes, — répondent grand nombre de jacobins. — Notre société porte le nom des jacobins amis de la Constitution ! La constitution reconnaît la royauté ! — Nous avons juré obéissance à la loi !

L’orateur des cordeliers attend que l’agitation soit apaisée ; puis il poursuit ainsi la lecture de l’adresse à l’Assemblée :

« — Législateurs ! vous aviez investi Louis XVI d’un pouvoir démesuré… vous aviez de nouveau consacré la tyrannie en instituant un roi inamovible, inviolable… héréditaire ! »

— Non, non ! — exclament violemment les jacobins. — Le roi ne peut plus être un tyran ; — il n’est que le représentant héréditaire de la nation ; — il est soumis à l’Assemblée nationale !

— Mais, citoyens, puisque l’individu royal s’est sauvé en injuriant, en reniant la constitution ! — réplique un auditeur des tribunes, — la royauté est donc déchue de fait, sacrebleu !

— C’est vrai !… — répétèrent les tribunes en applaudissant. — Il ne nous faut plus de rois ! — il y en a assez ! — il y en a trop ! puisqu’on en parle encore ! !

— Citoyen orateur, — s’écrie un membre des jacobins s’adressant au cordelier, — vous outragez la constitution… et nous avons juré de la défendre jusqu’à la mort !

— Lisez… lisez… — reprennent d’autres membres du club s’adressant à l’orateur des cordeliers ; il continue ainsi :

« — Les bons citoyens ont gémi de la renaissance d’une royauté qu’ils croyaient à jamais anéantie par la déclaration des droits de l’homme.

» Les opinions se sont violemment heurtées ; mais la loi existait, nous lui avons obéi, attendant notre salut du progrès des lumières et de la philosophie.

» Les temps sont changés. Louis, par sa fuite, abdique la royauté… il n’est plus rien pour nous, sinon un ennemi… Nous voici donc ce que nous étions le jour de la prise de la Bastille, libres et sans rois ! »

Ce langage mâle, concis, logique, qui entrait si profondément dans le vif de la question, et répondait si bien et si juste aux aspirations et aux instincts du peuple, qui n’avait durant cette soirée que marché de déceptions en déceptions, excite par cela même chez lui un indicible enthousiasme. Un tonnerre d’applaudissements succède aux dernières paroles de l’orateur des cordeliers. Elles sont répétées dans les tribunes qui, se levant par un mouvement spontané, s’écrient tout d’une voix :

— Oui, oui… restons libres et sans rois !

— À bas les factieux des tribunes ! — À bas les anarchistes ! — s’écrie un Jacobin exaspéré.

— Nous, des anarchistes ! nous, des factieux ! ! — répond d’un accent de reproche amer et courroucé un citoyen placé près de Victoria. Celle-ci, effrayée ainsi que moi des conséquences déplorables que pouvait avoir pour la révolution une scission entre le peuple et les jacobins, ses amis dévoués malgré leur erreur d’un jour, se retourne vers les tribunes et d’une voix à la fois touchante et sonore :

— Je vous en adjure, citoyens ! au nom de la sainte patrie, notre mère ! restons fraternellement unis ! Notre désaccord, à qui profiterait-il ? À nos ennemis… Ah ! vous le savez, la révolution n’a pas de soldats plus dévoués que les jacobins et les cordeliers ! Ils marchent vaillamment vers le même but par des voies différentes : l’une plus rapide, l’autre plus prudente peut-être… Qu’importe ! L’avenir n’est-il pas à nous ? L’avenir décidera qui se trompe ! Mais le passé vous prouve que cordeliers et jacobins ne peuvent s’égarer que par patriotisme !

Ces sages et conciliantes paroles de Victoria, son émotion, sa beauté, produisent une vive impression sur les tribunes ; leur irritation momentanée s’apaise, et ces cris s’élèvent presque instantanément : — Vivent les jacobins ! — Vivent les cordeliers ! — Vive la nation !

Malgré ce patriotique élan de concorde et de fraternité soulevé par les paroles de Victoria, les jacobins à tort, à grand tort, il est vrai, mais consciencieusement persuadés de la dangereuse inopportunité de la pétition des cordeliers, persistent, à ce sujet, dans leur attitude hostile, et ne dissimulent pas leur impatience lorsque l’orateur du club rival poursuit ainsi la lecture de l’adresse à l’Assemblée nationale :

« — Législateurs ! Nous sommes pénétrés de la vérité de ce principe, que la royauté héréditaire est incompatible avec la liberté des peuples… Nous venons vous demander, vous conjurer, au nom de la patrie, de déclarer que la France n’est plus une monarchie, et qu’elle se constitue en république !… »

Ces derniers mots exaltent à son comble l’irritation des jacobins ; leurs cris, leurs interpellations adressées à l’orateur des cordeliers, couvrent les applaudissements frénétiques des tribunes. Le tumulte devient inexprimable. Le président du club fait longtemps et en vain retentir sa sonnette. Enfin l’orage s’apaise peu à peu, et le président, d’une voix ferme qui domine les dernières rumeurs, dit à l’Assemblée :

« — Citoyens, il me paraît inutile de s’appesantir sur l’objet de la pétition des cordeliers dont vous venez d’entendre la lecture. Vous êtes les défenseurs de la constitution : je propose donc de repousser, par l’ordre du jour, la pétition des cordeliers. »

L’assemblée entière se lève pour l’ordre du jour, et le citoyen Gorguereau s’écrie avec indignation :

« Je déclare, moi, que l’adresse des cordeliers est une scélératesse ! »

— Oui, oui, — répètent grand nombre de jacobins, tandis que l’orateur des cordeliers descend de la tribune profondément attristé, mais calme et digne, quitte la salle du club avec la députation dont il a été accompagné. Danton, soit qu’il eût attendu la réponse de La Fayette à ses véhémentes apostrophes pour s’exprimer ensuite sur les événements du jour avec sa décision et son énergie habituelles, soit qu’il reconnût tardivement l’immense parti que les constitutionnels devaient tirer de l’inconcevable attitude des révolutionnaires en présence de la fuite de Louis XVI, s’élance à la tribune aussitôt après le départ de la députation des cordeliers :

« — Un dernier mot, citoyens, — dit Danton, — l’individu déclaré roi des Français, après avoir juré la constitution, s’est enfui… et l’on prétend qu’il n’est pas déchu de sa couronne ?… »

— Non, non ! — s’écrient quelques jacobins. — La déchéance de Louis XVI n’entraînerait pas d’ailleurs l’abolition de la royauté, — ajoutent d’autres membres du club, — la royauté est écrite dans la constitution !

— Mais Louis Capet a déserté avec son mioche ! Toute la famille royale a émigré par-dessus le marché ! Où diable voulez-vous donc, citoyens jacobins, aller pécher ce produit héréditaire et heureusement rare qu’on appelle : un roi ? — crie un bonnet rouge des tribunes.

Cette question d’un bon sens très-embarrassant est couverte des murmures des jacobins, et Danton continue ainsi :

« — N’oublions pas que l’individu déclaré roi des Français a signé un écrit dans lequel il déclare sa volonté de détruire la constitution. L’Assemblée, en ce cas, doit, si le fugitif lui est ramené, lui présenter le manifeste signé de sa main et laissé par lui en partant ; or, si Louis Capet reconnaît cet écrit comme émanant de lui… certes, ce roi est criminel, à moins qu’on ne le répute imbécile. Donc, un individu, convaincu de crime ou d’imbécillité, ne peut plus être roi… En ce cas, ce n’est pas un régent qu’il vous faut pour le remplacer, mais un conseil à cet interdit Louis Capet ! Ce conseil peut-il être pris dans l’Assemblée nationale ? Évidemment non ! puisque la constitution a séparé le pouvoir exécutif du pouvoir législatif… Jc demande donc que les départements s’assemblent, et chacun d’eux nommera un électeur. Ces électeurs choisiront les dix ou douze membres qui devront composer le conseil exécutif. Il sera changé tous les deux ans, lors du renouvellement de la législature et… »

Danton est violemment interrompu par les murmures, les interpellations des jacobins, qui objectent avec raison (à leur point de vue) qu’un gouvernement composé d’une Assemblée législative et d’un conseil exécutif électif et temporaire est essentiellement républicain, tandis que la constitution qu’ils ont juré de défendre est monarchique. Danton, malgré ses efforts opiniâtres, est forcé d’abandonner la tribune, convaincu de l’impossibilité d’arracher les jacobins à leur erreur aussi consciencieuse qu’elle est funeste à la révolution, et que je me suis ainsi expliquée : l’immense majorité des jacobins appartient à la bourgeoisie, et, quoique révolutionnaires, ils partagent encore les défiances, les préjugés de leur caste au sujet du gouvernement républicain, gouvernement essentiellement populaire et dont la portée sociale inquiète ou effraye la bourgeoisie, plus ou moins jalouse de ses privilèges et qui règne de fait, moyennant un roi constitutionnel.

La nuit s’écoulait, le peuple des tribunes, fatigué, consterné de ces débats qui contrariaient si profondément ses aspirations, ne conservant plus le moindre espoir dans les résultats de cette séance, subissant enfin par l’habitude, et quoique en ce jour il se révoltât contre elle, l’influence des jacobins, dont il ne pouvait suspecter le patriotisme ; le peuple, se disant avec sa naïve modestie et sa confiance généreuse que, sans doute, ses instincts républicains le trompaient, ainsi que les cordeliers, quitta tristement la salle des Jacobins. Le vœu que nous entendîmes émettre, Victoria et moi, par différents groupes cheminant autour de nous, fut « que les commissaires, si malheureusement dépêchés par l’Assemblée à la recherche du roi fuyard, auraient le bonheur de ne pas le rejoindre ou l’intelligence de le laisser gagner le territoire étranger ; là, il resterait parmi les autres émigrés ses complices. — En ce cas, disait-on, l’Assemblée sera bien forcée de proclamer la république, à moins qu’elle ne proclame La Fayette Ier, roi des Français et des bleuets. » (Allusions à la couleur de l’uniforme des gardes nationales )

Il faut cependant le dire en toute sincérité, fils de Joël, les événements n’ont que trop prouvé la sûreté de l’instinct du peuple et des cordeliers. Il est certain que si, ensuite de la fuite de Louis XVI, l’abolition de la monarchie et l’avènement de la république eussent été proclamés le 21 juin 1791, par une Convention nationale élue à cet effet sur la motion de l’Assemblée constituante (ainsi qu’il en advint forcément le 21 septembre de l’année suivante), de grands malheurs auraient été épargnés à la révolution, entre autres : — le massacre du champ de Mars, — la journée du 10 août, — l’invasion des frontières par l’ennemi, invasion due à l’inertie ou à la trahison des généraux royalistes, trahison infâme, qui exaspéra la fureur populaire jusqu’au vertige et fut l’une des causes les plus décisives des déplorables et terribles vengeances exercées dans les prisons les 2 et 3 septembre ; ainsi encore l’on eût évité le procès, le jugement et l’exécution de Louis Capet, exécution cependant impolitique aux yeux de plusieurs excellents révolutionnaires dissidents de la majorité de la Convention ; en cette circonstance suprême, ils prétendaient (à tort selon l’opinion de la majorité, opinion que je partage), ils prétendaient que frapper de mort Louis Capet, quoiqu’il fût convaincu du crime de lèse-nation à la face du monde, était changer le criminel avéré en martyr… et qu’il eût été préférable de le bannir à perpétuité… Quoi qu’il en soit, sa déchéance et sa libre émigration en juin 1791, suivies de la proclamation de la république, auraient épargné la nécessité de ce procès, et surtout, malheur irréparable, la division fratricide, insensée, qui éclata bientôt entre les conventionnels régicides (ils s’honoraient de ce titre) et les conventionnels qui demandaient l’emprisonnement de Louis Capet jusqu’à la paix ; ensuite de quoi il serait, lui et sa famille, banni à perpétuité. Hélas ! fils de Joël, ainsi que vous venez de le voir par cette séance des Jacobins, au sujet de laquelle je me suis appesanti à dessein dans ce journal, hélas ! l’humanité est ainsi faite, que les hommes apportent fatalement l’intraitable absolutisme de leurs passions jusque dans ces nobles rivalités de convictions tendant également à un but sublime ! Les fractions du parti révolutionnaire, incarnées dans leurs chefs, ne pourront dépouiller leur personnalité… leur orgueil ! disons mieux, disons plus équitablement, ne pourront, en leur âme et conscience, abdiquer leur inexorable certitude d’être appelés, eux seuls, à maintenir, à défendre ou à sauver la chose publique. En cela céderont-ils à une basse, à une coupable jalousie de leurs rivaux, patriotes sincères, désintéressés, dévoués ? Non… ils obéiront à cette conviction généreuse, mais parfois aveugle, qu’eux seuls possèdent la vérité ; qu’eux seuls possèdent les moyens de salut… C’est ainsi que peu à peu, au nom de ce terrible principe, « le salut public, » qui souvent cache tant d’arbitraire sous son manteau sacré, les gouvernants du jour en viendront malgré eux à voir sincèrement des ennemis… des traîtres à la patrie, dans les citoyens qui auront donné, qui donneront les preuves les plus éclatantes de leur civisme, de leur dévouement à la république ! Hélas ! fils de Joël… c’est ainsi qu’au nom du salut public… redoutable enseignement !… vous verrez couler à torrents sur l’échafaud le sang glorieux et pur des grands hommes de la révolution ! Tour à tour sacrificateurs et victimes ! effroyable holocauste offert au salut de la patrie ! aberration sacrilège ! pertes irréparables ! deuil éternel ! ô patrie ! mère divine et sainte ! c’est en ton nom béni qu’ils se décimeront, tes plus chers, tes plus héroïques enfants ! La conscience de ceux qui tuent sera aussi sereine, irréprochable, que la conscience de ceux qui meurent !… Et tu couvriras de tes larmes les vaincus et les vainqueurs de ces luttes fratricides ! !

Ne l’oubliez pas, fils de Joël, cette journée du 21 juin 1791, où se prononça la scission des jacobins et des cordeliers, fut le germe de ces discordes intestines qui, depuis, allèrent toujours s’envenimant, toujours se creusant de plus en plus entre les diverses fractions du parti patriote, qui voulaient toutes sincèrement le triomphe de la révolution, et amenèrent successivement des luttes mortelles entre les constitutionnels et les républicains, les girondins et les montagnards, la commune de Paris et la Convention nationale, et causèrent enfin l’exécrable réaction du 9 thermidor, dont Robespierre et plusieurs membres du comité de salut public et du comité de sûreté générale, furent les martyrs immortels… Ils avaient du moins, par leur infatigable énergie, sauvé les conquêtes de 1789 et de 1792, terrifié les ennemis de la république et refoulé bien loin de nos frontières les tyrans étrangers ligués contre la France…

Dieu juste ! ce triomphe de la république ne pouvait-il donc s’obtenir qu’au prix du sang des géants de la révolution s’immolant les uns les autres au nom du salut public ?… Erreur funeste ! erreur impie ! Ces valeureux soldats de l’affranchissement du monde ne portaient-ils pas sur leur bannière : — liberté, — égalité, — fraternité ? — Ne devaient-ils pas se serrer en un bataillon sacré, fraternelle phalange, commandée par celui ou par ceux que le génie, l’aptitude, la nécessité du moment ou le choix du peuple portaient au commandement, et chefs ou soldats, tous pour chacun, chacun pour tous, abdiquant toute personnalité, solidaires les uns des autres, ne devaient-ils pas servir, de toutes les forces de leur esprit, de leur âme, de leur cœur, la grande cause de l’humanité, conservant ainsi entières les forces vives de la révolution ! Mais que les révolutionnaires l’aient, de leurs mains parricides, saignée aux quatre veines ! Mais que les montagnards aient envoyé les girondins à l’échafaud pour y être envoyés ensuite eux-mêmes par l’influence de la commune… et cela pourquoi… uniquement parce que celui-ci différait avec celui-là sur les moyens d’arriver à la même fin ? Quoi ! le parti dominant aujourd’hui ne pouvait pas se borner à tenir éloigné des affaires publiques le parti dominateur hier, afin que demain la patrie le trouvât prêt à la servir… puisque, par la nature des choses, le flot de la démocratie est mobile et changeant ? Mais tuer… tuer sans relâche… et tuer… qui ?… des ennemis avérés ? Non ! des amis connus, souvent bien chers, et toujours vaillamment éprouvés au service de la chose publique ! Quoi ! faire des cadavres… des plus pures, des plus belles, des plus puissantes intelligences de ces temps homériques ? Quoi ! la révolution… tuer Camille Desmoulins, tuer Vergniaud, tuer Danton, tuer Saint-Just, tuer Robespierre ! et tant d’autres, et tant d’autres ! Quoi ! la révolution elle-même offrir cette hécatombe du génie révolutionnaire à ses ennemis éternels ! ! Ah ! ce fut un grand crime, et il eût tué la république… si elle avait été incarnée dans quelques hommes, au lieu d’être la formule la plus complète, la plus élevée du progrès humain !

Pleurez, fils de Joël, pleurez ces morts illustres ! leur crime, du moins, fut héroïque comme leur vie, comme leur trépas… ils vous ont légué les impérissables conquêtes de la révolution ; depuis longtemps ils seront cendre et poussière, tandis que, paisible, heureuse, et désormais affranchie, votre descendance jouira de leurs sanglants triomphes, consécration suprême des combats séculaires de nos aïeux !

Tenez, fils de Joël, j’ai été le témoin obscur, mais sincère, de ces luttes à jamais déplorables entre les grands hommes de la révolution, qui se frappaient tour à tour au nom de leur commun principe. Ces luttes m’ont d’abord paru inexplicables… puis je les ai comprises, grâce à cette comparaison peut-être juste, malgré son apparente frivolité… Dans la république, éclatant symbole de la patrie régénérée, prospère, victorieuse et libre, ils voyaient une maîtresse… Chacun la voulait à lui seul, parce que tous l’adoraient avec l’ardeur fiévreuse, égoïste, jalouse, impitoyable d’une passion effrénée, qui, ne connaissant plus ni amis ni frères, quels que soient leur mérite, leurs vertus, ne voit partout que des rivaux haïssables à la mort… par cela seulement qu’ils aiment ce que vous aimez… qu’ils désirent posséder… ce que vous possédez… tandis que vous, vous vous croyez… vous vous sentez seul capable de rendre heureux, de servir, de protéger, de défendre, de sauver l’objet de votre idolâtrie !

Oui, selon moi, telle fut la coupable erreur des grands hommes de la révolution… ils aimèrent la république comme une maîtresse… et ils devaient l’aimer comme une mère… Oh ! s’il en eût été ainsi, quel changement ! Au lieu de ces haines farouches, mortelles, dont se poursuivent des rivaux, c’était la tendre affection qui unit les enfants d’une même famille… c’était leur généreuse émulation à servir, à protéger, à défendre une mère chérie.

Ah ! que du moins les terribles enseignements du passé, écrits avec le sang de vos immortels aïeux de la révolution, vous soient profitables, fils de Joël… ne voyez jamais que des frères dans ceux-là qui ont prouvé leur dévouement sincère à la république ! ! Si, à vos yeux… vos frères ont erré dans le moyen de servir la cause commune, pardonnez-leur et aimez-les toujours, au nom de la sainte fraternité ! !


26 juin 1791. — Hier soir, Victoria et moi, nous avons été témoins du retour de Louis XVI à Paris. Il a été arrêté à Varennes, dans la nuit du 22 au 23 juin. Le citoyen Drouet, ancien dragon et maître de poste à Sainte-Menehould, avait, au moment où les voitures du roi fuyard relayaient dans cette ville, reconnu Louis XVI sous son déguisement de valet de chambre (la reine, munie d’un faux passe-port, voyageait sous le nom de la baronne de Korff et de sa suite). Le citoyen Drouet n’osa pas arrêter le fugitif à Sainte-Menehould, les voitures étant escortées par l’un des détachements de dragons et de hussards que le marquis de Bouillé, général commandant à Metz et complice de la fuite du roi, avait échelonnés sur la route depuis Paris jusqu’à la frontière ; mais Drouet, montant aussitôt à cheval avec Guillaume, l’un de ses postillons, partit à toute bride, prit un chemin de traverse, devança les voitures à Varennes, où il arriva au milieu de la nuit et donna l’alarme. La garde nationale se rassembla, et lorsque le roi et son escorte de cavalerie arrivèrent à Varennes, il fut arrêté par ordre de la municipalité de cette ville, puis ramené à Paris par les commissaires de l’Assemblée, Barnave et Pétion.

Pendant les quelques jours qui s’écoulèrent entre la fuite du roi et son retour forcé à Paris, les diverses nuances de l’opinion se sont vivement manifestées. Ainsi, à l’Assemblée nationale, deux cent soixante dix royalistes ont protesté contre les décrets suspensifs du pouvoir royal, arrêts attentatoires à l’inviolabilité de la personne sacrée du roi, selon les royalistes purs. La fraction des royalistes constitutionnels, s’unissant aux constitutionnels, a fait assez bon marché de la prétendue inviolabilité de la personne sacrée du roi, afin de conserver à tout prix la forme monarchique du gouvernement. Enfin, les républicains, très en minorité dans l’Assemblée, ont en vain demandé la déchéance de Louis XVI. Quant aux jacobins, subissant l’influence de l’opinion populaire, excitée par les journaux républicains et par le club des Cordeliers, ils se sont montrés, tout en restant fidèles à la constitution, moins absolus que lors de la séance du 21 juin, et ils ont posé, débattu la question de la déchéance de Louis XVI. Avant-hier, Brissot a, dans son journal, parfaitement résumé les conséquences des événements qui, depuis cinq jours, agitent si profondément les esprits :

« — Que faire dans les circonstances actuelles ? — dit Brissot. — L’on propose six partis : — Abolir la royauté, y substituer le gouvernement républicain. — Faire juger le roi et la question de royauté par la nation. — Faire juger le roi par une cour nationale. — Exiger son abdication. — Interdire Louis Capet et nommer un régent. — Enfin, laisser le roi sur le trône, en lui donnant un conseil électif. — La première opinion présentée au public est tranchante : plus de rois, soyons républicains. — Tel a été le cri du Palais-Royal, de quelques sociétés populaires, de quelques écrivains ; mais cette opinion n’a pas fait autant de prosélytes qu’on le devait espérer ; les jacobins ont reçu avec indignation une députation du club des cordeliers, qui venait leur proposer la république : il semblait que ce fût un blasphème à leurs yeux. Cette répugnance pour le nom d’un état de choses où l’on est, paraît bien singulière aux yeux d’un philosophe… Cette singularité n’est que le fruit d’un secret calcul. »

J’ai en vain cherché à comprendre le sens de ces dernières paroles de Brissot : quel peut être le secret calcul des jacobins, dont il est impossible de suspecter le patriotisme et la bonne foi, même dans les erreurs de leur politique ?… Erreurs qui, selon moi, et je le répète, proviennent de ce que l’esprit bourgeois domine l’immense majorité des jacobins et qu’ils voient encore dans le gouvernement républicain un danger pour leurs intérêts. Cependant la tendance vers la république s’est considérablement accrue, ainsi que l’indignation publique contre Louis XVI et contre la majorité constitutionnelle de l’Assemblée. Plusieurs causes ont produit ces résultats, et d’abord cet audacieux manifeste du marquis de Bouillé, effrontément adressé par lui avant-hier aux représentants du peuple, et ainsi terminé :

« — … Je connais mes forces ; bientôt votre châtiment servira d’exemple mémorable à la postérité ! Ainsi doit vous parler un homme à qui vous avez d’abord inspiré de la pitié. N’accusez personne de complot contre votre infernale constitution. Le roi n’a pas fait les ordres qu’il a donnés ; moi seul ai tout ordonné. Contre moi seul aiguisez donc vos poignards, et préparez vos poisons. Vous répondez des jours du roi, à tous les rois de l’univers. Si on lui ôte un cheveu de la tête, il ne restera pas pierre sur pierre à Paris. Je connais les chemins, je guiderai les armées étrangères. Adieu, messieurs, je finis sans compliments, mes sentiments vous sont connus.

» Marquis de Bouillé. »...............................

Ces insultes, ces menaces, adressées à la révolution, à la France, au nom de tous les rois de l’univers, par un royaliste confident et complice de Louis XVI, par un général qui, « connaissant, dit-il, les chemins, conduira les armées étrangères jusqu’à Paris, dont il ne restera pas pierre sur pierre, » dévoilaient, avec une impudente et brutale franchise, le plan des souverains coalisés, secrètement d’accord avec la cour ; cependant, tel fut l’incroyable aveuglement de la majorité de l’Assemblée nationale, qu’au lieu de prononcer la déchéance de Louis XVI et de le citer à sa barre, au nom de la déclaration laissée par lui en partant, et complétée par l’insolent et significatif manifeste du marquis de Bouillé, l’Assemblée non-seulement ne permit pas à la minorité républicaine de poser la question de déchéance, mais décréta, le croirez-vous, fils de Joël, « qu’une garde serait donnée au roi à son retour, pour répondre de sa personne, et que les complices de sa fuite seraient interrogés par les commissaires de l’Assemblée, qui entendraient les déclarations de Louis XVI et de la reine. »

L’opinion publique a été, à bon droit, révoltée de ces décrets, qui établissaient cette distinction encore plus inique qu’absurde, et toute à l’avantage de Louis XVI, le principal criminel de qui, cependant, l’on se bornerait respectueusement à entendre les déclarations, tandis que l’on interrogerait ses complices, qui avaient, après tout, obéi à ses ordres.

« — Quelle duplicité ! — a dit hier Brissot dans son journal. — Quelle duplicité, que celle de l’Assemblée… arrêter le roi… et ne vouloir pas que l’on déclare qu’on l’a arrêté ! Recevoir ses déclarations et interroger ses complices ! S’il existe des complices, il y a un coupable, et ce coupable, quel est-il, sinon Louis XVI ? Rendre des officiers responsables de sa garde… et vouloir faire croire qu’il est libre… Est-il ou non prisonnier ? S’il l’est, pourquoi mentir ? S’il ne l’est pas… pourquoi le retenir ? »

Camille Desmoulins, jugeant avec sa sagacité habituelle la situation, écrit ce matin dans les Révolutions de Paris :

« — … L’Assemblée, toute monarchique qu’elle est, a été entraînée par ses propres décrets, par la force des circonstances et de ses passions, à des mesures républicaines. Ils ne veulent pas de régent, ces monarchiens ! et la pudeur les empêche de reconnaître pour chef de la nation un roi aussi déshonoré que Louis XVI. Or, sans roi et sans régent, nous aurons la république, comme qui dirait par la force des cartes. »

Enfin, Condorcet, l’un des esprits les plus éclairés, les plus éminents de notre temps, a publié depuis peu de jours un écrit où, faisant appel à l’opinion républicaine, il dit ceci :

« — La prétendue nécessité d’un roi n’existe pas là où les pouvoirs sont bien organisés. — La liberté de la presse et son action défieraient le retour d’un Cromwell ou d’un Monk. — L’on a tort de citer sans cesse l’exemple de Rome et d’Athènes, où il n’y avait pas de vraie république, puisque l’on y tolérait les classes privilégiées. — L’étendue de la France est plus favorable que nuisible à l’établissement d’une république. — L’hérédité du trône, obstacle permanent au progrès des sociétés, crée la lutte, loin d’être un élément de stabilité… »

L’écrit de Condorcet a produit une profonde impression surtout sur cette fraction de la bourgeoisie nourrie, si cela se peut dire, de la philosophie de Voltaire, de Rousseau et des encyclopédistes. L’observation de Condorcet, s’étonnant à bon droit de ce que l’on cite sans cesse l’exemple des Romains et des Grecs à l’appui des aspirations républicaines de nos jours, m’a d’autant plus frappé, que depuis longtemps il me semblait inexplicable qu’au lieu d’évoquer les antiques souvenirs de Rome et de Sparte, nos grands orateurs populaires ne fissent jamais appel aux souvenirs anciens ou récents de notre histoire nationale, en remontant jusqu’à son berceau ! Est-ce que la constitution primitive de la Gaule, notre mère patrie, n’a pas été pendant des siècles une république fédérative ? Est-ce que cet esprit républicain ne s’est pas perpétué, manifesté par les insurrections soit des Bagaudes, soit des Wagres, à la suite des conquêtes romaines et franques ? et, plus tard, au septième et au huitième siècle, par la révolte des serfs de Normandie ? Est-ce que l’esprit républicain le plus pur n’inspirait pas la lutte des communes contre la royauté au dixième et au onzième siècle ? Est-ce que les grandes cités consulaires et municipales du midi de la France, au douzième et au treizième siècle, n’étaient pas des républiques ? Est-ce qu’au quatorzième siècle la république n’a pas été de fait proclamée par Étienne Marcel, imposant à la royauté la constitution de 1352, constitution bien autrement radicale que celle de 1791 ? Est-ce qu’au quinzième siècle, les États généraux n’ont pas cent fois affirmé la souveraineté de la nation, qui, faisant les rois, pouvait les défaire ou s’en passer ? Est-ce qu’au seizième siècle, lors des guerres civiles de la réforme, les protestants ne se sont pas confédérés en provinces républicaines, à l’instar, disaient-ils, des cantons suisses ? Est-ce qu’enfin, au dix-septième siècle, sous le règne du grand roi, des conspirations nombreuses, entre autres celle du chevalier de Rohan, dont Van-den-Enden était l’âme, n’affirmaient pas la ténacité vivace de l’idée républicaine ? Est-ce qu’elle ne s’est pas encore clairement révélée lors de la grande insurrection où le peuple et les paysans de Bretagne faisant cause commune, ont presque ébranlé la toute-puissante monarchie de Louis XIV ? Est-ce qu’enfin ce Code paysan, que les vassaux de la noblesse et du clergé voulaient dès 1675 imposer par la force des armes à leurs seigneurs et à leurs curés, ne contenait pas en germe, en principe, la Déclaration des droits de l’homme de 1789 dont le Code paysan a été le rustique précurseur ?

Victoria me disait ce matin à ce sujet :

— Telle est malheureusement encore l’obscurité de notre histoire au point de vue républicain que nos plus ardents révolutionnaires en sont réduits à invoquer l’exemple de Rome et de Sparte au lieu d’invoquer l’exemple de la vieille Gaule et de montrer par une succession de faits éclatants advenus presque de siècle en siècle, que l’antique tradition républicaine s’est invinciblement perpétuée parmi nous à travers les âges tant elle est incarnée dans l’esprit national dont elle est au fond l’un des caractères indélébiles. Combien des exemples tirés de notre histoire feraient vibrer davantage la fibre populaire presque indifférente aux citations de l’histoire ancienne que le peuple ignore… Voilà pourquoi chaque jour je regrette que notre humble légende plébéienne n’ait pas été publiée pour l’enseignement de nos frères car elle résume pour ainsi dire la tradition républicaine en Gaule depuis les temps antiques jusqu’à nos jours !

Ces réflexions de ma sœur m’ont frappé. Je regrette comme elle, que notre légende soit encore inédite ; mais à cette heure les événements se précipitent tellement qu’ils rendent les théories presque inutiles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hier 25 juin 1791 nous nous sommes rendus, Victoria et moi aux Champs-Élysées vers les six heures du soir afin d’assister l’entrée de Louis XVI dans sa bonne ville de Paris. Le manifeste de ce prince laissé par lui après sa fuite, l’audacieuse et significative missive du marquis de Bouillé à l’Assemblée, les incroyables décrets de cette assemblée ; le tolle général qu’ils ont soulevé dans la presse patriote, tout concourait à donner au retour de Louis XVI à Paris une importance considérable. Voilà pourquoi ma sœur et moi, nous avons désiré observer l’impression produite sur la population par la présence de son roi.

Une foule immense encombrait les Champs-Élysées et la place Louis-le-Vicieux (ce dicton ayant remplacé l’appellation de place Louis XV, où, à la honte de la France s’élève encore la statue équestre de ce roi immonde). Je ne saurais rendre l’expression du regard de Victoria, lorsque d’un geste elle m’a désigné l’image en bronze de cet infâme porte-couronne, lui, l’auteur de tous les malheurs dont a été accablée notre famille ! Nous sommes, après de grands efforts, parvenus, ma sœur et moi, à nous approcher de la double haie formée par la garde nationale afin de laisser une voie libre pour le passage du cortège royal. Nous avons vu dans cette voie où il se promenait au pas de son cheval, M. Hubert ; son bataillon était l’un de ceux qui composaient la haie.

(Je note ici, en passant et par parenthèse, que M. Desmarais, qui a jusqu’à présent voté avec la minorité républicaine de l’Assemblée, s’est trouvé subitement et très-gravement malade le 21 de ce mois, jour où la fuite de Louis XVI a été dénoncée à l’Assemblée. L’indisposition subite de M. Desmarais devait avoir des suites graves et surtout prolongées, car il a obtenu, plus tard, un congé de convalescence qui l’a tenu éloigné de l’Assemblée jusqu’à la fin de cette année 1791. Il est allé à Lyon rejoindre sa femme et sa fille, de qui je reçois souvent des lettres remplies de dignité, de tendresse, et dans lesquelles elle me proteste toujours de sa résolution de n’avoir d’autre époux que moi.)

Nous étions placés, Victoria et moi, non loin des gardes nationaux formant la haie et appartenant au bataillon des Filles-Saint-Thomas, commandé par M. Hubert. Divers propos tenus par eux, et arrivant jusqu’à nous, prouvaient qu’ils partageaient les idées de leur chef, royaliste constitutionnel.

— Peu nous importe le roi ! — disait un garde national ; — ce que nous voulons, c’est la royauté ! Ce que nous ne voulons pas, c’est la république.

— Et nous ne la voulons pas uniquement pour cela que les anarchistes et les pillards la veulent.

— Si les sans-culottes des faubourgs sont tentés d’avoir une journée, ils l’auront, et l’on verra que les bonnets de peaux d’ours ne reculent pas devant les bonnets rouges.

— L’on verra que les baïonnettes ne reculent pas devant les piques.

Ces paroles imprudentes, provocatrices, témoignaient du déplorable aveuglement de la majorité de la bourgeoisie, dont la défiance et l’hostilité à l’égard du peuple allaient, et devaient malheureusement aller toujours empirant. (Hélas ! cette journée, que dans leur aberration certains gardes nationaux demandaient, ne devait pas se faire attendre plus d’un mois. Elle ne fut que trop connue plus tard sous le nom du massacre du champ de Mars.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La foule au milieu de laquelle nous nous trouvions, ma sœur et moi, restait dédaigneuse des paroles agressives des gardes nationaux. L’on attendait avec une impatience croissante la venue du cortège royal. Tout concourait à donner à la scène dont nous allions être témoins, un caractère imposant. De vifs éclairs, accompagnés d’un tonnerre lointain, sillonnaient le ciel orageux et sombre. L’attitude du peuple semblait sévère, recueillie ; son sentiment en cette circonstance se résumait pour ainsi dire par le texte de nombreux écriteaux promenés au bout de piques surmontées d’un bonnet rouge et portant ces inscriptions, placardés à profusion depuis le matin dans les faubourgs, et répétés par les journaux patriotes :

Celui qui applaudira Louis XVI recevra des coups de bâton. Celui qui l’insultera sera pendu

D’autres écriteaux portaient ces mots :

Citoyens, gardez le silence… et restez couverts, le roi va passer devant ses juges.

Le premier de ces écriteaux, empreint d’une farouche énergie, révélait cependant une distinction d’une remarquable délicatesse entre des applaudissements serviles, et le respect que l’on doit à un ennemi réduit à l’impuissance ; le second écriteau faisait noblement appel à la dignité du peuple souverain. Les sentiments exprimés par ces paroles étaient ceux (je le répète) de l’immense majorité de la foule, profondément irritée contre Louis XVI, indignée des inqualifiables décrets des représentants du peuple, mais calme dans sa force et, après tout, sentant bien que, le moment venu, elle jugerait les choses en dernier ressort, résolue jusque-là de ne pas outrager lâchement Louis XVI, mais de lui prouver par un silence plus menaçant que les clameurs de la colère, qu’il passait devant ses juges, ainsi que le disait l’écriteau. Le peuple donna bientôt un exemple de la silencieuse dignité qu’il voulait conserver. Une rumeur d’abord lointaine et répétée de proche en proche annonça l’arrivée du roi ; l’on vit passer au galop, allant à la rencontre du cortège, La Fayette à cheval escorté d’un brillant état-major de bleuets. La haie de gardes nationales, à l’aspect du général, poussa les cris enthousiastes de : Vive La Fayette ! Vive la constitution ! Vive le roi constitutionnel… — Quelques voix même ajoutèrent : — Vive le restaurateur des libertés françaises ! — Et, à bas la république !

À ces cris, à ces nouvelles provocations de la garde bourgeoise, le peuple répondit par un silence absolu et d’une signification formidable, car il prouvait la discipline, l’accord de cette populace prétendue effrénée, indisciplinable ; mais, au bout de quelques instants, le peuple put, à son tour, témoigner hautement ses sympathies révolutionnaires. L’on vit s’avancer, allant aussi à la rencontre de Louis XVI, le brave Santerre, si populaire dans le faubourg Saint-Antoine. Il était à cheval, accompagné de deux patriotes exaltés, Fournier l’Américain et le marquis de Saint-Hurugue, l’un des rares aristocrates qui embrassaient la cause révolutionnaire. Santerre marchait à la tête de son bataillon, appartenant aux sections du faubourg Saint-Antoine. Presque tous les citoyens de ce bataillon, trop pauvres pour acheter des habits d’uniforme, portaient leurs habits d’artisans. Le plus grand nombre était armé de piques au lieu de fusils. L’aspect de ces hommes, la poitrine demi-nue, à la physionomie honnête, mais énergique et rude, à l’attitude résolue, aux vêtements usés par un labour quotidien, et coiffés du bonnet de laine du prolétaire, offrait un contraste frappant avec la tenue militaire des bonnets de peaux d’ours, ainsi que l’on appelait les grenadiers de la garde nationale des quartiers du centre de Paris. L’un des hommes du bataillon de Santerre tenait une pique surmontée d’un écriteau ainsi conçu :


citoyens, soyez calmes, et respectez la loi.


Un autre homme du faubourg portait un pain embroché au fer de sa pique, surmontée de cette inscription :


le peuple ne meurt pas de faim en l’absence de ses tyrans !


La présence de Santerre et de son bataillon fut saluée de ces cris, poussés par le peuple :

— Vive Santerre ! — Vive la nation !

Quelques voix ayant crié : — À bas Veto ! — furent couvertes d’improbation et par de nouveaux cris de : Vive la nation ! sans qu’une nouvelle injure adressée à la personne du roi se fit entendre. Cette leçon de modération donnée à la garde bourgeoise l’irrita, l’exaspéra. M. Hubert, mettant son chapeau au bout de son épée, s’écria : — Vive le roi ! — en jetant sur la foule un regard d’intrépide défi. Cette nouvelle provocation demeura vaine ; M. Hubert, ne se possédant plus, s’écria :

— Grenadiers ! le passage laissé entre les deux haies n’est pas assez large… refoulez ce monde-là… et s’il résiste… crossez le ! !

L’ordre du commandant Hubert fut exécuté, mais moins durement qu’il ne l’enjoignait ; les grenadiers repoussèrent pourtant assez rudement les premiers rangs de la foule, et ceux-ci refluant sur les autres rangs déjà entassés, il s’en suivit quelque désordre dans cette masse compacte ; plusieurs voix s’élevèrent contre la garde bourgeoise ; mais à l’instant circulèrent ces avertissements salutaires et bientôt écoutés :

— Du calme, citoyens, du calme ; — on veut nous provoquer, — on veut une journée, — on ne l’aura pas ! !

Cet incident a été bientôt oublié, car l’on a entendu ces mots, répétés de proche en proche : — Voilà le roi ! — Voilà Capet ! — Voilà M. et madame Veto ! — L’attention générale s’est alors portée vers le cortège royal. Au moment où il passa devant nous, les éclairs, les coups de tonnerre devinrent plus fréquents, le ciel s’assombrit davantage et donna une teinte lugubre au spectacle dont nous étions témoins. Un bataillon de garde nationale, précédé de l’état-major de La Fayette, ouvrait la marche ; puis venaient les deux voitures royales. Ah ! ce n’est plus le temps des splendeurs monarchiques, payées des sueurs d’un peuple asservi ! Ce n’est plus le temps des équipages dorés, entourés de pages, de laquais, et rapidement emportés par huit chevaux richement caparaçonnés, précédés de piqueurs aux livrées éclatantes, escortés d’écuyers, de gardes, de gentilshommes chamarrés de broderies d’or et d’argent, et passant comme un éblouissant tourbillon ! Non, non, ce n’est plus le temps où le peuple craintif, servile, façonné par une dégradante suggestion au respect machinal de ses maîtres, criait des lèvres : — Vive le roi ! — Non, ce temps-là n’est plus…

La première des deux voitures qui contenaient la famille royale et sa suite était une énorme berline jaune ; elle avait servi à la fuite de Louis XVI. Couverte de poussière et de boue, elle était lentement traînée par six chevaux de poste grossièrement attelés avec des cordes, et montés par des postillons aux chapeaux ornés de cocardes et de longs rubans tricolores. L’un de ces postillons, quelque peu aviné, faisait de temps à autre claquer son fouet en criant d’une voix enrouée :

— Vive la nation ! Le gros Veto f…ait le camp ; on l’a rattrapé ; on vous le rapporte, le gros Veto !

Mais les propos du postillon ivre ne trouvaient aucun écho dans la foule muette et sévère. Nous avons vu sur le siège du devant de la berline, destiné au cocher, trois hommes garrottés, portant des vestes de livrée couleur chamois, galonnées d’argent, et des bottes fortes ; ils jetaient sur la foule un regard de mépris courroucé. Ces hommes, ainsi que nous l’avons entendu dire autour de nous, étaient trois gardes du corps déguisés en courriers, qui accompagnaient Louis XVI lors de son évasion, et commandaient les relais sur sa route. Deux grenadiers, la baïonnette au fusil, et placés de chaque côté de l’avant-train de la voiture, à proximité du siège où se tenaient les trois gardes prisonniers, veillaient sur eux. En cette occasion, le bon sens, la générosité populaire, se manifestèrent d’une manière touchante. Nous avons entendu dire autour de nous, au sujet de ces trois gardes du corps, quoique leurs compagnies, lors des sanglantes journées des 5 et 6 octobre (1790) à Versailles, eussent par leur violente agression soulevé contre eux la juste irritation des Parisiens :

— Pauvres gens… Après tout, s’ils ont suivi le roi, c’était par fidélité pour leur maître et pour lui obéir…

— C’est vrai ! Pourquoi donc sont-ils liés de cordes, tandis que Veto n’est pas garrotté ? Est-ce qu’il n’est pas le seul coupable ?

La voiture avançant au pas et très-lentement, nous avons pu parfaitement voir la famille royale. Louis XVI, vêtu d’un habit marron à collet droit (son déguisement de valet de chambre de la prétendue baronne de Korff), occupait la place droite, au fond de la berline, à la portière de laquelle se pavanait à cheval, souriant et triomphant d’orgueil, le général La Fayette ; il ramenait son roi fainéant, dont il espérait alors être le maire du palais. La figure bouffie de Louis XVI, empreinte de la molle inertie de son caractère, n’exprimait ni crainte, ni colère, ni surprise, mais une sorte d’ennui qui semblait causé par la lenteur de la marche du cortège, et pour distraire son impatience, il contemplait d’un air alourdi et sans que ses yeux, d’un bleu terne, témoignassent autre chose qu’une puérile curiosité, la foule silencieuse, couverte et menaçante… Enfin, sur la lèvre flasque et tombante de Louis XVI, errait ce sourire machinal, habituel aux rois accoutumés de recevoir les humbles hommages de leurs sujets. La chaleur était étouffante, et de temps à autre il éventait de son mouchoir sa figure rouge, grasse et suante. Somme toute, sa physionomie n’inspirait ni pitié, ni haine, et devant cette crasse insouciance, l’on était presque tenté d’oublier les perfidies, l’obstination sournoise et méchante, les parjures, les incessantes trahisons de cet homme qui, sous le masque de sa feinte bonhomie et de sa nullité, tramait de noirs complots avec l’étranger. Cependant, les traits de Louis XVI, jusqu’alors d’une si plate insignifiance, s’altérèrent soudain ; il poussa du coude la reine, assise à côté de lui au fond de la voiture, et lui montra du regard l’un des écriteaux, où se lisaient ces mots : silence, et restez couverts… le roi va passer devant ses juges.

Cette inscription parut frapper vivement Louis XVI ; il fronça les sourcils, et, selon ses habitudes bourrues, sans s’occuper de la reine, en ce moment penchée devant lui, afin de lire l’inscription qu’il lui signalait, il se rejeta si brusquement dans le fond de la voiture, que, d’un coup de coude, il heurta le sein de Marie-Antoinette ; elle tressaillit d’une douleur passagère, mais acheva de lire l’écriteau que le roi venait de lui désigner… Elle était jeune encore ; ses cheveux, d’un blond ardent, et alors sans poudre, s’enroulaient autour de son visage pâle et d’une beauté altière. Lorsque la reine eut achevé la lecture de l’écriteau, une expression amère, irritée, contracta ses traits ; ses yeux, secs et rougis par des larmes récentes, lancèrent à la foule un regard étincelant de mépris et de haine.

— Hein !… a-t-elle l’air méchant et fier, l’Autrichienne ! tandis que son gros benêt de Veto vous a l’air si bonasse… et si endormi… comme on voit bien que c’est elle qui porte les culottes et qui cause tout le grabuge… — dit non loin de nous à sa voisine une marchande de coco, le dos chargé de sa fontaine ambulante. Je cite cette réflexion, parce qu’elle traduisait naïvement l’opinion générale, et juste, en cela que la détestable et impérieuse influence de la reine paralysa toujours les vagues aspirations de Louis XVI vers le bien, lorsqu’il monta sur le trône, poussa plus tard ce prince aux mesures violentes, et fut l’âme des complots acharnés, incessants de la cour avec les puissances étrangères. Sur le devant de la voiture nous avons vu la sœur du roi, madame Élisabeth, figure triste et douce ; elle semblait abattue par la frayeur et tenait constamment les yeux baissés. Près d’elle se tenait Pétion, l’un des commissaires de l’Assemblée ; il était grave et sévère. L’autre commissaire, Barnave, l’un des chefs du parti girondin, jeune et beau jeune homme, attachait parfois un regard furtif et passionné sur Marie-Antoinette, dont il était, dit-on, depuis longtemps épris en secret. Il fut conduit à la trahison par ce fol amour, que les coquetteries calculées de la reine, durant ce voyage, exaltèrent jusqu’au délire. Elle voulait se faire, se fit un séide du jeune girondin, comptant sur son éloquence et sur l’influence dont il jouissait dans son parti pour rattacher à la royauté ce parti considérable. Vaines espérances, les girondins servirent vaillamment la révolution, et Barnave ne tira de son apostasie que la honte… Il tenait entre ses genoux, avec une sollicitude tendre et caressante, le dauphin, fils de Marie-Antoinette, joli enfant à la longue chevelure blonde et bouclée. Il souriait dans l’insouciance de son âge ; parfois même il envoyait des baisers à la foule, ainsi qu’on le lui avait appris en d’autres temps… Mais, tout à coup, saisi d’effroi à l’éclat retentissant d’un coup de tonnerre, il se jeta au cou de la reine et cacha sa tête blonde dans le sein maternel.

— Pauvre enfant… est-il gentil ! — dit à nos côtés, d’un accent apitoyé, la marchande de coco. — Il rentre dans le palais de ses pères quand l’orage gronde… mauvais présage pour cet innocent… Après tout, il n’est pas fautif du mal que font ses parents… Pauvre enfant, est-il donc gentil !

— Oui, les louveteaux aussi sont gentils et innocents, quand ils sont petits ; mais, quand les crocs leur poussent, ils deviennent féroces comme de vrais loups qu’ils sont, — répondit une voix rude à la bonne femme. — Attendez que les crocs de la royauté aient poussé à cet innocent dauphin… il mangera son peuple comme père et mère ! ! Voilà ce que c’est que le pouvoir sans limites ! Il fait des monstres… de ceux-là qui, sans lui, seraient aussi bons que d’autres ! ! Plaignez cet enfant, soit… moi aussi je le plains… mais de quoi ?… d’être fils de roi…

Cette réponse, simple et profonde, a vivement impressionné notre entourage ; elle n’éteignit pas la pitié qu’inspirait le dauphin, mais changea la nature de cette pitié en l’éclairant, en la raisonnant, en la dégageant de toute fausse sensiblerie et du dangereux fétichisme monarchique.

La seconde voiture contenait les personnes de la cour qui avaient partagé l’évasion du roi ; venait ensuite une petite calèche découverte ornée de rameaux de verdure auxquels flottaient des rubans tricolores. Dans cette voiture se tenaient debout, dans une attitude triomphale, le maître de poste Drouet et son postillon Guillaume ; tous deux avaient provoqué l’arrestation de Louis XVI à Varennes, dans le zèle excessif de leur patriotisme, et agitant leurs chapeaux, ils criaient : — Vive la nation !

— Vous êtes de bons citoyens… mes braves… vous avez cru faire pour le mieux en arrêtant Louis Capet… C’est bien ! votre civisme n’est pas suspect… mais, que diable ! quand le loup se sauve de la bergerie, on le laisse filer… à moins qu’on ne l’assomme… et vous… nom d’une pipe ! vous ramenez le loup au bercail ! ! — dit à haute voix le récent interlocuteur de la marchande de coco. Ces paroles, dans leur rudesse, exprimaient le sentiment général, Drouet et son postillon Guillaume, malgré leur patriotisme reconnu, n’obtinrent pas l’ovation populaire qu’ils attendaient sans doute.

Les gardes nationales, au passage du cortège, poussèrent des cris nombreux de : — Vive la constitution ! — Vive le roi constitutionnel ! — Mais ces cris, loin de prouver l’enthousiasme ou le dévouement de la bourgeoisie à la personne de Louis XVI, signifiaient au contraire :

— Ce n’est pas nous qui sommes à vous, beau sire… c’est vous qui êtes à nous… Nous régnerons sous votre nom… Vous vous résignerez, bon gré mal gré, au rôle du soliveau de la fable, parce qu’il nous faut un fantôme de royauté sur le trône, afin d’empêcher la république de le renverser !

La marche du cortège était fermée par le bataillon du faubourg Saint-Antoine, commandé par Santerre. À son aspect, le peuple, jusqu’alors fidèle au majestueux silence qu’il s’imposait, acclame tout d’une voix : — Vive la loi ! Vive la nation !! — cris formidables que ne dominait pas le fracas du tonnerre ; car l’orage éclatait alors sur Paris, et Louis XVI put entendre ces menaçantes acclamations populaires mêlées aux roulements de la foudre, au moment où il rentrait en prisonnier dans le palais de ses pères.

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— Quoi ! — me disait Victoria, en regagnant notre demeure, — quoi ! tel est l’aveuglement de l’Assemblée dans son égoïsme bourgeois, dans sa défiance du peuple, dans son absurde et folle haine du gouvernement républicain, qu’elle espère et prétend imposer à la France, révolutionnée jusqu’en ses dernières profondeurs, l’autorité de ce misérable roi avili, méprisé même de ses partisans… ce roi convaincu de parjure, de trahison, de complot à l’étranger… ce roi ramené piteusement par le collet comme un lâche déserteur… et cela aux yeux de tout un peuple résolu de faire justice et haussant les épaules de dégoût et de dédain… Quoi ! c’est pour accomplir cette révoltante comédie que l’Assemblée va exaspérer les divisions des partis, surexciter les haines incurables, déchaîner peut-être la guerre civile… et cette Assemblée est en majorité composée de gens éclairés ! patriotes ! Grand nombre d’entre eux se sont illustrés lors des admirables travaux de la Constituante ; ils ont acclamé la Déclaration des droits de l’homme, qui portait en ses flancs la république… et à cette heure les voilà qui reculent effarés, épouvantés comme des pygmées devant la grandeur colossale de leur œuvre… le croira-t-on jamais ! Qui l’expliquera jamais, ce mystère incompréhensible ! ! Qui le sondera jamais, ce noir abîme de contradiction !

— Ah ! ma sœur… rappelle-toi ces prophétiques paroles dernièrement prononcées au Club social, par Claude Fauchet, et reproduites par le journal la Bouche de fer (no LVIII) :

« — Le tiers état, en accomplissant la révolution, a cru, en majorité, travailler presque pour lui seul, tout en témoignant, reconnaissons-le, d’un intérêt sincère, mais plus théorique que pratique, pour la masse du peuple ; celui-ci, il est vrai, est déjà civilement, politiquement affranchi par la révolution… C’est un pas immense, qui, cependant, pour être décisif, doit être suivi de l’affranchissement matériel du peuple ; en un mot, de l’avènement du travailleur à la libre possession de l’instrument de travail, en d’autres termes, du capital, grâce à des institutions de crédit démocratiques, à l’aide desquelles le prolétaire des villes et des campagnes puisse enfin échapper à la dépendance, au servage où le réduit encore une mercantile oligarchie à son immense profit ! Or, dans la constitution du vieux monde, pétri d’inégalités, d’iniquités sociales, basé sur le despotisme et sur les privilèges de quelques-uns au détriment de tous, matière corvéable, exploitable à merci, et laissée à dessein dans une ignorance aussi profonde que sa misère, les exploiteurs sont devenus fatalement, par l’irrésistible logique du mal, complices et solidaires les uns des autres ; de sorte que le prêtre a soutenu le roi ; le roi a soutenu le capitaliste et le propriétaire ; il est ainsi advenu qu’attaquer l’autel, c’était attaquer le trône, qu’attaquer le trône, c’était, tôt ou tard, attaquer le capital et la propriété… Voilà ce dont s’aperçoit aujourd’hui le tiers état… De là vient le brusque temps d’arrêt… la réaction contre-révolutionnaire du parti bourgeois ; oui, pour défendre et sauver les priviléges de ses écus, il va tenter de se rattacher à la monarchie qu’il a détruite à demi, et, au besoin, il se rattachera même à l’Église, à laquelle il ne croit point ; mais il est trop tard, l’impulsion est donnée, la révolution lancée ; aussi, quoi qu’il advienne, et dans un temps plus ou moins prochain, il en sera des priviléges de la bourgeoisie capitaliste ce qu’il en a été des priviléges de l’Église, de la noblesse et de la royauté… Seulement, n’oubliez jamais ceci… La révolution ne sera complète, affermie, triomphante et féconde que lors de l’avénement de la république, de la vraie république, entraînant l’abolition radicale du privilège de l’écuparce qu’alors le peuple sera matériellement affranchi, de même qu’il est à cette heure moralement affranchi… sinon la révolution ne sera que partielle ; elle ne portera pas tous les fruits qu’elle doit porter… Alors le peuple, déçu dans ses légitimes espérances, épuisé par la lutte, éprouvera une passagère, mais déplorable défaillance, dont profiteront ses éternels ennemis, et ce sera peut-être à une seconde génération révolutionnaire de reprendre et d’accomplir l’œuvre laissée inachevée par ses pères… En un mot, chaque classe cherche dans le gouvernement la satisfaction de ses intérêts personnels :

» — La noblesse et le clergé veulent la monarchie absolue ;

» — La bourgeoisie veut la royauté constitutionnelle ;

» — Le peuple veut la république sociale, que prêche Claude Fauchet dans le Club social… » — Dis, ma sœur, — ai-je repris voyant Victoria pensive, — ces sages et prophétiques paroles ne sont-elles pas l’explication du mystère en apparence incompréhensible de cette Assemblée bourgeoise, qui, tu l’as dis, recule épouvantée devant son œuvre, et, dans son égoïsme aveugle, tente de mettre ses priviléges à l’abri d’un fantôme de roi, à cette heure où elle reconnaît que l’inexorable niveau de la république doit passer également sur tous les priviléges de race ou de caste, de naissance ou de fortune ?

— Tu dis vrai, mon frère… Claude Fauchet explique ces apparentes contradictions qui me semblaient incompréhensibles.

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17 juillet 1791 (dimanche minuit). — Il y a une heure… je suis revenu dans notre logis ; j’étais frappé d’épouvante et d’horreur… Hélas ! fils de Joël, le mois dernier, lors du retour de Louis XVI à Paris, la garde nationale promettait au peuple une journée… Cette journée vient d’avoir lieu… Elle s’appellera désormais : le massacre du champs de mars

Après avoir échappé miraculeusement à la mort, j’ai quitté ce lieu funèbre jonché de cadavres d’hommes, de femmes, d’enfants… Mon esprit est calme maintenant ; je vais, fils de Joel, vous retracer ce déplorable événement et ses causes, si étroitement liées à la fuite et au retour de Louis XVI. Telle a donc été l’égoïste opiniâtreté de l’Assemblée à tenter de sauvegarder encore les priviléges de la bourgeoisie, grâce à un fantôme de royauté, que cette Assemblée, que ses prétoriens, les gardes nationaux, n’ont pas reculé devant le massacre ! ! pour entraver l’irrésistible élan de la révolution…

Ah ! malheur ! malheur irréparable… il existe maintenant un abîme de sang entre le peuple et la bourgeoisie, dont les intérêts sont pourtant communs ! Où s’arrêtera désormais cette lutte fratricide… seulement profitable à nos ennemis éternels ?…

Vous avez vu, fils de Joël, avec quelle imposante dignité le peuple, dédaignant de répondre aux provocations de la garde bourgeoise, avait assisté à la rentrée de Louis XVI passant sous les yeux de ses sujets silencieux. L’opinion générale, malgré la connaissance des décrets de l’Assemblée qui tendaient à déguiser la trahison de Louis XVI, l’opinion générale et le bon sens public si clairement manifestés lors du retour du roi, si énergiquement exprimés par la presse patriote et par la motion du club des Cordeliers, croyaient devoir assez légitimement et fortement peser sur l’Assemblée, pour l’arrêter dans la voie funeste où elle s’égarait… Il n’en fut rien, et, selon ses décrets, les complices de l’enlèvement du roi, d’abord interrogés, puis prévenus de trahison, furent renvoyés devant les juges de la haute cour nationale d’Orléans… Mais les commissaires de l’Assemblée, après avoir entendu les déclarations de Louis XVI, le mirent hors de cause ; et, sauf l’interdiction à lui signifiée de quitter désormais Paris, il fut à peu près rétabli dans la plénitude des droits qu’il tenait de la constitution… Vous dire la stupeur, l’indignation dont Paris fut saisi en apprenant cette décision des représentants du peuple, est impossible et ne se peut juger que d’après les préparatifs de défense, ou plutôt d’extermination, que trama dès lors l’Assemblée, afin de maintenir ses arrêts, certaine de l’aveugle et inexorable obéissance de la garde bourgeoise et de La Fayette, son idole.

La presse révolutionnaire de ces derniers jours avait signalé les dangers de la situation, et notamment Marat, dans l’un de ses derniers numéros de l’Ami du Peuple (7 juillet 1791), opposait avec une admirable logique la conduite tenue par l’Assemblée à la conduite qu’elle aurait dû tenir en ces circonstances.

« — … Ce qu’il fallait faire (se demande Marat) ? Ah ! lorsqu’une nation peut enfanter à la liberté des armées plus innombrables que celles que le despotisme leva jamais sous Xerxès ou sous Tamerlan, il fallait prendre l’attitude convenable à la liberté d’un tel peuple ! Il fallait appeler le crime de Louis XVI de son vrai nom… et ne point le pallier par le mensonge du mot enlèvement… Il fallait constituer Louis XVI prisonnier, parce qu’il était pris en flagrant délit, et, en le constituant prisonnier, déclarer qu’on le mettait en état d’arrestation et non pas qu’on lui donnait une garde ! ! — Il fallait se moquer de Malouet et de Duport invoquant l’inviolabilité du roi, alors qu’il avait cessé d’être roi, alors qu’il allait rejoindre les ennemis de la nation, car l’on ne peut être à la fois le chef de l’armée étrangère et de l’armée nationale ! — Il fallait, non faire interroger le roi par des commissaires, mais le traduire à la barre de l’Assemblée, à la face du pays ! Il fallait permettre à tous les députés d’interroger le coupable sur faits et articles ! au lieu de lui envoyer trois commissaires, un D’André ! un Duport ! un Tronchet ! L’Assemblée, en agissant ainsi, n’a-t-elle point eu l’air de craindre les révélations qui sortiraient de la bouche de Louis XVI, et qu’il ne montrât dans le sein de l’Assemblée une foule de complices… »

Camille Desmoulins ne se montrait pas moins logique dans son numéro du 13 juillet (1791) des Révolutions de Paris

« — … La fuite et le manifeste du roi étant un crime de lèse-nation s’il en fut jamais, il fallait saisir de ce procès la haute cour nationale… — L’office de roi étant un office que l’on peut abandonner au hasard de la naissance, partant qui ne demande ni habileté, ni expérience, et peut (cela s’est vu) être rempli au besoin par un idiot, par un méchant ou par un fou ; le roi, en un mot, étant réellement un zéro dans la constitution puisqu’il ne peut rien faire sans la signature d’un ministre, le roi n’étant à vrai dire qu’une sorte de griffe apposée aux décrets de l’Assemblée, il fallait dire aux Monarchiens comme le passant à l’avare :

« Mettez une pierre à la place,
Elle vous vaudra tout autant ! »

Brissot, dans le Patriote français (16 juillet 1791), s’écriait avec une indignation généreuse :

« — Consummatum est… le déshonneur de nos législateurs est consommé… le décret des comités (qui met Louis XVI hors de cause) est adopté ! Quel amas de turpitudes ! L’Assemblée a eu l’intention de décréter qu’un roi, quoique parjure, traître et conspirateur… en d’autres termes : que Louis ne pouvait être ni jugé, ni puni ; cependant elle n’a osé le déclarer formellement, effrayée de l’opinion de la France entière ; mais l’Assemblée a déclaré implicitement cette iniquité monstrueuse, en ne comprenant pas le roi dans la procédure criminelle commencée contre Bouillé et les trois gardes du corps complices de l’évasion… À cette contradiction, joignez-en d’autres non moins absurdes et odieuses ! Ainsi, le roi est déclaré inviolable… et on le retient pour ainsi dire de force dans son palais jusqu’à la fin de la constitution ; son inviolabilité est ainsi violée d’une manière flagrante, et pourtant on le déclare au-dessus de la loi… »

Enfin, le club des Cordeliers, fidèle à ses convictions républicaines, faisait afficher à profusion dans Paris le placard suivant :

« — Frères et citoyens, tout ce qui concerne le ci-devant roi se résume en ces quatre points : — 1° Il a abdiqué, il a déserté son poste. — 2° La nation ne doit pas rendre sa confiance à un homme qui, infidèle à ses fonctions, parjure à ses serments, ourdit une fuite clandestine, dirige sa course vers une frontière couverte de transfuges et médite évidemment de ne rentrer en France qu’avec une force étrangère, afin de pouvoir nous imposer sa tyrannie par la force ! — 3° Sa résolution de fuir lui a-t-elle été personnelle, ou la lui a-t-on imputée ?… Que nous importe ! idiot ou tyran, il est désormais indigne de régner ; nous ne lui devons plus obéissance. — 4° L’histoire de France n’offre qu’une longue suite de malheurs du peuple dont la cause remonte toujours aux rois… La conclusion est simple : — À bas les rois ! »

L’opinion publique ainsi éclairée, raffermie, excitée par l’action salutaire de la presse patriotique, se manifestait de plus en plus hostile aux décrets de l’Assemblée nationale relatifs à Louis XVI, et du 14 au 16 juillet, la fermentation de Paris, surtout dans les faubourgs, allait croissant ; il n’y avait, ainsi que l’on dit, qu’un cri : la déchéance du roi. Mais l’Assemblée nationale, inexorablement résolue de conserver à tout prix le soliveau dont elle comptait faire son instrument passif, se préparait à répondre, par les armes, aux vœux presque unanimes du peuple, et afin de donner à ces demandes de déchéance une apparence de révolte ouverte contre ses arrêts, l’Assemblée, innocentant ainsi le passé de Louis XVI, déclarait les cas où il pourrait être, à l’avenir, déchu du trône, et rendait le 16 juillet (1791) le décret suivant :

« Art. 1er. — Si le roi, après avoir prêté serment à la constitution, se rétracte, il sera censé avoir abdiqué.

» Art. 2. — Si le roi se met à la tête d’une armée dirigée contre la nation, ou s’il ordonne ou ne défend pas tout acte de cette espèce exécuté en son nom, il sera censé avoir abdiqué.

» Art. 3. — Un roi qui aura abdiqué ou sera censé l’avoir fait, redeviendra simple citoyen, et sera poursuivi selon les formes ordinaires pour tous les délits postérieurs à son abdication. »

Évidemment l’Assemblée, en précisant ainsi les cas futurs d’abdication, mettait à néant les trahisons passées au nom desquelles l’opinion publique réclamait actuellement la déchéance, réclamation qui, depuis la promulgation des derniers décrets de l’Assemblée, serait considérée par elle comme un acte de révolte qu’elle était résolue de terrifier par les armes. Cette résolution impitoyable n’était d’ailleurs un mystère pour personne, et Brissot, dans le numéro du Patriote français de ce matin (17 juillet 1791), annonçait au public que l’on avait fait des distributions de cartouches, de gargousses à la garde nationale et à son artillerie, et il ajoutait en terminant :

— … Ces horribles préparatifs s’exécutent sous les ordres de La Fayette, cet homme qui m’a dit cent fois être républicain, qui se proclame l’ami du républicain Condorcet ; il n’y a plus rien de commun entre La Fayette et moi ! »

Camille Desmoulins, dans son journal de ce matin, signalait aussi les projets meurtriers des royalistes constitutionnels, et terminait ainsi :

— … Ô indignes représentants de la nation ! ce ne sont point les mensonges, les perfidies, les crimes de Louis XVI et de sa femme qui me révoltent ! Qu’un roi soit corrupteur, accapareur, féroce, faux monnayeur, parjure, escroc, traître ! c’est sa nature. L’animal roi ne fait ainsi que suivre son instinct ; mais c’est vous qui méritez toute notre haine, vous, nos représentants que nous avons choisis pour nous défendre, et qui donnez l’ordre de nous courir sus… et nous préparez les fusillades et les mitraillades de votre garde bourgeoise ! ! »

Ces fragments des journaux révolutionnaires vous montrent, fils de Joël, avec quelle terrible netteté s’était posée la question. L’Assemblée nationale, résolue de recourir à la force pour étouffer, s’il le fallait, dans le sang l’opinion publique qui réclamait la déchéance, voulait conserver, coûte que coûte, le fantôme royal. Le peuple réclamait énergiquement la déchéance, pas décisif vers la république, seule solution logique de cet inextricable chaos ; aussi arriva-t-il que, las de voir son action paralysée par l’aveugle attachement des jacobins à la constitution, il leur manifesta sa volonté dans leur réunion d’hier soir. Voici en peu de mots le résumé de cette séance du club central qui se lie étroitement aux déplorables événements d’aujourd’hui. Mon labeur quotidien accompli, je m’étais, en sortant de mon atelier, rendu au club vers les sept heures du soir avec Victoria. Lorsque nous y sommes arrivés, le citoyen Pouape était à la tribune et annonçait d’une voix émue que la population de Paris, considérant comme un deuil public le décret rendu dans la journée par l’Assemblée nationale (décret relatif aux causes futures de l’abdication), avait spontanément fait fermer les salles de théâtre. Cette mesure, applaudie avec enthousiasme par le peuple des tribunes, fut froidement accueillie des jacobins. Cependant Billaud-Varenne, demandant la parole, flétrit énergiquement la conduite de l’Assemblée, dénonce ses projets homicides, propose qu’il soit au besoin nommé une convention nationale pour juger Louis Capet, rappelle que la Chambre des Communes a frappé de son glaive Charles Ier d’Angleterre ; enfin Billaud-Varenne pose nettement la question entre la monarchie et la république… Mais aussitôt les murmures, les cris réprobatifs des jacobins couvrent la voix de l’orateur, et il est forcé de descendre de la tribune. Robespierre lui succède, afin de répondre à cette interpellation d’un membre du club :

— Citoyen Robespierre, vous avez été accusé à l’Assemblée nationale d’être républicain… l’êtes-vous, oui ou non ?

Un silence religieux succède au tumulte prolongé causé par la profession de foi de Billaud-Varenne. Robespierre monte à la tribune et s’exprime ainsi :

« — Il est vrai, l’on m’a, au sein de l’Assemblée, accusé d’être républicain. L’on m’a fait trop d’honneur ; je ne le suis pas. Si l’on m’avait accusé d’être monarchiste, l’on m’aurait déshonoré ; car je ne suis pas non plus monarchiste. Les mots de république et de monarchie, pour beaucoup d’individus, sont vides de sens ; le mot république, chose publique, ne signifie aucune forme particulière de gouvernement ; ce mot implique tout gouvernement libre. L’on peut être libre avec un monarque comme avec un sénat… Qu’est-ce que la constitution actuelle ? Une république avec un monarque… Elle n’est ni monarchie ni république : elle est l’une et l’autre… »

Les applaudissements, les acclamations enthousiastes des jacobins interrompirent cette profession de foi ambiguë et nuageuse de Robespierre, laquelle offrait un si étrange contraste avec la précision, la clarté habituelle de ses opinions absolues, inflexibles… Or, surtout en ce moment décisif, par la force invincible des choses, cette brûlante question : République ou monarchie, était irrésistiblement posée… Robespierre, en ne se déclarant ni monarchiste ni républicain, faisait-il acte de circonspection politique ? prudente… mais fâcheuse réserve en présence d’une crise imminente ; ou bien pensait-il, en effet, que la constitution actuelle et le roi Louis XVI, reconnu par elle, représentant héréditaire de la nation, devaient assurer la liberté de la France et sauvegarder, affermir les conquêtes de la révolution ? Une pareille créance ne semblerait-elle pas extraordinaire, inexplicable, si l’on songe aux preuves réitérées de la trahison de Louis XVI, et si on se rappelle que cinq jours auparavant, Robespierre, au sujet de la fuite de ce prince, s’écriait dans un élan de désespérante éloquence : « — Ah ! je regarderais la mort comme un bienfait, car elle m’épargnerait la vue des maux inévitables que je prévois. » — En me livrant à ces réflexions, j’inclinais à croire, et je crois encore qu’en cette occurrence Robespierre obéissait à une circonspection aussi exagérée qu’inopportune et regrettable. Bientôt l’on entendit des rumeurs confuses et un grand tumulte au dehors de la salle des Jacobins. Soudain l’un des commissaires de la société rentre effaré, annonçant qu’une foule immense remplit la rue Saint-Honoré, aux abords du club, et demande que sa députation et son orateur soient introduits. À peine le commissaire avait-il prononcé ces mots, que, dans son impatience, le flot populaire fait violemment irruption dans la salle, aux cris sympathiques d’ailleurs de : — Vivent les jacobins ! — et elle est un instant complétement envahie par le peuple. Il se confond avec les membres de la société ; l’intervalle des bancs, les approches de la tribune et du barreau sont encombrés ; enfin, l’on ne jetterait pas, comme on dit, une épingle au milieu de cette foule entassée, dont l’attitude, la physionomie, les paroles, loin d’être hostiles aux jacobins, témoignent, au contraire, pour eux autant de dévouement que de déférence. Ce dialogue, que j’entendis entre l’un des envahisseurs et le citoyen Gorguereau, l’un des membres du club, nous explique bientôt, à ma sœur et à moi, la cause de cette démonstration populaire :

— Votre conduite est indigne ! — s’écriait avec exaltation le citoyen Gorguereau, — vous envahissez violemment le sanctuaire de nos délibérations !

— Citoyens, nous venons ici en amis, — reprend le prolétaire, — nous avons toujours eu, nous avons et aurons toujours confiance dans les jacobins, bons patriotes, bons révolutionnaires ; seulement nous croyons, voyez-vous, qu’en soutenant, sinon le gros Veto, du moins la royauté quand même… vous vous trompez… citoyens, et que c’est de bonne foi que vous faites erreur…

— Nous avons juré de défendre la constitution, nous la défendrons jusqu’à la mort !

— Nous aussi, nous voulons la constitution, citoyens, seulement… Louis Capet ayant par sa fuite rayé le titre de roi dans la constitution… le peuple la veut… moins un roi !

— Eh ! c’est la république alors ! 


— « Tant mieux ! et vive la république… c’est le seul gouvernement qui puisse affranchir matériellement et moralement le prolétaire, » — a dit Claude Fauchet au Club social, et il a raison. N’est-il pas démontré que la constitution est impossible avec un roi, à preuve que l’individu royal a déserté son poste ? Il en a assez ! il n’en veut plus ! Est-ce que, sous le règne de l’égalité, de la liberté, il n’était pas libre de ne plus vouloir d’être roi… c’t’homme ! et surtout de nous débarrasser de la royauté !

— Nous soutenons le principe et non l’homme ! nous ne nous opposerions pas à sa déchéance…

— Voilà justement, citoyens, ce que le peuple vient vous demander. Nous sommes, vous le voyez, du même avis, car une fois la déchéance de Veto proclamée, vous serez fièrement malins si vous trouvez un autre individu royal à mettre à la place de Louis Capet !

Pendant ce dialogue, le tumulte, causé par l’envahissement de la salle des jacobins, s’était peu à peu apaisé. Il se fit un grand silence, et Gonchon, surnommé le Mirabeau des faubourgs, s’exprime ainsi à la tribune :

« — Citoyens jacobins, frères et amis, votre civisme nous est connu… mais dans votre respect outré pour la constitution, vous oubliez que son premier fonctionnaire l’a déchirée en ce qui le regarde… Le peuple ne veut plus, ne peut plus reconnaître l’autorité du traître Louis Capet ; donc, nous venons fraternellement vous prévenir que le peuple, usant de son droit et voulant jusqu’à la fin donner l’exemple de sa modération et de son respect pour la loi, se rassemblera demain dimanche au champ de Mars, paisiblement et sans armes… Là, nous jurerons de ne plus reconnaître pour chef de l’exécutif le ci-devant roi, et nous signerons une pétition afin de réclamer des représentants du peuple, nos commis, la déchéance de Louis Capet. Nous venons ce soir, frères et amis, vous demander que le club des jacobins se joigne à nous, demain, au champ de Mars, soit en corps, soit par une députation. »

Cette énergique initiative du peuple mettait les Jacobins en demeure de se prononcer ; ils avaient trop de tact politique, trop de patriotisme, pour ne pas comprendre tardivement, il est vrai, qu’il était plus que temps pour eux de sortir de leur système d’inertie, surtout déplorable en présence des graves événements qui se préparaient. Aussi, lorsque Gonchon descendit de la tribune, il y fut remplacé par Laclos, l’un des membres influents du club. Laclos (auteur d’un roman cynique : les Liaisons dangereuses, et intime familier du duc d’Orléans) proposa que, selon le vœu du peuple, les jacobins se joignissent à lui, afin de signer une pétition à l’Assemblée nationale, lui demandant de décréter la déchéance de Louis XVI, pétition que Laclos proposait de rédiger séance tenante, et qui serait signée le lendemain au champ de Mars, non-seulement par les citoyens, mais encore par les femmes et par les enfants, ce qui donnerait à ce manifeste un caractère plus touchant et plus universel. La proposition de Laclos fut accueillie par les applaudissements du peuple et des jacobins. Robespierre demanda la parole. Il se défiait sans doute de Laclos, l’un des chefs les plus habiles, les plus actifs du parti orléaniste ; car, bien que le duc d’Orléans eût souvent déclaré, juré qu’en aucun cas il n’accepterait la régence, ses partisans, soit à son insu, soit en secrète connivence avec lui, ne renonçaient pas à l’espoir de le voir sur le trône en qualité de régent ou de roi constitutionnel. Robespierre craignit quelque manœuvre orléaniste au sujet de la pétition, et songeant aussi sans doute que l’Assemblée nationale, décidée aux mesures les plus violentes, pouvait, le lendemain, par son agression, changer une manifestation en un mouvement insurrectionnel, que paralyserait la présence des femmes et des enfants, d’ailleurs ainsi exposés aux plus grands dangers… Robespierre, dis-je, montant à la tribune, reconnut l’opportunité d’une pétition à l’Assemblée et termina ainsi :

« — … Non, l’arrêt de l’Assemblée qui a renvoyé devant une haute cour nationale les complices de l’évasion de Louis XVI n’est pas clair… il ne saurait y avoir de complices sans un principal coupable… ce coupable est Louis XVI… La nation a donc le droit, par l’organe d’une pétition, de dire à ses représentants : Expliquez-vous ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Quant à l’opinion du citoyen Laclos, elle me paraît sinon devoir être rejetée, du moins modifiée dans sa forme… Pourquoi faire signer cette pétition par des femmes, surtout par des enfants ? »

— Nous emmènerons nos femmes et nos enfants avec nous au champ de Mars, afin de prouver combien notre manifestation est pacifique ! — répondit l’orateur du peuple. La généreuse confiance qu’il exprimait prévalut sur les justes et sinistres appréhensions de Robespierre. Laclos et Brissot furent chargés de la rédaction immédiate de la pétition ainsi conçue et acceptée par les jacobins et par le peuple :

« Les Français soussignés, membres du souverain, considérant que dans les questions auxquelles est rattaché le salut du peuple, il est de son droit d’exprimer son vœu pour éclairer et diriger ses mandataires ;

» Que jamais il ne s’est présenté de question plus importante que celle concernant la désertion du roi ;

» Que le décret rendu le 15 juillet par l’Assemblée ne contient aucune disposition relative à Louis XVI ;

» Qu’en obéissant à ce décret, il importe de statuer promptement sur le sort de cet individu ;

» Que sa conduite doit servir de base à la discussion ;

» Que son parjure, sa désertion, sa protestation, emportent abdication formelle de la couronne ;

» Que l’Assemblée nationale en a préjugé ainsi en s’emparant du pouvoir exécutif, en suspendant les pouvoirs du roi et en le tenant dans un état d’arrestation ;

» Que de nouvelles promesses de la part de Louis XVI n’offriraient point une garantie suffisante contre une conspiration nouvelle ;

» Qu’enfin, il serait contraire à la majesté de la nation comme à ses intérêts de confier désormais les rênes de l’État à un homme traître, parjure et fugitif ;

» Les soussignés demandent formellement et spécialement que l’Assemblée nationale ait à recevoir au nom de la nation l’abdication faite le 21 juin par Louis XVI et à pourvoir à son remplacement par tous les moyens constitutionnels ;

» Déclarant les soussignés qu’ils ne reconnaîtront jamais Louis XVI pour leur roi, à moins que la majorité de la nation n’émette un vœu contraire à celui de la présente pétition. »

Le peuple, satisfait de la teneur de cette pétition, quitte la salle des jacobins croyant la séance terminée. Il n’en fut pas ainsi, un nombre assez considérable de membres restèrent réunis, et entre autres Brissot, l’un des rédacteurs de l’adresse ; il en fit, à la demande de plusieurs jacobins, une seconde lecture, et, après un examen approfondi de sang-froid, il fut reconnu que cette adresse rédigée, votée dans un mouvement d’entraînement, pouvait à la rigueur sembler porter atteinte aux droits de l’Assemblée qui, nous l’avons dit, par son décret du même jour (16 juillet 1791), précisant les actes qui pourraient à l’avenir amener l’abdication forcée de Louis XVI, le mettait par cela même, quant au passé, à l’abri de la déchéance ; sachant les préparatifs menaçants de l’Assemblée, l’animosité de la garde bourgeoise, ses résolutions impitoyables, et voulant éviter jusqu’à l’ombre d’un prétexte aux projets meurtriers des royalistes constitutionnels, les jacobins décidèrent donc que la pétition ne serait pas livrée à la signature du peuple, et qu’une députation du club irait le lendemain au champ de Mars faire connaître aux citoyens assemblés cette décision et ses graves motifs. Le peuple, ignorant cette délibération tardive, devait se porter en masse au rendez vous fixé, comptant sur la présence et sur l’adhésion des jacobins rédacteurs de l’adresse ; ajoutons enfin que, pour éviter tout sujet de collision et montrer qu’elles voulaient se renfermer dans la stricte légalité, les sections, après la séance des jacobins, envoyèrent à l’Hôtel de Ville une députation de vingt-deux délégués, chargés de prévenir le directoire du département de leurs projets du lendemain, selon la loi qui enjoint aux citoyens désireux d’exercer le droit de pétition d’en avertir la municipalité vingt-quatre heures à l’avance.

— Vous pouvez vous réunir demain, au champ de Mars, paisiblement et sans armes, — répondit aux délégués Desmousseaux, procureur syndic de la commune, — la loi vous couvre de son inviolabilité.

Après une promesse si formelle rapportée de l’Hôtel de Ville par leurs délégués, que pouvaient craindre les pétitionnaires ?

Tels sont, fils de Joël, les faits qui ont précédé la sanglante journée dont je viens d’être témoin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce matin, 47 juillet (1791), je me suis dirigé seul vers le champ de Mars, Victoria n’ayant pu m’accompagner ; un surcroît de travail très-urgent la retenait à la maison… Ce fut un grand bonheur… car peut-être aurais-je à pleurer la mort de ma sœur ! !

Le temps était magnifique, pas un nuage ne voilait l’azur du ciel ; une masse énorme de population, attirée par la sérénité de ce beau jour et par une curiosité patriotique, se dirigeait comme moi vers le champ de Mars, hommes, femmes, enfants vêtus de leurs habits du dimanche. Tous les visages respiraient un air de fête, et sur toutes les physionomies l’on remarquait une sorte de satisfaction recueillie, presque grave… L’on avait une confiance certaine dans le résultat de cette pacifique et imposante manifestation du peuple, demandant à ses mandataires, par une pétition digne et mesurée, la déchéance d’un roi parjure, à la fois régnant et prisonnier, innocent et coupable ; position fausse, ambiguë, inextricable, source des embarras sans fin qui jetaient dans le pays une perturbation profonde et les funestes germes de discordes civiles acharnées. Le bon sens populaire comprenait que la déchéance, ayant pour conséquence forcée la république, pouvait seule trancher, ainsi qu’on dit, le nœud gordien de cette question grosse d’éventualités déplorables ; enfin, chose déjà si souvent remarquée par moi, depuis le commencement de la révolution, les femmes initiées depuis lors à la vie politique… d’un si puissant attrait pour elles, puisque tout ce qui touche à l’affranchissement, au bien-être, aux droits, à la dignité, à l’amélioration du sort de leurs époux, de leurs enfants, de leur père, de leur frère, se résout par des lois, en un mot, par des actes politiques ; les femmes, dis-je, prenaient le plus vif intérêt au résultat de la pétition, et égalaient au moins le nombre des citoyens se rendant aujourd’hui au champ de Mars. Elles éprouvaient un légitime orgueil de pouvoir, elles aussi, faire preuve de civisme, en apposant leur signature à la pétition du souverain.

— Qui donc, après avoir procréé l’enfant, fait de lui un citoyen, par l’éducation civique qu’elle lui donne dès l’âge le plus tendre… n’est-ce pas la mère ?… — disait à mes côtés une belle jeune femme, accompagnée de ses deux fils, âgés de dix ou douze ans, et qu’elle contemplait avec amour.

— N’est-ce pas à l’épouse de dire à son mari : Va combattre la tyrannie, et meurs, s’il le faut, pour la liberté ! ! — Mieux vaut mourir que vivre esclave ! — disait une autre femme.

Vaillantes créatures ! elles se sentaient instinctivement filles de ces viriles Gauloises des temps héroïques, mâles éducatrices qui siégeaient aux conseils de la tribu républicaine et, le jour de l’action, combattaient intrépidement pour l’indépendance des Gaules, en maniant rudement la pique et l’épée, qui ne pesaient pas plus que la quenouille à leurs bras blancs et forts, comme disait César, qui les avait vues à l’œuvre, nos vaillantes mères, filles de Joël !…

Vers les huit heures et demie du matin environ, j’arrivais au Gros-Caillou, non loin de l’une des portes de l’esplanade du champ de Mars, lorsqu’au moment de tourner l’angle de la petite place Saint-Pierre, j’entends des clameurs lointaines, et presque aussitôt la foule qui me précédait revient sur ses pas et reflue brusquement sur cette place, en manifestant son effroi, son horreur ; presque en même temps je reconnais de loin, à sa gigantesque stature, Lehiron, marchant le premier d’une bande d’hommes à figures patibulaires, devant qui se repliait la foule effrayée. Lehiron, miraculeusement échappé aux suites du coup de pistolet à lui tiré par Frantz de Gerolstein, portait au bout d’une pique, ainsi qu’un autre égorgeur de sa troupe, une tête livide. Ces deux têtes étaient si fraîchement coupées que le sang des veines ruisselait encore et rougissait la veste blanchâtre de Lehiron et la chemise trouée de son ignoble acolyte aux bras nus.

— À mort les aristocrates ! — hurlait Lehiron, et après lui sa bande. — Les ennemis du peuple à la lanterne ! ! — Ils voulaient faire sauter l’autel de la Patrie !

Quelques mégères, soûles et déguenillées, s’étaient jointes aux assassins et répétaient leurs cris de mort ; parmi elles je reconnus, malgré son déguisement, l’abbé Morlet, accompagné du petit Rodin, vêtu en fille… La frêle et moyenne taille du jésuite, sa figure presque imberbe, se prêtaient à son travestissement ; et, coiffé d’une sale cornette, tombant jusque sur ses yeux, les traits à demi cachés par un mouchoir à tabac noué en mentonnière, et vêtu d’un casaquin de camelot rayé, l’abbé Morlet n’était ni plus ni moins hideux que les furies ses compagnes, et je distinguais la voix aigre et perçante du petit Rodin criant parmi les bandits :

— À mort les aristocrates ! — Ils ont voulu faire sauter l’autel de la Patrie ! !

La bande d’égorgeurs et ses affreux trophées passèrent devant mes yeux comme une horrible vision. Ces misérables se dirigèrent en courant vers la rue Saint-Dominique, laissant après eux la foule dans la stupeur et la consternation. L’on voyait un sinistre présage dans ces meurtres inaugurant cette belle journée saluée avec tant de confiant espoir. La présence du jésuite et de son âme damnée Lehiron, au milieu de ces bandits, me faisait vaguement pressentir quelque ténébreuse scélératesse des ennemis de la révolution ; mais je ne comprenais pas davantage que les autres témoins de cette scène révoltante la signification de ces paroles hurlées par la bande de Lehiron : — Ils ont voulu faire sauter l’autel de la Patrie. — J’eus bientôt le mot de cette énigme. La foule contristée se remit en marche vers le lieu de réunion ; en passant devant un petit corps de garde, avoisinant l’une des portes du champ de Mars, je vis un nombreux rassemblement, et après m’être informé de sa cause auprès de ceux qui le formaient, j’appris ceci :

L’on avait laissé vers le milieu du champ de Mars une estrade en bois, figurant l’autel de la Patrie lors de la fête récente du 14 juillet, jour anniversaire de la prise de la Bastille. C’est sur cet autel que devait être déposée aujourd’hui et signée la pétition populaire adressée à l’Assemblée nationale ; or, ce matin, vers les sept heures, alors qu’il y avait encore très-peu de monde au champ de Mars, un jeune homme, montant par curiosité sur l’estrade, avait soudain entendu un léger bruit sous ses pieds, et bientôt remarqué la pointe d’une tarière se faisant jour à travers le plancher ; ce jeune homme, très-surpris, descend de l’estrade et fait part de sa découverte à quelques personnes. On pénètre sous l’échafaudage et l’on y découvre cachés deux hommes, dont l’un avait une jambe de bois ; près d’eux se trouvaient des vivres et un petit tonnelet de vin. Ces individus sont arrêtés : pressés de questions, ils avouent enfin que, cédant à une curiosité obscène, sachant que citoyens et citoyennes devaient monter sur l’estrade pour signer la pétition, ils avaient percé le plancher de l’estrade, afin de voir les jambes des femmes… Cet aveu excite plus de dégoût que d’indignation chez les spectateurs ; néanmoins l’on conduit l’homme à la jambe de bois et son compagnon au petit poste de gardes nationaux du Gros-Caillou. L’on y arrivait, lorsque Lehiron et sa bande, se rendant évidemment au champ de Mars dans quelque but ténébreux, rencontrent les citoyens qui amenaient au poste les deux hommes. Lehiron s’informe du motif de leur arrestation, et les personnes qui lui répondaient ayant parlé des vivres et du petit tonneau trouvés sous l’autel de la Patrie :

« — Aussitôt une femme accompagnée d’un enfant (je cite les paroles de l’un des témoins du double meurtre ; il s’agissait du jésuite et du petit Rodin), une femme accompagnée d’un enfant s’était tout à coup écriée : Ce tonneau doit contenir de la poudre. Ces brigands, payés par les aristocrates, voulaient faire sauter l’autel de la Patrie et les pétitionnaires. — Oui, oui,— répond un homme d’une taille gigantesque, — ils voulaient faire sauter l’autel de la Patrie. — À mort les aristocrates ! — Soudain, une bande de furieux dont était accompagné ce géant, se jettent sur les deux malheureux que l’on venait d’arrêter, les massacrent, leur coupent la tête, la plantent au bout d’une pique et crient qu’ils vont promener ces têtes dans Paris, pour prouver au peuple le complot tramé contre lui. Les cadavres décapités avaient été ensuite transportés dans l’intérieur du poste du Gros-Caillou, devant lequel s’était alors formé un rassemblement. »

Ces renseignements furent pour moi un trait de lumière. L’abbé Morlet, mettant à profit avec une perfidie infernale l’incident que le hasard lui offrait, et transformant par un effronté mensonge le barillet de vin en un baril de poudre, donnant ensuite à Lehiron le signal du meurtre, ensanglantait par l’assassinat le début de cette grande et imposante journée ; puis allant, avec ses sicaires, promener ces deux têtes dans Paris, et peut-être dans les faubourgs, criant que l’on avait voulu faire sauter l’autel de la Patrie et les pétitionnaires, le jésuite espérait sans doute soulever les faubourgs et provoquer la collision sanglante que désiraient les royalistes. Telle fut ma première pensée. Je me trompais en cela que les ennemis de la révolution exploitèrent autrement ce double meurtre, dont ils étaient les instigateurs ; mais ses conséquences ne furent pas moins funestes pour cette journée, ainsi que vous le verrez, fils de Joël.

Ce sinistre épisode avait eu lieu de très-bon matin et avant que l’immense majorité des pétitionnaires affluant au champ de Mars par ses trois avenues y fût réunie. Un petit nombre de personnes étant donc seules instruites des assassinats commis durant la matinée, ce crime, heureusement ignoré de la masse, ne troubla ni n’attrista cette grande et calme manifestation civique. Vers midi, plus de cinquante mille personnes de tout âge, de tout sexe, remplissaient le champ de Mars ; j’étais arrivé d’assez bonne heure pour pouvoir me placer très à proximité de l’autel de la Patrie, vaste estrade au centre de laquelle s’élevait l’autel antique, où l’on montait par une douzaine de degrés quadrangulaires. Sur l’estrade se tenaient les commissaires délégués la veille par le peuple à l’Hôtel de Ville, afin d’avertir légalement la commune de Paris du projet des citoyens résolus d’user de leur droit de pétition et de réunion, proclamé en 1789 par la Déclaration des droits de l’homme, et consacré par l’article VI de la constitution.

Bientôt l’impatience gagnant la foule, l’on s’adressa aux délégués, afin de savoir d’eux la cause du retard des jacobins à apporter l’adresse rédigée par eux la veille, dans leur séance du soir (la population ignorait, je vous l’ai dit, fils de Joël, le retrait tardif de cette pétition par les jacobins, comme pouvant donner à l’Assemblée le prétexte d’exécuter ses sinistres desseins). L’on s’étonnait aussi de ne pas voir encore arrivés au sein du peuple, ses orateurs, ces organes : Robespierre, Camille Desmoulins, Danton, Brissot, Marat et d’autres encore qui, depuis plusieurs jours, réclamaient énergiquement la déchéance de Louis XVI, déchéance que cinquante mille personnes venaient à leur tour, pacifiquement, demander aujourd’hui… Mais aucun des amis du peuple, desquels je viens de citer les noms, ne parut dans cette déplorable journée. Cette abstention fut de leur part un tort, un grand tort, qu’ils firent d’ailleurs oublier par leurs nouveaux services (j’ajoute ici, en transcrivant ce passage de mon journal, que les explications données plus tard par ces patriotes ne parurent pas suffisamment innocenter leur absence en des circonstances si graves). La longue et impatiente attente de la population réunie depuis le matin au champ de Mars fut distraite, ici par des chœurs patriotiques, là par des danses, par des rondes d’enfants et de jeunes filles, se livrant à l’allégresse générale, inspirée par celle belle journée dont la foule augurait de si heureux résultats ; plus loin, des orateurs improvisés discutaient chaleureusement la question de déchéance ; ailleurs, grand nombre de familles d’artisans, assises sur l’herbe des talus, prenaient gaiement en commun un modeste repas apporté dans des paniers, et trinquaient : À la nation ! À la déchéance de Veto ! — J’insiste sur ces détails, fils de Joël, afin de caractériser de mon mieux l’attitude paisible, riante, patriarcale de la population, et de faire ainsi ressortir davantage l’horreur de l’exécrable machination qui devait ensanglanter le soir de ce jour d’abord si serein !

Enfin, vers les deux heures de l’après-midi, l’on apprit, de proche en proche, l’arrivée d’une députation de jacobins. Aussitôt les jeux, les chants cessèrent ; la foule, redevenue attentive, recueillie, se presse aux abords de l’autel de la Patrie ; là, l’orateur de la députation des jacobins apprend aux pétitionnaires que l’adresse rédigée la veille, pouvant être interprétée contrairement au dernier décret de l’Assemblée relatif à l’abdication du roi, cette adresse était retirée par le club. La déconvenue du peuple fut d’abord extrême, puis une foule de voix crièrent à l’orateur :

— Alors, rédigez sur-le-champ une autre pétition… nous la signerons.

L’orateur jacobin et quatre délégués choisis parmi les assistants, les citoyens Peyre, Vachart, Robert, Demoy, rédigèrent à l’instant l’adresse suivante, dont le citoyen Demoy donna lecture en ces termes :

« Sur l’autel de la Patrie, le 17 juillet de l’an iii de la liberté.

» Représentants de la nation !

» Vous touchiez au terme de vos travaux. Un grand crime se commet. Louis XVI fuit, abandonne indignement son poste. Des citoyens l’arrêtent à Varennes, il est ramené à Paris. Le peuple de cette capitale vous demande instamment de ne rien décider sur le sort du coupable avant de connaître l’expression du vœu des quatre-vingt-trois départements de la France. Une foule d’adresses réclament de vous le jugement de Louis XVI. Vous, messieurs, vous avez préjugé qu’il était innocent et inviolable !

» Législateurs, tel n’était pas le vœu du peuple !

» Tout nous fait la loi de vous demander, au nom de la France entière, de revenir sur votre décision, de considérer que le délit de Louis XVI est prouvé ; que ce roi, par le fait seul de sa fuite, a abdiqué. Recevez donc son abdication.

» Législateurs, convoquez un nouveau pouvoir constituant, qui procédera d’une manière vraiment nationale au jugement du roi coupable, et surtout à l’organisation d’un nouveau pouvoir exécutif…

» Signé, Peyre, Vachart, Robert, Demoy. »...............................

La lecture de cette pétition, concise, mesurée, mais énergique, fut accueillie par des applaudissements unanimes ; sa teneur sommaire, répétée de bouche en bouche d’un bout à l’autre du champ de Mars, obtint l’assentiment général. Alors ce fut un spectacle admirable… les pétitionnaires, hommes, femmes, enfants, montant en longues files et avec un ordre parfait, du côté gauche de l’estrade, s’arrêtaient tour à tour au pied de l’autel de la Patrie, apposaient leur signature sur d’épais cahiers, dont un lacet reliait les feuillets, puis redescendaient de l’autre côté de l’estrade, et cela sans confusion, sans bruit, chacun étant pénétré de la grandeur de cet acte civique.

Ah ! jamais, non, jamais, je n’oublierai l’émotion profonde, religieuse que m’a causée cet imposant tableau ! Un peuple accomplissant ainsi, à la face du ciel, devant l’autel de la Patrie, l’un des droits et des devoirs éternels de l’homme libre : le droit, le devoir de se réunir, afin d’aviser au salut de la chose publique ; et, calme dans sa force, d’avertir fraternellement ses mandataires de la funeste erreur où les jette l’aveuglement des partis ! Ô fils de Joël ! ces droits imprescriptibles, sacrés, éternels, du peuple souverain, cette conquête de 1789, vous les laisserez-vous jamais arracher par la tyrannie ? Dites, souffrirez-vous jamais de retomber dans cet abject ilotisme, dans cet abrutissant servage, au nom desquels nos pères étaient dédaigneusement exclus, dépossédés de toute participation aux affaires publiques ? Ou bien, par une lâche et criminelle insouciance, hébétés par la peur, dégradés par l’ignoble égoïsme du ventre plein, dites, les abdiquerez-vous jamais, ces droits, ces devoirs chers et sacrés ? Non, non, la journée d’aujourd’hui m’en est garant, car l’exercice de ces devoirs, de ces droits, a reçu le baptême du sang innocent, ils ont eu leurs martyrs immortels !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mon tour vint d’aller signer, je l’attendis longtemps, quoique je fusse placé aux abords de l’estrade ; le nombre des pétitionnaires était immense. Parmi les noms que je remarquai sur le feuillet où j’apposai ma signature, je me rappelle ceux d’ardents patriotes connus dans les clubs : Chaumette, étudiant en médecine ; Maillard, l’un des héros de la Bastille ; Meunier, président de la société fraternelle séant aux Jacobins ; Hébert, Henriot, Santerre, si populaires dans les faubourgs. Un signataire avait fait précéder son nom de ces mots : Je renonce au roi et refuse de le reconnaître ; signé, Louis Magloire l’aîné, à Boulogne. La dernière personne qui avait signé avant moi était une charmante jeune fille, accompagnée de sa mère ; leur nom était tracé d’une écriture irréprochable : Madame et mademoiselle David, marchandes de modes, rue Saint-Jacques.

Beaucoup de noms étaient suivis de cette désignation : Garde national. Une grande quantité de croix, entourées d’un cercle, indiquaient chez ces pétitionnaires l’ignorance de l’écriture. Je vis encore plusieurs noms de baptême sans être suivis d’un nom de famille, tels que : Paul, Mathurin, Jacques, évidemment tracés par des enfants dont l’on guidait la main ; je fus, à ce sujet, témoin d’un fait caractéristique et touchant. Au moment où j’allais quitter l’estrade, une jeune femme donnait en ces termes une leçon de vertu civique à son fils, âgé de six à sept ans au plus, en conduisant ses petits doigts armés d’une plume :

« — Mon enfant, il faut apprendre de bonne heure à maudire et à exécrer les rois parjures ! Rappelle-toi toujours cet autel de la Patrie… La patrie, vois-tu, cher enfant, est la vraie, l’unique religion du citoyen ! »

Ah ! fils de Joël… à quelles destinées n’atteindrait pas un peuple élevé dans ces virils enseignements ?… Le soleil commençait à décliner, l’affluence des signataires était toujours énorme. J’oubliais de dire que, vers les trois heures du soir, je vis monter sur l’estrade trois officiers municipaux ceints de leur écharpe. Ils se nommaient, selon que je l’ai appris, Leroux, Hardy et Renaud. Les délégués leur ayant donné connaissance de la pétition, l’un des commissaires, après l’avoir lue à ses collègues, dit à haute voix, s’adressant à la foule :

« — Citoyens, votre pétition est parfaitement légale, nous sommes charmés de ce que nous voyons. Tout se passe ici avec un ordre admirable. L’on nous avait dit qu’il y avait du tumulte au champ de Mars ; nous sommes maintenant convaincus qu’il n’en est rien ; et, loin de vous empêcher de signer votre pétition, nous vous aiderions de la force publique, si l’on vous troublait dans l’exercice de vos droits. »

Ces paroles des commissaires de la commune de Paris sont applaudies par la foule. Ils s’éloignent, et l’on continue d’affluer à l’autel de la Patrie pour signer la pétition.

Vous le voyez, fils de Joël, rien jusqu’alors n’avait troublé cette belle et imposante journée du 17 juillet (1791). Les pétitionnaires étaient complètement étrangers aux meurtres commis dans la matinée par des scélérats soudoyés par les ennemis de la révolution, meurtres même ignorés de l’immense majorité de la population réunie au champ de Mars, où régnait tant d’ordre, que les officiers municipaux envoyés sur les lieux, par l’Hôtel de Ville, complimentèrent les pétitionnaires et, approuvant le fond et la forme de la pétition, « parfaitement légale, assurèrent les citoyens : — que si l’on tentait de s’opposer à l’exercice de leurs droits, ils seraient appuyés par la force publique… »

Et, maintenant, écoutez, fils de Joël, écoutez la fin lugubre de cette journée… Le soleil allait disparaître derrière la colline de Meudon ; huit heures du soir sonnaient à l’horloge de l’École militaire ; une partie de la foule, dont je faisais partie, regagnant ses foyers, se dirigeait vers l’issue du champ de Mars qui s’ouvre sur le Gros-Caillou ; chacun se félicitait à l’avance du résultat probable de cette grande manifestation civique ! Comment l’Assemblée ne se rendrait-elle pas au vœu des pétitionnaires exprimé avec tant de mesure et de dignité !

« — Nous obtiendrons la déchéance de Veto ! disait-on de tous côtés autour de moi. — Louis XVI, parjure, ramené de force à Paris, moitié roi, moitié prisonnier, ainsi devenu l’instrument de la contre-révolution, est le seul obstacle à la paix publique. L’obstacle disparu devant le vœu populaire, tout ira bien… ne perdons pas encore confiance dans l’Assemblée nationale ! »

Soudain l’on entend dans le voisinage de la porte du Gros-Caillou, vers laquelle moi et tant d’autres nous nous dirigions, le bruit de plus en plus rapproché d’un grand nombre de tambours battant le pas redoublé ; puis, durant les intermittences de cette marche, le roulement sonore de plusieurs pièces d’artillerie ; tandis qu’au même instant, mais plus loin et du côté de la porte de l’École militaire, retentissaient des fanfares de cavalerie ; enfin, plus loin encore, l’on entend d’autres tambours du côté du pont jeté sur la Seine à l’extrémité du champ de Mars. Ainsi cette vaste plaine encaissée de glacis, dont le revers à pic surplombait des fossés profonds, allait être à la fois envahie par la force armée s’avançant vers les trois issues où se portait la population afin de regagner l’intérieur de Paris. Cet immense déploiement de troupes, infanterie, cavalerie, artillerie, convergeant à la même heure sur le champ de Mars rempli d’une foule inoffensive qui s’apprêtait à le quitter, causa une surprise générale et croissante, mais n’inspira d’abord ni crainte, ni défiance. Les groupes dont j’étais entouré, cédant à l’innocente curiosité de la badauderie parisienne, hâtèrent le pas afin de voir passer la troupe, tout en se demandant quel pouvait être le but de ce considérable rassemblement de force militaire. L’avant-garde de la colonne, qui entra par la porte du Gros-Caillou, se composait d’un bataillon de garde nationale du district des Filles-Saint-Thomas ; puis venait le général La Fayette entouré de son brillant état-major et ensuite le maire de Paris, Bailly, accompagné de plusieurs officiers municipaux. L’un d’eux portait un bâton enroulé d’un morceau d’étoffe rouge non déployée, à peine visible, car mon attention ne fut attirée sur ce point que par cette exclamation d’un grand vieillard derrière qui j’étais placé :

— Tiens ! il me semble que l’on porte là le drapeau rouge roulé autour de ce bâton ! !

— En effet, — dis-je au vieillard, — mais je n’y comprends rien, l’on ne déploie le drapeau rouge qu’en présence d’un grand danger public, et lorsque la loi martiale a été proclamée par l’Hôtel de Ville.

— En ce cas, — dit l’un des spectateurs, — l’on aurait donc proclamé la loi martiale dans l’intérieur de Paris ?

— Il y a donc des troubles, une insurrection dans l’intérieur de la ville ?

— C’est impossible… on le saurait depuis ce matin ou depuis tantôt… par les personnes qui arrivaient au champ de Mars.

Pendant que l’on échangeait ces paroles autour de moi, avec une certaine anxiété, l’apparition du drapeau rouge presque invisible, le souvenir de l’expression de joie sinistre que je venais de remarquer sur la physionomie de plusieurs gardes nationaux avinés qui, défilant devant la foule, frappaient sur leurs fusils en criant : — « Nous allons envoyer des pilules aux jacobins ! » — ce concours de circonstances fut pour moi un trait de lumière. Je me souvins des avertissements réitérés de la presse patriote, au sujet des sinistres projets de l’Assemblée, soutenue par ses prétoriens… et je pressentis l’approche de quelque grand malheur… Les batteries d’artillerie commençaient de déboucher par la porte du Gros-Caillou, lorsque la garde bourgeoise, qui marchait en colonne, fit halte, et, se déployant en front de bandière, s’avança l’arme au bras et au pas accéléré sur la foule, qu’elle fit brutalement refluer, tandis qu’au même instant la cavalerie entrait au grand trot, par la porte de l’École militaire, et qu’une autre colonne d’infanterie débouchait par le pont de la Seine. Grâce à cette manœuvre simultanée, les quarante mille personnes environ qui restaient encore dans le champ de Mars encaissé de talus et de glacis, se virent cernées de toutes parts, les issues étant occupées par la troupe.

Il m’est impossible de donner une idée de la stupeur, puis de l’épouvante, et bientôt de la vertigineuse panique dont fut saisie cette multitude de plus en plus resserrée, entassée sur elle-même ! Quel tableau, grand Dieu ! ! quelles clameurs déchirantes ! Les cris des enfants, des femmes, les imprécations des hommes dont l’énergie était paralysée, soit par l’impossibilité matérielle d’agir au milieu de cet effroyable encombrement, soit par la préoccupation constante de sauvegarder une épouse, une mère, une fille, des enfants en bas âge exposés à être étouffés ou foulés aux pieds. Des milliers de voix éplorées, indignées s’écriaient :

— Pourquoi ces troupes… que nous veut-on ?

— Quel mal avons-nous fait ?

— Pourquoi nous empêcher de quitter le champ de Mars ?

Ces questions, je me les adressais à moi-même depuis quelques instants, ne pouvant croire que, malgré leur aveugle et impitoyable animosité contre les partisans de la déchéance, les royalistes et les constitutionnels de l’Assemblée eussent médité le massacre de cette foule inoffensive, désarmée, qui n’offrait pas même le moindre prétexte à l’agression… En effet, il fallait au massacre un prétexte… et bientôt ce prétexte se produisit à point nommé… Je me trouvais, je l’ai dit, à quelque distance de la porte du Gros-Caillou. Soudain, je vois apparaître au faîte du talus des glacis Lehiron et une vingtaine d’hommes de sa bande, accompagnés de quelques enfants déguenillés qui commencent de crier :

— À bas la garde nationale ! — à bas les bleuets ! — à bas La Fayette !

Celui-ci se trouvait avec son état-major à cent pas au moins du talus. Lehiron, pendant que ses acolytes lançaient une grêle de cailloux à la garde bourgeoise, prend un pistolet dans sa poche, et je l’affirme… sans même ajuster, et tirant pour ainsi dire en l’air, il décharge son arme dans la direction du groupe de l’état-major en hurlant de sa voix de taureau :

— À mort La Fayette !

Ni La Fayette, ni aucun de ses officiers ne fut atteint et ne pouvait l’être ; cependant au même instant, sans déployer le drapeau rouge, sans que Bailly, le maire de Paris, je l’affirme encore, eût fait une seule sommation, une compagnie de la garde bourgeoise engage le feu… mais en tirant en l’air dans la direction du talus où se tenaient Lehiron et sa bande, qui prennent la fuite et disparaissent derrière le revers du glacis. Cette première fusillade, quoique inoffensive, jette néanmoins dans la multitude une terreur inexprimable, et presque aussitôt nous sommes criblés de feux de peloton, meurtriers cette fois… car je vois, non pas tomber… la masse qui servait de point de mire aux gardes nationaux était trop compacte… mais je vois blêmir sous le sang qui coule à flots de son front troué le grand vieillard placé près de moi. Il se cramponne à mon bras par un mouvement convulsif, et sa tête se renverse sur mon épaule… Presque en même temps une jeune femme qui, grâce à un effort surhumain, tenait son fils, âgé de quatre à cinq ans, élevé à bras tendus au-dessus de sa tête, afin qu’il ne fût pas étouffé par la pression de la foule, sent son enfant se roidir, puis s’alourdir… il venait d’être atteint d’une balle à travers le corps. Des cris perçants ou de sourds gémissements poussés autour de moi me prouvaient que d’autres coups avaient porté… La fusillade continue… un effroyable mouvement de recul et de sauve qui peut se produit dans la multitude entassée ; elle espère échapper à cette boucherie, obéit à l’irrésistible élan du désespoir, et afin de fuir l’on ne sait où… car les feux se croisent, et l’on est cerné de tous côtés… l’on se culbute, l’on s’écrase. Au milieu de cet effroyable pêle-mêle, je perds l’équilibre et tombe sous le cadavre du vieillard jusqu’alors soutenu debout par l’entassement de mes voisins… Ce cadavre me sauva la vie… sans lui, j’étais broyé sous les pieds de la foule. Cependant et quoique, par un mouvement instinctif, je me fusse en tombant jeté la face contre terre, je reçois sur la tête de si violentes atteintes que mon sang coule par de nombreuses plaies… Je me sens défaillir, et avant de perdre complètement connaissance, voici ce que je vois… Un large espace, où restaient seulement épars les blessés et les morts, hommes, femmes, enfants, me séparait du front de bataille de la garde bourgeoise ; elle rechargeait ses armes, et à travers la fumée de ses dernières décharges, qui se dissipait lentement, j’aperçois à droite de l’un des bataillons un officier supérieur brandissant son épée et vociférant :

— Eh bien ! canailles de sans-culottes ! forcenés jacobins ! demanderez-vous encore la déchéance et la république ? — Et se tournant vers les grenadiers, l’officier ajoute : — Vive la constitution ! Vive le roi constitutionnel ! À bas la république ! Vive l’Assemblée nationale !

Ces cris, répétés par la garde bourgeoise, duraient encore, lorsque tout à coup elle s’ouvre et démasque plusieurs canons en batterie, braqués sur la multitude effarée, qui, à deux cents pas de là, s’efforçait de fuir entassée… éperdue… Un canonnier approchait de l’une des pièces une mèche enflammée, lorsque soudain le général La Fayette fait faire un bond énorme à son cheval, se place intrépidement à la gueule du canon, et, menaçant de son épée l’artilleur, lui crie d’une voix indignée, palpitante :

— Malheureux ! !

À cet instant où La Fayette, par un mouvement généreux, atténuait, s’il est possible… sa participation à cette exécrable journée, je perdis complètement connaissance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque je revins à moi, dix heures du soir sonnaient à l’horloge de l’École militaire ; la lune, rayonnant au milieu d’un ciel sans nuage et brillant d’étoiles, inondait le champ de Mars de sa douce clarté. La fraîcheur nocturne me ranima ; je me dégageai de dessous le cadavre du vieillard qui m’avait empêché d’être écrasé. Je ressentais dans tous mes membres contusionnés, meurtris, moulus, de vives douleurs ; elles me rendirent d’abord incapable du moindre mouvement, et m’empêchèrent de me lever… Ma première pensée lucide fut pour ma sœur… Quelles devaient être ses angoisses ! Elle me savait au nombre des pétitionnaires, et probablement instruite du massacre par le bruit public… mon absence prolongée lui causait sans doute des transes mortelles… Je voyais çà et là, au loin, dans diverses directions, les lumières errantes de plusieurs fallots isolés, à l’aide desquels des hommes, des femmes, qui, ayant d’abord fui éperdus le théâtre du carnage, revenaient chercher, reconnaître parmi les morts et les mourants ceux-là qu’ils avaient laissés derrière eux…

Soudain, à peu de distance de moi, je remarque une femme d’une taille svelte, élevée, vêtue d’une robe blanche. Cette femme ne portait pas de fallot, elle allait et venait précipitamment ; puis s’arrêtant et se baissant, elle contemplait chaque victime, semblait interroger leurs traits… Mon cœur bondit… un pressentiment invincible me dit que cette femme est Victoria… Elle aperçoit de loin le corps du vieillard auprès de qui j’étais étendu… s’approche… plus de doute…

— Ma sœur ! — lui criai-je d’une voix affaiblie, — me voici ! !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Victoria, instruite par la rumeur publique du massacre du champ de Mars, et ne me voyant pas de retour à la maison vers neuf heures du soir, ne douta plus que je fusse mort ou blessé : elle mit dans un panier du linge, un flacon d’eau-de-vie et accourut au champ de Mars, où elle me retrouvait enfin après plusieurs lugubres recherches ; sa présence, ses soins empressés, quelques gorgées d’eau-de-vie ranimèrent mes forces. Victoria étancha le sang qui coulait encore faiblement des plaies que j’avais reçues à la tête, banda ces blessures, m’offrit son bras, et, appuyé sur elle, je me dirigeai vers l’issue du Gros-Caillou… Nous avons passé près de l’estrade où s’élevait l’autel de la Patrie, à l’abri duquel grand nombre de personnes avaient cru trouver un refuge… Vain espoir… les feux s’étaient croisés, les marches de l’estrade disparaissaient littéralement sous les cadavres. L’un d’eux était celui d’un beau jeune homme de vingt ans à peine ; il avait reçu la mort au moment où, agenouillé, la tête levée vers les cieux, comme pour les prendre à témoin de cette abominable tuerie, il tenait encore embrassée l’une des statues symboliques, formant les angles de l’autel de la Patrie. Ce malheureux, frappé dans cette position suppliante, y restait encore…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De retour ici chez nous avec Victoria, j’ai, après une heure de repos, voulu ce soir même consigner dans mon journal le fidèle récit de cette fatale journée du 17 juillet 1791… — oh ! à jamais fatale… car elle va creuser entre le peuple et la bourgeoisie, entre les constitutionnels et les républicains, un abîme de haines inexorables…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai joint à mon récit, en le recopiant dans notre légende, ce fragment d’un article de Camille Desmoulins, qui explique les causes du massacre du champ de Mars. Il a écrit cet article d’après les renseignements à lui donnés par Prud’homme, écrivain patriote, et, comme moi, l’un des témoins oculaires des faits de ce jour ; ces faits, je les ai depuis contrôlés à l’aide de plusieurs pièces officielles publiées par la commune de Paris pour sa justification. Il résulte de cet examen comparatif que la narration de Camille Desmoulins (sauf un point noté par moi) est d’une scrupuleuse exactitude.

Camille Desmoulins, envoyant à La Fayette sa démission de journaliste :

« Nous avions tort, la chose est par trop claire,
» Et vos fusils ont prouvé cette affaire.

» La Fayette ! libérateur des Deux Mondes ! fleur des janissaires-agas ! phénix des alguazils-majors ! don Quichotte des Capets et des deux chambres ! constellation du cheval blanc ! je profite du premier moment où j’ai touché une terre de liberté pour vous envoyer ma démission de journaliste et de censeur national que vous me demandez depuis si longtemps ; je la mets aussi aux pieds de M. Bailly et de son drapeau rouge ; je sens que ma voix est trop faible pour s’élever au-dessus de vos trente mille mouchards et d’autant de vos satellites, au-dessus du bruit de vos quatre cents tambours et de vos canons…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» … Vous et vos complices de l’Hôtel de Ville et de l’Assemblée, vous redoutiez l’émission des vœux du peuple de Paris qui vont bientôt devenir ceux de la France entière ; vous redoutiez votre jugement prononcé par la nation en personne, séante en son lit de justice… au champ de Mars ! Comment faire ? vous êtes-vous dit…

» — Hé… appelons à notre aide la loi martiale !

» — Bon… mais le moyen de l’invoquer, cette loi terrible contre des pétitionnaires tranquilles et sans armes, qui usent paisiblement du droit de réunion ?

» Or, voilà ce qu’imaginent les constitutionnels, afin de nous gratifier une seconde fois de la loi martiale, et, au lieu de faire pendre un homme (comme le boulanger François), ils en font massacrer deux. »

(Ici Camille Desmoulins raconte l’arrestation des deux individus trouvés dans la matinée cachés sous l’autel de la Patrie et continue).

«… Les mouchards, les bandits apostés, contrefont les patriotes exagérés, se jettent sur ces deux malheureux, les mettent en pièces, leur coupent la tête, qu’ils vont promener dans Paris.

» On voulait préparer ainsi les citoyens par l’horreur de ce spectacle à supporter la loi martiale. Aussitôt se répand dans la cité, avec la rapidité de l’éclair, cette nouvelle : qu’on a coupé deux têtes au champ de Mars ! Donc, haro sur les pétitionnaires, les jacobins et les cordeliers. Voici les municipaux enchantés. »

(Ici Camille Desmoulins oublie ou passe sous silence un fait honorable pour la minorité du conseil de la commune de Paris. Les trois municipaux de retour du champ de Mars, apprenant la proclamation de la loi martiale, s’étonnent et affirment, attestent sur l’honneur, que l’ordre le plus admirable règne au champ de Mars, qu’ils ont pris connaissance de l’adresse aux représentants du peuple, qu’elle est parfaitement convenable et légale ; qu’ils ont assuré les pétitionnaires que, loin de les troubler « dans l’exercice de leurs droits, l’autorité municipale les protégerait au besoin. » Enfin, les trois officiers, émus, indignés, s’écrient les larmes aux yeux que c’est les déshonorer, les perdre, eux, que de marcher contre les pétitionnaires auxquels ils ont promis, garanti une complète sécurité… Mais malgré le généreux langage des trois municipaux appuyés de quelques-uns de leurs collègues, la majorité, Bailly en tête, passe outre, et la loi martiale est maintenue.) — (Voyez les procès-verbaux des séances de l’Hôtel de Ville, 17 juillet 1791.)

« Le maire Bailly déploie donc son cher drapeau rouge… Mais où croyez-vous qu’on va le porter, le drapeau rouge ? Est-ce au lieu du rassemblement ? au champ de Mars ? Oh non… les pétitionnaires, sommés au nom de la loi, se retireraient à la première sommation, et il n’y aurait point la boucherie que l’on désire… et puis ils ne sont encore réunis qu’en petit nombre ; il n’est encore que huit heures et demie du matin… il faut attendre jusqu’au soir ; aussi les royalistes vont-ils promener leur drapeau rouge dans Paris, disant sur leur passage : qu’on égorge les gardes nationaux au champ de Mars. Cet atroce mensonge est répété à la tribune de l’Assemblée par le représentant du peuple Regnault de Saint-Jean d’Angely ; ce mensonge, il l’affirme en présence d’une foule de gardes nationaux : ils s’échauffent et se mettent en fureur contre les pétitionnaires. Bailly fait déclarer la loi martiale incognito dans les rues et sur les places éloignées de plus de deux heures de marche du champ de Mars. La Fayette excite ses prétoriens ; ils s’écrient :

» — Voilà le drapeau rouge déployé ; le plus difficile est fait. Maintenant si tous les clubs, toutes les sociétés fraternelles, pouvaient aller à leur rendez-vous du champ de Mars, pour signer les pétitions de déchéance de Louis XVI, quel nectar pour nous que ce sang jacobin !

» Et les prétoriens poussent leurs mesures en conséquence ; ils rassemblent dix mille hommes de troupes : infanterie, cavalerie, artillerie ; le temps a marché, la nuit approche, les treize aides de camp de La Fayette se répandent dans les lieux publics, disant que leur général a été assassiné par un jacobin… ce qui est faux, archifaux !… Mais qu’on juge de la fureur des idolâtres, des bleuets du Néron des Deux Mondes ! En un moment, vous les eussiez vus sortir furieux de leurs casernes ou plutôt de leurs cavernes. Ils s’assemblent, ils chargent à balle devant le peuple, on bat de tout côté la générale ; les vingt-sept bataillons les plus garnis d’aristocrates reçoivent l’ordre de marcher au champ de Mars. Ils s’animent au massacre, on les entend dire en chargeant leurs fusils : — Nous allons envoyer des pilules aux jacobins. — La cavalerie brandit ses sabres. Le jour était assez tombé pour leur dessein ; la nuit approche et enfin le drapeau rouge arrive au champ de Mars, non pas à huit heures et demie du matin, peu de temps avant la mort des deux malheureuses victimes des bandits soudoyés, mais à huit heures et demie du soir, et ce drapeau sanglant se déploie pour donner le signal du massacre des pétitionnaires inoffensifs ! Les bataillons arrivent au champ de Mars, non par un seul côté afin que les citoyens puissent se dissiper mais la troupe arrive par toutes les issues à la fois afin que les pétitionnaires soient cernés de tous côtés. Voici maintenant la dernière perfidie, celle qui met le comble aux horreurs de la journée. Les pétitionnaires étaient autour de l’autel de la Patrie, c’est-à-dire à six cents pas de l’entrée du champ de Mars. L’armée de bourreaux avait bien prévu que tous ces citoyens sans armes, accompagnés de leurs femmes, de leurs enfants se retireraient à la première proclamation de la loi martiale ; mais afin de ne pas avoir à la publier et de donner ainsi à la foule l’occasion d’échapper à la boucherie, des bandits et des mouchards apostés à l’entrée du champ de Mars, sur les glacis, insultèrent la garde nationale, lui lancèrent des pierres, et un coup de pistolet est tiré sur La Fayette, hors de la portée de la balle. Aussitôt, la garde bourgeoise, sans sommation, fait feu sur les agresseurs, mais vise en l’air… On le comprend, l’on ne tire pas sérieusement sur ses compères ; les autres décharges (toujours sans sommation) se font impitoyablement sur les pétitionnaires qui, voyant la mort s’avancer de tous côtés et ne pouvant fuir, la reçoivent en embrassant l’autel de la Patrie… en un moment jonché de cadavres…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Depuis ce massacre, les meilleurs citoyens sont proscrits… on s’empare de leurs papiers, on brise les presses des journaux patriotes ; les amis de la loi et de l’ordre, les modérés affichent et signent des listes de proscription, disant qu’il faut purger la société des Brissot, des Carra, des Bonneville, des Danton, des Fréron, des Desmoulins… Or, Danton, Fréron et moi, n’avons pu échapper à nos assassins que par la fuite…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Quant à moi, ce n’est point pour substituer des décemvirs à la royauté, pour substituer M. d’André ou M. Barnave aux premiers ministres ; pour substituer les arrêts des proscriptions des dictateurs La Fayette et Lameth aux lettres de cachet, que j’ai pris le premier la cocarde de l’insurrection le 12 juillet 1789. Ce n’était point la peine de nous délivrer des bourrades, des triste-à-pattes (le guet), pour nous livrer aux baïonnettes nationales de nos concitoyens ! Enfin, l’on n’a point renversé la Bastille, l’on n’a point délivré les victimes de l’autre régime, pour voir fusiller, éventrer les citoyens qui, en vertu du droit de réunion, signent paisiblement une pétition… »

(Révolutions de France et de tous les royaumes, no LXXXVI et dernier.)…...


Telle fut, fils de Joël, la funeste journée du champ de Mars. Le vœu des pétitionnaires : — la déchéance de Louis XVI, et conséquemment la proclamation de la république, — était tellement sensé, logique, tellement dans la marche des événements, tellement dans la force des choses, en un mot, tellement inévitable, que l’année suivante Louis XVI fut déchu du trône, accusé de haute trahison, et la Convention nationale acclama la république. L’aveuglement du parti royaliste constitutionnel (sans parler de l’énormité de son attentat) eut donc pour résultat, en rétablissant l’individu royal dans la plénitude du pouvoir exécutif, de lui faciliter les moyens d’ourdir avec l’étranger de nouveaux complots contre la France, contre la révolution, de jeter le pays dans de nouvelles crises, jusqu’à ce qu’enfin le peuple, las et indigné de tant de noires trahisons, mit en un tour de main à bas la royauté, le 10 août 1792, et le vingt septembre de la même année (date immortelle ! !), fit par ses mandataires, envoyés à la Convention nationale, acclamer la république !

Le massacre du champ de Mars fut donc, au point de vue politique, une faute immense, et un crime au point de vue de la justice éternelle, car il portait atteinte aux droits des citoyens, frappait des innocents et rendait pour longtemps ennemis irréconciliables le peuple et la bourgeoisie.

Mais soyons équitables, fils de Joël, soyons reconnaissants, n’oublions jamais les impérissables services rendus par la bourgeoisie. Elle composait en majorité l’Assemblée constituante, et sa Déclaration des droits de l’homme a enfanté la révolution mère de la république ! Sans doute, la fin de la carrière de cette Assemblée a été en funeste désaccord avec ses admirables débuts ; sans doute, elle a, par égoïsme, reculé devant la gigantesque majesté de son œuvre… mais cette œuvre est celle du tiers état ; elle existe, ses fruits nous sont acquis : donc, ne rendons pas la bourgeoisie solidaire du mal que ses représentants ont fait dans leur détestable aveuglement ; rendons-la solidaire des grandes, des glorieuses choses qu’ils ont accomplies en 1789 et 1791, soutenus par notre énergie militante à nous autres hommes d’action ; souvenons-nous enfin que Robespierre, Danton, Camille Desmoulins, Marat, Isnard, Merlin, Pétion, Brissot, Vergniaud, Roland, Saint-Just, Prudhomme, Loustalot, Couthon, Carnot, Cambon et tant d’autres et d’autres encore parmi les plus illustres ou les plus vaillants soldats de la révolution étaient des bourgeois ; ils se sont, avec une abnégation sublime, dévoués à la cause populaire, à la république ; ils s’y sont dévoués, lorsqu’il l’a fallu, jusqu’à la proscription, jusqu’à la mort, jusqu’au martyre, et cela dignement, généreusement, sans arrière-pensée, sans calcul ! car ils ont vécu pauvres et intègres. Ah ! regardons toujours comme une nécessité fatale, douloureuse, ces luttes auxquelles une fraction puissante de la bourgeoisie nous contraint par son aberration ! ces luttes impies, fratricides, déplorables pour elle et pour nous, tâchons de les prévenir ! Efforçons-nous de la vaincre en patriotisme, en probité, en vaillance, en générosité, en ardeur pour le travail, mâles vertus civiques, jusqu’ici notre seul patrimoine, à nous autres déshérités ! Ah ! surtout le lendemain de ces combats néfastes où la victoire même est un deuil ! repoussons avec horreur cette loi barbare et stérile du talion… stérile… non ! car par leur sanglant et hideux enfantement les impitoyables représailles engendrent les représailles impitoyables, et ainsi se perpétue le mal selon le caprice de la force ou du hasard… Fils de Joël, montrez-vous justes… par cela même que vous avez souffert de l’iniquité ! Frappez, s’il le faut, vos ennemis, puisque la clémence accordée au crime avéré serait pour lui l’impunité, serait enfin un outrage aux yeux de la justice éternelle… Mais, si criminels qu’ils soient, frappez vos ennemis… non pas au nom de la vengeance populaire, mais au nom de la loi… donnez-leur, non des bourreaux, mais des juges… Faites enfin qu’ils soient non des victimes, non des martyrs, mais des accusés, mais des condamnés, ayant usé jusqu’à la fin du droit sacré de la libre défense ! ce droit sacré, en eussent-ils dépouillé votre père ! l’eussent-ils, inoffensif et sans armes, massacré au champ de Mars le 17 juillet ! ! Et par cela que vos ennemis ont été d’infâmes assassins… ne soyez, à votre tour, ni des infâmes, ni des assassins… Est-ce que la loi ne punit pas de mort les meurtriers ? Donc, fils de Joël, aujourd’hui victorieux, traduisez devant l’inexorable loi les coupables du massacre du champ de Mars, depuis le chef de l’État, s’il le faut, jusqu’à son dernier complice !! Le glaive de la loi les frappera tous, ce sera pour vous mieux encore que vengeance, ce sera justice ! Enfin, victorieux demain au nom du juste et du bien, au nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, principes divins où vous aurez puisé votre force invincible, restez scrupuleusement fidèles à ces principes, sinon vos ennemis triompheront demain au nom de ces divins principes, parce que, en les désertant, vous aurez perdu votre force, et à votre tour vous serez vaincus !


Le massacre du champ de Mars fut suivi d’une réaction impitoyable de la part des royalistes et des constitutionnels : les presses des journaux patriotes furent brisées, leurs écrivains réduits à fuir ou à se cacher ; les clubs, sous le coup de l’intimidation, demeurèrent presque silencieux ; le peuple, frappé de stupeur à la vue du carnage, parut éprouver l’une de ces lâches défaillances qui trompent toujours ses ennemis. Oh ! non ! non ! en ces terribles jours, ce n’est point la frayeur qui plonge momentanément les bons citoyens dans l’inertie : ils ressentent d’abord cette indignation muette que cause toujours aux natures généreuses le spectacle des grands forfaits ; elles se recueillent, se replient sur elles-mêmes… pendant un instant (les années sont les minutes de la vie des nations) ; puis, après avoir envisagé la grandeur de l’attentat, mesuré, médité la grandeur de son châtiment mérité, les bons citoyens puisent dans ce temps d’arrêt une nouvelle force, une nouvelle énergie, qui, contenues jusqu’au jour du combat, deviennent alors irrésistibles… Il en fut ainsi du parti populaire et républicain depuis le 17 juillet 1791 jusqu’au 10 août 1792.

Voici sommairement, fils de Joel, les événements déplorables de cette année déplorable.

Louis XVI, à peine rétabli dans la plénitude de son pouvoir, renoue, je vous l’ai dit, ses trames au dedans de la France, avec les ennemis de la révolution, et au dehors avec les émigrés, avec les souverains étrangers. En effet, ceux-ci, réunis en congrès, à Pilnitz, déclarent le 27 août 1791, à la face de l’Europe :

« — Qu’ils considèrent la cause de Louis XVI comme la leur, — qu’il doit être libre de résider où il voudrait (à savoir d’émigrer parmi eux), — qu’ils exigent la dissolution de l’Assemblée nationale, — que les princes d’Alsace dépossédés de leurs droits féodaux par la révolution doivent être rétablis dans la plénitude de ces droits, etc., etc. »

En un mot, ces porte-couronnes biffaient d’un trait de plume les conquêtes de 1789 à 1791, sinon ils menaçaient la France d’une invasion. Au nom de qui ?… de Louis XVI, dont ils se déclaraient et étaient de fait solidaires ! Eussent-ils donc osé parler en son nom un pareil langage, proférer de pareilles menaces sans être assurés de la secrète complicité de ce prince ?… Et bientôt, fils de Joël, vous allez voir, au sujet de cette guerre dont la coalition menaçait la France, se dérouler contre la patrie un complot d’une habile et profonde scélératesse dont Louis XVI et ses complices habituels furent les principaux agents.

L’Assemblée constituante, ayant terminé ses travaux, se sépare le 29 septembre (1791) après avoir soumis à la sanction royale l’ensemble de la constitution basée sur la Déclaration des droits de l’homme ; or, l’individu royal, résolu de mettre à néant cette constitution le moment venu, mais jusque-là non moins résolu d’employer, au profit de ses noirs projets, l’autorité qu’elle lui conférait, jure solennellement de maintenir, de respecter l’acte de 1791. L’Assemblée constituante fait place à l’Assemblée législative ; aucun des anciens constituants ne pouvait, selon la loi, être réélu. Robespierre et les autres chefs de la minorité ne siégèrent donc pas parmi les nouveaux représentants du peuple ; mais les principes qui inspiraient la minorité de la Constituante, devinrent en partie ceux de la majorité de la Législative, expression sincère de l’opinion générale en France. Ces élections résumaient surtout l’esprit de la révolution. La droite, au lieu d’être, ainsi que la Constituante, composée de grands seigneurs, de cardinaux, d’évêques, de bourgeois aristocrates, de gens de cour ou d’épée, défenseurs effrénés de l’ancien régime, la droite appartenait au parti constitutionnel représenté au dehors de l’Assemblée par le club des Feuillants. Les chefs de ce parti, La Fayette, Matthieu Dumas, Ramond, Vaublanc, Beugnot, etc., etc., voulaient le maintien de Louis XVI et de la constitution ; les chefs de la gauche appartenaient en grand nombre au département de la Gironde, d’où le surnom de girondins donné à Vergniaud, Guadet, Gensonné, Ducos, etc., etc. Leurs tendances étaient, ou devinrent républicaines. À eux se joignirent Condorcet, Brissot et autres républicains purs. Enfin Bazire, Chabot, Merlin siégeaient à l’extrême gauche ; mais cette fraction était, ainsi que les girondins, dévouée à la révolution et résolue de la maintenir, de la défendre par tous les moyens, si ses ennemis, pour l’attaquer, ne reculaient devant aucun moyen ; le centre de l’Assemblée, indécis et flottant, votait selon son inspiration du moment, tantôt avec la gauche, tantôt avec la droite. En somme, la majorité de la Législative, ne pouvant douter des incessantes trahisons de Louis XVI et de son entente secrète avec la coalition, se montra sourdement ou franchement hostile à l’individu royal et à la royauté ; il avait même été décrété, lors de la première séance, de supprimer dans les rapports des représentants du peuple souverain, avec son commis exécutif, ces ridicules et serviles appellations de sire, de majesté, débris surannés du fétichisme monarchique.

Louis XVI, de son côté, irrité de l’esprit révolutionnaire de l’Assemblée, l’Assemblée certain de l’appui des souverains étrangers, comptant à l’intérieur sur l’action ténébreuse, mais encore puissante, du clergé réfractaire, et sur la complicité des généraux, des officiers aristocrates, entre les mains de qui se trouvait l’armée, Louis XVI jette défis sur défis à l’Assemblée ; ses commissaires sont presque brutalement accueillis aux Tuileries, et il choisit son ministère dans le club des Feuillants, notoirement contre-révolutionnaire. En vain l’Assemblée rend des décrets contre les prêtres, qui soufflaient le feu de la guerre civile ; contre les aristocrates, qui allaient en masse rejoindre les corps d’émigrés rassemblés en armes ; Louis XVI oppose son veto à l’exécution de ces décrets, encourageant ainsi les instigateurs de la guerre civile et étrangère. Or, ce fut au sujet de la guerre étrangère que bientôt s’organisa entre le roi, ses ministres, le parti de la cour et les despotes de l’Europe la trame, aussi perfide qu’habilement ourdie, que vous allez voir se dérouler devant vous, fils de Joël.

Les émigrés préparaient ouvertement sur nos frontières une invasion armée sous la protection des princes allemands limitrophes de la France, et devaient servir d’avant-garde aux troupes de la coalition. Ces préparatifs menaçants émeuvent les représentants du peuple ; Isnard monte à la tribune et s’écrie :

« — Représentants du peuple, soyons à la hauteur de notre mandat ; parlons au roi, à ses ministres, à l’Europe, avec la fermeté qui nous convient ; disons au roi : — Vous ne régnez que par le peuple et pour le peuple ! Lui seul est souverain ! — Disons aux ministres : Choisissez entre la reconnaissance publique et la vengeance des lois… — Disons à l’Europe : La France tire l’épée ; elle en jettera le fourreau derrière elle… Alors elle engagera la guerre à mort des peuples contre les rois, et bientôt les peuples s’embrasseront à la face des tyrans détrônés ; la terre sera consolée, le ciel satisfait ! »

Ces éloquentes paroles d’Isnard entraînent l’Assemblée. Elle décrète une adresse au roi (27 novembre 1791), lui enjoignant de faire entendre aux souverains étrangers un langage menaçant s’ils persistent à favoriser l’armement de l’émigration. Cette adresse à Louis XVI se termine ainsi :

« — … Vous êtes invité, vous représentant héréditaire de la nation, à dire aux rois étrangers que, si les princes d’Allemagne continuent de protéger les préparatifs dirigés contre la France, les Français porteront à l’étranger non le fer et la flamme, mais la liberté. C’est aux rois de calculer quelles peuvent être pour eux les suites de ce réveil des peuples ! »

Patriotiques paroles ! ! Elles renfermaient le principe des saintes victoires des volontaires de la république, ces héros ! non plus soldats mercenaires ou instruments passifs, stupides de la tyrannie, ou de l’orgueil conquérant des despotes, mais soldats citoyens, combattant au nom de la liberté de la France… au nom de l’affranchissement des peuples ! ! Patience ! ! l’heure des prodigieux triomphes des armées républicaines de Hoche, de Marceau, de Joubert s’accomplira plus tard au chant de la Marseillaise, hymne immortel de la révolution !

Donc, Louis XVI accepte avec empressement les injonctions de l’Assemblée, l’assure qu’il parlera aux princes allemands un langage digne et ferme, ensuite de quoi, si elle n’est point satisfaite des réponses de ces princes, l’Assemblée, usant de son droit, leur déclarera la guerre… Louis XVI menacer ses secrets alliés, ses complices, déchaîner contre eux la guerre révolutionnaire… cela vous semble incroyable, fils de Joël ? Attendez, vous saurez bientôt quel affreux complot voilait cet apparent concert de vues entre l’Assemblée nationale et l’individu royal. Celui-ci, sous prétexte de la possibilité de prochaines hostilités, choisit aussitôt pour ministre de la guerre le comte de Narbonne, l’un des chefs des feuillants (contre-révolutionnaires avérés), jeune courtisan plein d’audace et d’ambition ; il forme trois corps d’armée : le premier est commandé par le marquis de La Fayette, qui présidait le massacre du champ de Mars ; les deux autres corps d’armée sont commandés par le marquis de Rochambeau et par le maréchal de Lukner, tous deux non moins ennemis de la révolution que les généraux et la plupart des officiers aristocrates servant sous leurs ordres. Le choix de ces commandants en chef royalistes ou contre-révolutionnaires, à qui Louis XVI confie la défense de nos frontières, n’éclaire pas encore l’opinion publique, violemment irritée de l’insolent manifeste des coalisés réunis à Pilnitz et entraînée par ces chaleureuses mais intempestives paroles d’Isnard à l’Assemblée : — « Déchaînons la guerre des peuples contre les rois. » — L’opinion publique s’enflamme, s’égare… mais Robespierre veillait aux Jacobins, où déjà il exerçait l’irrésistible dictature du civisme et du génie ; jamais plus qu’en cette question de guerre, prématurément soulevée par les girondins (ce fut leur erreur), jamais ce grand homme n’a montré plus de sang-froid politique, plus de profondeur de vues ; sa vigilante sagacité perçait à vif et à fond la trame infernale ourdie par Louis XVI et par les ennemis de la révolution, puis, rare courage ! Robespierre osait risquer la perte de son immense popularité en s’opposant avec le calme intrépide de la raison au flot de l’opinion publique, qui, dans son généreux aveuglement, poussait, ou du moins croyait pousser à la guerre révolutionnaire.

Du reste, il faut le dire, Danton et Billaud-Varenne, sans apporter dans la discussion qui s’ouvrit aux Jacobins autant de lucidité, autant d’inexorable logique que Robespierre, eurent comme lui la prévision des sinistres complots cachés sous ce prétexte de guerre. Dans cette circonstance solennelle, entre mille autres, il m’a été démontré de quelle indispensable utilité sont les clubs pour un pays libre : le club est l’école politique des citoyens ; là, toutes les questions d’une importance capitale pour la chose commune sont étudiées, discutées avec une chaleur, une liberté, une heureuse audace, qui n’existent jamais dans une assemblée parlementaire, et qui, presque toujours, réagissent salutairement sur elle ; les mandataires du peuple, dont elle est composée, se sentent incessamment placés sous le sévère contrôle, sous la surveillance attentive du souverain.

Dans cette séance mémorable des Jacobins (12 décembre 1791), plusieurs orateurs prirent la parole avant Robespierre, et tous eurent comme lui, je le répète, la prévision des sinistres projets de la cour.

« — Je ne viens pas m’élever contre la cruelle nécessité d’une guerre inévitable, — dit Billaud-Varennes, — non ! car, lorsqu’en 1789, l’on s’applaudissait, disant que jamais révolution n’avait coûté si peu de sang, j’ai toujours répondu : qu’un peuple qui brisait le joug de la tyrannie ne pouvait sceller irrévocablement sa liberté qu’en traçant l’acte qui la consacre avec la pointe des baïonnettes ! mais au moins faut-il les plonger dans le sein de nos ennemis ! c’est pour s’en débarrasser à jamais qu’il faut les combattre ! Mais, je l’avoue, citoyens, il n’en est pas ainsi ; je ne peux me défendre d’un mouvement de suspicion, voyant le roi, acceptant cette fois sans conteste les vues de l’Assemblée, venir lui proposer une déclaration de guerre aux princes d’Allemagne pour le 15 janvier prochain. — Proposer la guerre ! alors que les officiers manquent ! que les régiments sont incomplets ! les gardes nationales sans équipement pour la plupart ! nos places frontières sans munitions de guerre ! et presque ouvertes à l’ennemi ! soit par le défaut de garnison, soit par leur esprit contre-révolutionnaire ! a-t-on jamais mis plus en évidence un plan de contre-révolution… dont l’exécution serait aussi facile que certaine ?… »

« — Si la question était de savoir si en définitive nous aurons la guerre ! je répondrais… oui… — dit à son tour Danton. — Oui, les clairons de la guerre sonneront ; oui, l’ange exterminateur de la liberté fera tomber les satellites du despotisme ; mais, quand devons-nous avoir la guerre ? n’est-ce pas après avoir bien jugé notre situation ? après avoir tout pesé, après avoir surtout profondément scruté les intentions du roi qui vient nous proposer la guerre ? Quand je dis que je m’oppose à la guerre, je veux dire que l’Assemblée nationale, avant de s’engager par cette démarche, doit signifier au roi qu’il doit déployer tous les pouvoirs qu’il tient de la nation contre ces émigrés en armes sur nos frontières et de qui il a disculpé les projets liberticides, affirmant qu’ils n’ont été entraînés hors du royaume que par diversité d’opinions. »

Ainsi, vous le voyez, fils de Joël, Billaud-Varenne dénonçait aux jacobins le plan de contre-révolution dont la guerre était le prétexte. Danton, partageant la même défiance, inclinait cependant à la guerre, demandant qu’avant de déclarer les hostilités l’Assemblée scrutât profondément les intentions de Louis XVI. Comment ces intentions pouvaient-elles être douteuses pour Danton ?… Enfin, Brissot, qui après Danton occupa la tribune, conclut à la guerre, mais à la guerre révolutionnaire ; or, en cette occasion, Brissot, contrairement aux habitudes de son excellent esprit, commettait un non-sens ; il était impossible de supposer un instant à Louis XVI la pensée de soulever les peuples contre leurs rois, ses complices.

Voici quelques passages de l’admirable réponse de Robespierre :

« — Il me semble que ceux qui désirent provoquer la guerre n’ont adopté cette opinion que parce qu’ils n’ont pas fait assez d’attention à la nature de la guerre que nous entreprendrions et aux circonstances où nous sommes. Que nous propose-t-on de déclarer ? est-ce la guerre d’une nation contre les autres nations ? est-ce la guerre d’un roi contre les autres rois ? est-ce enfin la guerre révolutionnaire d’un peuple libre contre les tyrans qui asservissent les autres peuples ?… Non ! ce qu’on nous propose, citoyens, sachez-le bien, c’est la guerre de tous les ennemis de la révolution française contre cette révolution elle-même. Ceci, je vais le prouver en examinant ce qui s’est passé jusqu’à ce jour, depuis le ministère du duc de Broglie, qui, en 1789, se proposait d’anéantir l’Assemblée nationale, jusqu’aux derniers successeurs de ce ministre……

» Voyez quel tissu de prévarications et de perfidies, de violence et de ruse ! voyez la sédition soudoyée ! voyez la conduite de la cour et du ministère… et c’est à ce ministère, c’est aux agents du pouvoir exécutif que vous confieriez la conduite de cette guerre ? Ainsi vous abandonneriez la sûreté du pays à ceux-là qui veulent vous perdre ?

» … De là résulte que ce que nous avons le plus à redouter, c’est la guerre… la guerre est le plus grand fléau qui puisse, dans les circonstances où nous sommes, menacer la liberté ! Car ce n’est point une guerre allumée par l’inimitié des peuples. C’est, je le répète, une guerre concertée avec les ennemis de notre révolution ! Quels sont leurs desseins probables ? quel usage veut-on faire de ces forces militaires, de ce surcroît de pouvoir que l’on vous demande sous prétexte de cette guerre ? L’on veut, en augmentant la puissance de la couronne, nous imposer une transaction ! si nous la refusons, on tentera de nous l’imposer par la force des armes que nous aurons mises aux mains des royalistes !…

» Quoi ! il y a des rebelles à punir ; les représentants de la nation les ont frappés d’un décret ! Et le roi propose son veto à ce décret ? Quoi ! au lieu de donner cours à la punition dont l’Assemblée a frappé les émigrés… le roi vient lui proposer une déclaration de guerre ? guerre simulée dont l’unique but est de mettre une formidable force militaire à la disposition des ennemis de la révolution !… ou de leur ouvrir nos frontières, grâce à la trahison des généraux aristocrates encore à la tête de nos armées ! Voilà les secrets desseins de l’intrigue ministérielle !… Voilà le nœud de cette intrigue qui nous perdra si nous tombons dans ce piège habilement coloré de patriotisme et d’ardeur guerrière, toujours si puissante sur l’esprit français ! »

La patriotique sagacité de Robespierre dévoilait ainsi le double projet de Louis XVI et du comité autrichien, foyer permanent de conspiration. La reine en était l’âme et les nombreux émissaires de ce comité entretenaient d’incessantes relations avec l’émigration et les souverains étrangers ; mais Louis XVI et la cour, par un calcul d’une duplicité, d’une noirceur profonde, apportaient la trahison dans la trahison et trahissaient… les traîtres leurs complices. Voici comment. Il devenait très-important de rattacher au parti de la guerre La Fayette, les constitutionnels de l’Assemblée, et au dehors d’elle, les nombreux adhérents du club des feuillants ; la cour avait donc secrètement proposé à la minorité de l’Assemblée de profiter de la force militaire que les préparatifs de guerre mettaient entre les mains du roi, pour frapper, par un coup d’État, la majorité des représentants du peuple et, au mépris de la loi, fermer les clubs, briser les presses des journaux patriotes, anéantir le parti républicain et assurer ainsi la paisible existence de la royauté constitutionnelle. Louis XVI tenterait au besoin de s’évader de Paris une seconde fois ; La Fayette le recevrait au milieu de ses troupes, et s’il le fallait, l’on marcherait sur Paris ou sur l’Assemblée. La trame fut ourdie. La Fayette en fut complice, rêvant toujours le rôle de maire du palais sous un roi fainéant. Enfin les feuillants de l’Assemblée, aussi complices du coup d’État projeté, se montrèrent, non moins que la majorité, partisans de la guerre.

Le tour était fait, La Fayette et les feuillants abusés et joués ; car Louis XVI ne voulait à aucun prix subir la honte d’une royauté constitutionnelle, qu’il regardait comme une véritable déchéance de l’autorité traditionnelle de sa race, jusqu’alors omnipotente ; c’était pour lui abdiquer que de se soumettre à une assemblée souveraine de représentants du tiers état, élus par l’universalité des citoyens. Enfin, il détestait particulièrement La Fayette, et sentait qu’après un coup d’État victorieux il serait à la merci du général et du parti des feuillants, sincèrement attachés d’ailleurs à la constitution de 1791, qui garantissait les premières conquêtes de la révolution. Or, l’unique et véritable dessein de Louis XVI (surabondamment prouvé par des pièces écrites ou signées de sa main, produites lors de son procès) était, par une feinte proposition de coup d’État, d’amener d’abord les feuillants à se joindre à la majorité de l’Assemblée, afin de demander la guerre, de donner ainsi dans ce sens une irrésistible impulsion à l’opinion générale, frappée de l’union des partis en cette circonstance solennelle.

La guerre devenait donc inévitable, et cela… lorsque nos places frontières, à peine approvisionnées, n’avaient que d’insuffisantes garnisons commandées par des royalistes ! Lorsque les gardes nationales des provinces n’étaient point encore armées ! Lorsqu’enfin nos troupes, désorganisées par l’émigration d’un grand nombre d’officiers appartenant à la noblesse, obéissaient encore à des chefs non moins contre-révolutionnaires que les émigrés. Or, Louis XVI voulait précisément la guerre en ces conditions si désastreuses, parce qu’elles présageaient le succès de l’attaque des rois coalisés, certains après une première victoire d’entrer triomphants à Paris en quelques jours de marche. La Fayette et son parti, malgré leur feuillantisme, n’auraient jamais trempé dans cette exécrable machination contre la patrie ; aussi, afin d’obtenir leur appui dans la question de la guerre, Louis XVI avait-il dû feindre de conspirer avec eux, au nom de la royauté constitutionnelle.

Tel était ce plan infernal dont les faits vont révéler la réalité. L’opinion publique, égarée malgré les sages avertissements de Robespierre, malgré les soupçons clairvoyants de Danton et de Billaud-Varenne, se prenait plus que jamais au leurre d’une guerre révolutionnaire… des peuples contre les rois… Les girondins et leurs amis la désiraient aussi, espérant lui imprimer cette direction ; là fut leur déplorable aberration. Louis XVI, en vertu de son pouvoir exécutif, choisissait les généraux ; la direction des premières opérations militaires, exigeant le secret, échappait forcément à la surveillance de l’Assemblée. L’issue de la prochaine campagne dépendait donc du roi et des généraux royalistes ; or, une défaite pouvait rendre cette campagne décisive en faveur de la coalition, dont Louis XVI était le secret complice. Les girondins en étaient donc réduits à le laisser suprême arbitre des destinées de cette guerre ou à le déposséder du pouvoir exécutif. Ils ne pouvaient sortir de cette impasse que révolutionnairement, et ils n’avaient ni le désir, ni l’énergie d’agir ainsi ; Robespierre le sentait. Aussi, ne croyant pas encore mûr le mouvement révolutionnaire, il s’opposait de toute sa force à la guerre, afin de gagner du temps, afin de pouvoir éclairer l’opinion publique sur le danger des premiers entraînements, afin de la convaincre qu’entreprendre la guerre dans les circonstances actuelles, c’était ouvrir presque assurément la France à l’étranger ! ! Malheureusement la voix de Robespierre fut méconnue. Cependant les girondins, trop patriotes pour ne pas pressentir le péril et la trahison dont la révolution et la France étaient menacées, essayèrent de conjurer ce péril en imposant à Louis XVI trois ministres de leur choix et qu’ils savaient ou croyaient dignes de leur confiance : le général Dumouriez fut chargé des affaires étrangères, Servan du département de la guerre, et Roland du ministère de l’intérieur.

Dumouriez, grand homme de guerre, plein de ressources, d’audace et de feu, politique délié, subtil, mais déjà vieilli dans les intrigues souterraines de la diplomatie occulte ; ambitieux, sceptique, de mœurs déréglées, cupide jusqu’à l’exaction, intraitable dans son orgueil, sans vertus, sans principes, capable, ainsi qu’il le fit, de servir vaillamment la révolution et la république ou de les trahir indignement, selon les nécessités de son intérêt du moment.

Servan, officier du génie, militaire intègre, laborieux, modeste, esprit droit et pratique, et sincèrement dévoué à la révolution.

Roland, l’un des plus purs, des plus beaux caractères de ce temps-ci ; simple, stoïque, austère, désintéressé, d’une probité scrupuleuse, d’une fermeté de volonté égale à la rigidité de ses convictions républicaines partagées par sa jeune et charmante femme, l’âme du parti girondin où elle régnait, grâce à l’élévation de son esprit, aux rares qualités de son cœur et à l’attrait de sa personne.

Le choix de ces ministres, y compris Dumouriez (son intérêt du moment répondait de lui), le choix de ces ministres était excellent. Mais impuissant à conjurer la trahison des généraux et la défection des officiers aristocrates, commandant sous leurs ordres, et cela au moment où la coalition, de plus en plus menaçante, demandait impérieusement, par un second manifeste non moins insolent que celui de Pilnitz, — le rétablissement de la monarchie sur les anciennes bases ; — la restitution des biens du clergé ; — et du comtat Venaissin au pape, etc., etc., — sinon la coalition menaçait la France de la guerre… Cette audacieuse injonction, évidemment concertée avec Louis XVI, afin d’exaspérer l’opinion publique, atteint le but que l’on se proposait ; et, le 19 avril 1792, l’Assemblée répond au manifeste des rois étrangers en déclarant la guerre à l’Autriche… Les prévisions de Robespierre se réalisent, et huit jours après l’entrée en campagne (29 avril 1792) le corps d’armée du comte Théobald de Dillon, après un premier engagement, se débande devant les coalisés ; des officiers royalistes, au lieu de rallier leurs soldats, poussent le cri de sauve-qui-peut, provoquant ainsi la panique des troupes ; elles fuient en pleine déroute. L’étranger envahit nos frontières, et le cœur de la France est menacé par les despotes étrangers triomphants à leur début…

La trahison si évidente de Louis XVI et des officiers aristocrates soulève l’indignation publique ! Les girondins, reconnaissant enfin le piège où leur patriotisme est tombé, ont recours à quelques moyens timidement révolutionnaires. Ils exilent par décret les prêtres réfractaires, coupables d’appeler la guerre civile, et jusqu’alors protégés par le veto royal, qui rendait illusoire le décret dont les avait frappés l’Assemblée. Enfin, l’Assemblée décrète la dissolution des gardes soldées de Louis XVI, ardents contre-révolutionnaires, et ordonne la formation d’un camp de vingt mille hommes sous Paris, devant à la fois servir d’armée de réserve et couvrir la capitale menacée par l’étranger. Mais Louis XVI, encouragé par la première victoire des coalisés, entre de nouveau en lutte ouverte contre l’Assemblée, maintient son veto relatif aux prêtres réfractaires, et refuse de sanctionner le décret ordonnant la formation du camp sous Paris. Roland écrit alors au roi une lettre admirable, où il lui rappelle avec une dignité sévère ses devoirs de roi, premier sujet de la loi. Roland et Servan sont destitués le 13 juin 1792. Louis XVI choisit parmi les feuillants un ministère complètement hostile à la majorité de l’Assemblée, et il dépêche en hâte Mallet-Dupan, son affidé, auprès des souverains étrangers, afin de les presser de profiter de leur première victoire. La Fayette, toujours abusé sur les secrets desseins de Louis XVI et croyant le moment du coup d’État venu, écrit de son camp à l’Assemblée, le 16 juin 1792, une lettre menaçante. Dans cette lettre, et parlant au nom de son armée, il enjoignait aux représentants du peuple de ne pas porter plus longtemps atteinte aux droits du pouvoir royal, d’ordonner la suppression des clubs, des journaux patriotes et de s’abstenir désormais de mesures révolutionnaires… L’Assemblée frémit d’indignation. Quelques membres proposent de citer La Fayette à la barre. Son procès est instruit en son absence, et il est acquitté à une immense majorité ; cet acquittement scandaleux donnait définitivement la mesure de l’énergie de l’Assemblée. Les clubs prennent alors une vaillante initiative et une série de mesures révolutionnaires, qui devaient aboutir à la journée du 10 août. Danton aux Cordeliers, Robespierre aux Jacobins, organisent d’abord, pour le 20 juin (1792), anniversaire du serment du Jeu de Paume, une imposante manifestation, pacifique encore, afin de remonter le moral de l’Assemblée, en l’assurant de l’appui populaire, et de donner à Louis XVI, traître et parjure, un dernier et solennel avertissement… parlant à sa personne, afin qu’il n’en ignore, comme disent les gens de loi. Une foule immense, à laquelle se joignent les femmes, les enfants, afin de constater le caractère inoffensif de la démonstration, s’ébranle et descend des faubourgs ; les hommes sont en armes, chaque district traîne avec lui ses canons ; des officiers municipaux se portent au-devant de la multitude et l’engagent, au nom de la loi, à se séparer.

« — Nous connaissons la loi et nous la respecterons, — répond un citoyen. — Nous voulons porter une pétition à l’Assemblée nationale pour l’assurer du concours du peuple, et, ensuite, nous voulons planter un arbre de la liberté sur la terrasse des Tuileries, afin d’avertir Louis XVI que le peuple veille, et que si on le pousse à bout… il saura punir les traîtres.

Les officiers municipaux insistent encore pour que la foule se dissipe, on leur répond :

« — Vous faites votre devoir de magistrats, nous faisons, nous, notre devoir de bons citoyens ; nos intentions sont pacifiques : vous en serez témoins en vous joignant à nous ; mais, dans le cas où l’on voudrait nous disperser à coups de fusil et de canon… remarquez, citoyens, que nous avons aussi des fusils et des canons… Nous nous souvenons du champ de Mars. »

L’immense colonne, encore grossie sur sa route, arrive aux abords de l’Assemblée nationale ; les délégués de la manifestation sont introduits à la barre, leur orateur s’exprime ainsi :

« — Législateurs, le peuple vient aujourd’hui vous faire part de ses craintes et de ses inquiétudes. Ce jour nous rappelle l’époque mémorable du 20 juin 1789, au Jeu de Paume, où les représentants de la nation se sont réunis et ont juré à la face du ciel de ne point abandonner notre cause, de mourir pour la défendre ! Le peuple est debout et à la hauteur des circonstances, prêt à user de moyens décisifs pour venger sa majesté outragée ! Ces moyens de rigueur sont justifiés par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme : Résistance à l’oppression

» Quel malheur, cependant, pour des hommes libres, qui vous ont transmis tous leurs pouvoirs, de se voir peut-être réduits à la cruelle nécessité de tremper leurs mains dans le sang des conspirateurs ; mais il n’est plus temps de le dissimuler, la trame est découverte… le sang coulera, ou bien l’arbre de la liberté que nous allons planter fleurira en paix !

» Législateurs, le pouvoir exécutif, représenté par l’individu royal, n’est pas d’accord avec vous : nous n’en voulons d’autre preuve que le renvoi des ministres patriotes ; ainsi donc le bonheur d’un peuple libre dépendra du caprice d’un roi ?… Ce roi peut-il avoir d’autre volonté que celle de la loi ? Non !…

» Législateurs, nous nous plaignons aussi de l’inaction de nos armées après une première défaite ! Nous demandons que vous scrutiez la cause de cette inaction ? Dérive-t-elle du pouvoir exécutif ?… qu’il soit anéanti ! Qui peut donc nous arrêter dans notre marche ? Verrons-nous nos armées périr partiellement ? La cause étant commune, l’action doit être générale. Ah ! si les premiers défenseurs de nos libertés eussent temporisé comme le font nos troupes, siégeriez-vous aujourd’hui dans cette enceinte ?

» — Le peuple est là. Il attend dans le silence une réponse digne de sa souveraineté.

» Législateurs, nous demandons de rester armés jusqu’à ce que la constitution soit exécutée. Nous sommes ici les organes, non-seulement des sections des faubourgs, mais de toutes les sections de Paris et des communes environnantes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Législateurs, il est temps que le peuple se lève ; il est las de parer les coups : il veut en porter, il veut anéantir les conspirateurs…

» La force populaire fait votre force… employez-la… Point de quartier, puisque vous n’en avez pas à espérer !

» Législateurs, ordonnez !… nous marcherons aux frontières… Le peuple veut accomplir une révolution qui doit assurer son bonheur, son salut et sa gloire ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant qu’une partie de la manifestation stationnait aux abords du lieu des séances de l’Assemblée, une autre fraction de cette imposante multitude, après avoir planté l’arbre symbolique de la liberté dans le jardin des Tuileries, et voulant parler au roi face à face, afin de lui exposer une dernière fois les griefs et les demandes du peuple souverain, se porte au château, y entre avec calme, sans violences, et sauf le bris accidentel d’une cloison, il ne fut pas commis le moindre dégât. Cet envahissement s’accomplit avec un ordre parfait. Louis XVI, debout sur une chaise placée dans l’embrasure d’une fenêtre et entouré d’un groupe de gardes nationaux qui le séparaient de la foule, la vit défiler devant lui ; elle conservait une attitude si calme, qu’il ne témoigna pas la moindre crainte, affectant cet air de bonhomie placide dont on a été si longtemps dupe, et qui cache autant de ruse, de duplicité que de noire perfidie et d’opiniâtre trahison. Il dut entendre l’expression du vœu populaire souvent traduit par de rudes et significatives paroles.

« — Sire, — lui dit entre autres un jeune homme d’une voix grave et sévère, — je vous demande, au nom du peuple, le rappel du ministère patriote que vous avez destitué !… Je vous demande, au nom du peuple, la sanction des décrets de l’Assemblée relatifs aux prêtres réfractaires et à la formation du camp sous Paris.

» — Mon ami, — répond Louis XVI impassible, — je ferai ce que la constitution m’ordonne… je connais mes devoirs. »

Cette réponse évasive et sournoise ayant excité les murmures de la foule, le citoyen Legendre, marchand boucher, patriote plein d’énergie et de cœur, s’arrête, et regardant Louis XVI en face, il lui dit d’une voix haute et ferme :

« — Monsieur… — Et à cette appellation égalitaire, le roi n’ayant pu contenir un geste d’orgueil irrité, le citoyen Legendre reprend : « — Oui, monsieur… vous devez nous écouter… vous nous écouterez… Vous nous avez toujours trompés, vous nous trompez encore… Mais prenez garde… monsieur, prenez garde !… le peuple est las de se voir votre jouet… »

— Je connais mes devoirs, et je saurai les accomplir, — répond Louis XVI toujours impassible, ne faisant pas même allusion aux demandes formelles qu’on lui adressait ; témoignant ainsi de son inexorable résolution de ne rien accorder au vœu public.

Bientôt Pétion, nommé depuis peu maire de la commune de Paris, entre dans la galerie, et, s’adressant à la foule :

« — Citoyens, vous venez de faire connaître vos vœux au représentant héréditaire de la nation. Vous ne pouvez en faire davantage ; le roi verra dans le calme de la réflexion à quoi il jugera convenable d’aviser. Maintenant, citoyens, je vous engage à vous retirer. »

Les citoyens, à la voix du premier magistrat de la cité, si connu par son civisme, se retirèrent paisiblement du château, après avoir donné, dans leur patiente longanimité, un suprême mais inutile avertissement à l’individu royal.

Les journaux royalistes et feuillants, en rendant compte de cette journée, ont, selon leur coutume, entassé calomnies sur mensonges. Je puis les réfuter, puisque j’ai été témoin des deux faits dénaturés par la presse contre-révolutionnaire. Ainsi, selon elle, Louis XVI aurait été brutalement contraint de coiffer un bonnet rouge et de boire à la santé de la nation.

Cela n’est pas vrai.

Voici ce qui s’est passé, je l’ai vu. Un citoyen, placé devant moi, portait un bonnet rouge au bout d’un bâton, et passant à son tour devant le roi, il s’arrêta un instant et cria : — Vive la nation ! — en agitant le bâton au bout duquel se trouvait le bonnet. Alors Louis XVI, se penchant et faisant signe au citoyen d’approcher de lui son bâton, prit volontairement le bonnet rouge et s’en coiffa… ce qui donnait au roi un aspect étrangement ridicule ; car, avec cette coiffure plébéienne, il portait sur son habit de soie brodé la plaque d’argent de l’ordre du Saint-Esprit, et son grand cordon bleu en sautoir par-dessus sa veste. Cet acte, tout spontané de royale courtisanerie envers le populaire, qui, d’ailleurs, n’y fut point sensible, parce qu’il apprécie le respect de soi-même chez ses ennemis, m’a rappelé avec quelle dignité sévère, un soir, Robespierre, à une séance des Jacobins, avait jeté fièrement à ses pieds le bonnet rouge dont on venait de le coiffer impérieusement.

Quant au second fait dénaturé par la presse royaliste, le voici. Il faisait dans la galerie une chaleur étouffante ; Louis XVI, d’une remarquable obésité, suait à grosses gouttes ; un garde national, muni d’une gourde, se versait à boire, et avisant le roi, il lui dit avec un accent de prévenance cordiale :

« — Sire, vous avez bien chaud, voulez-vous vous désaltérer ?

» Très-volontiers, » — répondit le roi avec empressement, et il but un verre de vin en témoignant d’une satisfaction évidente.

Tels sont les faits, tels sont les menaces, les outrages auxquels Louis XVI a été en butte de la part d’une populace forcenée selon les royalistes. Ces outrages, ces menaces se bornent aux sévères paroles adressées par le citoyen Legendre à l’individu royal. Reste le crime reproché au peuple d’avoir envahi le palais de son roi… C’est vrai. Le peuple a, ma foi, complètement méconnu, en cette occurrence, les us et coutumes monarchiques de l’antique cérémonial de la cour de France ! ! Non ! il n’a point, à l’avance, humblement adressé sa supplique à nos seigneurs les aides et maîtres des cérémonies ; non, le peuple n’a point révérencieusement adressé sa requête à ces laquais titrés, pour obtenir la grâce insigne d’une audience de Sa Majesté très-catholique ! Non ! le peuple, las d’être trompé, trahi, et prévoyant, sentant à quels périls la trahison livrait la chose publique et la patrie, le peuple a pris la liberté grande de s’en aller tout droit, et sans introducteur, chez son commis exécutif, qu’il gage ce semble assez grassement (quarante millions de liste civile ! ! ) pour avoir le droit de se rendre une fois dans le domicile du susnommé, à seule fin de lui dire, parlant à sa personne, afin qu’il n’en ignore :

« — Monsieur, vous conspirez incessamment avec nos ennemis ; vous leur avez, au début de la campagne et par une trahison infâme, ouvert les frontières de la France… Prenez garde… prenez garde ! nous nous lasserons et finirons par vous casser aux gages, si ce n’est pis… Souvenez-vous du sort de Charles Ier d’Angleterre… dont voici le portrait dans votre salon… Sur ce, monsieur, afin d’employer votre dévot formulaire, que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde… et réfléchissez ! ! ou sinon ! !… »

Vain avertissement ! Louis XVI continue ses machinations ténébreuses, et le 25 juillet 1792, le duc de Brunswick, généralissime des armées de la coalition, lançait, au nom du roi de Prusse, de l’empereur d’Autriche et de la Confédération germanique, un foudroyant manifeste contre la France. Dans ce manifeste, la coalition :

« — Accusait les Assemblées constituante et législative d’avoir usurpé le gouvernement de la France ; — d’y avoir troublé l’ordre, — renversé le pouvoir légitime ; — d’avoir attenté à la dignité du roi ; — d’avoir arbitrairement dépossédé de leurs droits féodaux les princes allemands en Lorraine ; — d’avoir OSÉ déclarer la guerre à S. M. l’empereur d’Autriche. — En punition de quoi, S. M. d’Autriche et ses alliés marchaient contre la France, pour y dompter l’anarchie ; — faire justice des attaques contre le trône et l’autel ; — rendre au roi Louis XVI le pouvoir, la sécurité, la liberté dont il était privé ; — rétablir son autorité légitime. — En conséquence, ses royaux alliés rendaient les autorités, les gardes nationales responsables de tous les désordres, jusqu’à l’arrivée des troupes de la coalition ; — sommaient les Français de revenir à leur antique fidélité envers leurs rois ; — les habitants des villes qui oseraient se défendre contre les troupes de Leurs majestés coalisées seraient punis sur-le-champ comme des rebelles, suivant la rigueur de la guerre. Les maisons de ces villes seraient démolies ou brûlées ; — si la ville de Paris ne mettait pas sur-le-champ Louis XVI en pleine liberté, en lui rendant le respect qui lui est dû, Leurs Majestés coalisées rendaient personnellement responsables sur leur tête, et pour être jugés militairement, sans espoir de pardon : 1° tous les membres de l’Assemblée nationale ; 2° les membres du directoire du département ; 3° les membres de la commune et des districts de Paris ; 4° tous les individus faisant partie de la garde nationale (en d’autres termes, les trois quarts de la population masculine de Paris seraient passés par les armes). Enfin, si le palais des Tuileries était de nouveau forcé ou insulté, Leurs Majestés coalisées en tireraient une vengeance exemplaire à jamais mémorable, en livrant Paris à une exécution militaire et à une destruction complète. — Les rois coalisés promettaient au contraire aux Parisiens d’employer leurs bons offices auprès de leur souverain légitime Louis XVI, afin d’obtenir de lui le pardon des torts de son peuple, si ledit peuple obéissait promptement aux intimations de Leurs Majestés coalisées ! »

Vous le voyez, fils de Joël, cet audacieux manifeste des étrangers, lancé par le duc de Brunswick, généralissime des armées coalisées, n’était à bien dire que l’amplification de cette lettre adressée en 1791 à l’Assemblée nationale par le marquis de Bouillé, confident et complice de l’évasion de Louis XVI ; enfin la proclamation que ce roi, à cette même époque, adressait aux Français, concordait de tous points avec le manifeste de la coalition.

Dites… fils de Joël ! l’entente de la coalition avec Louis XVI est-elle assez flagrante ? Dites… ne devaient-ils pas être secrètement assurés de son assentiment et de celui de la cour, les souverains de l’Europe, en proférant ces effroyables menaces de destruction et de mort contre la France révolutionnaire ?… Ce manifeste, depuis sa publication (27 juillet 1799) jusqu’au 10 août, Louis XVI l’a-t-il désavoué, répudié par un acte public, solennel ? Non ! non ! L’individu royal a gardé le silence, attendant avec une impatience criminelle le succès des plans de la coalition.

Ces plans redoutables tramés de concert avec les émigrés qui, ainsi que le disait Bouillé, « connaissant les chemins, guideraient l’étranger jusqu’au cœur de la France ; » — ces plans d’invasion les voici : Le duc de Brunswick, à la tête des Prussiens, passerait le Rhin à Coblentz, remonterait la rive gauche de la Moselle, attaquerait ce point vulnérable de la frontière et marcherait sur Paris par Longwy, Verdun et Châlons. — Le prince de Hohenlohe, commandant les troupes du duché de Hesse et un corps d’émigrés, marcherait sur Thionville et sur Metz (où Louis XVI avait dû rejoindre Bouillé). Enfin, le général Clairfayt, à la tête des troupes de l’empereur d’Autriche et d’un autre corps d’émigrés, traverserait la Meuse et se dirigerait sur Paris par Reims et Soissons ; tandis que d’autres corps de l’armée ennemie placés sur les frontières du Rhin et du Nord, attaquant nos troupes, favoriseraient cette marche concentrique des coalisés sur la capitale…

La publication du manifeste des tyrans de l’Europe, loin d’effrayer ou d’abattre l’énergie révolutionnaire, l’exalte jusqu’à l’héroïsme. Les girondins signalent chaleureusement le danger… mais gardent le silence sur le seul moyen de le conjurer : à savoir la déchéance de Louis XVI et sa mise en accusation. Vergniaud monte à la tribune et s’écrie :

— Qu’après un premier échec dû à la trahison des officiers royalistes, nos soldats, décidés à mourir ou à repousser l’étranger de nos frontières, ont pour ainsi dire, malgré leurs chefs, repris une victorieuse offensive… mais que bientôt, leur élan patriotique a été réduit à l’inertie par des ordres inexplicables, et qu’au lieu de marcher en avant, ils ont dû se replier sur nos frontières menacées par les Prussiens ; tandis qu’à l’intérieur, la révolution est attaquée avec un redoublement de fureur par des ci-devant nobles et les prêtres réfractaires et que le roi refuse opiniâtrement sa sanction aux décrets de l’Assemblée qui ordonnent la formation d’un camp de vingt mille hommes, placé entre la frontière et Paris. » — Enfin, Vergniaud, dévoilant les trames de la cour avec la coalition et avec les contre-révolutionnaires dont La Fayette était l’âme, propose à l’Assemblée de proclamer le décret suivant :

« — 1° La patrie est en danger !

» — 2° Les ministres sont responsables des troubles intérieurs dont la religion serait le prétexte.

» — 3° Les ministres seront responsables de l’invasion du territoire de la France, faute de précaution pour remplacer le camp dont l’Assemblée a décrété la formation.

» Je propose un message au roi, — dit Vergniaud en terminant, — et une adresse au peuple français, pour inviter les citoyens à prendre les mesures rendues indispensables par les circonstances. Je demande enfin, et surtout, un prompt rapport sur la conduite du général La Fayette ! »

Après une discussion approfondie, à laquelle prirent part Brissot, Condorcet, Cambon, Carnot et autres chefs du parti républicain, discussion où furent démontrés jusqu’à la dernière évidence les manœuvres de la cour et de l’étranger, les complots de La Fayette et de la commune de Paris, qui avait révoqué de ses fonctions municipales le maire Pétion, si cher aux patriotes ; l’Assemblée, à la suite d’un rapport d’Hérault de Séchelles, déclare en ces termes énergiques et concis le danger de la chose publique :

« Citoyens,

» Des troupes nombreuses s’avancent vers nos frontières ; tous ceux qui ont en horreur la liberté s’arment contre notre constitution !

» Citoyens ! la patrie est en danger !

» Que ceux qui vont obtenir l’honneur de marcher les premiers pour défendre ce qu’ils ont de plus cher, se souviennent toujours qu’ils sont Français et libres ;

» Que leurs concitoyens maintiennent dans leurs foyers la sûreté des personnes et des propriétés ;

» Que les magistrats du peuple veillent attentivement ;

» Que tous, dans un courage calme, attribut de la véritable force, attendent, pour agir, le signal de la loi, et la patrie sera sauvée ! »

L’effet de cette proclamation fut immense dans Paris : chacun sentait la patrie en danger… la discussion soulevée parmi les représentants du peuple avait dévoilé les complots des ennemis extérieurs et intérieurs de la révolution. Le plus dangereux de ces ennemis intérieurs était Louis XVI. L’Assemblée était persuadée de la trahison de l’individu royal… et cependant… coupable faiblesse… l’Assemblée ne le déclarait pas déchu du trône, ne le citait pas à sa barre… Le bon sens public s’alarmait, s’indignait de la déplorable timidité des représentants du peuple qui, néanmoins et selon la mesure de leur tempérament politique, donnaient des preuves de sincère patriotisme. Le secret de cette attitude ambiguë est tout entier dans cet aveu échappé à Brissot… au républicain Brissot, dans une discussion au sujet de la déchéance : — « Prenez garde ! le mot de royauté a une vertu magique… qui rassure la propriété. » — Mais le peuple, au risque d’effrayer la propriété, voulait la république, véritable gouvernement du peuple ; Prudhomme, dans son journal, exprimait ainsi l’état des esprits (No CLVII des Révolutions de Paris) :

« … L’Assemblée nationale l’a enfin prononcée cette formule terrible… ce signal de péril… cet appel au courage du peuple : La patrie est en danger ! Que signifient ces mots ? De leur interprétation dépend aujourd’hui le sort de la liberté française. Le danger est immense… Le directoire du département de Paris est le puissant instrument dont se sert la cour pour opprimer la liberté. La majorité des autres directoires des départements, tous les administrateurs, tous les tribunaux de justice, toutes les autorités constituées sont ouvertement ou secrètement complices de Louis XVI, de Marie-Antoinette, de La Fayette, de la cour de Berlin et de la cour de Vienne. Louis XVI accorde une protection éclatante aux fanatiques, aux artisans de la guerre civile. Cet ennemi, déguisé sous le titre de roi constitutionnel des Français, nous fait à lui seul plus de mal que ne pourraient nous en faire tous les despotes de l’Europe ! Grâce à ses attentats secrets ou avoués contre la révolution, la France est tombée dans un état convulsif, qui la précipite vers la servitude ou l’anarchie… La patrie est en danger ! le peuple est en insurrection ! Français, vous êtes donc enfin devenus libres !

» La France n’a que deux ennemis dangereux : La Fayette et Louis XVI, et si celui-ci était abattu, La Fayette n’existerait plus.

» Que Louis XVI soit donc chassé pour jamais du trône, et la patrie est sauvée… Peuple, aux armes ! »

En effet, cette fois encore, l’insurrection seule pouvait et devait sauver la chose publique, mise en péril par le manque d’énergie, ou par les principes contre-révolutionnaires de la majorité de l’Assemblée. 406 voix, répétons-le, 406 voix contre 224, venaient de prononcer l’acquittement de La Fayette, coupable d’avoir, au nom de son armée, menacé la représentation nationale par une lettre factieuse ; coupable d’être venu à Paris accompagné d’un grand nombre d’aides de camp complices de ses desseins, laissant ainsi sans commandement son armée en présence de l’ennemi menaçant nos frontières ; coupable enfin d’avoir, durant son séjour à Paris, tramé, sans résultat, la proscription d’une partie de l’Assemblée, la fermeture des clubs, la destruction de la presse patriote, espérant s’appuyer sur la municipalité, sur les feuillants et sur les bataillons royalistes de la garde nationale ; mais Louis XVI, levant le masque et comptant plus que jamais et uniquement sur le triomphe de la coalition étrangère, avait fait échouer les manœuvres de La Fayette, duquel il n’entendait point subir la domination constitutionnelle. L’esprit de la majorité, qui venait de l’absoudre, ne présageait que trop le rejet de la demande de déchéance de Louis XVI, soutenue par une petite fraction des girondins et par l’extrême gauche. L’ennemi était à nos portes. L’ouest et le midi de la France, depuis longtemps agités par les ci-devant nobles et les prêtres réfractaires, semblaient au moment de se soulever. Ces calamités publiques avaient surtout pour cause la trahison permanente de Louis XVI. L’Assemblée n’osait ou ne voulait prononcer légalement la déchéance de ce traître ; le peuple se chargea de la prononcer à coups de canon…

Depuis le commencement du mois d’août, les clubs préparaient les esprits à l’insurrection. Le 4 août (1792), Danton disait aux Cordeliers :

« — Il faut en appeler au peuple, lui montrer que l’Assemblée ne peut le sauver. Il n’y a de salut que dans une insurrection générale.

» — Les mesures partielles ne sont plus de saison. L’Assemblée nationale est trop faible pour sauver la patrie, — disait Chabot aux Jacobins. — Les représentants du peuple ont déclaré la patrie en danger… ce sont donc eux qui l’y ont mise par leur inertie… quelles mesures ont-ils proposées pour la sauver ? Leur majorité absout La Fayette, repousse la demande de déchéance… Il faut que le peuple se sauve lui-même et que Paris donne l’exemple ! Je sonne le tocsin dès ce moment !

» — Il n’y a qu’une question à résoudre, — disait Robespierre, le 9 août, aux Jacobins. — Cette question est la déchéance de Louis XVI. Le peuple la prononcera ! qu’ensuite réuni dans ses comices, mais tout entier cette fois, sans distinction de citoyens actifs et passifs, il nomme une Convention nationale assez forte pour vaincre la tyrannie au dehors, mais assez dépendante du peuple pour que cette convention elle-même ne s’érige pas au dedans en pouvoir tyrannique. »

Depuis le commencement d’août, la fermentation de Paris allait croissant ; tous les patriotes, pressentant l’approche d’un grand danger public, rivalisaient de civisme pour le conjurer. L’un des hommes les plus modestes et les plus illustres de la révolution, Garat (ministre de la justice sous la Convention et duquel je reparlerai plus tard), exprimait ainsi, dans une brochure publiée postérieurement à ces événements, combien l’insurrection semblait indispensable, même aux esprits les plus calmes et les plus éclairés :

« — Au mois de juillet 1792, à ce moment où la liberté naissante se débattait contre les complots sentis, mais invisibles du pouvoir exécutif, je fis avec Brissot, Gensonné, Guadet, Condorcet, Kersaint, Antonelle, plusieurs de ces dîners où les patriotes se concertent, tandis que dans d’autres dîners les tyrans et les esclaves conspirent ; là, tous les cœurs, tous les vœux, tous les projets étaient républicains. L’on ne voyait pas seulement que la constitution était violée, l’on voyait encore qu’elle donnait au pouvoir exécutif le moyen de la violer toujours. La nécessité d’avoir une autre constitution pour sauver la liberté et de n’avoir plus de roi était convenue par tous. Les avis étaient divers sur les mesures si difficiles à bien choisir et à bien suivre ; le mien était qu’il ne fallait pas faire de petites attaques, qu’il n’en fallait faire aucune ou une très-grande ; que l’on en faisait trop ou trop peu ; que par de vaines manifestations on donnait au roi les moyens de se revêtir des apparences d’un opprimé, tandis qu’il n’était qu’un traître ; et qu’enfin si l’insurrection devait éclater, l’Assemblée nationale elle-même devait en lever l’étendard et en prendre la direction, environner le château d’une armée appelée par un décret, mettre les scellés sur tous les papiers et la main sur toutes les preuves de la trahison de Louis XVI. »

Le projet de Garat ne fut pas adopté, la majorité de l’Assemblée manquait d’énergie révolutionnaire. Heureusement la population de Paris se montrait à la hauteur de ces grands événements. En outre des clubs, les citoyens de chacune des sections de Paris se réunissaient chaque soir afin de délibérer publiquement sur la chose commune. La section des Quinze-Vingts (faubourg Saint-Antoine) était de toutes la plus influente par son ardent patriotisme. Le procès-verbal suivant, de l’une de ses premières séances du mois d’août, montre que déjà l’on songeait à l’insurrection, d’abord fixée au 5, puis remise au 10 de ce mois.




Procès-verbal de la section des Quinze-Vingts, l’an IV de la liberté,
3 août 1792.


« Une députation de la section Saint-Marcel est venue demander à marcher en armes avec ses frères du faubourg Saint-Antoine, le dimanche prochain 5, et de se rendre en armes à l’Assemblée, afin de déposer à sa barre une pétition ; la section a décidé à l’unanimité de tous les citoyens composant la réunion :

» 1° Que l’on se rassemblera à neuf heures du matin sur la place de la Bastille avec les citoyens du faubourg Saint-Marcel ;

» 2° Que la générale serait battue dès le matin ;

» 3° Que les commissaires de la section en instruiront les quarante-sept autres sections et les engageront à se réunir à elle et en armes ledit jour 5 août. — Commissaires nommés : Huguenin et Desesquelles ;

» 4° Les citoyens Duclos et Leduc sont délégués par la section pour inviter ses frères, les fédérés marseillais, à se joindre à elle en armes. »

Ce grand mouvement insurrectionnel du 10 août (1792) ne fut donc point partiel, mais général. Toutes les sections, en d’autres termes tous les quartiers de Paris ayant délibéré sur l’urgence d’une prise d’armes dirigée, non contre l’Assemblée (elle fut respectée), mais contre l’individu royal et le conseil municipal de Paris, notoirement contre-révolutionnaire, envoyèrent leur adhésion le 9 août à la section des Quinze-Vingts.


Procès-verbal de la section des Quinze-Vingts du 9 août 1792.


« La section a reçu les commissaires des sections Poissonnière,— Bonne-Nouvelle, — Gobelins, — de Montreuil, — des Gravilliers, — de Beaubourg, — de la Croix-Rouge, — du Ponceau, — des Lombards, — de Monconseil, — de Popincourt, — de l’Arsenal, — des Tuileries, etc., etc., etc. — Toutes ont adhéré aux arrêtés de la section des Quinze-Vingts, reconnaissant qu’ils ne tendaient qu’au salut de la chose publique.

» Lecture d’une adresse des fédérés des quatre-vingt-deux départements demandant à se réunir en armes aux sections de Paris.

» La section arrête, sur la proposition de l’un de ses membres, que chacune des sections de Paris nommera trois commissaires, lesquels se réuniront à l’Hôtel de Ville de Paris, y remplaceront le conseil municipal actuel, et aviseront aux moyens de sauver la chose publique.

» Les sections ne recevront d’autres ordres que ceux émanant de la majorité de leurs commissaires formant la commune de Paris.

» Commissaires nommés pour représenter à la commune la section des Quinze-Vingts : — Huguenin, Rossignol et Balin. »

Chaque section avait formulé les pouvoirs donnés à ses commissaires chargés par elle de composer le nouveau conseil de la commune de Paris. Ainsi, telle était la formule des Quinze-Vingts : — La section donne à ses commissaires pouvoir illimité de tout faire pour sauver la patrie.

La section de Mauconseil : — Pouvoirs les plus étendus pur sauver la chose commune.

La section du Théâtre-Français : — Pouvoirs illimités de prendre toutes les mesures nécessaires au salut de la patrie, etc., etc.

Au nombre des commissaires nommés par les sections pour constituer cette nouvelle commune de Paris, qui doit jouer un si grand rôle dans les événements futurs, l’on remarquait Robespierre, Billaud-Varenne, Fabre d’Églantine, Chaumette, Fouquier-Tinville, etc., etc.

Le premier acte des membres de cette commune révolutionnaire fut de se rendre à l’Hôtel de Ville dans la nuit du 9 au 10 août et, au nom du peuple souverain, dont ils étaient mandataires, de déposséder l’ancien conseil municipal de ses fonctions en décrétant ce qui suit :

« L’Assemblée des commissaires des sections réunis avec pleins pouvoirs de sauver la chose publique, considérant que la première mesure de salut est de prendre en mains tous les pouvoirs que la commune de Paris avait délégués, et d’ôter à l’état-major de la garde nationale sa malheureuse influence sur le sort de la liberté publique, décrète :

» 1° L’état-major est suspendu de ses fonctions ;

» 2° Le conseil municipal est suspendu ; le citoyen Pétion, maire, et le citoyen Rœderer, procureur de la commune, continueront leurs fonctions. »

Ces mesures prises au nom de l’immense majorité des citoyens de Paris, dont elle avait reçu la délégation, la nouvelle commune de Paris se constitue et s’établit en permanence à l’Hôtel de Ville, se préparant à agir révolutionnairement, tandis que le peuple charge ses armes et ses canons, au son précipité du tocsin, afin de marcher au point du jour sur le château des Tuileries.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’extrais de mon journal le récit des événements survenus durant les fameuses séances de nuit et de jour, tenues du 10 au 11 août, par l’Assemblée nationale. Je me trouvais retenu dans son enceinte ; car à mon grand regret, après avoir été l’un des combattants de la Bastille, je n’ai pu prendre part à l’héroïque attaque des Tuileries le 10 août 1792, immortelle journée qui a décidé du sort de la royauté ; je me suis consolé de mon absence du théâtre de la lutte, car il m’a été donné d’être témoin des faits les plus sublimes dont puisse s’enorgueillir l’humanité.

Lisez le récit de ces séances, fils de Joël, et vous verrez à quelle hauteur de désintéressement et de générosité peut s’élever dans sa victoire un peuple libre, et à quel degré d’abaissement peut tomber une royauté traître et parjure !


nuit du 9 au 10 août. — journées des 10 et 11 août 1792.


Appelé depuis peu à faire partie du bataillon de ma section (section des Piques, ci-devant de la place Vendôme), je me trouvais, dans la nuit du 9 au 10 août, de garde au poste de l’Assemblée nationale. Vers les onze heures et demie du soir, j’ai entendu battre le rappel, sonner le tocsin ; bientôt sont arrivés en hâte, soit isolément, soit par groupes, un assez grand nombre de représentants du peuple. Ils se rendaient au lieu de leurs séances, éveillés par le tocsin, par le tambour, et prévoyant quelque grand événement ; la plus grande tranquillité avait d’ailleurs régné jusqu’alors dans le quartier des Tuileries, car notre capitaine nous dit qu’il suffisait que la moitié de notre compagnie restât sous les armes, l’autre se tiendrait prête à les prendre. Je venais d’achever ma faction : curieux d’être témoin des faits qui allaient se reproduire durant cette orageuse séance de nuit, je me rendis dans l’une des tribunes publiques de la salle ; il était plus de minuit. Cependant elles ne tardèrent pas à se remplir d’une foule avide, inquiète, aussi éveillée par le tocsin et, en majorité, composée de femmes, de jeunes filles, de vieillards : la plupart des hommes jeunes et valides devaient prendre part à l’insurrection. Lorsque je suis entré dans la tribune publique, la salle des séances était encore presque dans les ténèbres ; les servants se hâtaient d’allumer les quinquets des lustres ; au fond de l’hémicycle s’élevait la tribune de l’orateur, dominée par le fauteuil du président ; derrière le fauteuil s’ouvrait une sorte de renfoncement, d’une quinzaine de pieds carrés, fermé par une grille ; cette loge était celle des logotachygraphes ; là se tenaient des journalistes experts dans le nouvel art d’écrire aussi promptement que la parole est prononcée ; ils reproduisaient ainsi textuellement les discours des orateurs. Je m’étais, durant mes loisirs de la veillée, livré à l’étude de ce procédé ; ainsi j’ai pu recueillir des fragments de morceaux oratoires prononcés, soit dans les clubs, soit dans cette séance, où j’assistais.

Les représentants du peuple, dont le nombre augmentait de moment en moment, se formaient en groupes animés avant d’ouvrir la séance. Au milieu de l’un de ces groupes, j’entendis un représentant s’écrier :

— Le canon est la dernière raison des tyrans ! Les piques et l’insurrection sont la dernière raison des peuples !

Les personnes dont se remplissaient peu à peu les tribunes publiques racontaient que toutes les sections de Paris se réunissaient en armes dans leur quartier ; leurs commissaires étaient en marche vers l’Hôtel de Ville avec Robespierre, afin de s’emparer du pouvoir de la commune de Paris ; les fédérés marseillais, rassemblés aux Cordeliers, d’après l’excellent conseil de Robespierre, venaient d’envoyer une patrouille dans les environs des Tuileries ; ils avaient arrêté, près du Carrousel, une contre-patrouille de royalistes, parmi lesquels se trouvaient, armés de poignards, le journaliste Suleau, l’abbé Bourgon et un ex-garde du corps nommé le Beau Vigier. L’on disait aussi que plus de deux mille ci-devant nobles, convoqués aux Tuileries, ainsi qu’un grand nombre d’anciens officiers ou de gardes du corps, recevaient des armes à mesure qu’ils arrivaient au château défendu par une nombreuse artillerie. Les régiments suisses, renforcés de ceux de la caserne de Courbevoie, se trouvaient au grand complet ; le roi faisait enfin de formidables préparatifs de combat, et Mandat, commandant des gardes nationales et feuillant déterminé, était résolu d’écraser l’insurrection. Les abords du château étaient gardés par la gendarmerie à pied et à cheval ; tout annonçait enfin une résistance désespérée, et si la lutte s’engageait entre le peuple et les défenseurs des Tuileries, ce devait être une véritable bataille rangée.

Les représentants, réunis au nombre de deux cents environ, se disposent vers les deux heures du matin à ouvrir leur séance ; le tocsin, accompagné du bruit lointain des tambours battant le rappel ou la générale, se fait toujours entendre. Le citoyen Pastoret, en l’absence du président de l’Assemblée, monte au fauteuil ; les secrétaires prennent place au bureau. À peine la séance est-elle ouverte que des délégués de la section des Lombards sont introduits à la barre de l’Assemblée.

« l’orateur de la députation, coiffé d’un bonnet rouge et armé d’un fusil. — Citoyens représentants, la cour trahit le peuple ! ! la section des Lombards s’est jointe à l’insurrection, et au point du jour elle va prendre part à l’attaque des Tuileries… Nous allons nous réunir à nos frères.

» pastoret. — Le peuple doit respecter la loi et la constitution. »

À ces paroles du citoyen Pastoret, de violentes exclamations s’élèvent à l’extrême gauche de l’Assemblée, parmi les représentants du peuple siégeant de ce côté. Pastoret cède le fauteuil à Morlot, président de l’Assemblée. En ce moment, trois officiers municipaux appartenant à l’ancien conseil sont introduits à la barre ; leur présence excite les murmures des tribunes ; l’on sait la complicité de la municipalité de Paris avec La Fayette.

« le président, aux officiers municipaux. — Vous avez la parole.

» un officier municipal, pâle et ému. — Le tocsin sonne dans Paris, la fermentation est à son comble… partout les sections se rassemblent en armes ; plusieurs de nos collègues envoyés par l’Hôtel de Ville pour s’assurer de l’état des choses ont été arrêtés. Les insurgés se préparent à marcher au point du jour contre les Tuileries.

» un représentant, siégeant à droite, avec véhémence. — Ce serait un crime abominable.

» un membre de la gauche. — Ce serait un acte de haute justice. C’est aux Tuileries que réside l’ennemi le plus acharné de la chose publique ! Il faut qu’il soit anéanti par le peuple souverain ! »

Applaudissements enthousiastes dans les tribunes, explosion de cris au côté droit de l’Assemblée.

Pendant ce tumulte, un huissier s’est approché précipitamment du fauteuil et a remis une lettre au président. Celui-ci la lit ; puis, agitant sa sonnette afin de réclamer le silence, il l’obtient.

« le président. — Messieurs, je suis averti par les administrateurs de la police qu’à chaque instant des envoyés des sections viennent demander M. Pétion à l’Hôtel de Ville, assurant que le bruit se répand qu’il est allé au château cette nuit et qu’il y court pour sa vie les plus grands dangers. »

À ces mots, l’inquiétude et l’agitation sont extrêmes dans les tribunes. Le patriotisme, le courage de Pétion, son dévouement sans bornes à la révolution, l’ont rendu cher au peuple.

« un député de gauche, se levant. — Je demande que l’Assemblée décide que M. Pétion sera mandé à la barre afin de rendre compte de l’état de Paris. Si M. Pétion est au château, un huissier de l’Assemblée, escorté de deux gardes nationaux du poste, ira sur-le-champ aux Tuileries instruire M. Pétion de notre décision. »

Cette proposition est adoptée à l’unanimité ; mais à ce moment même, Pétion, prévenant les vœux de l’Assemblée, entre dans la salle et s’avance à la barre. Sa présence excite les acclamations des tribunes rassurées sur les dangers que courait aux Tuileries le maire de Paris.

« le président. — Monsieur Pétion, l’Assemblée était vivement inquiète à votre égard… Veuillez vous expliquer sur les dangers auxquels on vous disait exposé…

» pétion, calme et grave. — Occupé tout entier de la chose publique, j’oublie facilement ce qui m’est personnel. Il est vrai que cette nuit, à mon arrivée au château, j’ai été très-mal accueilli ; j’ai entendu s’élever contre moi des propos menaçants. Ils ne m’ont pas déconcerté. Je sais depuis longtemps que mon amour du bien public m’a suscité de nombreux ennemis… Je crois pouvoir assurer l’Assemblée que toutes les précautions possibles sont prises afin d’assurer la tranquillité de la cité.

» un député de la gauche, avec violence. — Monsieur Pétion, vous ne répondez rien au sujet de l’insurrection… vous êtes complice des factieux !

» le président, au député. — Cette accusation est injuste… Je vous rappelle à l’ordre, et j’invite M. le maire de Paris aux honneurs de la séance.

» pétion. — Je remercie M. le président, mais je dois retourner à mon poste. »

Bravos dans les tribunes. — Une voix s’écrie : « — Ne retourne pas aux Tuileries, Pétion… tu seras assassiné ! » — Le maire de Paris vient de quitter la salle des séances, lorsque plusieurs officiers municipaux se présentent effarés à la barre, et l’un d’eux, d’une voix haletante, s’écrie :

« — Représentants du peuple… l’Hôtel de Ville est envahi. Le conseil général dont nous faisions partie est dissous ; notre pouvoir est usurpé par les commissaires des sections, dont Robespierre fait partie… Ils se sont établis en permanence à l’Hôtel de Ville… et de là ils dirigent l’insurrection.

» un membre de la droite. — Je demande que l’Assemblée révoque à l’instant la nouvelle municipalité… et la déclare rebelle à la loi…

» un membre de la gauche. — Il serait, au contraire, regrettable, en des circonstances si graves, de révoquer des citoyens qui peuvent rendre les plus grands services. »

Ces paroles, approuvées par la majorité de l’Assemblée, qui ainsi adhère de fait à l’insurrection, sont vivement applaudies par les tribunes, car elles ont accueilli de leurs acclamations la nouvelle de la dispersion de l’ancienne municipalité, complice des feuillants et de La Fayette.

Les premiers rayons du soleil ont fait pâlir la pâle lumière des lustres qui éclairaient la salle des séances ; presque tous les représentants du peuple sont rassemblés. Ils siègent à leurs places accoutumées. Les députés de la droite semblent plongés dans la consternation ; cependant, quelques-uns ne cachent pas leur colère et leur espérance de voir l’insurrection anéantie par la défense formidable préparée aux Tuileries ; mais, en somme, royalistes et constitutionnels sentent que l’heure suprême de la monarchie va sonner. Le centre, indécis et flottant, paraît craindre la violente invasion de l’Assemblée par le peuple. Enfin, la gauche, et surtout l’extrême gauche, témoignent hautement de leurs vœux pour le triomphe de l’insurrection, nécessité suprême, à laquelle, par son refus de proclamer la déchéance de Louis XVI, la majorité de l’Assemblée réduisait les sections de Paris.

Tout à coup, un député entre vivement dans la salle, court à son banc, placé à droite, et, les traits bouleversés, il s’écrie d’une voix tremblante d’émotion :

« — Les Tuileries vont être attaquées… les sections en armes garnissent tous les abords du château… Une portion notable de la garde nationale, principalement ses canonniers, fraternise avec les sections !… Des canons sont braqués contre le château ; les troupes qui le défendent sont décidées à une lutte désespérée ; le sang va couler… la vie du roi et de sa famille n’est plus en sûreté !… »

Profonde sensation. L’Assemblée garde pendant un moment un silence solennel. Chacun sent l’imminence de la crise… le moment de la bataille est arrivé ; les vieillards, les femmes, les jeunes filles des tribunes songent avec anxiété, dans un muet recueillement, que ceux qui leur sont chers vont prendre part à un combat acharné. Un député de la droite se lève, et d’une voix altérée :

« — Je demande qu’une commission soit nommée à l’instant, afin d’aller engager le roi et sa famille à se rendre au sein de l’Assemblée.

» le président. — Il n’y a pas à délibérer sur la proposition qui vient de vous être faite. La constitution laisse au roi la faculté de se rendre au sein de l’Assemblée lorsqu’il le trouve convenable… »


Un juge de paix, dans un état d’agitation extrême, se présente à la barre :

« — Monsieur le président, je me trouvais, il y a un quart d’heure, dans la cour du château. J’ai été témoin de faits très-graves… ils peuvent éclairer l’Assemblée sur la situation présente des assaillants et des défenseurs du château… en ce moment où une terrible lutte va s’engager.

» le président. — Parlez, monsieur.

» le juge de paix. — Ce matin, à six heures, le roi est descendu dans la cour des Tuileries… afin de passer la revue des troupes… La reine l’accompagnait ; derrière eux venait un groupe de gentilshommes en habits de ville, armés les uns d’épées, les autres de couteaux de chasse, d’autres de carabines ou d’espingoles ; cette escorte insolite a tout d’abord produit le plus mauvais effet sur la garde nationale ; puis autant la contenance de la reine était forme et décidée, autant l’attitude du roi était indécise, embarrassée, j’oserais dire bourrue ; il paraissait encore à demi endormi. Cependant, des cris de : Vive le roi ! se sont fait entendre dans quelques compagnies… mais les bataillons de la Croix-Rouge et tous les canonniers ont crié : Vive la nation ! … J’ai même entendu quelques cris de : À bas Veto ! à bas le traître ! … Le roi a pâli, a fait un geste de colère, est rentré brusquement au château… La reine, restée dans la cour, s’est approchée de l’état-major des bataillons de Mauconseil et des Arois qui arrivaient, et leur dit, en leur montrant le groupe de gentilshommes armée de toutes façons : — Ces messieurs sont nos meilleurs amis ; ils accourent autour de nous au moment du danger… ils montreront à la garde nationale comment on meurt pour son roi… »

» voix nombreuses, à droite et au centre. — Ces paroles de la reine étaient de la dernière imprudence ! — C’est le comble de la maladresse ! — C’est du vertige ! — Silence… écoutez ! écoutez !

» le juge de paix. — Ces paroles de la reine ont en effet les suites les plus graves ; les officiers auxquels elles venaient d’être adressées entraînèrent à l’instant leurs bataillons et ils allèrent parmi les sectionnaires prendre position sur le Carrousel avec deux canons. Un instant après, j’entendis un seigneur de la suite de la reine dire à un officier du bataillon des Thermes de Julien : — Allons, messieurs de la garde nationale, voilà le moment de montrer du courage. — C’est contre vous que nous allons en montrer, — a répondu l’officier avec colère, et bientôt son bataillon est allé se mettre en bataille sur la terrasse du bord de l’eau, occupée par les canonniers de la Croix-Rouge, du Finistère et du Panthéon, qui déjà mettaient leurs canons en batterie contre les Tuileries. La majorité de la garde nationale se range donc du côté des sectionnaires ; mais les régiments suisses, retranchés avec une forte artillerie dans les différentes cours du château et dans son intérieur, dont les fenêtres leur servent de meurtrières, y présentent une défense formidable. J’ai entendu l’un des colonels des Suisses dire qu’eux et leurs soldats périraient jusqu’au dernier, plutôt que de se rendre… J’ai aussi remarqué que… »

Le juge de paix est interrompu, sa voix est couverte par le bruit d’un grand tumulte, qui s’élève au dehors de la salle dans la cour du Manége ; l’on entend des clameurs de plus en plus rapprochées. Un grand nombre de députés se lèvent ; quelques-uns, ne paraissant pas doués du courage civique, descendent précipitamment de leurs bancs et s’écrient avec frayeur : « — Le peuple envahit l’Assemblée ! » — Tandis que plusieurs de leurs collègues, s’adressant indignés à ceux qui viennent de quitter leurs bancs : — « Restez à vos places ! — Sachons mourir, s’il le faut, à notre poste ! » — L’agitation est à son comble dans les tribunes et dans la salle. En vain, le président agite sa sonnette, conjurant ses collègues de regagner leurs bancs ou de se rasseoir ; ses admonitions n’étant pas écoutées, il se lève et se couvre. Les clameurs du dehors se rapprochent de plus en plus. Quelques huissiers accourent. L’un d’eux, gravissant les degrés qui conduisent au fauteuil, adresse quelques paroles au président ; il joint les mains par un mouvement de surprise soudaine et extrême ; puis il se découvre et agite de nouveau sa sonnette avec force, pendant que les autres huissiers, allant de groupe en groupe, ou montant sur les bancs, répandent parmi les représentants une nouvelle qui semble produire une sensation extraordinaire. Le calme se rétablit peu à peu. Le président peut se faire entendre, et il dit d’une voix émue :

« — Messieurs, le roi et sa famille ont abandonné le château. Ils se rendent au sein de l’Assemblée nationale… »

Ces paroles causent une impression diverse dans la salle et dans les tribunes. — Puisque Veto se sauve des Tuileries avant qu’on ait tiré un coup de fusil, la bataille est finie !… Tant mieux… je n’ai plus rien à craindre pour mon homme et pour mon garçon, — disait à mes côtés une femme les yeux humides de larmes de joie. — Mon fils et mon mari auraient, comme les autres sectionnaires, fait bravement leur devoir civique… Mais j’aime mieux être certaine de les revoir sains et saufs !

— Ah ça, maintenant que les représentants ont l’individu royal à leur merci, — dit une autre femme, — pourvu qu’ils n’aillent pas barguigner à proclamer sa déchéance… S’ils l’avaient déchu l’an passé, au lieu de faire massacrer les pétitionnaires au champ de Mars… tout était dit ! On serait en république depuis longtemps, et l’on n’aurait qu’à se défendre contre les Vetos étrangers !

— Ne pas déclarer le roi déchu, — s’écrie un vieillard ; — ne pas le juger pour toutes ses trahisons ! Sarpejeu ! si l’Assemblée osait agir ainsi… c’est d’elle que le peuple proclamerait la déchéance ! ! ! Et ça ne serait pas long !

Les députés du côté droit, si l’on pouvait en juger d’après leur physionomie ou par quelques exclamations arrivées jusqu’à moi, semblaient partagés entre la crainte et l’espérance : les uns croyaient que le respect dû au malheur et à la majesté royale venant, fugitive, demander asile à l’Assemblée, lui imposerait assez pour que, dans un élan d’incomparable générosité, elle refusât de prononcer sur l’heure la déchéance du roi, sous la pression du peuple en armes… ainsi l’on pourrait encore gagner du temps… résultat immense, car la coalition était déjà aux frontières ! D’autres membres du côté droit craignaient, au contraire, avec raison, qu’en présence de Paris entier soulevé, maître déjà de la commune, ou il régnait par les mandataires des sections, la majorité de l’Assemblée ne fût contrainte de sacrifier Louis XVI… ce dont il n’était guère possible de douter, d’après l’attitude du centre. Car grand nombre de ses membres causaient et paraissaient en parfaite entente avec les députés de l’extrême gauche, exprimant très-haut leur résolution de demander et d’obtenir la déchéance…

Le président venait d’annoncer la prochaine venue du roi, lorsqu’un membre de l’ancienne municipalité se présente à la barre et dit :

« — Monsieur le président, le roi demande à venir ici accompagné d’une partie de sa garde, qui veillera sur lui et sur l’Assemblée. »

À cette proposition, accueillie par les marques d’approbation de la droite, une partie du centre, la gauche, l’extrême gauche et les tribunes font éclater leur indignation, et de tous côtés l’on s’écrie : — Non ! non ! — L’Assemblée est sous la sauvegarde du peuple ! — Pas de baïonnettes ici ! — À bas les prétoriens ! — Vive la nation !

« le président, agitant sa sonnette et d’une voix forte. — Je propose l’arrêté suivant : — L’Assemblée nationale, considérant qu’elle n’a besoin d’autre garde que l’amour du peuple, charge les commissaires de veiller à maintenir la tranquillité dans son enceinte, et passe à l’ordre du jour. »

Un tonnerre d’applaudissements couvre cette motion, votée à une immense majorité. L’officier municipal sort afin de communiquer au roi la décision de l’Assemblée nationale, et presque aussitôt un huissier rentrant :

« — Le roi et sa famille demandent à être introduits au sein de l’Assemblée.

» le président. — Conformément à la constitution, une commission de vingt-quatre membres doit aller au-devant du roi…

» un membre à l’extrême gauche, se levant et avec véhémence. — Les juges ne vont pas au-devant du condamné !

» une voix, au centre. — Dites au moins l’accusé !! 


» plusieurs voix, à droite. — À l’ordre ! à l’ordre ! — Le roi n’est ni accusé ni condamné ! — Il est toujours roi des Français ! — Le roi reconnu par la constitution ! »

Les vingt-quatre représentants choisis pour aller processionnellement recevoir Louis XVI s’empressent de se rendre au-devant de lui. La rigoureuse observance de ce cérémonial, en un pareil moment, cause dans les tribunes autant de surprise que de mécontentement. Louis XVI n’était-il pas déchu de fait aux yeux de la majorité de l’Assemblée elle-même ?… Avait-elle eu un mot de blâme pour les insurgés ? Non ! Ne venait-elle pas, d’ailleurs, d’écarter une motion tendant à prononcer la dissolution de la nouvelle commune de Paris, révolutionnairement élue par les sections ? L’Assemblée reconnaissait donc, sinon la légalité, du moins l’urgence, la nécessité de l’insurrection ; or, cette insurrection n’avait qu’un but : la déchéance de Louis XVI ; et, cependant, sous le coup d’événements si graves, l’Assemblée observait un obséquieux et puéril cérémonial envers Louis XVI, qu’elle allait et devait traduire à sa barre !

L’agitation, l’impatience extraordinaire, causée par l’attente de l’apparition de Louis XVI, cesse et fait place à un silence solennel, lorsque l’on voit les vingt-quatre commissaires rentrer trois par trois, précédant la famille royale. Ils regagnent leurs siéges.

Le roi entre le premier. Il est vêtu d’un habit de soie violet, laissant entrevoir le cordon bleu en sautoir ; il porte un mauvais chapeau de garde national trop étroit pour sa tête, et qu’il avait, en sortant des Tuileries, échangé contre son chapeau à plumet blanc, craignant que cette coiffure n’attirât dangereusement l’attention sur lui pendant le trajet des Tuileries à l’Assemblée ; il venait d’ailleurs d’être reconnu par la foule. Elle ne lui avait pas épargné les reproches, les imprécations, mais avait respecté sa personne. Ses traits bouffis, empourprés par la chaleur et par l’émotion, luisants de sueur, exprimaient un mélange de frayeur et d’irritation sournoise ; son obésité rendait sa démarche pesante et embarrassée ; derrière lui s’avançait Marie-Antoinette, donnant le bras au comte Dubouchage, ministre de la marine, et tenant par la main le dauphin. Tremblant, effaré, l’enfant se serrait contre la robe de sa mère, qui, pâle et fière, plus courroucée qu’effrayée, s’avançait d’un pas ferme, jetant autour d’elle un regard de hardi dédain. Elle précédait la sœur du roi, madame Élisabeth, appuyée au bras du ministre des affaires étrangères, Bigot de Sainte-Croix ; elle se soutenait à peine, et cachait dans son mouchoir sa figure baignée de larmes. Venait ensuite la marquise de Tourzel, gouvernante des enfants de France, donnant le bras au major d’Hervilly, l’un des officiers du roi ; enfin venait la belle princesse de Lamballe, l’amie intime de la reine, accompagnée d’un autre seigneur de la cour.

L’imposant silence qui règne dans l’Assemblée est soudain troublé ; plusieurs officiers des cent-suisses, l’épée à la main et suivis de leurs soldats armés de fusils, veulent pénétrer de force dans la salle à la suite du roi ; les huissiers s’opposent à cette invasion. Ils sont culbutés. Déjà deux capitaines des cent-suisses franchissent, l’épée nue à la main, le seuil de l’enceinte, lorsque tous les représentants se lèvent avec indignation en s’écriant : « — Sortez ! sortez ! pas de soldats ici ! »

Les membres du bureau, et quelques représentants, se jettent au-devant des militaires, leur barrent résolument le passage, et les somment énergiquement de ne pas violer le temple de la loi. Les officiers hésitent, lorsque le comte d’Hervilly accourt et leur dit : « — Messieurs, le roi vous prie de vous retirer. — Nous obéissons aux ordres du roi, » — répondent fièrement les capitaines, et ils s’éloignent suivis de leurs soldats.

Durant cette rixe, bientôt terminée, Louis XVI, sa famille et sa suite ont pris place sur le banc destiné aux ministres. Un silence profond règne dans l’Assemblée. Louis XVI, jusqu’alors resté seul couvert, se lève, ôte son chapeau de garde national, et d’une voix brusque, où se révèle à la fois la frayeur et une sourde récrimination mêlée d’un doute amer, il dit :

« — Je suis venu ici pour éviter un grand crime… je pense que je serai en sûreté parmi vous, messieurs ?

» une voix, à droite, avec exaltation. — Vive le roi ! vive le roi !

» voix nombreuses, de toutes les parties de la salle. — Silence… silence !

» le président, au roi. — Sire…

» un membre, à gauche. — Plus de ces titres serviles… le temps en est passé…

» plusieurs voix. — Silence… écoutez !

» le président. — Vous pouvez compter… sire… sur la fermeté de l’Assemblée nationale… ses membres ont juré de mourir pour soutenir les droits du peuple et les autorités reconnues par la constitution…

» brissot, se levant. — Je demande la parole.

» le président. — Vous avez la parole.


» brissot. — La constitution interdit toute délibération en présence du pouvoir exécutif… Je demande que le pouvoir exécutif quitte la salle…

» bazire. — Je propose que Louis XVI et sa famille soient invités à occuper la loge des logotachygraphes, qui se trouve dans à l’intérieur de l’Assemblée, mais en dehors du lieu de ses délibérations. »

Cette proposition est adoptée. La famille royale et les personnes de sa suite sortent de la salle, afin d’aller occuper la loge désignée, dont l’entrée s’ouvre sur l’un des couloirs conduisant à la salle.

La présence du roi a causé dans les tribunes une impression mêlée de colère et de la méprisante aversion qu’inspirent surtout la ruse et l’hypocrisie jointes à la trahison ! L’on était d’autant plus irrité des incessants et noirs complots de Louis XVI, que son apparence était plus débonnaire ! Aussi, en voyant ce gros homme, d’un extérieur presque ridicule et d’une figure bonasse, l’on aurait eu peine à croire, sans tant de preuves accablantes pour lui, que, depuis 1789, il conspirait contre la révolution par tous les moyens dont il pouvait user ; qu’il encourageait les prêtres réfractaires à déchaîner la guerre civile, et sollicitait les rois étrangers à envahir la France.

« — Il n’a pourtant pas l’air d’un mauvais homme, ce gros Veto… C’est la royauté qui l’aura rendu méchant, » — dit-on à côté de moi. Réflexion parfaitement juste. Louis XVI, malgré la bénignité de son naturel, avait été conduit, poussé au crime, par les nécessités fatales de sa condition de roi. Marie-Antoinette excitait surtout chez les femmes une haine profonde. L’exécrable influence de l’Autrichienne sur son mari n’était un secret pour personne ; cependant, l’altière dignité de son maintien, son courage, imposaient : on la détestait, on ne la méprisait pas.

Le roi et sa famille reparurent bientôt dans la loge des logotachygraphes, séparée de la salle par un grillage de fer : Louis XVI placé à droite, la reine à gauche, le dauphin entre eux deux, et derrière les personnes de la suite royale. À peine le roi fut-il assis, qu’il reçut des mains du major d’Hervilly, qui venait de se munir de ces comestibles à la buvette de l’Assemblée, du pain, une assiette, où se voyait une volaille, une fourchette et un couteau. Louis XVI, plaçant son assiette sur ses genoux, commença de dépecer activement son poulet et de manger avec avidité… obéissant à ce formidable et incessant appétit particulier à la race des Bourbons. Louis XIV, entre autres, véritablement grand à cet endroit, était doué d’intestins et d’un estomac d’une capacité surhumaine. Rien, certes, de plus concevable que de satisfaire au besoin de la faim, néanmoins, certaines circonstances semblent devoir dominer momentanément ce besoin physique, si impérieux qu’il soit ; aussi, la réfection matinale de Louis XVI, en ce moment, où allait se décider le sort de la monarchie, causa une impression détestable. La reine elle-même rougit, haussa légèrement les épaules, puis, se renversant sur son siège, croisant ses bras sur sa poitrine, son regard devint fixe et sombre ; elle ne parut rien voir de ce qui se passait autour d’elle.

Le procureur syndic de la commune, Rœderer, est introduit à la barre, et, sur l’invitation du président, il s’exprime ainsi :

« — Je viens, messieurs, vous informer de ce qui se passe dans Paris à cette heure. Je suis resté ce matin auprès du roi, jusqu’à ce que la place du Carrousel et les rues environnantes aient été envahies par les sections en armes traînant leurs canons ; voyant grand nombre de bataillons de la garde nationale, appelés par la loi à défendre les Tuileries, fraterniser avec le peuple, j’ai conseillé au roi et à la famille royale d’abandonner le château et de se rendre au sein de l’Assemblée nationale… Le peuple en armes sait maintenant que le roi est ici. L’attaque du château n’ayant ainsi plus d’objet, il est à espérer que la lutte ne s’engagera pas… et que l’on n’aura pas à déplorer l’effusion du sang. »

À peine Rœderer a-t-il prononcé ces mots, que la foudroyante détonation d’une décharge d’artillerie ébranle et fait bruire les vitres des fenêtres de la salle ; évidemment le combat s’engageait aux Tuileries, car à cette décharge répond bientôt une vive fusillade entrecoupée par le retentissement précipité de nouveaux coups de canon. La stupeur règne d’abord dans l’Assemblée, dans les tribunes… Le roi ayant abandonné le château, son départ étant connu des régiments suisses et des assaillants, l’attaque semblait aussi incompréhensible que la défense… à moins que le roi, en quittant le château, n’eût ordonné de soutenir la lutte quand même, acte d’une barbarie sauvage ; car Louis XVI, en sûreté avec sa famille, au sein de l’Assemblée, faisait commencer une lutte sanglante sans autre motif qu’un féroce point d’honneur ou l’espoir d’écraser une insurrection vengeresse de tant de trahisons.

Il en a été ainsi ; il a été prouvé plus tard, par dépositions officielles, qu’un colonel suisse ayant dit au maréchal duc de Mailly, commandant général des troupes des Tuileries : — « Le roi est parti… quels sont les ordres ? — Tenez ferme, » — répondit le maréchal. Ainsi, même après son départ du château, le roi comptait encore vaincre par la force Paris soulevé tout entier.

Aux premiers coups de canon, qui ébranlèrent les vitres de la salle, j’avais les yeux fixés sur Marie-Antoinette. Elle tressaillit, se redressa, son regard brilla d’espoir, et, se penchant vivement vers Louis XVI qui, sa fourchette à la main, s’était interrompu de manger, elle lui dit vivement quelques mots… Mais il l’arrêta soudain du geste, en lui montrant le président placé si près de l’ouverture de la loge, qu’il pouvait entendre les paroles de la reine, paroles sans doute compromettantes.

Les décharges d’artillerie et de mousqueterie, presque sans intermittence, témoignaient de la chaleur de l’action. Il m’est impossible de peindre l’anxiété, l’agitation tumultueuse de la salle et des tribunes ; dans celles-ci, l’exaspération était à son comble ; on éclatait en menaces, en injures contre Veto, contre l’Autrichienne. On les voyait là, en pleine sécurité, dans le sein de l’Assemblée, tandis que, par leurs ordres, coulait inutilement le sang de leurs soldats et celui du peuple. Les représentants, debout ou réunis en groupes, adressaient de tous côtés, en gesticulant au milieu d’un tapage infernal, des interpellations au roi, des motions au président, incapable de saisir un mot distinct parmi cette confusion, ce chaos assourdissant de paroles et de cris, auxquels se joignaient toujours les détonations fréquentes et prolongées de la canonnade. Enfin, le président exténué, haletant, renonçant à l’espoir de se faire entendre, quitte tout à coup le fauteuil, prend sur son bureau une feuille de papier, une plume, s’approche vivement du grillage de la loge, à travers lequel il remet au roi le papier et la plume, semblant le conjurer d’écrire un ordre sans doute ; la reine s’y oppose d’un geste impérieux et négatif ; le président insiste avec animation, et désignant du regard la salle orageuse, il paraît menacer des colères de l’Assemblée Louis XVI effrayé, mais encore indécis… Cependant il cède, et, malgré les nouvelles instances de Marie-Antoinette, il écrit rapidement quelques mots, les communique au président, puis donne le papier au comte d’Hervilly… Celui-ci va quitter la loge… lorsqu’à un signe de la reine il s’approche ; elle lui dit quelques mots à l’oreille ; il répond d’un air affirmatif et sort précipitamment. L’on a su depuis que cet ordre tardif, pour ainsi dire arraché à Louis XVI, était l’ordre de cesser le feu. Mais d’Hervilly, d’accord avec Marie-Antoinette, devait en donner un contraire et, dans le cas où les troupes royales seraient victorieuses, les ramener sur l’Assemblée, la disperser par la force et délivrer Louis XVI.

Au moment où le major d’Hervilly quitta la loge royale, la canonnade devint si furieuse, sa commotion si violente, que les vitres de plusieurs fenêtres de la salle des séances tombèrent en éclats ; ces retentissements redoublés de l’artillerie, la continuité des feux roulants, de la fusillade annoncent le dernier degré de l’acharnement de la bataille. — Mon fils ! — Mon mari ! — Mon père ! — Mon frère ! — s’écriaient dans les tribunes, autour de moi, des femmes, des jeunes filles, des vieillards éplorés. Chacune de ces exclamations de douleur ou d’angoisse était suivie d’imprécations contre Veto, contre l’Autrichienne, contre la cour, dont les trahisons, les complots incessants avaient forcément amené cette lutte sanglante… Mais bientôt le feu se ralentit ; il devient de moins en moins vif et fréquent, puis l’on n’entend plus que quelques coups de fusil… rares, isolés, lointains… puis, enfin… l’on n’entend plus rien… rien…

Évidemment la victoire, et non une suspension d’armes, terminait la bataille ; le major d’Hervilly eût-il voulu fidèlement accomplir sa mission de paix, il n’en aurait pas eu le temps… La victoire était décidée… mais de quel côté ?… Quels étaient les vainqueurs ? Les sectionnaires ou les régiments suisses ?… Terrible alternative ! Elle domine tous les esprits ! ! En présence de cette incertitude effrayante, le tumulte, à son comble quelques minutes auparavant, s’apaise soudain presque de soi-même… Une oppression poignante pèse sur toutes les poitrines, étouffe les voix, paralyse les mouvements… un morne silence règne dans les tribunes !… dans l’Assemblée… Les royalistes sentent que si l’insurrection est victorieuse, c’est fait de Louis XVI et de la monarchie. Les républicains et les tribunes songent que le triomphe des troupes royales porterait un coup sinon mortel, du moins funeste à la révolution, en hâtant la marche des armées coalisées prêtes à envahir nos frontières ouvertes… Marie-Antoinette, toujours prompte à s’enivrer d’une criminelle espérance, et incapable de cacher ses ressentiments, croit sans doute le combat terminé à l’avantage des troupes royales, car son attitude, sa physionomie, révèlent si audacieusement sa pensée secrète, que le public des tribunes, exaspéré, éclate en cris furieux ; des hommes, des femmes, montrent le poing à la famille royale, et elle peut entendre ces imprécations :

— Si les sectionnaires sont vaincus nous les vengerons ! — Oui ! oui ! — Nous exterminerons Veto et l’Autrichienne ! — Ils ne sortiront pas vivants d’ici !

Tout à coup le roi pâle, épouvanté de ces menaces, se lève, et s’attachant de ses deux mains au grillage de la loge, il s’écrie d’une voix entre-coupée :

« — Monsieur le président… monsieur le président ! ! dites donc à l’Assemblée, dites donc aux tribunes que je viens de donner l’ordre aux Suisses de cesser le feu ! »

Au milieu de l’agitation causée par cet incident, l’on voit entrer une députation des membres de la nouvelle commune de Paris. Ils accourent à la barre accompagnés de citoyens portant une bannière où l’on voit écrit : liberté, égalité, fraternité. L’orateur de la députation s’écrie d’une voix palpitante :

« — Citoyens ! le peuple est vainqueur ! Après des prodiges d’héroïsme, il s’est emparé des Tuileries ! ! Vive la nation ! ! »

La majorité des représentants se lèvent et répètent avec enthousiasme : — Vive la nation ! — La joie, l’exaltation patriotique des tribunes, touchent au délire. J’entends une femme placée près de moi s’écrier dans l’admirable élan de son civisme :

« — Le peuple est vainqueur ! ! Ah ! si mon mari et mon fils ont péri dans la lutte ! ! mon deuil sera éternel comme ma gloire ! mon fils et mon mari seront morts pour la liberté ! ! »

La victoire du peuple a jeté la famille royale dans une consternation profonde ; Louis XVI, anéanti, baisse la tête, s’affaisse, se replie sur lui-même, appuie ses deux coudes au rebord de la loge et caché sa figure entre ses mains ; sa sœur, madame Élisabeth, étouffe ses sanglots dans son mouchoir ; Marie-Antoinette, redevenant mère en cet instant suprême, serré convulsivement le dauphin contre sa poitrine, le couvre de larmes et de baisers. Un pressentiment dit sans doute à la reine que son enfant ne doit pas régner… Le mouvement maternel de l’Autrichienne émeut le public des tribunes, malgré l’aversion méritée qu’elle inspirait, et une voix de femme, s’adressant à la reine, lui crie :

« — C’est ta faute, Marie-Antoinette, c’est ta faute ! ! Si toi et ton mari vous n’aviez pas depuis deux ans toujours conspiré… si vous aviez loyalement accepté la constitution… vous seriez encore aux Tuileries… et tu ne pleurerais pas sur ton fils… c’est ta faute… Marie-Antoinette… c’est ta faute ! »

La séance, jusqu’alors si diversement, si profondément agitée, reprend un calme relatif ; la victoire du peuple a tranché la question ; les représentants regagnent leurs places. Le président agite sa sonnette. Un profond silence règne dans la salle.

« le président. — J’engage l’Assemblée, ainsi que le public des tribunes, à s’abstenir maintenant de toute interruption. Plus les circonstances sont graves, plus nous devons apporter de calme, de dignité dans nos délibérations. (Assentiment général.) La séance est reprise. (S’adressant à l’orateur de la commune debout à la barre.) Vous avez la parole.

» l’orateur de la commune. — Citoyens législateurs… au nom du peuple vainqueur ! nous venons vous demander la déchéance de Louis Capet. (Tous les yeux se tournent vers la loge où Louis XVI tient toujours son front caché dans ses mains.) — Demain nous apporterons à l’Assemblée le procès-verbal de cette à jamais mémorable journée du 10 août 1792. Ce procès-verbal doit être envoyé aux quarante-quatre mille municipalités de France, afin d’enflammer leur civisme ! (Bravos.) Nous vous annonçons que Pétion, Manuel et Danton sont toujours nos collègues à la commune… et qu’elle a nommé le citoyen Santerre au commandement de la force armée de Paris.

» bazire. — Il vient d’arriver à l’instant des dépêches de M. de La Fayette… Je demande que la commission extraordinaire se rassemble à l’instant, afin de prendre connaissance de ces dépêches et d’en rendre compte à l’Assemblée.

(— Adopté. — Adopté.)

» le président. — Un citoyen, blessé à l’attaque du château, vient de remettre à l’instant sur le bureau une boîte de bijoux trouvée dans l’appartement de la reine… pendant l’invasion des Tuileries par le peuple…

» bazire. — Je propose à l’Assemblée de décréter que les citoyens suisses et autres étrangers, résidant à Paris, sont placés sous la sauvegarde de la loi et des vertus hospitalières du peuple français !

(Cette motion est adoptée à l’unanimité aux applaudissements redoublés des tribunes.)

» le président. — Des citoyens admis à la barre viennent encore de déposer sur le bureau de l’Assemblée plusieurs écrins trouvés dans les appartements des Tuileries et renfermant des bijoux.

» lacroix. — L’Assemblée n’ayant pas de lieu de dépôt pour ces objets, je demande qu’ils soient transférés à la commune par les citoyens eux-mêmes. »

L’un de ces patriotes, la bouche et les mains noires de poudre, vêtu de mauvais habits, coiffé d’un bonnet rouge et tenant son fusil, répond au président :

« — Soyez-en certains, ces objets précieux, sauvegardés par le peuple, seront remis à la commune. »

Il sort avec ses compagnons au moment où une députation, composée d’hommes armés, se présente à la barre ; l’animation de leurs traits, le désordre de leurs vêtements, annoncent qu’ils viennent de prendre part au combat. L’orateur de la députation s’adressant à l’Assemblée :

« — Législateurs ! un grand attentat vient d’être commis contre des citoyens français. Les fils pleurent la perte de leurs pères ; les frères, la perte de leurs frères… A qui s’en prendre ?… (Désignant le roi.) Au pouvoir exécutif ! »

Profonde sensation. Tous les regards se tournent de nouveau vers la loge. Louis XVI a repris son masque d’inertie ; la reine, le front haut et dédaigneux, semble braver les événements.

« l’orateur. — Nous nous présentons à la porte du château… les Suisses qui étaient aux fenêtres baissent leurs armes, jettent leurs cartouches et nous invitent à nous approcher avec confiance. À peine sommes-nous sous la voûte de l’escalier des Tuileries, que les Suisses, à qui nous tendions les mains, nous criblent de coups de fusil… (Sensation profonde.) Je ne sais comment j’ai échappé à cette fusillade meurtrière… Tels sont donc les ordres du pouvoir exécutif !

» louis xvi, avec impatience. — J’ai écrit ici, de ma main, l’ordre de cesser le feu.


» l’orateur. — Législateurs, le peuple, depuis longtemps, vous demande la déchéance de l’individu royal !… et vous n’avez pas même décrété sa suspension ! !

Un citoyen armé accourt à la barre et s’écrie avec animation :

« — Le feu est aux Tuileries… (Mouvement général d’inquiétude.) — Oui… le feu est aux Tuileries… et nous n’arrêterons l’incendie que lorsque la vengeance du peuple sera satisfaite par la déchéance du pouvoir exécutif ! »

Au milieu de l’alarme causée par cette nouvelle : que le feu est aux Tuileries, entrent plusieurs patriotes chargés de malles enlevées après l’invasion du château ! Le couvercle de l’une d’elles, s’étant brisé, ils ont fait, disent-ils, leurs efforts pour que rien de ce qu’elle contient ne fût égaré ; ils déposent aussi sur le bureau plusieurs lettres prises dans l’appartement de la reine. (Mouvement de Marie-Antoinette.)

» le président. — Ces lettres vont être envoyées au comité de surveillance. »

Un citoyen en haillons, armé d’une pique, le bras gauche enveloppé d’un chiffon ensanglanté, s’approche du bureau et dit :

« — Je dépose sur le bureau de l’Assemblée cette montre d’or et ce portefeuille ; j’ai trouvé cela sur un officier suisse que j’ai tué à l’attaque des Tuileries… »

Les simples et mâles paroles ce ce patriote, son désintéressement, sont vivement applaudis par le public et par l’Assemblée ; mais bientôt le silence se rétablit et devient profond à l’appel de Vergniaud. Il monte à la tribune. L’on devine, à l’émotion des traits du chef du parti girondin, qu’il va soumettre à l’Assemblée une proposition d’une extrême importance.

« vergniaud. — Citoyens, je viens, au nom de la commission extraordinaire, vous proposer une mesure rigoureuse. Il importe, si vous l’approuvez, de l’approuver sur-le-champ… le salut de la patrie l’exige… Voici le projet de décret.

» — Lisez… lisez !

» vergniaud lit. — L’Assemblée nationale, considérant que les dangers de la patrie sont parvenus à leur comble ;

» Que c’est pour le Corps législatif le plus impérieux des devoirs de sauver le pays ;

» Décrète :

Art. 1er. — Le peuple français est invité à former une Convention nationale. (Bravos dans les tribunes.)

» Art. 2. — Le pouvoir exécutif est provisoirement suspendu de ses fonctions. (Murmures à gauche et dans les tribunes.)

» Art. 3. — Les ministres actuellement en activité continueront provisoirement leurs fonctions. (Explosion de violents murmures.) »

» brissot. — Quoi ! ces traîtres ?

» bazire. — Encore du provisoire ?

» un membre, à gauche. — Je demande en ce cas que les ministres soient provisoirement pendus !

» le président. — Je rappelle les interrupteurs à la dignité qu’ils se doivent à eux-mêmes. »

» vergniaud. — Art 4. Le payement de la liste civile du pouvoir exécutif sera suspendu jusqu’à la décision de la Convention nationale.

» Art. 5. — Le roi et sa famille demeureront dans l’enceinte du Corps législatif, jusqu’à ce que le calme soit rétabli dans Paris.

» Art. 6. — Le directoire du département fera préparer au Luxembourg un logement pour la famille royale. Elle sera mise sous la garde des citoyens et de la loi.

» Art. 7. — L’Assemblée nommera un gouverneur pour le dauphin. (Nouvelle explosion de murmures.)

une voix des tribunes. — Comment ! on n’en a pas fini avec la royauté ? »

Vergniaud descend de la tribune au milieu d’une vive agitation. Il est véhémentement interpellé par l’extrême gauche et applaudi par la droite… On lit sur la physionomie des membres de la famille royale une lueur d’espérance puisée dans ces mesures provisoires.

« guadet, à la tribune et d’une voix énergique. — Les ministres sont des traîtres… Je demande qu’un nouveau ministère soit nommé par l’Assemblée nationale au scrutin individuel.

» brissot. — Vous ne pouvez décréter une nouvelle organisation ministérielle, sans déclarer que les anciens ministres ont perdu la confiance de la nation. Je demande qu’il en soit ainsi. (La frayeur se peint sur le visage des deux ministres placés dans la loge royale.) Je demande que les scellés soient mis à l’instant sur les papiers des anciens ministres. »

La motion de Brissot vient d’être adoptée à une immense majorité, lorsqu’une vingtaine de combattants des Tuileries, couverts de poussière, paraissent à la barre. L’un d’eux, vêtu en garde national, le front ceint d’un bandeau ensanglanté, tient d’une main son fusil, et de son autre main traîne après lui un soldat suisse pâle et défait ; son uniforme rouge est en lambeaux. Ce malheureux semble prêt à s’évanouir. Le citoyen blessé qui l’amène s’approche de la barre et d’une voix émue :

« — Législateurs, nous venons vous exprimer notre indignation ! Depuis longtemps une cour perfide se joue du peuple français. Aujourd’hui elle a fait couler notre sang ; nous n’avons pénétré dans le château que sur les cadavres de nos frères massacrés… Nous avons fait prisonniers plusieurs soldats suisses, malheureux instruments de la tyrannie ! ! Quelques-uns ont mis bas les armes… Quant à nous… nous ne voulons employer contre eux que les armes de la générosité ; nous voulons les traîter en frères… »


L’orateur, en prononçant ces derniers mots avec l’accent de la plus touchante compassion, serre entre ses bras le soldat suisse qu’il a conduit à la barre, et dont le visage martial se couvre soudain de larmes de reconnaissance. Les tribunes, l’Assemblée entière, entraînées par ce tableau sublime, se lèvent spontanément. Les applaudissements universels ébranlent les voûtes de la salle ; l’enthousiasme, l’attendrissement, sont à leur comble ; le roi, la famille royale, sont eux-mêmes vivement émus. Le citoyen blessé, qui vient de donner un si admirable exemple de fraternité, épuisé par la fatigue du combat, par la perte de son sang et par tant de vives sensations, pâlit, défaille et tombe dans les bras du soldat suisse. Celui-ci, aidé des membres du bureau, secourt son sauveur, qui bientôt revenant à lui s’écrie :

« — Je supplie l’Assemblée de permettre que ce soldat puisse demeurer chez moi… je le protégerai… je pourvoirai à ses besoins. (Les applaudissements recommencent.)

« le président. — Je demande à l’Assemblée que le nom du digne citoyen que vous venez d’entendre soit inscrit au procès-verbal ?

» de toutes parts. — Oui… oui !

» le président, très-ému, s’adressant au citoyen. — Votre nom, je vous prie ?

» le citoyen. — Je me nomme Clément. »

Des bravos enthousiastes éclatent de nouveau. Une voix des tribunes s’écrie :

« — Honneur à toi, citoyen Clément, le bien nommé !

» thuriot. — Je demande que les secrétaires de l’Assemblée recueillent tous les actes qui caractérisent un civisme aussi généreux que celui dont nous venons d’être témoins ! »

La motion de Thuriot est votée à l’unanimité. Duhem monte à la tribune, afin de rendre compte à l’Assemblée de la mission qu’il a reçue.

« duhem. — L’Assemblée m’a député, avec mon collègue Kersaint, afin de tenter de ramener le calme dans la population. Je déclare que tous les citoyens, malgré l’effervescence du moment, ont juré fidélité et soumission à nos nouveaux décrets, dont je leur ai donné connaissance.

» kersaint. — L’agitation règne encore dans la ville… Je propose, afin d’apaiser tout à fait l’irritation populaire, de charger des citoyens d’aller proclamer le décret qui prononce la suspension du roi… »

Tous les regards se tournent vers Louis XVI. Il mange avidement des pêches qu’il partage avec le dauphin ; ces fruits viennent d’être apportés de la buvette. La reine paraît outrée de l’incessant besoin de réfection auquel se livre son royal époux ; elle détourne la tête et s’entretient avec la princesse de Lamballe.

« chabot. — Je me joins à mon collègue Kersaint pour demander qu’une députation de citoyens se charge d’aller apaiser les dernières agitations populaires. Je propose à l’Assemblée de confier cette mission de paix et de concorde au généreux citoyen de qui la noble conduite, envers le soldat suisse qu’il a sauvé, vous a tout à l’heure si justement touchés !

» de toutes parts. — Oui, oui ! (Applaudissements unanimes.)

» le président. — Monsieur Clément, l’Assemblée vous charge, ainsi que ceux qui vous accompagneront, de proclamer la suspension des pouvoirs du roi, afin de ramener le calme dans la population.

» clément. — Je tâcherai de m’acquitter de mon mieux de la mission dont me charge l’Assemblée. »

Il sort avec le soldat suisse et d’autres citoyens.

« choudieu. — Je demande, comme mesure de sûreté générale, que l’Assemblée décrète :

» La formation d’un camp sous Paris composé d’enrôlés volontaires ;

» L’autorisation pour les canonniers de Paris, qui la sollicitent depuis longtemps, d’établir des batteries sur les hauteurs de Montmartre pour la défense de la capitale.

» Je demande enfin que, dès à présent, l’Assemblée se déclare en permanence.

» voix nombreuses. — Adopté, adopté !

» le président. — Des citoyens viennent d’apporter à la barre des bijoux, de l’argenterie et autres objets précieux, ainsi que des papiers qu’ils ont, au péril de leur vie, sauvés de l’incendie des Tuileries… J’ajoute que, grâce à l’activité des pompiers aidés des sectionnaires qui ont pris part à l’attaque du château, l’on est parvenu à se rendre maître du feu. (Applaudissements.)

lacroix. — Beaucoup d’officiers et de généraux de nos armées sont contre-révolutionnaires. Je demande la nomination immédiate de commissaires représentants du peuple qui partiront aujourd’hui même pour les armées afin de surveiller la conduite des généraux. »

Adopté à l’unanimité. — Commissaires nommés : les citoyens Lacombe Saint-Michel, — Carnot l’aîné, — Gasparin — Delmas, — Dubois, — Dehay, — Bellegarde, — Antonelle, — Kersaint, — Coustard, — Prieur, — Péraldi, — Rouger.

« — le président. — Des citoyens viennent de déposer sur le bureau de l’Assemblée un paquet de billets de caisse s’élevant à trois cent vingt mille livres, sauvés par eux pendant l’incendie des Tuileries.

» jean debry. — Je propose l’adoption du décret suivant :

« — L’Assemblée nationale, voulant, au moment où elle a juré solennellement la liberté et l’égalité, consacrer de nouveau ce principe, décrète qu’à l’avenir, et pour la nomination des membres de la prochaine Convention, tout citoyen âgé de vingt-cinq ans et vivant du produit de son travail sera, sans aucune distinction, admis à voter dans les assemblées primaires. »

Ce décret est adopté à l’unanimité au milieu des applaudissements des tribunes. — Bravo, législateurs ! — crie une voix, — vous abolissez l’inique distinction des actifs et des passifs ! — Il n’y aura plus que des patriotes !

Une députation de canonniers du bataillon de Saint-Merry est introduite à la barre ; plusieurs sont blessés. L’orateur de la députation :

« — Législateurs ! nos camarades nous ont chargés de vous déclarer que, s’étant rendus ce matin sur la place du Carrousel pour y protéger la demeure du premier fonctionnaire de l’État, nous n’avons employé nos armes contre les défenseurs du château qu’après avoir été fusillés d’une manière indigne par ces mêmes fenêtres d’où un roi fanatique fusillait lui-même son peuple pendant la nuit de la Saint-Barthélemy… (Applaudissements dans les tribunes.) Nous ne regrettons pas nos dangers, nous les avons courus pour le salut public. Législateurs, soyez fermes à votre poste, vous avez la patrie à sauver ; nous jurons dans cette enceinte que nous sommes prêts à mourir pour vous défendre, pour maintenir vos décrets et exterminer tous les contre-révolutionnaires extérieurs ou intérieurs ! »

L’orateur des canonniers, en prononçant ces derniers mots d’une voix éclatante, a désigné d’un geste menaçant la loge royale, vers laquelle se tournent de nouveau tous les regards. Marie-Antoinette berce sur ses genoux son enfant qui s’est endormi. Louis XVI continue de manger des pêches et les arrose d’un coup de vin qu’il boit dans un grand gobelet d’argent.

« montaut, à la tribune. — La déclaration des citoyens canonniers vous prouve que ce sont les Suisses qui ont provoqué la vengeance du peuple.

» un fédéré breton, qui se trouve à la barre parmi les canonniers. — Les Suisses ont été comme le peuple victimes d’une trahison… J’étais là… j’ai tout vu… mon frère… est… mort… dans… mes bras… et… »

Les larmes étouffent la voix du fédéré breton ; il est obligé de s’interrompre. Tous les yeux s’attachent sur lui. Il porte le costume national de son pays : longue veste poire et larges braies blanches ; elles sont serrées à la taille par une ceinture rouge, où l’on voit encore un paquet de cartouches ; ses longs cheveux tombent sur ses épaules ; il tient son fusil d’une main et de l’autre essuie ses larmes.

« le président, au fédéré breton. — Calmez-vous… et si vous le pouvez, donnez-nous quelques détails sur les faits dont vous avez été témoin.

» le fédéré breton. — Nous étions dans la cour des Tuileries, mon frère et moi ; j’étais armé d’une pique, lui d’un fusil ; nous voyons les Suisses nous faire des signes d’amitié en jetant leurs cartouches par la fenêtre. Nous entrons sous le vestibule des Tuileries avec un grand nombre de sectionnaires, nous espérions engager les Suisses à fraterniser ; ils se tenaient l’arme au bras, rangés en lignes sur chaque marche du grand escalier, c’était comme une montagne d’hommes. S’ils avaient tiré sur nous de haut en bas, comme ils le pouvaient, quand nous avons envahi le vestibule, ça aurait été une boucherie… elle a eu lieu plus tard… Mais dans le premier moment nous avons dit aux Suisses : — Le roi a quitté le château, à quoi bon nous battre… ne sommes-nous pas frères ?… — Nous ne rendrons jamais les armes ! répond un vieux sergent. — Nous ne voulons pas vous désarmer, mes braves ! leur disons-nous, et une foule de voix s’écrient : — Nous venons fraterniser avec vous… Vive la nation ! vivent les Suisses ! — Et nous leur tendons les mains… Ils crient à leur tour : — Vive la nation ! — Ceux du premier rang, au bas de l’escalier, déposent leurs armes le long du mur et viennent à nous amicalement ; nous nous embrassons aux cris de Vive la nation !… Mon pauvre frère avait encore la bouche sur la joue de l’un des Suisses, lorsque deux coups de fusil partent du haut des premières marches de l’escalier où se tenaient les soldats en bataille. Mon frère et le Suisse qu’il embrassait sont tués de la même balle. (Profonde sensation. Le fédéré breton très-ému s’interrompt un instant et reprend.) — Je te laisse mon fusil… tu trouveras des cartouches dans mes poches… — Telles ont été les dernières paroles de mon frère… J’ai pris son fusil… j’ai vengé sa mort…


» le président. — Mais qui donc avait tiré ces coups de feu du haut de l’escalier ?

» le fédéré breton. — Deux gentilshommes du château qui, voyant les Suisses au moment de fraterniser avec nous, voulaient engager la bataille… (Nouveau mouvement.) — Il en a été ainsi… Nous nous sommes crus trahis par les Suisses, nous avons fait feu. Ils ont riposté de haut en bas sur nous autres entassés sous le vestibule, ça a été une vraie boucherie… Cinq à six autres et moi ayons seuls échappé… Voilà comme la bataille a commencé !… »

Pendant la fin du récit du fédéré breton, les huissiers ont recueilli les votes relatifs à la nomination des nouveaux ministres élus par l’Assemblée, selon la proposition de Brissot.

« le président. — Voici le dépouillement du scrutin pour la nomination des nouveaux ministres : les anciens ministres Clavière, Roland et Servan reprennent les fonctions dont le pouvoir exécutif les avait éloignés. (Applaudissements.) Les nouveaux ministres nommés par l’Assemblée sont MM. Monge, à la marine ; — Lebrun, aux affaires étrangères, — et Danton, à la justice. »

La nomination de Danton au ministère de la justice est accueillie avec transport par les tribunes. Ce choix, ainsi que celui de Monge et le rappel de Roland, de Clavière et de Servan, tous patriotes dévoués ; enfin l’abolition de l’inique distinction entre les citoyens actifs et passifs, effacent en partie dans l’esprit du public la mauvaise impression causée par les timides décrets de l’Assemblée, qui s’est bornée à prononcer la suspension des pouvoirs de Louis XVI, au lieu de décréter sa déchéance. Mais, depuis lors, un revirement salutaire s’est opéré dans l’esprit de la majorité, convaincue que l’insurrection, restant armée, ne se contentera pas de mesures provisoires à l’égard du pouvoir exécutif.

Je remarquai que le public des tribunes s’était presque renouvelé depuis la fin du combat des Tuileries ; presque toutes les femmes qui comptaient parmi les combattants un objet cher à leur affection d’épouse, de mère, de sœur ou de fille, s’étaient empressées de sortir afin de se renseigner sur le sort de ceux pour qui elles craignaient ; elles furent remplacées dans les tribunes par des patriotes en armes, qui venaient de prendre part à l’insurrection.


« thuriot. — Citoyens, n’en doutons pas, la révolution a d’implacables ennemis dans l’intérieur du royaume. Il faut assurer le triomphe du patriotisme… Je demande que les nouveaux fonctionnaires du gouvernement et de la commune soient autorisés à faire faire des visites domiciliaires chez les gens suspects, afin de s’assurer s’ils n’ont pas des dépôts d’armes et de poudre cachés. »

La proposition de Thuriot vient d’être votée, lorsque deux commissaires de la commune de Paris sont introduits à la barre, et l’un d’eux s’exprime ainsi :

« — Législateurs, le calme le plus profond règne maintenant dans la capitale ; de nombreuses patrouilles veillent à la sûreté des citoyens et à celle de vos personnes. Santerre, commandant général de la force publique, a envoyé vingt hommes par bataillon pour la garde de l’Assemblée… On s’occupe activement d’achever d’éteindre l’incendie des Tuileries, qui n’offre plus aucun danger.

» sers, à la tribune. — Je viens de parcourir quelques places publiques, le peuple abat les statues des rois qui s’y trouvent.

» thuriot. — Il est impossible de s’opposer à la destruction de ces symboles du despotisme ; mais il faut régulariser cette destruction : beaucoup de ces statues peuvent être très-utiles pour fondre de la monnaie ou des canons. L’Assemblée doit montrer un ferme caractère, ne pas craindre d’ordonner la disparition de ces monuments élevés à l’orgueil des rois qui sont souvent la honte ou l’exécration de l’histoire. (Applaudissements.)

» abitte. — Je demande que la statue de la liberté soit élevée à la place de ces emblèmes serviles ! ! »

Un tonnerre d’applaudissements et les acclamations des tribunes réveillent en sursaut Louis XVI. Il s’est depuis longtemps endormi, cédant au besoin de sommeil, non moins impérieux chez lui que l’appétit. Le roi, se frottant les yeux, semble demander à Marie-Antoinette la cause des applaudissements qui l’ont réveillé. Elle l’en instruit ; il hausse les épaules, tire sa montre et regarde l’heure. Il est dix heures du soir ; la clarté des lustres a remplacé la lumière du jour. L’Assemblée est en permanence depuis la nuit du 9 au 10 août. Ses membres, à la suite de cette émouvante journée, sentent la nécessité de prendre quelques moments de repos. La séance est suspendue pendant une heure.

Je profite de ce temps pour aller me réfectionner. Je reviens bientôt. La séance se rouvre. La loge des logotactygraphes est de nouveau occupée par la famille royale ; Louis XVI est profondément abattu ; sa lèvre flasque et tombante ; ses yeux, fixes et alourdis, annoncent la prostration morale arrivée à son dernier terme. Seule, Marie-Antoinette semble conserver l’altière énergie de son caractère. Cependant, ses larmes, sans doute contenues par la fierté, tant que la reine a été en présence de l’Assemblée, ont librement coulé durant la suspension de la séance ; ses yeux sont rouges et secs ; mais son regard, lorsqu’il se promène parfois autour d’elle, a repris son expression de dédain haineux et de défi… Elle compte encore, et plus que jamais, sur le secours de la coalition des rois étrangers ; leur manifeste n’a-t-il pas menacé Paris d’une destruction complète et du carnage de sa population, si les Tuileries étaient attaquées ? la journée du 10 août va être le signal de l’invasion de la France… Et comment résisterait-elle aux armées innombrables de la coalition ?

Le dauphin dort sur les genoux de madame Élisabeth, qui penche son front pâle au-dessus de l’enfant. Mesdames de Tourzel et de Lamballe sont silencieuses et consternées.

Presque aussitôt après la réouverture de la séance, un citoyen, le visage bouleversé, se présente à la barre et s’écrie d’une voix entrecoupée :

« — Législateurs ! les soldats suisses arrêtés dans la journée, par les ordres de l’Assemblée, ont été placés dans le bâtiment des Feuillants ; une bande de scélérats, conduits par une espèce de géant, excite le peuple à demander la tête des Suisses prisonniers ; cet égorgeur les appelle les assassins de ses frères ! J’ai pris part à l’attaque des Tuileries, j’affirme que la plupart des Suisses sont innocents… Ils ont été, comme nous, victimes d’une infâme trahison des royalistes. J’affirme encore qu’avant la fatale méprise, cause de cette lutte acharnée, je les ai vus résister aux ordres de leurs officiers, se séparer du gros de la troupe et crier : — Vive la nation ! — Ceci, encore une fois, je l’affirme… je l’ai vu.

» voix nombreuses, dans les tribunes. — Nous aussi… nous aussi… nous sommes témoins du fait !

» l’orateur. — Il faut sauver ces malheureux soldats ; leur massacre déshonorerait la sainte insurrection du 10 août ! !

» — Oui, oui, la bataille est finie ! ! Ces soldats sont pour nous des frères ! — s’écrient des citoyens des tribunes armés et coiffés du bonnet rouge. — Ceux qui veulent massacrer les Suisses sont des brigands, des lâches… Ils ne se sont pas battus, ceux-là !

» l’orateur. — Je vous prie, monsieur le président, d’inviter les braves sans-culottes des tribunes qui viennent de m’applaudir de venir avec moi parler au peuple. Il entendra de leur bouche le langage de la raison. »

Cette proposition de l’orateur est accueillie par les applaudissements des sans-culottes des tribunes. Ils se lèvent spontanément et agitant leurs sabres, leurs piques, leurs fusils, ils s’écrient : — Marchons… allons sauver ces soldats ! — Les bravos universels de l’Assemblée encouragent la généreuse résolution des patriotes. Ceux-ci quittent en hâte les tribunes, et bientôt ils apparaissent en foule à la porte qui conduit à la barre.

« — Allons, amis, suivez-moi !! Nous allons faire une bonne action ! — s’écrie l’orateur, et il sort avec les sans-culottes aux cris de : Vive la nation ! — Cette scène touchante et grandiose, où se révèle de nouveau la générosité du vrai peuple après la bataille, émeut profondément l’Assemblée. Des bravos retentissent encore après le départ des patriotes. L’agitation se calme, le silence se rétablit.

« mailhe, à la tribune. — Je viens de haranguer le peuple ; il est disposé à entendre le langage de la justice et de l’humanité. Ce n’est donc pas lui qui est à craindre, non ! Ce qu’il faut craindre, c’est que de perfides conseillers ne l’égarent en réveillant ses colères… J’ai tout à l’heure reconnu dans la foule, mêlés à un groupe d’hommes à figures patibulaires, des aristocrates déguisés, qui poussaient ces bandits à demander la tête des Suisses.

» bazire. — De généreux citoyens viennent de partir afin d’aller sauvegarder ces malheureux et de les amener dans les bâtiments de l’Assemblée.

» mailhe. — En ce cas, je propose que les Suisses ne sortent de cette enceinte que lorsqu’ils pourront, sans danger pour eux, être conduits en lieu de sûreté. (Adopté. — Adopté.)

» lacroix. — Je demande qu’il soit établi aujourd’hui même une cour martiale, chargée de juger les Suisses et leurs officiers. Elle discernera les innocents des coupables… Cette mesure calmera les défiances, l’irritation du peuple. Il aura créance que justice sera faite, et il respectera, il protégera la vie des Suisses. »

La motion de Mailhe venait d’être adoptée, lorsque l’on entend un grand tumulte au dehors de l’Assemblée… le bruit s’approche… et j’ai été de nouveau témoin de l’une de ces scènes touchantes, sublimes, qui illustreront à jamais cette immortelle journée du 10 août 1792 !

Le vaste espace réservé derrière la barre aux députations qui s’y présentaient, est soudain rempli par les patriotes, de retour du bâtiment des Feuillants ; ils s’y étaient portés en hâte, afin de protéger les Suisses prisonniers exposés aux fureurs provoquées par Lehiron et sa bande. À ces égorgeurs s’était joint sans doute le jésuite Morlet et d’autres contre-révolutionnaires, si j’en juge d’après le rapport de Mailhe, qui venait, disait-il, de reconnaître des aristocrates déguisés parmi les scélérats qui voulaient exciter le peuple au massacre des vaincus… Mais l’énergie des sans-culottes a préservé la vie des Suisses ; c’est aux cris réitérés de : — Vive la nation ! — qu’ils les ramènent bras dessus, bras dessous ; les soldats, encore pâles et tremblants du danger qu’ils ont couru… les patriotes, radieux de leur généreuse action ! Ah ! sur ces mâles et rudes figures de prolétaires, coiffés du bonnet rouge symbolique, quelle expression divine de fraternité, quel noble oubli des haines, des dangers du combat ! Ces Suisses qu’ils venaient d’arracher à la mort, ils les avaient naguère combattus avec acharnement ; plusieurs de ces patriotes, le bras en écharpe, ou la chemise ensanglantée, avaient été blessés par ceux-là qu’ils ramenaient en amis ! qu’ils serraient contre leur poitrine dans des transports d’exaltation sublime… dernier terme de l’héroïsme des grands mouvements populaires !

Ah ! fils de Joël, mes yeux se mouillent encore à ce souvenir ! Que d’épisodes attendrissants, admirables dans ce pêle-mêle, de reconnaissance et de générosité !! J’ai vu un vieux sergent suisse, à moustaches blanches, blessé à la cuisse et incapable de marcher, s’avancer soutenu par un homme dans la force de l’âge et par un adolescent : celui-ci contemplait avec un respect filial le vétéran, dont la figure ruisselait de douces larmes, et qui enlaçait de ses bras les épaules de ses deux sauveurs ! J’ai vu un patriote approcher sa gourde des lèvres d’un jeune soldat prêt à défaillir, et dont il soulevait la tête inerte, car les plus braves défaillent devant cette mort hideuse et sans défense : l’égorgement ! la mutilation !… J’ai vu un fifre de la garde suisse, pauvre enfant de dix ans à peine, paternellement porté dans les bras nus d’un artisan à cheveux gris. Il souriait à l’enfant, afin de le rassurer… Ce patriote, à carrure d’Hercule, était forgeron sans doute, car un tablier de cuir ceignait ses reins, et la bretelle de son mousquet, noirci par la poudre, le soutenait sur sa robuste épaule.

Que vous dirai-je, fils de Joël, vaincus et vainqueurs fraternisaient dans la plus sainte, dans la plus adorable expression de ce sentiment céleste ! C’était le renouvellement de la scène si touchante du citoyen Clément et du soldat suisse qu’il demandait à recueillir chez lui ; mais cette scène était centuplée de puissance par le nombre des sauveurs et des sauvés ! Cette fois encore l’Assemblée tout entière, se levant dans son admiration pour ce peuple si calomnié, fit éclater son enthousiasme par des acclamations, par des bravos, qui firent trembler les vitres de la salle…

Enfin, ce qui complétait le caractère solennel de ce grand spectacle, c’est qu’il avait pour témoins cette famille royale prisonnière, par un tardif et terrible retour de justice ! Cette famille royale, au nom de laquelle s’était livré ce combat meurtrier, alors qu’il n’avait pas même le prétexte du salut du roi et des siens, tranquillement en sûreté pendant la lutte !

L’indicible émotion de l’Assemblée s’apaise peu à peu, le silence se rétablit, et l’un des patriotes qui viennent de ramener les Suisses s’avançant à la barre :

« — Citoyen président, l’un de ces braves soldats parle très-bien français ; il demande, au nom de ses camarades, d’expliquer leur conduite.

» le président. — Qu’il parle. »

Un jeune sergent suisse s’avance à la barre et dit d’une voix émue :

« — Si le roi et la famille royale fussent restés au château, nous nous serions fait tuer jusqu’au dernier pour les défendre ! ! C’était notre devoir de soldats ! (Applaudissements des patriotes.) Mais sachant le départ du roi, nous avons refusé de tirer sur le peuple malgré les ordres… malgré les menaces de nos officiers… Eux seuls sont responsables du sang qui a coulé… C’est l’un d’eux et un gentilhomme du château qui ont fait feu du haut des marches de l’escalier du vestibule au moment où nous fraternisions avec les sectionnaires. Ceux-ci se sont crus trahis… ils ont fait feu à leur tour, et le combat a commencé… (Le jeune sergent s’interrompt, et reprend d’une voix suppliante et les larmes aux yeux :) Je vous en conjure, messieurs les représentants… ayez pitié d’un détachement de nos camarades, envoyés depuis quelques jours dans le département de l’Eure… on croira en province que nous sommes coupables ! ! L’on verra dans nos camarades les complices du crime qu’on nous reproche ! ! ils seront peut-être massacrés ! ! sauvez-les… par pitié, sauvez-les… écrivez qu’on les épargne !

» le président. — Soyez rassuré… des instructions seront envoyées aujourd’hui à ce sujet au directoire du département de l’Eure.

» le sergent suisse, avec l’accent d’une profonde reconnaissance. — Merci, monsieur le président, merci… (Puis, après avoir consulté à voix basse les autres soldats :) Mes camarades et moi nous demandons à prêter serment à l’Assemblée… et à la nation…

» le président.— L’Assemblée vous sait gré de votre civisme.

» le jeune suisse, d’une voix forte et levant les mains vers le ciel. — Nous jurons fidélité à la nation et à l’Assemblée… »

Tous les soldats suisses lèvent spontanément la main. Ce serment est accueilli par les applaudissements unanimes des représentants du peuple.

« le président, au sergent. — L’on va vous conduire, vous et vos camarades, dans l’un des bâtiments dépendant de l’Assemblée… Vous serez là en toute sûreté. »

Les Suisses et les patriotes quittent la salle. Le forgeron qui tenait entre ses bras le petit fifre le dépose à terre, et embrasse cet enfant avec une expression de paternel regret… Les tribunes se remplissent de nouveau des citoyens qui sont allés sauvegarder les prisonniers.

« chabot, à la tribune. — Deux de nos collègues et moi nous venons de haranguer le peuple, nous l’avons trouvé exaspéré contre les perfidies de la cour et contre les Suisses, qu’il regarde comme les instruments de ces scélératesses… Mais lorsque nous lui avons eu affirmé, prouvé l’innocence de ces malheureux soldats, le peuple n’a plus vu en eux que des frères et a demandé justice des grands coupables… Je la demande moi-même au nom de la nation outragée ! La loi et l’égalité ne reconnaissent aucune distinction. Le glaive de la justice doit trancher les têtes des plus obscurs ou des plus grands coupables… fussent-ils sur le trône. »

À ces redoutables paroles, un frissonnement d’effroi court dans la loge royale. Louis XVI pâlit ; le regard altier de Marie-Antoinette semble braver l’orateur. Il continue en ces termes :

« — Je demande que les soldats suisses soient conduits à l’Abbaye, où ont été déjà transférés les officiers par le peuple lui-même qui les a fait respecter… Je conduirai les soldats jusqu’à la prison ; je réponds d’eux sur ma tête… »

La proposition de Chabot, mise aux voix, est adoptée ; il sort de la salle afin d’aller conduire les soldats suisses à l’Abbaye, et il se croise avec une députation de la gendarmerie nationale introduite à la barre, où s’exprime ainsi l’orateur des délégués :

« — Législateurs ! au nom de nos camarades, nous venons vous déclarer que tous nos chefs sont des aristocrates… leur conduite a été contre-révolutionnaire dans la journée d’hier… ils nous excitaient à tirer sur nos frères… Nous ne pouvons continuer d’obéir à de tels chefs. Nous demandons leur licenciement.

» delaunay, à la tribune. — J’affirme que la réclamation des citoyens que vous venez d’entendre est fondée… Je demande le renvoi de leur pétition au comité militaire. (Adopté.)

» le président. — L’on vient de transporter ici onze caisses contenant l’argenterie des Tuileries sauvée de l’incendie par de braves citoyens qui ont concouru à éteindre le feu. Ils ont aussi apporté plusieurs liasses de papiers trouvés par eux dans une armoire de fer… armoire secrète pratiquée dans l’un des murs de l’appartement du roi… (Profonde sensation.) Ces papiers, d’une haute importance sans doute, vont être envoyés aux comités. »

J’avais par hasard les yeux fixés sur la loge royale, lorsque le président annonça la découverte des papiers trouvés dans l’armoire de fer… Louis XVI parut foudroyé par cette révélation : il était pâle, sa figure devint livide… son premier regard chercha celui de la reine… et je la vis, malgré sa fermeté, soudain tressaillir et devenir non moins livide que le roi. Celui-ci, ne cachant pas son accablement, laissa tomber son front dans ses mains agitées d’un tremblement convulsif. Évidemment l’armoire de fer contenait de terribles secrets… des preuves flagrantes de complots de lèse-nation !

Je fus distrait de cet incident par une nouvelle scène d’une grandeur imposante. J’entendis le président de l’Assemblée dire d’une voix lente et grave :

« — Les citoyens ministres ici présents, Roland, Monge, Clavière et Danton, sont invités à prêter serment de maintenir la liberté, l’égalité, ou de mourir à leur poste. »

La prestation de ce serment fut, je l’ai dit, fils de Joël, d’une grandeur imposante. C’était une tâche effrayante que le maniement des affaires publiques, en ces temps formidables où la patrie, la révolution, étaient menacées ; à l’extérieur, par les puissantes armées des despotes étrangers ; à l’intérieur, par la guerre civile. Accepter le ministère, c’était jouer sa tête… les nouveaux ministres le savaient. Cette conviction donnait à leur serment un caractère de sombre solennité ; calmes, graves, pénétrés de la sainteté de leur devoir et résolus de s’y dévouer jusqu’à la mort, ils montèrent tour à tour d’un pas ferme à la tribune au milieu d’un silence religieux.

« monge. — Je jure de maintenir l’égalité… la liberté… ou de mourir à mon poste.

» roland. — Je le jure !

» clavière. — Je le jure !

Danton, appelé le dernier à la tribune, contient à peine sa fougue habituelle, et redressant son front intrépide qui semble défier les orages, les dangers, il s’écrie de sa voix puissante comme son énergique et audacieuse nature :

« — Moi aussi je jure de maintenir l’égalité… la liberté… ou de mourir à mon poste… Oui, je le jure ! Nous saurons défendre la révolution ! La nation française, lasse du despotisme, l’a faite cette révolution… mais la nation trop généreuse a transigé avec ses tyrans ! L’expérience l’a prouvé, citoyens, il n’est aucun retour à espérer des anciens oppresseurs du peuple !… (Applaudissements enthousiastes dans les tribunes. Consternation dans la loge royale.) — La nation va rentrer dans la plénitude de ses droits… mais en tous temps… et surtout lorsqu’il s’agit de crimes individuels… là où commence l’action de la justice… là doit cesser la vengeance populaire… (Applaudissements dans les tribunes.) Je prends devant l’Assemblée nationale et sur ma tête l’engagement de protéger la vie des personnes qui sont dans cette enceinte, — ajouta Danton désignant du geste la loge royale. — Ces personnes appartiennent dès à présent à la justice… dont je suis ministre. »

Danton, après ces terribles paroles, descend de la tribune au milieu d’un profond silence qui porte à son comble l’effroi de la famille royale… Ce silence est celui de juges qui témoignent de leur respect pour la position des accusés. Cette muette émotion durait encore lorsque Pétion, maire de Paris, est introduit à la barre.

« le président. — Le maire de Paris a la parole.

» pétion, à la barre. — L’effervescence du peuple se calme… mais il entend avoir justice des coupables… quels qu’ils soient ! Il montre, comme toujours, son horreur du vol, en faisant main-basse sur les pillards qui se sont introduits aux Tuileries pendant l’incendie… Je viens d’arracher à une mort certaine l’un de ces misérables… en le mettant sous le coup de la loi… Le peuple a écouté ma voix… partout les décrets de l’Assemblée sont respectés. Le peuple se repose sur vous, législateurs, pour la punition légale des coupables ; mais ne trompez pas son attente… Non ! ne trompez pas la foi qu’il a dans votre justice. Cette foi peut seule, je vous en préviens, désarmer la juste vengeance populaire ; je vais retourner dans la ville veiller sur l’ordre public !

» bazire, à la tribune. — Votre comité des recherches est dépositaire d’une foule de lettres attestant les efforts des officiers pour entraîner leurs soldats à la désertion et à la contre-révolution… Nous avons la preuve que La Fayette et son état-major ont tenté de pousser l’armée contre Paris. Il faut déjouer, par un coup de force, ces manœuvres criminelles… Je propose le licenciement de tous les officiers de l’armée… Je propose d’autoriser les soldats à nommer sur-le-champ, pour commander leur compagnie, ceux d’entre eux ou des sous-officiers qu’ils jugeront dignes de leur confiance… Le ministre nommera les chefs de bataillons et autres officiers supérieurs. »

Cette proposition de Bazire, d’organiser démocratiquement l’armée par l’élection, excite les applaudissements des tribunes. Elle est renvoyée à l’examen du comité extraordinaire.

Enfin, fils de Joël, voici venir le dénouement de ce drame émouvant, palpitant, dont la marche précipitée, les péripéties passionnées, inattendues, dépassent et toujours dépasseront tout ce que l’imagination pourrait inventer ou rêver… Le temps m’a paru marcher avec une rapidité vertigineuse durant cette séance de deux nuits et d’un jour ! ! La nuit du 9 au 10 août, la journée du 10 août… et la nuit du 10 au 11… Cette nuit touche à sa fin.

Le comité extraordinaire avait, dans la journée du 10 août, engagé la commune de Paris à s’assurer si le palais du Luxembourg pouvait être approprié à la résidence du roi et de sa famille. Cette mesure concordait alors avec les dispositions indécises de la majorité de l’Assemblée, qui se bornait encore à décréter la suspension des pouvoirs du roi ; mais l’attitude énergique de la population victorieuse et en armes, exigeant au moins la déchéance de Louis XVI, avait heureusement pesé sur l’Assemblée. Le choix de Danton comme ministre de la justice témoignait, je l’ai dit, du revirement opéré dans la majorité des représentants du peuple ; ils laissaient, il est vrai, à une prochaine Convention le devoir de statuer sur le sort de Louis XVI mais, afin de satisfaire aux légitimes exigences de la nation, ils considéraient le roi non plus comme suspendu de ses fonctions, mais comme prisonnier sous le coup d’une accusation de haute trahison. Quelle localité de Paris servirait de prison ?… Telle était la question qui va se résoudre.

Un officier municipal est introduit à la barre.

« le président. — Vous avez la parole.

» l’officier municipal, à la barre. — La commune de Paris s’est occupée des mesures à prendre pour la sûreté des personnes du roi et de sa famille. (Mouvement prolongé dans l’Assemblée, dans les tribunes ; trouble croissant dans la loge royale.) — La commune de Paris pense qu’en raison de sa disposition intérieure, le palais du Luxembourg ne convient pas au logement du roi… et nous vous proposons la maison du Temple comme mieux appropriée à la destination dont il s’agit. (Stupeur et effroi dans la loge royale.)

» le président. — La proposition de la commune est renvoyée au comité extraordinaire. Il statuera sur-le-champ.

» guadet, à la tribune. — Au nom de notre commission, je vous présente le projet de décret suivant, pour la formation de la prochaine Convention nationale. (Profond silence.)

» L’Assemblée, au nom de la patrie, de l’égalité et de la liberté, invite les citoyens de se conformer aux règles suivantes, afin que la Convention nationale soit promptement formée :

» Art. 1er. — Les assemblées primaires nommeront le même nombre d’électeurs que lors des dernières élections. (Murmures dans les tribunes. — Une voix : — Encore l’élection à deux degrés ! !)

» Art. 2. — La distinction des Français en citoyens actifs et non-actifs est supprimée. (Applaudissements.)

» Art. 3. — Pour être électeur, il suffira d’être Français, âgé de vingt et un ans, domicilié depuis un an et de vitre du fruit de son travail.


» Art 4. — Il suffira, pour être éligible à la Convention nationale, d’être âgé de vingt-cinq ans et de réunir les conditions exigées ci-dessus des électeurs. (Bravos dans les tribunes.)

» Art. 5. — Les assemblées primaires se réuniront le dimanche 25 août de cette année 1792 pour nommer les électeurs.

» Art. 6. — Les citoyens prêteront dans les assemblées primaires, ou dans les assemblées électorales, le serment de maintenir l’égalité, la liberté, ou de mourir en les défendant. (Applaudissements.)


» Art. 7.— Les députés à la Convention nationale seront rendus à Paris le 20 septembre prochain. Dès qu’ils seront réunis au nombre de deux cents, l’Assemblée fixera le jour de l’ouverture de la Convention. (Mouvement prolongé d’approbation dans les tribunes et dans l’Assemblée.)

» le président. — Je suis informé par votre comité de surveillance que l’on a reconnu de fausses patrouilles aux environs des Feuillants. L’on m’apprend, en outre, que certains gardes nationaux, portant pour signes de ralliement des pompons blancs, ont l’intention de marcher sur l’Assemblée afin de délivrer le roi. (Violentes rumeurs dans les tribunes.) — L’on m’avertit que les grenadiers du bataillon des Filles Saint-Thomas doivent s’assembler ce soir dans la salle de la Loterie, pour y délibérer sur la délivrance du roi. »

Cette audacieuse menace des royalistes, ce nouvel appel à la guerre civile, le lendemain même d’une insurrection victorieuse, à laquelle ont pris part toutes les sections de Paris, exaspère les patriotes des tribunes. Les dernières paroles du président annonçant les projets d’une implacable contre-révolution, sont suivies d’une explosion de cris furieux. Le populaire, naguère encore sous l’impression des actes, des sentiments les plus généreux, sent se réveiller ses colères, ses haines, devant cette provocation des royalistes ; mille voix s’écrient :

— Qu’ils y viennent les bleuets enlever le roi ! — Qu’ils y viennent les bonnet de peaux d’ours ! — Nos fusils sont encore chauds ; ils partiront tout seuls. — La bataille à peine finie… faut-il reprendre les armes ? — Nous les reprendrons. Mais, sacrebleu ! nous tenons Veto et l’Autrichienne. — Nous ne les lâcherons pas. — Ils seront jugés, ou nous périrons. — Vive la nation ! !

Ces clameurs, ces menaces, soulevées par les manœuvres de ses dangereux partisans, semblent épouvanter Louis XVI, mais ranimer les opiniâtres espérances de Marie-Antoinette ; certaine de l’appui du parti royaliste à Paris, elle relève son front altier, sourit d’un air triomphant et jette aux tribunes un regard de défi… Mais bientôt l’agitation causée dans l’Assemblée elle-même, par la révélation des projets des contre-révolutionnaires, s’apaise à la vue des quatre représentants du peuple de retour de la mission dont ils ont été chargés au sujet de l’appropriation de la maison du Temple à la résidence du roi et de sa famille. Les citoyens Palloy, Paris, Martin et Lefèvre regagnent leurs bancs. Le citoyen Paris demande la parole.

« le président. — Vous avez la parole.

» paris, à la tribune. — Messieurs, nous venons de visiter la maison du Temple… conjointement avec les commissaires de la commune… Nous sommes tombés d’accord que l’on ne saurait choisir un lieu plus convenable et mieux approprié à l’objet que l’on se propose… (Mouvement prolongé.)

Le président se lève, quitte le fauteuil, s’avance vers la loge royale, et d’une voix émue et solennelle, s’adressant à Louis XVI :

« — L’Assemblée nationale ordonne que le roi et sa famille seront immédiatement conduits à la maison du Temple sous la sauvegarde du maire de Paris… et de la générosité du peuple… »

Les citoyens des tribunes se lèvent, agitent leurs bonnets rouges, brandissent leurs armes et crient : — Vive la nation !

La porte extérieure de la loge royale s’ouvre, Pétion y paraît le chapeau à la main ; derrière lui on aperçoit dans le couloir Santerre, commandant de la force publique révolutionnaire, et quelques-uns de ses officiers. Marie-Antoinette, après avoir adressé un geste de malédiction à l’Assemblée, sort la première de la loge, puis à son tour sort Louis XVI, défait, livide, affaissé, s’appuyant aux parois de la loge. Il est suivi de madame Élisabeth fondant en larmes et tenant le dauphin par la main… Elle est accompagnée de mesdames de Tourzel et de Lamballe… La loge royale reste vide.

« le président. — La séance est levée.

» les patriotes des tribunes. — Vive la nation ! »


Dites, fils de Joël, la journée du 10 août 1792, dont vous venez d’être témoins, ne vous offre-t-elle pas un admirable tableau où l’héroïsme des combattants peut seul disputer à leur noble désintéressement ? à leur sublime générosité envers leurs ennemis après la bataille ?

Les patriotes avaient encore… (pour me servir de la naïve et énergique expression du fédéré breton) avaient encore la bouche sur la joue des Suisses, avec lesquels ils fraternisaient, aux cris de vive la nation ! lorsque, par suite d’une exécrable trahison royaliste, des citoyens tombent frappés à mort : la lutte s’engage, furieuse, le château est au pouvoir du peuple, les Suisses survivants au combat sont prisonniers. Le feu prend aux Tuileries, les vainqueurs éteignent l’incendie, arrachent aux flammes les bijoux, l’argenterie, des sommes considérables appartenant à la famille royale, et viennent déposer ces richesses au sein de l’Assemblée… La vie des Suisses captifs est menacée par ces lâches bandits qui, la bataille finie, sortent de leurs repaires afin de se livrer au pillage et au massacre ; les sans-culottes volent au secours des prisonniers, font justice des pillards, ramènent les Suisses au milieu de l’Assemblée nationale, et là se passe l’une des scènes les plus touchantes, les plus sublimes, dont puisse s’enorgueillir l’humanité. Ce sont là des faits irrécusables prouvés à la face du monde. Ces faits, vous et vos descendants, fils de Joël, vous les trouverez consignés dans le Moniteur, cette voix inexorable de l’histoire… Ces faits, les ennemis les plus forcenés de la révolution ne pourront les nier. Hélas ! pourquoi faut-il qu’à si peu de distance les néfastes journées des 2 et 3 septembre (1792) aient offert un si douloureux contraste avec l’immortelle journée du 10 août ! Pourquoi ces sanglantes ténèbres après une victoire d’un éclat si pur, si radieux !

Pourquoi ?… Ah ! c’est que le peuple, laissé à dessein par ses oppresseurs séculaires dans une profonde ignorance, n’a encore pour guide que ses instincts, souvent sublimes, presque toujours droits, et parfois mauvais. Ah ! c’est que le peuple se montre d’autant plus révolté de l’iniquité qu’il a été davantage accessible aux sentiments de justice ou de clémence… C’est que la colère du peuple devient impitoyable lorsqu’il croit, lorsqu’il voit que sa bonne foi a été indignement surprise, ses légitimes espérances trompées ! Lorsqu’il croit, lorsqu’il voit que sa fraternelle générosité envers ses ennemis vaincus tourne contre lui, en assurant leur impunité, en les encourageant à de nouveaux forfaits dont il doit être la première victime. Telle est surtout la cause des journées des 2 et 3 septembre 1792, connue sous le nom du massacre des prisons.

Quelques mots encore, fils de Joël, avant le récit de ces journées, dont, hélas ! ma sœur Victoria a été volontairement témoin, et vous comprendrez ce mystère en apparence inexplicable :

« — Comment le peuple, si généreux le 10 août envers ses ennemis, s’est-il montré implacable les 2 et 3 septembre ? »

Et, d’abord, rappelez-vous ces mots prophétiques de Pétion, maire de la commune de Paris, parlant à la barre de l’Assemblée :

« — Le peuple demande justice de ses ennemis ; il l’attend de vous, législateurs ! Cette légitime attente, ne la trompez pas ; c’est le seul moyen d’arrêter le cours de la vengeance populaire. »

Le secret des journées de septembre est presque tout entier dans ces paroles de Pétion… La légitime attente du peuple fut trompée… Les tribunaux se montrèrent indignes de leur mission en absolvant des criminels avérés. Alors le peuple, je le répète, d’autant plus irrité qu’il s’était montré plus magnanime envers ses ennemis vaincus, se fit justice lui-même… Acte déplorable, surtout en cela qu’il s’exerçait sur des prisonniers, presque tous grandement coupables, il est vrai, mais sans défense… mais privés de toutes les garanties dont la loi entoure le jugement, la condamnation des plus grands scélérats ; parce que ces garanties consacrent, aux yeux du monde, la légitimité de leur jugement, de leur condamnation.

Oui, cet acte de vengeance populaire fut déplorable, mais il fut invinciblement provoqué, non-seulement par un monstrueux déni de justice, mais par un concours de circonstances si menaçantes, si terribles, qu’elles durent jeter la population de Paris dans une sorte de furieux vertige.

Ces circonstances, les voici :

Après la victoire du 10 août, dont les conséquences furent la déchéance de Louis XVI, son emprisonnement au Temple, la convocation d’une Convention nationale qui devait proclamer la république et instruire le procès du ci-devant roi, Paris attendit d’abord avec le calme de l’espérance ces grands événements ; l’on comptait aussi sur le prochain jugement des complices des flagrantes trahisons de Louis XVI, renvoyés par-devant la haute cour nationale d’Orléans… Or, qu’arriva-t-il ?… La haute cour d’Orléans acquitte scandaleusement les prévenus, malgré leur évidente culpabilité ; entre autres le comte de Montmorin, ancien ministre des affaires étrangères, et complice avoué de la fuite de Louis XVI et des conséquences qu’elle devait avoir à cette époque : l’invasion de la France par les armées des despotes coalisés. La haute cour acquitte encore entre autres le prince de Poix, contre-révolutionnaire exalté ; Bakman, colonel des Suisses, l’un des instigateurs de la résistance acharnée de ces malheureux soldats, résistance devenue sans autre but que le carnage, puisque, avant le combat, Louis XVI avait abandonné les Tuileries.

Le bruit de ces incroyables acquittements circule bientôt à Paris. L’indignation publique se manifeste si énergiquement, que le comte de Montmorin et le colonel Bakman, malgré leur acquittement, furent incarcérés de nouveau par ordre de la commune, en vertu de la loi rendue par l’Assemblée contre les suspects… Cette mesure ne calma pas le courroux et les appréhensions populaires ; ces criminels n’avaient-ils pas été déjà non-seulement incarcérés, mais jugés ? Or, de ce procès, qu’était-il résulté ?… Leur acquittement scandaleux. Ce n’est pas tout : les prisons, remplies de suspects, royalistes déclarés, sollicitant les souverains étrangers à l’envahissement de la France ; les prisons peuplées surtout de prêtres réfractaires, prévenus d’excitation à la guerre civile, devenaient un foyer permanent de conspiration. L’on y découvrait une fabrique de faux assignats émis en masse, grâce aux intelligences des prisonniers avec les contre-révolutionnaires du dehors, manœuvre infernale tendant à jeter la nation dans une crise financière désastreuse, en discréditant le papier-monnaie, devenu le signe presque général des échanges. Enfin, l’on ne pouvait douter de l’horrible entente des aristocrates et des prêtres prisonniers avec les bandits, leurs compagnons de captivité. Ce concert a été révélé par un fait que les journaux de toutes les opinions ont dernièrement rapporté ; ce fait, le voici :

« Le 29 août 1792, un meurtrier, condamné aux galères, a été attaché au carcan sur la place de Grève. La foule s’amasse et entend le brigand s’écrier :

« — Vivent les Autrichiens ! vivent les Prussiens ! vivent nos libérateurs ! vive le roi !… vive la reine !… »

Ce chaleureux ami des Autrichiens, des Prussiens, de Louis XVI et de Marie-Antoinette sortait des prisons. Il eût été mis en pièces par la foule exaspérée sans les efforts de la gendarmerie nationale, rangée aux abords de l’échafaud ; mais l’espoir sauvage de ce bandit, son appel aux armées coalisées, ses libératrices, ses cris de vive le roi ! vive la reine ! jetèrent une clarté sinistre sur les noirs projets tramés dans l’ombre des prisons… et dont vous aurez plus tard, fils de Joël, des preuves irrécusables. Ce n’est pas tout : la contre-révolution, enhardie par la longanimité populaire et par l’acquittement des conspirateurs traduits devant la haute cour d’Orléans, redressait la tête à Paris, dans les provinces. L’on apprenait chaque jour des nouvelles de plus en plus alarmantes : une partie de l’Ouest et du Midi, égarée par la noblesse, fanatisée par le clergé, était sur le point de se soulever ; les royalistes disaient dans la capitale, avec une imprudente insolence, que l’Assemblée, sous le coup des redoutables menaces du manifeste du duc de Brunswick, n’avait osé statuer sur le sort de Louis XVI, renvoyant l’instruction du procès à une prochaine Convention ; mais que les armées coalisées seraient à Paris avant le 20 septembre 1792, époque fixée pour l’ouverture de la Convention. Soudain ces prédictions semblent au moment de s’accomplir. Le 1er septembre (remarquez bien cette date, fils de Joël, car les massacres eurent lieu le 2 et le 3 septembre), le 1er septembre, l’on apprend à Paris l’envahissement de la frontière par l’armée prussienne ; Longwy est pris ; l’ennemi investit Verdun ; cette place forte, laissée à dessein presque sans défense par Louis XVI, ne peut résister ; or, cette ville au pouvoir des armées coalisées, elles pouvaient arriver en trois jours de marche devant Paris !

Et maintenant, fils de Joël, jugez de l’effroi, de la surexcitation furieuse où dut se trouver la population en face de ces foudroyantes nouvelles ? À l’extérieur, la frontière ouverte, l’une de nos places aux mains de l’ennemi, qui, après la prise presque certaine de Verdun, s’avancerait victorieux sur Paris… Or, vous savez, fils de Joël, quel sort réservait à la capitale et à ses habitants le manifeste des despotes étrangers !…

Enfin, à l’intérieur, les royalistes, triomphants de l’approche de leurs complices coalisés, n’attendant que le moment de déchaîner leurs vengeances sur Paris, abandonné à la merci de la contre-révolution par la levée en masse des patriotes courus aux frontières, laissant derrière eux leurs femmes, leurs enfants, leurs vieux parents…

Ceci posé, vous ne comprendrez que trop, fils de Joël, je ne dirai pas la nécessité… Jamais je n’admettrai la nécessité d’un crime, mais la fatalité des vengeances qui devaient forcément ensanglanter les journées des 2 et 3 septembre 1792.

J’extrais de mon journal ce lugubre récit.


journées des 2 et 3 septembre 1792.


Le 2 septembre, vers les onze heures du matin, je m’occupais chez moi de l’achèvement d’une serrure de sûreté, car, à ma demande, mon patron, le citoyen Gervais, me confie souvent des travaux que je puis accomplir sans sortir de ma demeure ; j’ai soudain entendu le retentissement du canon d’alarme, auquel se joignaient le tintement précipité du tocsin et le roulement des tambours battant le rappel et la générale. La nouvelle de la prise de Longwy par les Prussiens, se répandant la veille dans Paris, avait jeté une consternation profonde et surexcité, enflammé les passions populaires, déjà bouillonnantes depuis l’acquittement des complices de Louis XVI, innocentés par la haute cour d’Orléans, et depuis la découverte des criminels projets attribués aux suspects détenus dans les prisons.

Au bruit des tambours battant le rappel, j’ai quitté mon travail de serrurerie, je me suis revêtu en hâte de mon uniforme de garde national, afin de me rendre à ma section (section des Piques, autrefois de la place Vendôme). J’allais entrer dans la chambre de Victoria, pour lui dire adieu, la croyant occupée chez elle à coudre, selon ses habitudes laborieuses, lorsque je l’ai vue revenir du dehors. Un instant surpris, presque effrayé de l’expression farouche de ses traits, je lui dis après un moment de silence :

— Ignorant ton absence, j’allais chez toi… Ma sœur, que se passe-t-il dans Paris ?…

— Il est enfin venu, le jour des grandes représailles ! — s’écrie Victoria. Et mes inquiétudes augmentent en remarquant dans son regard une sorte d’égarement sinistre. Elle ajoute avec une exaltation croissante : — Ô martyrs séculaires des rois, de la noblesse et du clergé !… il est venu, le jour… où vous serez vengés… Karadeuk-le-Bagaude… Loysik-le-moine-laboureur… Yvon-le-forestier… Den-Braô-le-Maçon… Fergan-le carrier… Karvel-le-parfait… Florette-la-filaresse… Mazarek-l’Aignelet… Aveline-qui-jamais-n’a-menti… Christian-l’imprimeur et sa fille Hêna, plongée vingt-cinq fois dans les flammes du bûcher, en présence de François Ier et de sa cour. Et vous, Tankerù, Salaün, Nominoë, vaillants insurgés de Bretagne, au nom du Code paysan !… Ô mânes de nos pères, de nos mères, filles et fils de Joël, réjouissez-vous, victimes, réjouissez-vous ! ! Elle a sonné l’heure de la vengeance… et moi aussi je vais être vengée, moi, victime de Louis XV ! Ah ! durant des siècles, vos sueurs, vos larmes, votre sang a coulé !… Martyrs des rois, des prêtres et de ces nobles issus de la race conquérante, voici, pour eux, venu le jour de l’expiation !

— Ma sœur, — m’écriai-je, frissonnant d’épouvante, — que veux-tu dire ? Quels sont tes projets ? Quelles sont ces représailles ?

Mais Victoria, en proie à une sorte de sinistre hallucination, continue sans paraître m’entendre :

— Et sans parler des nôtres… est-ce qu’il ne crie pas vengeance le sang des esclaves, des serfs, des vassaux, dépouillés, exploités, torturés, suppliciés à milliers par la seigneurie et la royauté depuis la conquête franque ? Est-ce qu’il ne crie pas vengeance le sang des ariens, massacrés à milliers par les hordes de Clovis à la voix des prêtres de Rome ?… Est-ce qu’il ne crie pas vengeance le sang des Vaudois, des Albigeois, massacrés à milliers par les bandits de Simon de Montfort à la voix des prêtres de Rome ?… Est-ce qu’il ne crie pas vengeance le sang des réformés, massacrés à milliers par les Valois et les Guises à la voix des prêtres de Rome ?… Et l’immense hécatombe de la Saint-Barthélemy ?… Et les protestants pendus, roues, dragonnés, écartelés à milliers par les soldats de Louis XIV à la voix des prêtres de Rome ?… Dieu juste… s’il avait en un seul jour coulé… tout ce sang… la terre des Gaules deviendrait une mer Rouge… Dieu juste ! si l’on empilait les os de nos pères, de nos mères, victimes de la royauté, de la seigneurie et du clergé, cet ossuaire s’élèverait jusqu’au ciel ! !

La sauvage éloquence de Victoria, l’éclat de ses yeux étincelants, sa sombre beauté… qui, en ce moment, lui donnait l’aspect de la déesse de la vengeance, ont produit sur moi une sorte de fascination… L’effrayante énumération des victimes de la royauté, de la seigneurie et de l’Église romaine ; la mémoire des martyrs que nous pleurions dans notre propre famille depuis tant de siècles ; l’exaspération générale que je partageais en ce moment contre les trames homicides de nos ennemis éternels, troublèrent ma raison… Et, durant ce trouble, heureusement éphémère, moi aussi je crus à la légitimité d’atroces représailles… Les notions du juste et de l’injuste se confondirent dans mon esprit, et je me suis écrié, en proie à une exaltation non moins sauvage que celle de Victoria :

— Ah ! tu dis vrai, ma sœur, tu dis vrai ! ! Si l’on empilait les os des victimes de la royauté, de la seigneurie et du clergé, cet ossuaire monterait jusqu’au ciel, impassible témoin de ces monstruosités commises au nom de Dieu ! Oui, oui, trop longtemps la vengeance céleste a épargné les bourreaux, qu’ils tombent enfin sous le glaive de la vengeance populaire !…

— Oui, oui, frère, la justice sera tardive, mais aussi terrible que salutaire ! Ce châtiment impitoyable ne ressuscitera pas les morts que nous pleurons, mais nos ennemis, anéantis ou frappés d’épouvante, ne feront plus d’autres victimes ! En vengeant le passé, nous sauvegarderons l’avenir… Ah ! crois-moi, l’instinct du peuple est sûr… notre légende est la sienne ! Il ignore les faits de son martyrologe séculaire, mais il se sent le représentant des martyrs ; il a conscience d’être la tradition vivante des misères, des tortures des générations passées, dont il est solidaire. C’est en leur nom qu’il juge et qu’il frappe. Ah ! je l’ai dit, je l’ai dit : en vengeant aujourd’hui les mânes de ses pères, il met pour jamais sa descendance à l’abri de ses ennemis, en les terrifiant par de justes représailles.

— Non, non ! erreur funeste ! ! — me suis-je soudain écrié dominant le trouble momentané de mon esprit, et résistant au funeste entraînement des paroles de Victoria, — erreur funeste !… tu t’abuses, ma sœur…

— Je m’abuse ?…

— Tiens, je t’en conjure, songe à ceci… et pour ne te citer qu’un fait entre mille : la jacquerie, dont le héros fut Guillaume Caillet, de qui notre aïeul Mazurek l’Aignelet épousa la fille… la jacquerie fut une terrible et légitime représaille ! ! a-t-elle mis fin aux violences meurtrières de la seigneurie envers leurs serfs ?… Non ! non ! après la victoire éphémère des jacques, les vengeances des seigneurs ont dépassé en atrocité les vengeances des serfs contre la noblesse ! Il en a été, il en sera toujours ainsi : les représailles engendreront les représailles sans cesse renaissantes, au gré du hasard et de la force ; cercle d’airain, cercle infernal, où bourreaux et victimes, les pieds dans le sang, tournant sans fin ni cesse, en proie au vertige féroce de l’extermination, s’égorgent au profit du néant !

— Qu’entends-je ! — reprit Victoria jetant sur moi un regard d’étonnement courroucé, — esprit aveugle ! âme pusillanime ! oses-tu bien nier les enseignements de nos pères !… Notre légende ne te prouve-t-elle pas, à chaque page, qu’après les impitoyables représailles exercées sur les jacques par la seigneurie, dans le premier moment de sa fureur, cette seigneurie, désormais avertie, par la sanglante révolte de Jacques Bonhomme, qu’il pourrait encore répondre désormais aux exactions par le pillage et l’incendie des châteaux ! au droit du seigneur par le viol ! à la torture par la torture ! au meurtre par le meurtre ! cette seigneurie ne s’est-elle pas ensuite montrée moins spoliatrice, moins cruelle envers ses vassaux ?

— Cela est vrai… mais…

— Et d’ailleurs, que pouvaient donc faire les jacques en ces temps barbares ? — s’écria Victoria m’interrompant. — À quel tribunal porter leurs doléances ? quelle justice implorer en ce monde et dans l’autre, puisque l’Église était la complice de leurs oppresseurs ? Subissant la loi de la force et de la violence, ne devaient-ils pas faire appel à la force, à la violence, unique droit de ces jours maudits !

— Soit, en ces temps maudits, les jacques, fous de désespoir, renonçant à obtenir réparation ou allégement de leurs maux affreux, durent rendre le mal pour le mal ; mais les temps ne sont-ils pas changés ? est-ce que Jacques Bonhomme n’est pas désormais affranchi ? est-ce que la déclaration des droits de l’homme ne l’a pas fait citoyen, ne lui a pas rendu sa souveraineté ? est-ce qu’en lui ne réside pas aujourd’hui la source de tout pouvoir, de toute justice ? ne choisit-il pas les juges devant qui ses ennemis sont traduits ?

— Oh ! l’impartiale justice ! — reprit ma sœur avec un sourire amer et sardonique ; — inclinons-nous devant les arrêts de la haute cour d’Orléans.

— La haute cour d’Orléans a forfait à son mandat ! ! Le peuple a mal choisi les jurés. C’est la faute excusable de son ignorance, où à dessein on l’a laissé gémir depuis des siècles ; mais patience, il a pour lui l’instinct du bien, son intelligence est vive, son éducation sera prompte, ses erreurs mêmes lui seront un sévère et utile enseignement. Demain, éclairé par l’expérience, il fera de meilleurs choix ; la Convention, d’ailleurs, ne sera-t-elle pas bientôt réunie ! Que le peuple sache choisir ses représentants : le mal sera réparé, ses ennemis, justement condamnés au nom de la loi… payeront leurs crimes de leur tête… Patience, ma sœur, patience !

— Patience ! — s’écrie Victoria frémissante, implacable, — patience !… Et les Prussiens, maîtres de nos frontières, marchent sur Paris… Patience ! et partout nous sentons le terrain miné sous nos pas !… Patience !… et de tous côtés, au dedans, au dehors, la trahison, la haine, nous enlacent et nous menacent… Patience !… lorsque à cette heure…

Et prêtant l’oreille aux tintements du tocsin, au roulement du tambour, au retentissement prolongé du canon d’alarme qui parvenaient jusqu’à nous, Victoria s’interrompt un instant et ajoute :

— Tu entends… tu entends !… les cloches sonnent, les tambours battent, le canon tonne dans la cité !… tu entends… et tu dis : Patience ! Va… je te renie… tu n’es qu’un lâche… ou un traître !

Ce reproche ne me blessa pas ; non… il m’affligea profondément ; il me prouvait le trouble croissant de la raison de ma sœur. Je restai muet, les larmes me vinrent aux yeux. Victoria eut conscience de la folle cruauté de ses paroles, elle prit ma main dans la sienne, et d’une voix émue, repentante :

— Pardon, mon frère, pardon, âme généreuse et tendre ! ce que je blâme en toi, c’est l’excès même de tes qualités ! Intrépide pendant le combat, timide après la victoire ! toujours miséricordieux envers des ennemis sans pitié, réclamant justice pour ceux-là qui ne vivent que par l’iniquité… Pauvre Abel, tu pardonnerais son fratricide à Caïn au nom de la fraternité ! ! — Puis, soudain m’embrassant avec effusion, ma sœur ajoute : — Au revoir, frère ! !

— Où vas-tu ? où vas-tu ?

— À revoir, frère ! — me répond Victoria, m’embrassant de nouveau et se dirigeant vers sa chambre. — Encore adieu, Jean…

— Pourquoi ces adieux ? — me suis-je écrié en prenant Victoria par la main, et frissonnant. — Quel est ton dessein ?

— Je vais me faire belle, oh ! bien belle, pour la fête d’aujourd’hui… — me répond ma sœur avec un accent et un sourire qui me glacent jusque dans la moelle des os ; puis, dégageant brusquement sa main que je tenais entre les miennes, Victoria court à sa chambre en me disant : — À ce soir ; ne sois pas inquiet de moi… si je rentre tard…

Victoria s’enferme à double tour. Elle me laissait d’autant plus alarmé que ses paroles me jetaient dans un vague effrayant. Je frappe en vain à la porte de la chambre de ma sœur, la suppliant de me l’ouvrir et de m’écouter. Elle garde le silence. En ce moment, l’un de mes camarades, artisan comme moi, le fils de notre voisin Jérôme, appartenant aussi à la section des Piques, me dit :

— Jean, n’entends-tu pas le tambour ? On vient de placarder dans les rues que la patrie était en danger. Longwy est pris ! les Prussiens marchent sur Paris. On bat partout le rappel et la générale… viens ! viens !…


Convaincu de l’inutilité de mes instances auprès de Victoria, et craignant de manquer à mon devoir civique en tardant davantage de me rendre à ma section, j’ai quitté notre demeure en proie aux plus noires appréhensions à l’égard des projets de ma sœur. Nous nous sommes, mon camarade et moi, dirigés vers la place Vendôme, lieu de réunion de notre section.

Il m’est impossible de peindre les mille aspects de la foule dont l’angle des rues et les carrefours étaient encombrés, car c’est en ces endroits que l’on affichait de préférence les placards émanés de la presse patriote ou des clubs, les décrets rendus presque d’heure en heure par l’Assemblée nationale en permanence ou par la Commune de Paris, nommée par les sections insurgées dans la nuit du 9 au 10 août.

Comment peindre les aspects, les sentiments si divers de la population ? tantôt, consternée par l’approche d’un grand danger public, elle semblait anéantie ; tantôt elle éclatait en malédictions, en cris de mort contre les royalistes et les despotes étrangers, ou bien, emportée par un élan de patriotisme, elle s’écriait : — Aux frontières ! aux frontières ! — J’ai vu des femmes sangloter en embrassant leurs enfants, j’en ai vu d’autres, plus viriles, demander des armes ; d’autres, à genoux sur le pavé des rués, imploraient à mains jointes l’aide du Tout-Puissant… Que dire enfin ?… Paris entier oscillait tour à tour entre la terreur, la haine ou les transports d’une vengeance aveugle !

Encore une fois, fils de Joël, la lecture des placards, des décrets, peut seule expliquer les abattements, les fureurs, et parfois les appétits féroces de cette population en délire ; ainsi, mon compagnon et moi, nous avons vu presque au sortir de notre maison, fraîchement affiché sur la muraille, le placard suivant, autour duquel s’était bientôt formé un groupe considérable. Ce placard, contenant un extrait du Courrier des Départements, journal publié par Gorsas (girondin), était ainsi conçu :


plan des forces coalisées contre la france.


« Plus de deux cents chefs royalistes, répartis dans les différents centres de la France, ont des points de réunion. — Ils tiennent les signatures nombreuses de personnes prêtes à se joindre aux armées des rois coalisés dès qu’elles auront franchi la frontière. — Les armées combinées marcheront sur les places fortes comme pour en faire le siège, mais ne prendront possession que de celles qui ouvriront leurs portes. — Le duc de Brunswick contiendra les armées françaises disséminées sur la frontière, tandis que le roi de Prusse s’avancera à la tête de ses forces, grossies des contre-révolutionnaires de l’intérieur. L’on marchera d’abord sur Paris. L’on réduira cette ville par la famine. Aucune considération, pas même le danger de la famille royale, ne pourra rien changer aux dispositions suivantes : — Les habitants de Paris seront conduits en rase campagne, on en fera le triage. Les révolutionnaires seront suppliciés. — On avisera au sort des autres. — Peut-être suivra-t-on le système de l’empereur d’Autriche : de n’épargner que les femmes et les enfants. — En cas d’inégalité de forces, l’on mettra le feu aux villes, car, selon l’expression des rois ligués : des déserts sont préférables à des lieux habités pr des peuples révoltés.

» Aux armes, citoyens ! l’ennemi est à nos portes ! »

Ce plan de coalition eût paru encore plus insensé qu’atroce s’il n’eût été confirmé d’avance par le manifeste du duc de Brunswick, lancé à la fin de juillet contre la révolution. Ce manifeste, déjà connu du public, ne renfermait alors que des menaces ; mais des menaces, les despotes étrangers passaient à l’action. L’on venait d’apprendre à Paris la prise de Longwy, l’investissement de Verdun ; les Prussiens n’étaient plus qu’à trois jours de marche de la capitale… Que l’on juge de l’émotion causée par la lecture du placard de Gorsas, ainsi commenté à haute voix dans la foule :

« — Les royalistes ont deux cents repaires d’où ils s’élanceront sur les patriotes lorsque l’ennemi aura passé la frontière… » Et elle est envahie. Ah ! maintenant, prenons garde à nous !

— Ainsi, l’armée prussienne sera grossie de tous les contre-révolutionnaires de la France !

— Ils veulent réduire Paris par la famine !

— Massacrer tous ceux qui ont pris part à la révolution… N’avez-vous pas lu le manifeste de Brunswick ?

— Alors ils veulent massacrer quasi tout le monde !

— Nous laisserons nous égorger comme des moutons à la boucherie ?

— Non ! Non ! plutôt nous ensevelir sous les ruines de Paris…

Pendant que la foule se livrait à ces réflexions désolantes, un afficheur de la commune de Paris placardait l’arrêté suivant :


« aux armes, citoyens ! ! !



» Citoyens,

» L’ennemi sera bientôt sous les murs de Paris !

» Longwy est pris !

» Verdun ne peut tenir que quelques jours ! !

» Les citoyens qui défendent le château ont juré de mourir plutôt que de se rendre ; ils vous font un rempart de leurs corps, il est de votre devoir de les secourir.

» Citoyens ! ! !

» Aujourd’hui même et à l’instant, que tous les amis de la liberté se rangent sous ses drapeaux !

» Allons nous réunir au champ de Mars ! qu’une armée de soixante mille hommes se forme sans retard.

» Citoyens !!!

» Marchons à l’ennemi, ou pour tomber sous ses coups, ou pour l’exterminer sous les nôtres !

» La commune de Paris décrète :

» Art. Ier. — Les sections donneront l’état des hommes prêts à partir.

» Art. II. — Le comité militaire sera permanent.

» Art. III. — Le canon d’alarme sera tiré, le tocsin sonné.

» Citoyens ! la patrie est en danger !

» Aux armes ! ! »

— Aux armes ! — s’écrient des artisans, des bourgeois, faisant partie du groupe dont était entouré le placard. — Aux armes ! au champ de Mars ! !

— Allez, sauvez Paris ! sauvez la France ! sauvez-nous ! sinon, malheur à nous ! — répètent des voix de femmes éplorées, dont les clameurs, les gémissements se mêlent au bruit incessant du tocsin.

À ce moment s’avance à travers la foule qui s’écarte un officier municipal, portant un drapeau, et suivi de plusieurs tambours battant la charge. Ils précédaient une troupe de volontaires de tout âge et de toute condition, chantant la Marseillaise, cet hymne sacré de la révolution ; entre chaque strophe, ils agitaient leurs piques, leurs fusils, leurs sabres, leurs bonnets, leurs chapeaux en criant :

— Aux armes, frères ! au champ de Mars ! Ce soir, en route pour la frontière !

Non, jamais je ne pourrai, fils de Joël, vous exprimer l’irrésistible entraînement que causaient entre autres ces strophes de la Marseillaise, accompagnées du bruit lointain du tocsin de la cité, du roulement des tambours et du canon d’alarme :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Quoi ! Ces cohortes étrangères
» Feraient la loi dans nos foyers !
» Quoi ! des phalanges mercenaires
» Terrasseraient nos fiers guerriers !
» Grand Dieu ! par des mains enchaînées
» Nos fronts sous le joug se ploieraient !
» De vils despotes deviendraient
» Les maîtres de nos destinées ! !
» Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons !
» Marchons (marchons), qu’un sang impur abreuve nos sillons !

» Tremblez, tyrans ! et vous perfides,
» L’opprobre de tous les partis,
» Tremblez !… vos projets parricides
» Vont enfin recevoir leur prix !
» Tout est soldat pour vous combattre ;
» S’ils tombent ! nos jeunes héros,
» La France en produit de nouveaux,
» Contre vous tout prêts à se battre.
» Aux armes, citoyens ! etc.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Amour sacré de la patrie,
» Conduis, soutiens nos bras vengeurs !
» Liberté, liberté chérie,
» Combats avec tes défenseurs !
» Sous nos drapeaux que la victoire
» Accoure à tes mâles accents !
» Que tes ennemis expirants
» Voient ton triomphe et notre gloire !
» Aux armes, citoyens etc.

» Nous entrerons dans la carrière
» Quand nos aînés n’y seront plus !
» Nous y trouverons leur poussière

» Et la trace de leurs vertus.
» Bien moins jaloux de leur survivre
» Que de partager leur cercueil,
» Nous aurons le sublime orgueil
» De les venger ou de les suivre !
» Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons !
» Marchons (marchons), qu’un sang impur abreuve nos sillons !

À ce patriotique appel, la plupart des citoyens qui, après la lecture du décret de la commune, s’étaient écriés : Aux armes ! — se sont joints aux volontaires… J’ai vu, entre autres, un homme dans la force de l’âge, les traits rayonnants d’ardeur civique, embrasser sa femme et ses deux petites filles qui l’accompagnaient, et les yeux pleins de larmes, s’écrier :

— Adieu, je vais vous défendre !

— Juste ciel ! tu ne peux partir ainsi… tout de suite ! sans argent, sans effets ! — répond l’épouse alarmée en retenant son mari, tandis que les deux enfants se saisissent de ses mains et tendent en larmes en s’écriant : — Père ! père ! ne t’en va pas !

Mais le patriote, embrassant de nouveau ses petites filles et sa femme, dit à celle-ci d’une voix entrecoupée : — Dans une heure, sois au champ de Mars avec nos enfants, en face de l’École militaire ; vous m’apporterez un sac de linge, une paire de souliers, de l’argent et mon fusil.

Et il disparaît dans les rangs des volontaires qui s’éloignent en continuant de chanter la Marseillaise.

J’étais encore sous la profonde impression de cet acte patriotique, lorsque j’entends lire à haute voix ce fragment d’un placard affiché, disait-on, par ordre des ministres :

«… Citoyens de Paris, vous avez des traîtres dans votre sein… Ah ! sans eux, le combat serait bientôt fini… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Quels sont les traîtres ? — disait-on autour de moi. — Qui sont-ils ? sinon les royalistes cachés dans les repaires signalés par Gorsas.

— Et nos pères, nos maris, nos fils, nos frères s’enrôlent en masse pour courir aux frontières ? — s’écrie une femme avec épouvante, — qui nous défendra contre la fureur de ces ennemis intérieurs dont parle le placard ?

— Les scélérats ! ils déchaîneront dans Paris les brigands des prisons !

— N’a-t-on pas, avant-hier, entendu un galérien mis au carcan s’écrier : — « Vivent les Prussiens ! nos libérateurs ! — Vive le roi ! vive la reine ! »

— Misère de Dieu ! pendant que nous serons aux frontières, des bandits pilleront nos boutiques, violeront, égorgeront nos femmes et nos filles…

— Malheur à nous !

— Que faire ? que faire ? Ah ! si nos ennemis n’étaient qu’à la frontière !

— Mais, partir en laissant derrière soi femmes, enfants, vieillards, exposés sans défense à la rage de nos ennemis… Oh ! c’est affreux.

— Et cependant si nous n’allons combattre les armées étrangères, si elles arrivent devant Paris et qu’elles le prennent, la ville, traitée en place conquise, sera livrée à toutes les horreurs de la guerre. N’avez-vous pas lu le manifeste de Brunswick ? Ah ! malheur à nous ! que faire ? que faire ?

— Que faire, citoyens ? — s’écrie soudain une voix. — L’ami du Peuple nous le dit ce qu’il faut faire.

— Quoi ? que dit-il ? que dit-il ?

— Écoutez la lecture de ce placard que Marat vient de faire afficher.

— Silence ! écoutons, écoutons !

Le silence se rétablit, et j’entends lire ce qui suit :


« l’ami du peuple aux parisiens.


» Folie ! folie ! de faire leur procès aux contre-révolutionnaires.

» Peuple, porte-toi en armes à l’Abbaye :

» Arraches-en les traîtres, les officiers suisses et leurs complices… passe-les au fils de l’épée !!

» Peuple, frappe tes ennemis de terreur, sinon tu es perdu ! »

Cette exécrable provocation à l’extermination en masse de prisonniers, généralement coupables, c’est hors de doute, mais à des degrés différents et parmi lesquels se pouvaient trouver quelques innocents, cet appel au carnage fut pour moi un trait de lumière ; je compris le sens des sinistres paroles de Victoria… Son esprit, de plus en plus aigri, ulcéré, s’égarait parfois à ce point qu’elle partageait les accès de monomanie sanguinaire de Marat. Hélas ! pour moi, plus de doute, Victoria, probablement instruite de cette excitation au massacre, y faisait une effrayante allusion en me disant : « Qu’elle allait se faire belle pour la fête d’aujourd’hui. » — À ce souvenir, je frissonnai d’horreur. Je remarquai bientôt que tout d’abord la lecture du placard de Marat causa un sentiment universel de répulsion et de révolte. Il en arrivait heureusement presque toujours ainsi lorsque l’Ami du peuple, qui témoignait souvent d’une si merveilleuse sagacité, d’un si rare bon sens dans ses sages et patriotiques avis à ses concitoyens, se livrait au délire de sa folie stupide et furieuse, demandant cent mille têtes et la dictature pour sauver la révolution. Cependant, en raison de l’effrayant concours de circonstances actuelles, et de l’espèce d’à-propos que donnait la conspiration permanente des prisons à l’atroce placard de Marat, je vis que le premier mouvement d’indignation suscité par ce placard s’affaiblissait peu à peu, surtout après une sorte de discussion qui bientôt s’éleva entre quelques citoyens et le lecteur de la sanguinaire affiche ; celui-ci, afin d’être mieux entendu, monta sur une borne. Jeune encore et vêtu de deuil, il portait son bras gauche en écharpe ; j’observais attentivement sa physionomie : elle était ouverte, résolue, annonçait un caractère irascible, mais ne révélait en rien des passions basses ou féroces.

— Citoyens ! — s’écrie cet homme, — j’ai eu le bras cassé à l’attaque des Tuileries ; mon frère, criblé de coups de baïonnettes par les Suisses, est mort entre mes bras des suites de ses blessures, oui… Savez-vous quel jour il est mort ?… Le jour même où la haute cour d’Orléans acquittait Montmorin, complice de Louis Capet ; le jour même où elle acquittait le colonel Bakman, l’un de ceux qui, le 10 août, ont donné l’ordre de faire feu sur le peuple, qui, sans défiance, fraternisait avec les Suisses ! !

— Les juges de la haute cour sont des traîtres !

— Des scélérats !

— Oui, ce sont des traîtres, des scélérats — reprend l’orateur. — Mais Orléans est loin, et l’Abbaye, remplie d’autres traîtres et d’autres scélérats, est sous notre main !… Marchons à l’Abbaye !

— Vous êtes un honnête homme, — me suis je écrié ; — vous n’irez pas égorger des prisonniers ! vous n’êtes pas un assassin !

— Non, je ne suis pas un assassin ! car l’un des premiers j’ai été délivrer les Suisses prisonniers que l’on voulait massacrer, — répond l’orateur. — Je voyais dans ces malheureux d’aveugles instruments du despotisme ! Ce que je voulais, ce que nous voulions tous, en nous montrant cléments après la victoire, c’était avoir justice des chefs, des grands conspirateurs.

— Oui ! oui !

— Cette justice, l’avons-nous eue ?

— Non ! non !

— Eh bien, le peuple est las d’être trompé, dupé… On ne lui fait pas justice, qu’il se la fasse lui-même !… — s’écrie l’orateur. — Montmorin, Bakman et d’autres scélérats sont à l’Abbaye, frappons-les, et partons pour la frontière. Marat, cette fois-ci, a raison ! Je le traitais de fou furieux quand il demandait cent mille têtes et la dictature ! aujourd’hui il nous dit : « Faites justice des criminels avérés, sinon vous êtes perdus. » Je suis de son avis. Cet avis est cruel, mais la nécessité le dicte, je l’approuve !

— Nous aussi ! — crièrent un grand nombre de voix. — La justice absout les scélérats, frappons-les ! ! — À l’Abbaye… à l’Abbaye ! ! 


Épouvanté de l’impression favorable que causait cet assentiment à la monstrueuse doctrine de Marat, je tentai de conjurer le massacre. élevant la voix au milieu du tumulte, et m’adressant à l’orateur :

— Citoyen ! un mot, un mot seulement ! Vous dites vrai : il existe à l’Abbaye de grands criminels ; mais, avouez-le, tous les prisonniers ne sont pas coupables au même degré ! N’en est-il pas d’incarcérés seulement comme suspects ? Savez-vous si, parmi ceux-là mêmes, il n’en est pas d’innocents ? Et, dans ce doute, vous les tueriez tous ?… Non ! cent fois non, citoyen ! ! Vous êtes trop bon patriote pour commettre un pareil crime ! il souillerait à jamais la révolution ! ! Vous êtes trop courageux pour commettre une pareille lâcheté ! Je vous dis, moi, que si criminels qu’ils soient, vous ne massacrerez pas des hommes sans défense ! !

Ces quelques paroles, prononcées par moi avec une chaleureuse conviction, me parurent, pendant un moment, impressionner la foule ; je vis soudain un forgeron, d’une carrure herculéenne, coiffé d’un bonnet rouge, d’où s’échappait une forêt de cheveux gris, s’élancer sur un banc de pierre placé près d’une porte cochère, et réclamer la parole. Je reconnus ce forgeron, je l’avais vu, le 10 août, dans la salle de l’Assemblée, lors de la délivrance des soldats suisses, desquels il fut l’un des sauveurs ; car il rapporta, ce jour là, entre ses bras, un pauvre enfant de dix ou douze ans, fifre de l’un de ces régiments.

— Et moi aussi je veux exterminer nos ennemis avant de partir pour la frontière ! — s’écria le forgeron. — Mais, moi, je n’égorge pas, je me bats ! Allons aux prisons : s’il y a cent prisonniers, mettons-nous cent en face d’eux, armons-les comme nous de sabres, de piques, et bûchons-nous à mort ! Nous combattons pour la liberté, nous serons vainqueurs !

Cette proposition d’une sauvage énergie (qui devait plus tard se reproduire), a été consignée dans les écrits royalistes, au sujet de ces déplorables journées ; cette proposition, qui substituait du moins au massacre le champ-clos et des armes égales, fut accueillie par les acclamations de la majorité des auditeurs ; j’allais, à tout hasard, l’appuyer, de deux maux choisissant le moindre, lorsqu’un citoyen, haletant, s’élance sur le banc, à côté du forgeron, et s’écrie :

— Je sors de l’Assemblée… l’on vient d’y apporter les nouvelles les plus graves ! !

— Parlez, parlez ! — s’écrie la foule, cédant à la fiévreuse mobilité des angoisses de toute nature dont elle était tourmentée. Les prisonniers furent un moment oubliés, et plusieurs voix s’adressant au nouveau venu : — Parlez, parlez ! — Silence ! — Écoutons !

— Lorsque les commissaires de la commune ont donné lecture de ses décrets à l’Assemblée, Vergniaud s’est écrié : « Je reconnais Paris au courage de sa démarche ! et maintenant on peut dire que la patrie est sauvée ! » Il a appelé Longwy, qui s’est rendu aux Prussiens, la ville des lâches !

— Bien dit ! — C’est vrai ! — Bravo ! — Vive la nation !

— Et Vergniaud, entendant au loin le refrain de la Marseillaise, s’est écrié : « C’est assez chanter la liberté, il faut la défendre. Ce ne sont plus des rois de bronze qu’il s’agit de renverser, ce sont les despotes de l’Europe ! »

— Oui ! oui ! mort aux tyrans ! — Mort au despotisme !

— Vergniaud a terminé son discours par ces admirables paroles : « Je demande que l’Assemblée, en ce moment corps militaire plus que législatif, envoie à l’instant, et chaque jour, douze commissaires au camp retranché du champ de Mars, non pour exhorter par de vains discours les citoyens à travailler, mais pour prendre eux-mêmes la pioche. Il n’est plus temps de discourir, il faut creuser la fosse de nos ennemis, sinon, à chacun de leurs pas, ils creuseront la nôtre ! N’oubliez pas ceci, citoyens : Nos ennemis sont devant nous et derrière nous. »

— C’est vrai : devant nous les Prussiens, derrière nous les royalistes !

— Les brigands des prisons !

— Écoutez ! écoutez !

— Lorsque Vergniaud est descendu de la tribune, — continue l’orateur, — Roland, ministre de l’intérieur, a demandé la parole pour instruire l’Assemblée de nouvelles très-importantes.

— Lesquelles ? lesquelles ?

— La Vendée, fanatisée par les prêtres réfractaires, s’est soulevée en plusieurs endroits, et des patriotes ont été massacrés.

— Vengeance !

— Toujours les prêtres !

— Ceux qui remplissent les prisons nous feront aussi égorger, s’ils le peuvent.

— Silence ! silence !

— Une partie du Midi est aussi fanatisée par les prêtres et par les ci-devant nobles, — a ajouté Roland ; — c’est le foyer d’une vaste conspiration, dont le comte du Saillant est le chef… Il s’intitule lieutenant-général de l’armée des princes.

De nouveaux cris de vengeance et d’indignation éclatent de toutes parts ; le tumulte s’apaise.

— Après Roland, — continue l’orateur, — Lebrun, ministre des affaires étrangères, a annoncé que vingt mille Russes traversaient la Pologne et l’Allemagne pour marcher contre nous, tandis qu’une flotte russe sortait de la mer Noire pour passer les Dardanelles et débarquer à Marseille.

— Pauvre France ! cernée et attaquée de tous côtés ! — Ah ! c’est une guerre à mort ! — Nous saurons vaincre ou mourir ! — Nos ennemis intérieurs sont les plus dangereux.

— Il faut nous en débarrasser.

— Oui, oui !

— Et Danton, le brave Danton, n’a-t-il rien dit ?

— Il a été sublime, — répond l’orateur. — « Tout s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre, — s’est écrié Danton. — Vous savez que Verdun n’est pas encore au pouvoir de l’ennemi ; vous savez que la garnison a juré d’immoler le premier qui parlerait de se rendre. Une partie du peuple va courir aux frontières, une autre va creuser des retranchements ; une autre armée défendra la ville à coups de piques, cette dernière raison des peuples contre le canon, la dernière raison des rois. »

— Brave Danton ! On le reconnaît à ces paroles !

« — Citoyens représentants, — continue Danton, — nous vous demandons de concourir avec nous à diriger le mouvement héroïque du peuple : que quiconque refusera de servir de sa personne ou de livrer ses armes soit puni de mort. »

— Oui ! oui ! à mort les traîtres ! — Vive la nation !

« — Tous ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous ! » Ces dernières paroles prononcées par Danton, l’Assemblée entière s’est levée avec enthousiasme, — ajoute l’orateur. — « Le tocsin qui sonne n’est pas un signal d’alarme, — s’est écrié Danton. — Non ! c’est la charge contre les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée ! »

Il est impossible de peindre l’espèce de transport, de commotion électrique dont fut soulevée la foule frémissante à ces dernières et sublimes paroles de Danton : De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée ! Héroïques paroles qu’accompagnaient en ce jour (et j’insiste sur cette particularité, parce qu’elle avait une action irrésistible et pour ainsi dire physique sur les masses), qu’accompagnaient, dis-je, les tintements du tocsin, les échos prolongés du canon d’alarme, tirant de cinq minutes en cinq minutes, et se joignant aux roulements lointains du tambour, mêlés aux accents de la Marseillaise, chantée en chœur par des colonnes de volontaires. La brûlante énergie de Danton, semblant soudain embraser toutes les âmes, surexcita jusqu’à leur dernière puissance les ardeurs les plus saintes et les plus sanguinaires, l’amour sacré de la patrie et une impitoyable soif de vengeance contre les ennemis de la révolution ; mais, du moins, l’impartialité me commande de le dire, et j’en jure Dieu ! en ce moment suprême, le massacre des prisons, auquel je m’étais opposé de toutes mes forces, auquel je devais m’opposer jusqu’à la fin, le massacre des prisons était sincèrement considéré par la population, bourgeois ou artisans, comme une mesure de salut public, mesure suprême que beaucoup déploraient, mais qu’ils regardaient comme une nécessité fatale, comme une question de vie ou de mort pour eux, pour la France, pour la révolution.

L’orateur populaire venait de citer les paroles de Danton, lorsque des afficheurs placardèrent de nouveaux décrets rendus, pour ainsi dire d’heure en heure, par la commune de Paris en permanence.

Le premier était ainsi conçu :


« la commune de paris arrête et décrète :


» Art. 1. — Tous les chevaux en état de servir à ceux qui se rendent aux frontières seront à l’instant requis.

» Art. 2. — Tous les citoyens se trouveront prêts à marcher au premier signal.

« Art. 3. — Ceux qui, par leur âge, leurs infirmités, ne peuvent se mettre en marche, déposeront leurs armes à leurs sections, et
 on armera ceux des citoyens peu fortunés qui vont voler à la frontière.

» Art. 4. — Les barrières seront à l’instant fermées.

» Paris, 2 septembre 1792.

» Coulombeau. »...............................

Ce dernier paragraphe, ordonnant la fermeture des barrières, causa un frémissement farouche dans la foule ; cette pensée vint spontanément à tous les esprits : « La commune ordonne de fermer les barrières afin que nos ennemis intérieurs ne puissent nous échapper ! ! ! » Cette sinistre espérance se manifesta par des acclamations de toute nature ; l’on connaissait l’ardent civisme de la commune de Paris, élue par les sections pendant la nuit qui précéda l’insurrection du 10 août. Les membres du conseil municipal avaient et méritaient presque tous la réputation d’honnêtes gens dans l’acception la plus étendue de ces termes ; on les savait excellents patriotes. Leur approbation, d’abord tacite, et bientôt avouée, au sujet de l’exécution en masse des prisonniers, devait lever les scrupules des plus timorés, plus que jamais persuadés, je le répète, tout en la regrettant, de la terrible nécessité d’une mesure de salut public. La lecture que l’on fit à haute voix d’un autre arrêté de la commune, arrêté qui m’intéressait spécialement, en cela que j’exerce la profession de serrurier, attira mon attention. Telle était la teneur de ce décret :


« la commune de paris
» Décrète :

» 1o Les enrôlements se feront dans les sections, dans les théâtres et sur les places publiques.

» 2o Les citoyens étrangers s’enrôleront à l’Hôtel de Ville.

» 3o Le département de Paris fournira sur-le-champ soixante mille hommes.

» — Les armuriers, serruriers, forgerons, se rendront au comité militaire pour déclarer combien ils peuvent fabriquer de fusils, de piques, de sabres, etc., etc.

Les cercueil de plomb, seront fondus pour faire des balles ; les invalides se chargeront de ce travail.

» Paris, 2 septembre 1792.

» Coulombeau. »...............................

Hélas ! vous le voyez, fils de Joel, en cette terrible journée, tout concourait à jeter la population dans un sombre et curieux vertige… Tout, jusqu’à ces munitions de guerre arrachées aux cercueils, dont le plomb allait être fondu en balles. Dites, fils de Joël, lorsqu’un perfide en est réduit, par l’inexorable et sainte nécessité de la défense de la patrie, à profaner les dépouilles des morts, est-il surprenant que tous les esprits, bouleversés, perdent, au milieu d’une pareille crise, les notions absolues du juste et de l’injuste ? Ah ! je vous le répète, il n’est pas une des circonstances de ces journées redoutables qui n’ait poussé à la fatalité du massacre des prisons… Enfin, les contrastes les plus touchants devaient rendre ces temps non pareils dans l’histoire. Un dernier décret de la commune, que l’on afficha sous mes yeux, contenait cet appel aux femmes :

« Citoyennes !

» Des tentes sont nécessaires pour le camp sous Paris et pour l’armée ; elles ne sont pas encore faites, le temps presse !

» Citoyennes ! !

» Hâtez-vous de vous rendre dans les églises, afin d’y travailler aux effets de campement !

» Vous servirez la patrie, vous contribuerez au salut public !!

» Paris, 2 septembre 1792.

» Coulombeau. »...............................

À peine les femmes de toute condition, mêlées à la foule, eurent-elles connaissance de ce décret, qu’elles le saluèrent de leurs acclamations ; leur sentiment général témoignait surtout d’une vive reconnaissance envers la commune de Paris, qui — « les appelait à servir la patrie, à contribuer au salut public ! » — J’ai entendu avec attendrissement ces mots qu’une femme âgée, semblant appartenir à la petite bourgeoisie, adressait à sa fille :

— Viens, mon enfant, ton père et ton frère partiront ce soir pour la frontière, allons travailler aux tentes ; peut-être abriteront-elles ceux que nous aimons !

— En tous cas, elles abriteront toujours de courageux patriotes, — répondit la jeune fille. — Viens, ma mère, viens vite !

— Aux églises ! aux églises ! — crièrent en courant un grand nombre d’autres femmes pauvrement vêtues. — À nous l’aiguille ! à nos hommes le fusil ! !

— Et il nous faudra peut-être le prendre le fusil ! — dit une matrone de virile apparence ; — ou, à défaut de fusils, nous armer de couteaux, de bâtons, de pierres, pour nous défendre, puisque les prêtres et les aristocrates n’attendent que le départ de nos hommes pour faire mettre Paris à feu et à sang par les brigands !

Ces derniers mots venaient de réveiller la fureur populaire contre les prisonniers, lorsqu’un très-jeune homme de grande taille, d’une figure remarquablement douce et belle, vêtu en bourgeois, portant sur son dos un havre-sac de soldat, une gourde en sautoir, et à la main un fusil de chasse, fend la foule, s’élance sur le banc de pierre servant de tribune, et, pâle, ému, le regard étincelant, s’écrie :

— Citoyens ! quelques amis et moi, élèves de notre illustre maître David, le grand peintre républicain, nous partons à l’instant pour la frontière !

— Braves jeunes gens ! — Vive la nation ! — Vivent les volontaires patriotes !

— Nous faisons notre devoir civique, rien de plus. Ce n’est pas pour solliciter vos applaudissements que je monte sur ce banc, — reprend le jeune peintre ; — je viens vous parler des prisons !

— Écoutons ! écoutons !

— Mes amis et moi, avant de partir, nous sommes allés demander des armes à la commune ; en ce moment, elle recevait à sa barre les délégués des sections ; celle du faubourg Poissonnière a signifié au conseil municipal l’arrêté suivant, pris à l’unanimité :

— Écoutez, écoutez !

« — La section Poissonnière, considérant les dangers imminents de la patrie ; considérant les manœuvres infernales des prêtres et des aristocrates ; considérant qu’il faut les frapper de terreur,

» Arrête :

» Tous les prêtres et autres personnes renfermées comme suspectes dans les prisons de Paris, seront sur-le-champ mises à mort ! »

— Vive la nation ! à mort les traîtres ! — Silence ! — Écoutez ! écoutez !

— Les délégués de la section du Luxembourg, — continue le jeune peintre avec une exaltation croissante, — ont déclaré à la commune que, à l’unanimité, il a été adopté, puis écrit dans le registre des délibérations : — « Qu’il était urgent de purger les prisons avant de courir aux frontières. » — Trois commissaires sont venus notifier l’arrêté à la commune. Les sections des Thermes de Julien, des Quinze-Vingts, de Mauconseil ont pris le même arrêté.

— Aux prisons ! aux prisons ! exterminons les scélérats ! — Il n’y a qu’un cri contre eux dans Paris ! — À mort ! — Purgeons les prisons !

— D’autres délégués de sections arrivaient à la barre de la commune, — poursuivit le jeune peintre ; — lorsque nous avons quitté la salle, Tallien leur disait : « — Aux armes, citoyens ! qu’il ne reste pas à Paris, derrière vous, un seul de nos ennemis pour se réjouir de nos revers, et frapper en notre absence vos femmes et vos enfants ! » — Enfin, citoyens, l’un de mes amis, que je viens de rencontrer à l’instant, m’a affirmé que Danton a dit ce matin…

— Silence ! écoutons ce qu’a dit Danton !

— Danton a dit ce matin : « La France est envahie, démembrée, la révolution perdue, si nous ne mettons enfin terme aux scélératesses de nos ennemis ; il faut faire peur aux royalistes. »

— Vive Danton ! — Oui, oui, frappons nos ennemis ! — Faisons peur aux royalistes !

— Donc, citoyens, aux prisons d’abord, et après… aux frontières ! Vive la nation ! vive la république ! — s’écrie le jeune peintre avec énergie. Et il descend du banc au milieu des acclamations des spectateurs en délire.

— Aux prisons ! aux prisons ! — À mort les prêtres ! — À mort les aristocrates !

J’étais plongé dans l’épouvante et le désespoir. Je ne pouvais plus en douter, l’opinion publique, en proie au vertige d’une lâche panique, voyait dans l’extermination en masse une mesure de salut public. Les sections députaient leurs délégués à la commune pour lui notifier l’urgence de purger les prisons. La commune, par l’organe de Tallien, approuvait le massacre ; enfin, Danton l’approuvait aussi ; Danton, ministre de la justice, élu par l’Assemblée ! Que dire, enfin ? Le jeune artiste, d’une figure si belle et si douce, éclairé par l’éducation, par la culture des arts, le voulait aussi, ce massacre… Comment pouvais-je espérer lutter contre de pareilles convictions ? Je l’essayai pourtant, n’ignorant pas, d’ailleurs, que je risquais ma vie ; car, en ces moments d’effervescence et d’entraînement, lutter contre le vœu général, c’est s’exposer à passer pour un traître : peu m’importait. Je m’élance sur le banc d’où le jeune peintre venait de descendre, et alors qu’un mouvement spontané de la foule allait la disperser dans les diverses directions des prisons, je m’écrie, les larmes aux yeux, et d’une voix où palpitaient toutes les angoisses de mon âme :

— Citoyens ! au nom de la patrie ! au nom de la révolution ! un dernier mot, je vous en adjure, un seul mot encore !

Ma pâleur, les terribles appréhensions qui se lisaient sans doute sur mes traits, mes larmes, mon accent suppliant, impressionnent la foule, le silence se rétablit, l’on m’écoute et je reprends :

— Citoyens ! supposez que nous tous, patriotes ici présents, nous soyons incarcérés par nos ennemis triomphants…

— Eh bien ! — reprennent plusieurs voix exprimant la surprise. — Eh bien ! — Ensuite ?

— Le crime dont les royalistes nous accusent, c’est la prise des Tuileries, c’est la prise de la Bastille ; j’y étais, j’ai été blessé !

— C’est vrai, je reconnais le citoyen Jean Lebrenn, — dirent plusieurs voix ; — il est du quartier ; — c’est un bon patriote.

— Alors, qu’il achève. — Finissons-en, — s’écrièrent d’autres voix avec impatience. — Où veut-il en venir ?

— À ceci, citoyens : nous sommes incarcérés, nos ennemis se précipitent dans notre prison, nous surprennent sans défense, sans moyen de fuir, et nous massacrent tous !… dites, ne serait-ce pas là quelque chose de lâche, d’horrible, de monstrueux ?

— Sans doute, — répondent involontairement quelques voix ; — ce serait atroce.

— Et cette atrocité, vous la voudriez commettre ! — me suis-je écrié les mains jointes ; — vous, les généreux vainqueurs du 14 juillet et du 10 août ! ! ! Vous, qui avez arraché les Suisses aux scélérats qui allaient les égorger ! !

Mais, soudain, des cris, des huées, des imprécations menaçantes couvrent ma voix.

— C’est un endormeur !

— Un traître !

— Un royaliste déguisé !

— Il ose nous comparer aux aristocrates et aux prêtres, complices de l’étranger !

— Oui, nous la commettrons, ce que tu appelles une atrocité ! Elle sauvera la patrie, nos femmes, nos enfants ! — Mieux vaut égorger que d’être égorgé !

— À mort, les traîtres !

— Commençons par lui.

En ce moment, je vous le dis, fils de Joël, j’ai cru ma dernière heure sonnée. J’ai donné ma pensée suprême à la république, à ma sœur, à mademoiselle Desmarais, et je me suis résigné à mourir. Précipité du banc où j’étais monté, la foule en furie m’entoure, me serre, me saisit ; mon uniforme est mis en lambeaux ; déjà le jeune peintre, s’emparant de mon sabre, le dégaine pour me frapper, lorsque plusieurs patriotes de mon quartier (cette scène se passait non loin de ma demeure) s’interposent entre mes adversaires et moi, répondant de mon civisme, prennent courageusement ma défense, m’arrachent aux mains qui m’entraînaient, me font un rempart de leurs corps, et me poussent sous la voûte de la porte-cochère près de laquelle se trouvait le banc où j’étais d’abord monté, puis referment cette porte sur moi. Je tombai brisé, presque défaillant, et bientôt j’entendis la foule se disperser en criant :

— Vive la nation ! — Aux prisons ! aux prisons ! — Mort aux royalistes !

C’en était fait, le massacre allait s’accomplir. J’avais, dans mon humble sphère, employé tout ce que je possédais d’intelligence et de force morale afin de ramener aux principes de l’éternelle justice la foule égarée ; j’avais sciemment risqué ma vie afin de conjurer ce qui me semblait un crime et un malheur pour la révolution ; j’avais accompli mon devoir jusqu’au bout ; ma conscience, du moins, ne me reprochait rien.

Le portier de la maison où je trouvais un asile, maison voisine de ma demeure, je l’ai dit, me donna, ainsi que sa femme, des soins empressés ; tous deux me connaissaient de vue comme enfant du quartier. Je me remis peu à peu, le portier me prêta une carmagnole, afin de remplacer mon uniforme de garde national mis en pièces ; je n’oublierai jamais les quelques mots prononcés par ces bonnes gens, au moment où je les quittais, en les remerciant de leurs bons secours.

— Que diable aussi, mon voisin, entre nous, vous étiez dans votre tort tout à l’heure, — me dit le brave homme, qui, du seuil de sa porte, venait d’être témoin de la scène précédente. — Eh ! sans doute, vous étiez dans votre tort, quoique vous ayez cédé à votre bon cœur ! Mon Dieu, moi aussi j’ai bon cœur ! et tel que vous me voyez, je serais incapable de couper le cou à un poulet ! Pourtant je me dis : Ceux qui, en ce moment-ci, ont le courage (et je ne suis pas de ceux-là) d’aller purger les prisons, sauvent la patrie et notre révolution, en faisant peur aux royalistes, comme a dit M. Danton, en les empêchant ainsi de déchaîner la guerre civile sur toute la France et de se joindre à l’étranger pour la combattre. Hélas ! je dis comme vous : C’est bien terrible d’en arriver là ; mais, que voulez-vous, nécessité n’a pas de loi : il s’agit du salut de la nation, il s’agit de tuer ou d’être tué. Ma foi, dans ce cas-là, écoutez donc, chacun pour sa peau !

— Mais dame, oui, — ajoute, en reprenant son tricot, la portière, femme d’une figure débonnaire ; — et puis, à qui la faute ? Les ci-devant et les prêtres ne cessent de conspirer depuis trois ans et plus avec Veto et l’Autrichienne. Ils lancent les Prussiens, les pandours sur notre pauvre pays ; dame, écoutez donc, voisin, on se lasse, et il faut bien que, d’une manière ou d’une autre, tout ça finisse !

— Ma femme a raison ; et puis, voyez-vous, voisin, lorsque, depuis les sections jusqu’à la commune et à M. Danton, tout le monde dit qu’on doit purger les prisons, il faut que ça soit vrai ; tant de personnes ne s’accorderaient pas dans une seule et même pensée, si, au fond, ce n’était pas juste. Que diable ! tant d’honnêtes gens, et j’en suis, ma femme aussi, ne voudraient pas le mal ; il faut qu’il y ait quelque chose dans l’air, en vertu de quoi un chacun regarde comme une mesure, hélas ! malheureusement nécessaire, la purge des prisons. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai cité ces paroles, fils de Joël, parce qu’elles sont la fidèle expression du sentiment général actuel (demain, sans doute, l’opinion changera) au sujet du massacre des prisons. Ah ! c’est qu’aujourd’hui, ainsi que le disait ce pauvre homme, avec une cruauté naïve, c’est qu’aujourd’hui il y a, en effet, quelque chose dans l’air ; c’est qu’en effet on aspire, par tous les pores, je ne sais quel principe contagieux, dont l’influence pénètre les meilleurs esprits, les plonge dans une sorte de vertige homicide ou de folle terreur, qui bouleverse en eux les notions du juste et de l’injuste ! Ainsi, l’atmosphère orageuse, chargée de foudres et de tempête, nous jette parfois dans une anxiété nerveuse, pénible, étouffante et trouble notre sommeil par des songes effrayants. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En sortant de la maison où j’avais trouvé un refuge, je me suis rendu, non pas à ma section, afin d’y rejoindre mes camarades de la garde nationale, ainsi que je me l’étais d’abord proposé ; mais, selon l’appel fait par l’Assemblée à tous les artisans armuriers, forgerons ou serruriers, qu’il devaient être chargés de fabriquer en hâte le plus grand nombre d’armes possible, je me suis dirigé vers l’Assemblée nationale, où se tenait en permanence le comité militaire. J’espérais que le nombre d’ouvriers de ces métiers serait plus que suffisant à la fabrication des armes ; en ce cas, j’étais résolu de partir le lendemain pour l’armée. Deux motifs me dictaient cette résolution : d’abord mon devoir civique, puis le profond chagrin où me jetait l’égarement de l’esprit de Victoria. Oui, en ce moment sans doute, affreuse pensée, elle assistait au massacre des prisons ! calme et farouche comme la déité des représailles. Hélas ! je le sentais, le souvenir de ces sanglantes journées devait me rendre pour longtemps pénible la présence de ma sœur, jusqu’alors tant aimée ; j’avais d’ailleurs reçu, depuis peu de jours, une touchante lettre de mademoiselle Charlotte Desmarais. Elle résidait toujours à Lyon, auprès de sa mère, et m’assurait de sa tendresse, de sa constance inébranlables, ajoutant qu’en face des périls dont les armées coalisées menaçaient le pays, mon devoir de citoyen était tracé ; qu’elle supporterait avec fermeté les nouvelles épreuves qui l’attendaient si je partais pour la frontière. Malheureusement, je ne pus m’enrôler ; la quantité d’artisans capables de façonner le fer devait à peine suffire à la fabrication des armes : il leur fut défendu de quitter Paris par un décret de l’Assemblée, rendu le 4 septembre 1792.

Je n’oublierai jamais le spectacle dont j’ai été témoin en me rendant à l’Assemblée.

Je m’arrêtai quelques moments place Vendôme : au milieu s’élevait une tente, soutenue à chaque angle par une pique surmontée d’un bonnet rouge. Sous cette tente, des officiers municipaux, ceints de l’écharpe tricolore, recevaient l’enrôlement des citoyens ; deux tambours superposés servaient de table : sur celui du dessus l’on voyait un encrier, une plume et le registre où s’inscrivaient les noms des volontaires ; chacun d’eux recevait l’accolade fraternelle de l’un des municipaux, et partait aux cris de : Vive la nation ! poussés par la foule dont la place était encombrée. Jours sans pareils dans l’histoire ! je le répète : jours étranges ! où l’on éprouvait à la fois les ressentiments les plus généreux et les plus horribles ! où l’amour de la patrie, l’héroïsme du dévouement civique, l’exaltation des plus saintes vertus de la famille, se mêlaient à des appétits de vengeance et d’extermination. J’entendais déjà dire autour de moi, ici avec une satisfaction farouche, ailleurs avec l’accent de l’indifférence ou de la résignation qu’impose une nécessité cruelle :

« — On est en train d’exécuter les conspirateurs, on purge les prisons. »

Ah ! fils de Joël, j’en jure Dieu, et je vous le dis le cœur navré, là, comme ailleurs, le plus grand nombre de ceux dont j’interrogeais les traits semblaient se dire :

« — Enfin, nous voici délivrés d’une calamité menaçante ! Certes, je n’aurais pas trempé mes mains dans le sang des prisonniers, malgré l’exécration que m’inspiraient leurs complots mais ce qui est fait est fait. C’était un mal nécessaire ; la révolution et la France seront sauvées par l’exemple de ce terrible châtiment infligé à nos ennemis éternels. »

Et, cependant, ceux qui pensaient ainsi sympathisaient ou participaient aux actes les plus touchants, les plus héroïques dont j’ai été témoin durant ma station sur la place Vendôme, et entre autres je vous citerai ceux-ci :

J’ai vu entrer sous la tente où les officiers municipaux recevaient les enrôlements, un grand et beau vieillard encore très-robuste, très-alerte ; ses cinq fils l’accompagnaient : le plus jeune semblait avoir au plus dix-huit ans ; l’aîné, âgé d’environ quarante ans, tenait par la main son fils, à peine adolescent et muni d’un léger fusil de chasse. Ces sept personnages, complètement armés, équipés à leurs frais, portaient sur le dos le havre-sac du soldat. Le vieillard s’avance sous la tente et dit à l’un des officiers municipaux :

— Citoyens, je me nomme Mathieu Bernard, je suis maître tanneur, je demeure rue Saint-Victor, no 71, avec mes cinq fils et mon petit-fils ; nous venons, eux et moi, nous enrôler ; nous partons sur-le-champ pour la frontière.

Des cris répétés de : — Vive la nation ! — acclament le civisme de cette famille, et le municipal, les yeux humides de pleurs d’admiration, inscrit avec un religieux respect sur le registre des engagements :

Le citoyen Mathieu Bernard, ses cinq fils et son petit-fils.

— Allons, mes amis, en route, et vive la nation ! — s’écrie le vieillard, sortant de la tente suivi de ses enfants. La femme de ce brave citoyen, sa fille, jeune personne de dix-sept ans, et l’épouse de son fils, les attendaient au dehors. L’on ne lisait sur les visages radieux de ces trois femmes ni crainte, ni regret ; les larmes dont brillaient leurs regards étaient des larmes d’enthousiasme patriotique. L’aïeule, d’une haute stature, avait les cheveux tout blancs et les sourcils encore noirs ; je n’ai, de ma vie, rencontré figure plus imposante que la sienne ; son mâle aspect me rappelait ces vaillantes matrones gauloises des temps antiques ; sa jeune fille, d’une beauté fière et douce, était debout, à ses côtés, ainsi que sa bru, dans un état de grossesse avancée. Les dernières paroles qu’elles adressèrent à leur mari, à leur père, à leurs frères, furent simples, dignes, contenues ; l’on sentait qu’elles n’étaient pas venues là pour paraître et faire montre de leurs sentiments.

— Adieu, mon ami, adieu, mes enfants ; allez et faites bien votre devoir ! — dit d’une voix grave la grand’mère à cheveux blancs. Cependant, cédant, malgré sa fermeté, à la prédilection des vieillards pour l’enfance, elle attire à elle son petit-fils adolescent, le baise au front, en ajoutant d’une voix légèrement attendrie :

— Ce baiser de ton aïeule te portera bonheur, mon enfant. Ne nous oublie pas ; mais, avant tout, pense à la patrie, notre mère à tous, adieu !…

— Au revoir, ma femme ; au revoir, ma fille et ma bru ; nous partons tranquilles sur notre sort ; les prisons sont purgées, — répondit le vieillard d’une voix calme et forte. — Nous n’avons plus à combattre que les Prussiens aux frontières, adieu et au revoir !

Lui aussi, ce vieillard héroïque, faisait allusion au massacre des prisons qui, à l’heure même, s’accomplissait. Et, après un dernier regard jeté sur sa femme, Matthieu Bernard s’éloigne, suivi de ses cinq fils, de son petit-fils, et tous entonnent la Marseillaise, aux acclamations populaires, mêlées au bruit du tocsin et du canon d’alarme.

Presque aussitôt après le départ de la famille Bernard, j’ai vu entrer timidement dans la tente des enrôlements une jeune fille et sa mère. Celle-ci s’adressant à l’un des municipaux :

— Citoyen, je suis veuve et n’ai pas de fils ; si j’en avais un, il serait aux frontières ; nous vivons, ma fille et moi, du produit d’une petite boutique de mercerie de la rue Saint-Martinv ; nous voudrions contribuer, pour notre pauvre part, au salut de la patrie : elle a besoin de ressources pour faire face à la guerre, voilà trois louis et une vieille timbale d’argent qui me vient de ma mère.

— Voilà un petit cœur en or et mon dé en argent : c’est tout ce que j’ai de plus précieux ! — ajoute la jeune fille en rougissant, et la chère enfant tire de sa poche son dé, puis détache de son cou un lacet noir, ayant pour coulant un petit cœur en or ; elle se disposait, ainsi que sa mère, à déposer cette offrande sur le tambour servant de table, lorsque l’officier municipal leur dit d’une voix émue :

— Citoyennes, je vous remercie au nom de la nation, mais ce n’est pas ici qu’on reçoit les offrandes à la patrie, c’est à l’Hôtel de Ville ou à la barre de l’Assemblée nationale ; permettez-moi, cependant, de vous demander votre nom, car j’admire votre civisme.

— Je me nomme Marthe Villaume, — répondit simplement la mercière, et s’adressant à sa fille : — Allons porter notre offrande à la barre de l’Assemblée, mon enfant…

Ah ! fils de Joël, retenez le nom de Marthe Villaume ! Dites ! quoi de plus touchant que ce modeste don à la patrie ! oh ! bien touchant ! Ne représente-t-il pas l’épargne, le luxe, la parure de ces deux pauvres généreuses créatures ? Ces trois louis, sans doute économisés à grand’peine ; cette vieille timbale d’argent, à laquelle se rattachent de pieux souvenirs de famille ; enfin ce petit cœur en or, unique joyau, unique parure de la jeune fille, et puis son dé en argent, symbole de ses journées laborieuses. Ah ! si respectable qu’elle soit, qu’est-ce que l’offrande d’un riche, prise sur son superflu, auprès de la modeste offrande de la mercière et de sa fille ? Leur nom obscur vivra du moins dans l’histoire, ainsi que celui de tant d’autres donataires. Je citerai tout à l’heure ces noms, car je devais revoir Marthe Villiaume à la barre de l’Assemblée, parmi le grand nombre de personnes de toute condition qui accouraient faire hommage à la patrie de ce dont elles pouvaient disposer pour sa défense ! Admirable élan dont le souvenir fera peut-être un jour oublier le côté sanglant, fatal de ces grands jours immortalisés par tant d’actes civiques !

Marthe Villiaume venait de quitter la tente des enrôlements, lorsque j’ai vu s’en approcher lentement une petite femme en deuil, coiffée du bonnet des veuves : elle était d’une mortelle pâleur ; de vifs chagrins, ou la suite d’une longue maladie, avaient sans doute profondément altéré sa santé, car cette veuve valétudinaire marchait avec peine en s’appuyant sur le bras de son fils, jeune homme frêle, de petite stature, et presque aussi pâle que sa mère ; mais le feu de son regard, l’énergie de sa physionomie, annonçaient en lui une puissance morale hors de toutes proportions avec sa débile apparence ; cependant il venait s’enrôler, consultant plus sa bravoure que ses forces. Au moment où il s’apprêtait à quitter le bras de sa mère, afin d’entrer dans la tente et d’inscrire son nom sur le registre des engagements, j’ai été témoin d’une scène muette, navrante… dont la mémoire me sera toujours présente ; le jeune homme allait donc quitter le bras de sa mère, lorsque soudain et par réflexion elle le retint presque convulsivement et se serra contre lui. Ce mouvement involontaire disait évidemment qu’en ce moment suprême la veuve hésitait à se séparer, sans doute, hélas ! et pour toujours, de son fils, car je lisais dans le regard poignant qu’elle jetait sur lui cette pensée douloureuse :

« — Je suis bien maladive, tu es bien chétif, mon pauvre enfant ; je ne résisterai pas au chagrin de ton absence ; et toi, tu succomberas aux fatigues de la guerre ; nous ne nous reverrons plus. Ce sacrifice est au-dessus de mes forces ; ne nous séparons pas, je t’en conjure, ne m’abandonne pas ! »

Mais, tout à coup, le canon d’alarme, qui continuait de retentir de cinq minutes en cinq minutes, se fait entendre. La veuve, à ce bruit, lève les yeux au ciel et, d’un geste prompt, sublime, pousse son enfant vers la tente, en semblant lui dire :

— Va ! quoi qu’il m’en coûte, fais ton devoir, la patrie t’appelle !

Mère vaillante, elle n’avait qu’un fils, et au salut du pays elle faisait cette offrande de la chair de sa chair, du sang de son sang, n’espérant plus revoir cet enfant, son unique consolation peut-être !

Pendant que le fils de la veuve signait son enrôlement d’une main fiévreuse, j’ai entendu le claquement d’un fouet, et ces mots criés d’une voix joyeuse et sonore :

— Gare, citoyens ! gare, s’il vous plaît. Oh hé ! tout beau, Gris-gris ! tout beau, Rouget ! — Et bientôt j’ai vu s’approcher à travers la foule qui s’écartait à son passage un homme dans la force de l’âge, d’une figure ouverte et martiale, coiffé d’un chapeau ciré, vêtu d’une houppelande ; il montait un cheval gris et conduisait en main un cheval bai, tous deux harnachés pour le trait ; l’un d’eux était chargé en croupe d’une sacoche d’avoine, d’une provision de foin renfermée dans un filet ; l’autre cheval portait une valise. La houppelande de ce citoyen était serrée à la taille par le ceinturon d’un sabre de cavalerie pendant à son côté. J’ai remarqué avec surprise que le cuir blanc de la dragonne de ce sabre était rougi… et paraissait humide de sang ! !

— Citoyens municipaux, — dit le cavalier, sans descendre du cheval qu’il montait, et qu’il arrêta au seuil de la tente, — inscrivez comme enrôlé volontaire Jacques Duchemin, cocher de fiacre à son compte et ancien canonnier ; j’ai vendu mon berlingot pour payer mes frais de route ; je pars pour la frontière avec Gris-gris et Rouget, dont je fais offrande à la patrie ! demandant la faveur de ne pas me séparer de mes bêtes et d’être enrôlé avec elles dans un régiment d’artillerie à cheval ! Je réponds de Gris-gris et de Rouget comme de moi-même. On les verra donner crânement dans le collier, si on les attelle à une pièce de quatre ! Donc, citoyens municipaux, inscrivez-nous, mes bêtes et moi. J’ai prêté un coup de main aux bons patriotes qui travaillaient à l’Abbaye, — ajoute le cocher, en portant la main à la garde de son sabre rougie de sang. — L’affaire est faite, les prisons sont purgées ; maintenant, sacrebleu ! aux frontières ! — Et, entendant le retentissement du canon d’alarme, l’ancien artilleur s’écrie gaiement en tournant la tête et comme s’il eût répondu à l’appel du canon : — On y va, mon vieux brutal ! je reconnais ta voix, on y va… Aux frontières ! on y va !

Cette saillie soldatesque, et le civisme du citoyen Duchemin, sont vivement applaudis par les spectateurs. L’un des municipaux, s’avançant au seuil de la tente, dit au cocher de fiacre :

— Citoyen, je vous ai inscrit sur le registre des enrôlements ; mais le don patriotique de vos chevaux doit être déclaré par vous à l’Hôtel de Ville ou à la barre de l’Assemblée, qui vous félicitera de votre civisme.

— Alors, je vais à l’Assemblée, c’est plus près… et puis en route, et en avant les gargousses ! — reprend l’ancien canonnier en faisant de nouveau claquer son fouet. — Place, citoyens ! place, s’il vous plaît, à Gris-gris et à Rouget. — Les prisons sont nettoyées, nous allons flanquer la ratapiole aux Prussiens. Vive la nation ! . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voilà quelques-uns des faits dont j’ai été témoin, fils de Joël, et des milliers d’actes civiques de cette nature se passaient le même jour sur les autres places publiques, dans les théâtres, dans les églises, et autres lieux d’enrôlement où les volontaires se portaient en masse !

Le jour touchait à sa fin, lorsque je suis arrivé à l’Assemblée nationale, afin de me mettre, selon le décret, à la disposition du comité militaire. Je trouvai une foule d’artisans attendant leur tour d’être introduits et inscrits pour la fabrication des armes de guerre ; le couloir où se tenaient ceux qui devaient passer avant moi avoisinait la salle des séances de l’Assemblée ; j’y suis entré un moment ; j’étais anxieux de savoir si le massacre des prisons était connu des représentants du peuple. J’appris qu’en effet l’Assemblée, instruite des événements qui se passaient à l’Abbaye, à la Force et au Châtelet, avait envoyé sur les lieux, avec mission de s’opposer au carnage, une commission composée des citoyens Bazire, Dussaulx, François de Neufchâteau, Isnard et Lequinio. Ces commissaires n’étaient pas encore de retour de leur mission. L’Assemblée semblait en ce moment distraite des sinistres préoccupations que devait lui causer le sort des prisonniers par un rapport que l’un des secrétaires lisait à haute voix ; il s’agissait des dons et des offres faits à la patrie, pour ainsi dire de moment en moment, à la barre de l’Assemblée. J’ai noté ce qui m’a paru mériter le plus l’attention, et le lendemain j’ai confronté mes notes au Moniteur contenant le procès-verbal de la séance du 2 septembre 1792 : mes notes se sont trouvées scrupuleusement exactes ; les voici… Conservez pieusement, fils de Joël, la mémoire des bons citoyens cités dans ce rapport, que continuait de lire en ces termes, à l’Assemblée, l’un de ses secrétaires :

« — Les citoyens de la section de l’Observatoire se forment en compagnie franche et demandent à marcher à l’ennemi.

» — Les citoyens Louis Butteau et Dumont proposent à l’Assemblée de lever chacun une compagnie de quatre cents hommes.

» — Des citoyens de la ville d’Aumale ont envoyé vingt-deux mille livres pour la défense de la patrie.

» — Les gendarmps du département de la Seine demandent, à marcher sur-le-champ, ils mourront pour la patrie, ou ils reviendront vainqueurs.

» — Le citoyen Jacques Duchemin, cocher de fiacre, annonce à l’Assemblée qu’il quitte Paris pour l’armée avec ses deux chevaux, son unique propriété, dont il fait don à la patrie pour le service de l’armée.

» — Le citoyen Bonjour offre d’équiper un soldat et de l’entretenir à ses frais.

» — La citoyenne Marthe Villiaume, mercière, rue Saint-Martin, offre, en don, trois louis, une timbale d’argent ; sa fille offre un cœur en or et un dé en argent.

» — Les jeunes citoyens attachés aux contributions publiques s’offrent à se former en compagnie franche. La patrie est en danger, ils sont trop heureux de verser leur sang pour elle.

» — Les élèves en chirurgie demandent à marcher ; ils déposent deux mille six cents livres sur l’autel de la Patrie.


» — Jean de Bay, commissaire de l’Assemblée auprès du département de Seine-et-Marne, écrit que la commune de Mailly devait fournir soixante-quatre gardes nationaux ; vingt-quatre sont en marche pour la frontière, les autres se sont rendus équipés sur la place ; ils partent à l’instant. Tout le district de Melun est enflammé du patriotisme le plus ardent ; les routes sont couvertes de citoyens en marche pour la frontière ; les communes ont offert des chariots, des chevaux pour le transport des bagages ; les plus pauvres ont offert des habits, du linge, dont ils se privent ; des mères de famille, des jeunes filles ont fait don de quelques modestes bijoux qu’elles possédaient ; des citoyens riches se sont engagés à nourrir les femmes et les enfants des enrôlés. À Amiens, les dons patriotiques se sont, en deux heures de temps, élevés à plus de soixante mille livres.

» — Les citoyens Lecointe et Albitte, commissaires à Versailles, rendront à l’Assemblée le meilleur compte du civisme de cette ville. Elle a réuni depuis ce matin soixante-cinq mille livres de dons patriotiques, et formé un bataillon de huit cents hommes, une batterie de deux canons attelés, et un corps de deux cents cavaliers montés et équipés.

» — Le citoyen Cordier demande des armes au nom du bataillon des volontaires de Mayenne et de Loire ; il déclare, au nom des volontaires, que leurs familles doivent les considérer, dès à présent, comme morts pour la patrie, et glorifier leur sort, car ils mourront pour elle !

» — Les citoyennes de la halle au blé déposent sur l’autel de la Patrie cinq mille huit cents livres en assignats, et quarante-cinq livres en argent, en faveur des victimes de la cour, le 10 août.

» — Les écoliers du collège de Brui (Haute-Saône) envoient à l’Assemblée le montant de la vente des volumes qu’ils ont reçus en prix, s’élevant à cent quatre-vingt-cinq livres. »

Au moment où l’Assemblée entière applaudit à la touchante preuve de civisme de ces enfants, plusieurs des commissaires envoyés aux prisons rentrent dans la salle, accompagnés de Tallien, membre de la commune ; il reste à la barre, les représentants du peuple regagnent leurs sièges. Je ne m’attendais pas à ce que le retour des commissaires causât une profonde sensation parmi leurs collègues : tous connaissaient déjà les déplorables événements de la journée par la rumeur publique ; mais je fus frappé de l’espèce d’indifférence de l’Assemblée. Elle ne semblait désirer d’entendre le rapport de ses délégués qu’afin de clore précipitamment ce lugubre incident.

« — Citoyens, — dit Dussaulx à la tribune, — tous nos efforts ont été vains, nous n’avons pu arrêter l’essor de la vengeance populaire ; la plupart des prisons sont maintenant vides. Environ quatre cents prisonniers ont péri à la prison de la Force, où je me suis transporté ; j’ai cru devoir faire sortir les prisonniers pour dettes, qui avaient été épargnés. Le peuple s’était d’abord porté à l’Abbaye ; il a demandé aux gardiens le registre de l’écrou : les prisonniers détenus pour l’affaire du 10 août ont péri sur-le-champ ; onze seulement ont été sauvés. »

Le rapport de Dussaulx est écouté avec un morne silence, les tribunes étaient presque entièrement dégarnies ; le drame, ce jour-là, était ailleurs qu’à l’Assemblée.

Tallien, toujours à la barre, demande la parole et dit :

« — Citoyens, les commissaires de la commune ont été impuissants à conjurer la vengeance du peuple, vengeance juste, en quelque sorte, car, nous devons le dire, ses coups ont frappé des fabricateurs de faux assignats, que la loi condamne à mort. Ce qui a excité la vengeance du peuple, c’est qu’il n’y avait dans les prisons que des scélérats reconnus !

» bazire. — J’ai à mentionner des faits importants pour l’honneur du peuple ; les exécuteurs faisaient la visite des cadavres et déposaient l’argent et les portefeuilles dans les mains du concierge de la prison. Un homme surpris volant un mouchoir a été tué ; le peuple avait organisé un tribunal composé de onze personnes : elles jugeaient les prisonniers d’après les charges portées contre eux par le livre d’écrou ; et ensuite de diverses questions à eux adressées, les juges apposaient leurs mains sur la tête de l’accusé en disant : — Citoyens, en votre âme et conscience, croyez-vous cet homme coupable ? — S’il était reconnu coupable, on en faisait justice ; s’il était reconnu innocent, il était mis en liberté aux joyeux cris de : Vive la nation ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En ce moment, j’ai quitté la salle des séances de l’Assemblée, l’un de mes camarades étant venu m’avertir que, bientôt, nous allions paraître devant le comité militaire, afin de nous inscrire pour la fabrication des armes ; le comité avait, ce jour-là, pour président Carnot l’aîné, officier du génie, l’un des plus nobles caractères de la révolution et l’un des plus grands capitaines de notre temps, possédant, dit-on, à ce point la science de la stratégie, et doué d’un coup d’œil militaire si prompt, si sûr, qu’il serait capable de diriger, du fond de son cabinet, les mouvements d’une armée en campagne ; enfin, sans égal pour l’organisation des troupes, il est à l’administration de la guerre ce que Cambon est aux finances ; tous deux, d’ailleurs, sont d’une intégrité que l’on remarquerait, si l’intégrité n’était l’une des vertus civiques les plus vulgaires de notre époque. Je me suis inscrit au comité en ma qualité d’artisan serrurier ; j’ai reçu l’ordre de me rendre le lendemain, au point du jour, dans l’orangerie du Louvre, où l’on établissait en hâte l’un des ateliers de fabrication d’armes de guerre ; il me fallait ainsi, décidément, renoncer à mon espoir de rejoindre l’armée. Ce vœu, je l’ai dit, m’avait été dicté autant par ma volonté d’accomplir mon devoir de citoyen que par mon désir de m’éloigner pendant quelque temps de Victoria. Sa participation au massacre des prisons me causait un violent chagrin ; aussi, pour la première fois, ce soir-là, en regagnant ma demeure, je sentais mon cœur navré, en songeant que j’allais revoir ma sœur, jusqu’alors si tendrement aimée. Lorsque notre portier m’apprit qu’elle n’était pas encore de retour, j’ai ressenti une sorte d’allégement puéril : l’entrevue que je redoutais serait, du moins, de quelque peu retardée…

En attendant le retour de Victoria, je me suis occupé de relater, sur mon journal, les différents faits dont j’avais été témoin durant cette journée. Une heure du matin sonna ; ma sœur ne paraissait pas ; je n’avais, jusqu’alors, éprouvé aucune inquiétude sur son sort. Ceux-là seuls qui, ainsi que je l’avais tenté, auraient essayé de désarmer le courroux populaire, ceux-là seuls devaient, en ce jour, courir quelque péril. Victoria, plus que personne, partageait l’égarement de la population de Paris au sujet de la nécessité d’une extermination en masse. Mais, soudain, je me rappelai le jésuite Morlet et son complice Lehiron ; je savais la double haine du révérend père à l’égard de ma sœur, car, abusé, entraîné par ses paroles, alors que, sous le masque de la marquise Aldini, elle présidait au souper donné par le comte de Plouernel, la veille de la prise de la Bastille, le jésuite s’était inıprudemment ouvert devant ma sœur ; et, de plus, elle appartenait à notre famille, signalée depuis le seizième siècle par Loyola lui-même à la vindicte de sa Compagnie. Ces pensées me jetèrent dans une anxiété croissante, le jésuite et Lehiron étaient capables de tous les crimes, et en ce jour néfaste, où le sang coulait à flots, rien de plus facile pour ces misérables que d’immoler Victoria. L’abbé Morlet, fidèle à son espoir de voir la révolution se souiller ou se perdre par des excès, avait dû pousser au carnage des prisonniers ; il pouvait, sous un nouveau déguisement, s’être rendu aux prisons avec Lehiron et ses égorgeurs, et, rencontrant ma sœur, la désigner à leurs coups.

Ces pensées, éveillant en moi les plus noires appréhensions, me prouvèrent combien Victoria m’était chère encore, malgré sa farouche aberration. Mes alarmes croissaient de minute en minute ; mais, hélas ! aucun moyen de les calmer. Où aller ? À qui m’adresser ? Que faire pour me renseigner sur le sort de celle pour qui je tremblais ? Mes angoisses atteignaient à leur comble, lorsque j’entends des pas précipités sur le palier de l’escalier ; je cours, à la porte ; elle s’ouvre. Victoria jette un cri de joie, s’élance dans mes bras ; me serre convulsivement sur sa poitrine, et fond en larmes… Elles m’émeuvent d’autant plus, qu’elles étaient rares chez elle. Je la voyais, pour la seconde fois, pleurer depuis quatre ans ! Enfin, à travers ses sanglots, elle murmure d’une voix étouffée, délirante de bonheur :

— Mon frère, mon pauvre frère ! je te retrouve ! ! Tu n’es pas mort ! Ah ! je ne t’aurais pas survécu ! Je sens en ce moment tout ce que tu es pour moi, je n’ai au monde que ton affection !

Ces touchantes preuves d’attachement, ma joie de revoir Victoria, pour la vie de qui je tremblais, effacent la dernière trace de mes ressentiments contre elle ; et, répondant à ses étreintes fraternelles, je me disais :

— Plaignons-la, ayons pour sa monomanie sanguinaire cette commisération douloureuse que vous inspirent les malheureux qui ne jouissent plus de la plénitude de leur raison.

L’émotion de Victoria se calme, et elle m’apprend ainsi la cause de ses alarmes :

— Tout à l’heure, en revenant ici, j’ai rencontré, à dix pas de notre maison, notre voisin Dubreuil ; je l’ai reconnu à la clarté du réverbère. Il s’est arrêté à mon aspect, m’a regardée pendant un instant avec l’expression d’une surprise poignante, puis il m’a dit : « — Est-ce que vous allez retrouver Jean ? — Sans doute, lui ai-je répondu. — Grand Dieu ! s’est écrié Dubreuil, vous ignorez donc ? — Quoi ? ai-je repris, frappée de sa pâleur et de son embarras. — Tantôt, m’a-t-il répondu, le pauvre Jean a harangué la foule ; il a parlé contre le massacre des prisons… on l’a pris pour un traître, et la foule, dans sa fureur… — Mais notre voisin s’interrompt, cache son visage entre ses mains et s’éloigne précipitamment… Je comprends tout : cédant à la générosité de ton cœur, voulant t’opposer à ce que la justice populaire suivît son cours, tu avais payé de ta vie cette tentative !… Telle a été ma première pensée ; je suis restée pendant un moment saisie de stupeur : mon esprit s’est troublé, j’ai cru que j’allais devenir folle, puis j’ai couru jusqu’à notre porte. « — Mon frère ! mon frère ! me suis-je écriée. — D’où vient votre inquiétude, mademoiselle ? m’a répondu le portier. M. Jean est rentré ici depuis deux heures. — Mon cœur a bondi ; mais je n’ai été complètement rassurée qu’après t’avoir vu !

Je racontai à ma sœur la cause de l’erreur de notre voisin, et qu’en effet j’avais failli payer de ma vie mon intervention en faveur des prisonniers ; mais que je devais mon salut à des habitants du quartier. Je confiai ensuite à Victoria les alarmes que m’avait causées son absence prolongée ; car, instruit de la haine dont la poursuivait le jésuite Morlet, je supposais qu’il s’était peut-être trouvé aux prisons lors du massacre.

— Il est vrai, — me répondit ma sœur en m’interrompant, — le jésuite a paru un instant à la prison de l’Abbaye avec Lehiron et quelques-uns de ses brigands. Ils ont souillé cette grande journée par un forfait horrible ; puis, voyant fusiller deux des leurs qui vidaient les poches d’un prisonnier mis à mort, ces assassins, ces pillards ont pris la fuite… Ils ont vu que là n’était pas leur place, car à l’Abbaye on ne pillait pas, l’on n’assassinait pas, on jugeait, on condamnait les coupables… et l’on mettait les innocents en liberté… avec une joie sublime ! Ah ! de quelles scènes touchantes j’ai été témoin en ce jour de grandes représailles !

— Ma sœur, — me suis-je écrié, frissonnant des paroles que j’entendais, — je t’en conjure, au nom du bonheur que nous venons de ressentir en nous retrouvant sains et saufs après avoir tremblé l’un pour l’autre ; je t’en conjure, pas un mot de plus sur cette journée. Quelles que soient nos convictions à ce sujet, promettons-nous de les garder au fond de notre âme ; oui, je t’en adjure, au nom de notre affection, écartons tout sujet de discorde entre nous, en jetant un voile sur ces événements redoutables, que nous envisageons, toi et moi, à un point de vue si différent ; je te promets de ne jamais te reparler de ce lugubre sujet ; fais-moi la même promesse.

— Frère, la prévention t’aveugle ! il est de mon devoir de t’ouvrir les yeux.

— Je suis aveugle, soit ; je veux rester aveugle.

— Et moi, je ne veux pas, je ne dois pas te laisser dans l’erreur.

— Victoria… de grâce.

— Tu m’entendras.

— Non !

— Tu m’entendras, te dis-je ; oui, tu m’entendras, parce que tu n’as pas le droit de fermer volontairement les yeux à la lumière ! parce que tu n’as pas le droit de porter un jugement partial sur des faits que tu ignores.

— Ah ! malheureusement, je ne les connais que trop !

— Comment les connais-tu ?… par la rumeur publique ?

— Ciel et terre ! oses-tu donc soutenir que l’on n’a pas massacré les prisonniers ?

— L’on a condamné les coupables et absous les innocents !

— Et quand cela serait ?… Au nom de quelle loi a-t-on condamné ceux-ci ? absous ceux-là ?

— Au nom de quelle loi, mon frère ? au nom de la justice éternelle, qui frappe les méchants et épargne les bons !

— Quoi ! ces égorgeurs…

— Il n’y a pas eu d’égorgeurs ! il y a eu des juges et des justiciers : les juges ont interrogé les accusés, ils les ont écoutés, ils ont engagé ceux qui se troublaient à se calmer, à peser leurs réponses, à se rappeler tout ce qui pouvait servir leur défense ; et lorsqu’elle a été suffisante, les accusés ont été absous au milieu des transports de joie des juges et des justiciers, cent fois plus heureux d’acquitter un innocent que de frapper un coupable ! 



J’écoutais Victoria avec une sorte de stupeur ; je la savais incapable de mensonge, et cependant mon esprit, ma raison, se refusaient à ajouter foi à ses dernières paroles, selon lesquelles les égorgeurs « se montraient cent fois plus heureux d’acquitter un innocent que de frapper un coupable… » Et je m’écriai :

— Non, non ! ce que tu dis là est impossible, aussi je ne te crois pas, je ne peux pas te croire !

— Pauvre frère, pourquoi t’opiniâtrer à nier des vérités, par cela seulement que tu les ignores ?

— Et quand il serait vrai qu’un simulacre de jugement ait présidé à ce carnage, de quel droit les hommes se constitueraient-ils accusateurs, juges et bourreaux des prisonniers ?

— Frère, de quel droit les jurés du tribunal révolutionnaire, institué le 17 août de cette année, déclarent-ils les accusés innocents ou coupables ?

— Ils usent d’un droit que leur confère la loi.

— Ainsi la loi reconnaît en certains cas aux citoyens élus par le peuple le pouvoir de juger ou d’absoudre ?

— En certains cas, oui, et le cas duquel il s’agit n’était pas de ce nombre.

— Jean, ce sont là des subtilités d’avocat. Voici ce qui s’est passé sous mes yeux : le peuple a élu par acclamation et constitué dans la prison un tribunal révolutionnaire de onze jurés : l’on traduisait devant eux les prisonniers. Or, je te le répète, j’ai tout vu, tout entendu, et, j’en jure Dieu ! en mon âme et conscience, oui, tous ceux qui sont morts méritaient la mort…

— Malheureuse femme, je te plains encore plus que je ne te blâme, car tu es sincère dans ton fatal égarement !

— Je ne cède à aucun égarement : ma raison est calme, mon esprit est lucide ; tu penserais comme moi si, comme moi, tu avais été témoin des faits.

— Non, non ! cent fois non !

— Qu’en sais-tu, mon frère, puisque ces faits tu te refuses de les connaître ?

— Soit, parle ; — ai-je répondu avec une impatience douloureuse, afin de mettre, le plus tôt possible, terme à cet entretien qui me navrait. — Parle, je t’écoute.

— Je suis arrivée à l’Abbaye peu de temps après l’envahissement de cette prison ; voici quelles circonstances ont amené cet envahissement : trois voitures renfermant des prêtres réfractaires, accusés d’avoir fomenté la guerre civile, se dirigeaient vers l’Abbaye ; au moment où elles approchaient de la prison, l’un de ces prêtres qui, par la violence de ses propos, bravait la foule, fut par elle invectivé. Furieux, il lance à travers la portière de la voiture un coup de canne à l’un de ceux qui l’injuriaient ; la foule s’exaspère, entre à la suite des voitures dans l’Abbaye, et les prêtres qu’elles contenaient, ont été mis à mort.

— Et tu parles de juges !

— Le tribunal n’était pas encore établi ; je regrette que ces prêtres, conspirateurs avérés, n’aient pas été jugés. C’est au moment de cette exécution que je suis entrée dans la cour de l’Abbaye.

— Dieu juste ! et tu n’as pas fui, épouvantée ?

— Je me suis rappelé les millions de victimes massacrées, torturées, brûlées à la voix des prêtres de l’Église de Rome, depuis les temps des ariens jusqu’à la Saint-Barthélemy, jusqu’aux dragonnades des Cévennes ; et, sauf le vice de forme, cette exécution m’a paru une expiation d’un passé aussi criminel que le présent. Elle venait d’avoir lieu lorsque je suis entrée à l’Abbaye ; presque en même temps que moi, arrivait Manuel, procureur-syndic de la commune ; le peuple sommait alors les gardiens de lui livrer les prisonniers ; Manuel demande la parole ; il est écouté. Il commence d’abord par lire lire un arrêté de la commune, ainsi conçu :

« Au nom du peuple, citoyens, il vous est enjoint de juger tous les prisonniers de l’Abbaye, sans distinction, à l’exception de l’abbé Lenfant, que vous mettrez dans un lieu sûr.

» À Hôtel de Ville, 2 septembre 1792.

» Signé : Panis, Sergent, administrateurs. »...............................

Manuel, après avoir donné lecture de cet arrêté, s’écrie : — « Citoyens, votre ressentiment est juste : guerre ouverte aux ennemis du bien public ; combattez-les à mort, il faut qu’ils périssent ; mais vous aimez la justice, et vous frémirez à la pensée de tremper vos mains dans le sang innocent. » — C’est vrai, — répondent plusieurs voix, — nous ne voulons frapper que les coupables ! — « Cessez donc alors de vous jeter comme des tigres sur des hommes, vos frères, — a repris Manuel ; — car si, par malheur, vous frappiez des innocents au lieu des coupables que vous devez punir, quels seraient vos regrets éternels ! » — À ce moment, Manuel fut interrompu par un patriote, qui s’écria : — « Ah ça, dites donc, citoyen, est-ce que vous n’avez pas lu le manifeste de Brunswick ? Est-ce qu’il ne menace pas les habitants de Paris d’être passés au fil de l’épée ? est-ce que si les Prussiens et les Autrichiens entraient à Paris, ils distingueraient les coupables des innocents ? est-ce qu’ils ne frapperaient pas à tort et à travers comme les Suisses au 10 août ? Moi, je suis père de famille : j’ai une femme et cinq enfants, je ne veux pas que les royalistes sortent de prison pour égorger ma famille pendant que j’irai combattre à la frontière. »

Grand nombre de voix venaient d’approuver la réponse de ce père de famille à Manuel, lorsqu’un homme, d’une carrure herculéenne, ceint d’un tablier de cuir, les bras nus, et armé d’un lourd marteau de forgeron, s’avance et propose une mesure étrange et d’un caractère chevaleresque…

— … Il propose d’armer les prisonniers ? de se battre avec eux en champ clos à armes égales ? — dis-je à ma sœur en l’interrompant. — Ce patriote portait un bonnet rouge sur une forêt de cheveux gris ?

— En effet, tel est son signalement. Et d’où sais-tu ?…

— Tantôt il a fait devant moi cette proposition à la foule assemblée, proposition d’une énergie sauvage, mais digne, du moins, de ce cœur vaillant et généreux. J’ai déjà vu ce forgeron à l’épreuve.

— Quand cela ?

— Le 10 août, à la barre de l’Assemblée nationale ; il avait pris part au combat des Tuileries, et après la lutte, il fut l’un des patriotes qui coururent délivrer les Suisses prisonniers, menacés par une bande d’égorgeurs. Il a rapporté paternellement dans ses bras un pauvre enfant, fifre dans l’un de ces régiments étrangers.

— Frère, — me dit Victoria, — que penses-tu de cet homme ?

— À le juger par ses actes, c’est, je le répète, une vaillante et généreuse nature que celle de ce citoyen.

— Eh bien, il a été acclamé l’un des jurés composant le tribunal improvisé dans la prison.

— Et il a accepté ces fonctions ?

— Oui, et il les a remplies en son âme et conscience, ainsi que les autres membres du tribunal, immédiatement constitué, car la motion du forgeron de se battre à armes égales avec les prisonniers fut écartée, entre autres, par ces raisons : — « Qu’il se pouvait trouver parmi eux des innocents, et qu’ils risquaient de périr dans la mêlée. » — Puis enfin l’on observa que : — « le duel était une coutume aristocratique. » — Le jury et son président s’assemblent donc dans le greffe de l’Abbaye ; et, à ce sujet, frère, une question encore. Que penses-tu de Maillard ?

— L’huissier Maillard, l’un des héros de la Bastille ?

— Oui.

— Il n’est pas de meilleur patriote ; toujours il s’est intrépidement opposé aux excès qui pouvaient souiller la révolution ; et lors des journées des 5 et 6 octobre 1789, choisi par les femmes de Paris pour les conduire à Versailles, il a, au péril de sa vie, sauvé des gardes du corps de la fureur populaire, après leur agression contre la garde nationale.

— Eh bien, frère, l’huissier Maillard présidait le tribunal de l’Abbaye.

— Maillard ?

— Oui.

— Lui ! c’est impossible !

— Je l’ai vu, je le jure par la mémoire de notre mère !

— Je te crois, Victoria. Dieu juste ! comment douter de l’irrésistible panique dont toute une population a été saisie, lorsque l’on voit les bons citoyens, eux-mêmes, en proie à ce sanglant vertige ?

— Frère, ce que tu appelles vertige est l’instinct du salut public. Oui, lors des grandes crises de la vie des peuples, ce divin instinct les élève dans ces régions suprêmes où les lois humaines disparaissent devant le but sacré qu’ils poursuivent : le salut de la patrie !

— Et qui donc proclame, qui donc affirme la nécessité de ces mesures impitoyables ? qui donc affirme que la statue de la justice éternelle doit être voilée ?… Hélas ! ce sont des hommes honnêtes, convaincus, je le veux, mais faillibles comme tous les hommes, et que le patriotisme égare.

— Non, frère, non ! ce ne sont pas les hommes toujours faillibles, je le sais, qui affirment la nécessité de ces redoutables mesures de salut public.

— Qui donc les affirme ?

— La patrie !… Son instinct est aussi infaillible que celui de la mère lorsqu’il s’agit de sauver ses enfants.

— Ah ! malheur ! malheur ! c’est à l’aide de ces sophismes pompeux, sonores, entraînants, que les plus exécrables tyrannies peuvent aussi s’imposer, se légitimer au nom du salut public ! C’est en son nom que les vainqueurs d’hier frapperont aujourd’hui les vaincus, et qu’ils seront frappés à leur tour par les vainqueurs de demain ! — me suis-je écrié ; puis, renonçant, en ce moment surtout, à persuader Victoria de sa funeste erreur : — À quoi bon discuter ces questions tant de fois soulevées entre nous, sans ébranler nos convictions réciproques ?… Continue ton récit, ma sœur.

— Le tribunal élu par le peuple, et présidé par Maillard, s’assemble dans le greffe : l’on y entrait par un guichet communiquant à l’intérieur de la prison ; l’on en sortait par une porte s’ouvrant sur la cour ; là… les justiciers attendaient les condamnés pour les immoler. Maillard avait devant lui, sur la table, le registre d’écrou ; ce registre indiquait les accusations à la charge du prisonnier, le motif de son arrestation ; un guichetier, à l’appel du nom de chaque détenu, allait le quérir, on l’introduisait devant le tribunal, et… Mais, tiens, mon frère, afin de te donner une idée de la manière de procéder de ce tribunal, je te citerai un fait entre mille, dont j’ai été témoin. L’on amène un chevalier de Saint-Louis, ex-capitaine des chasseurs du régiment du roi. L’accusé, jadis seigneur de plusieurs paroisses, jouit encore d’une grande fortune ; il se nomme Journiac de Saint-Méard. Le voici donc en présence du tribunal : il décline ses nom, prénoms. — Êtes-vous royaliste ? — lui demande Maillard. — Et comme, à cette question, Saint-Méard se troublait, Maillard ajoute : — « Répondez sincèrement et sans crainte, nous sommes ici pour juger non les opinions, mais leurs résultats. »

— Maillard a dit cela ?

— Oui, tout ce que je te raconte, je l’ai vu, je l’ai entendu.

— Et ce tribunal s’est montré conséquent à cette doctrine : qu’il devait juger non les opinions, mais les actes ?

— Sans doute. Écoute encore le chevalier de Saint-Méard, homme ferme et loyal, répond : « — Je suis royaliste, je regrette l’ancien régime, je crois la France essentiellement monarchique ; mes regrets, je ne les ai pas cachés ; j’ai l’esprit naturellement moqueur ; j’ai publié dans quelques recueils, appartenant à mon opinion, plusieurs pièces de vers satiriques contre la révolution. Tels sont les principaux faits à ma charge ; quant aux autres, je possède ici des papiers qui me permettront heureusement, citoyens, de vous démontrer mon innocence. » — Et Saint-Méard tire d’un portefeuille plusieurs pièces ; elles sont soigneusement examinées, pesées ; des témoins, que le hasard amenait là, sont entendus pour et contre l’accusé ; sa défense, très-développée, dure, certes, plus d’une demi-heure, et il la termine en ces termes : « — Je regrette l’ancien régime, mais je n’ai jamais conspiré contre le nouveau ; je n’ai jamais émigré ; j’ai toujours regardé comme un crime l’appel aux armées étrangères. J’espère vous avoir prouvé, citoyens, mon innocence, et que vous me rendrez la liberté, à laquelle je tiens beaucoup par principe et par nature. » — Les jurés se consultent à voix basse ; et, au bout de quelques instants, Maillard se lève, se découvre, et dit d’une voix haute : « — Accusé, vous êtes libre. » Puis, s’adressant à trois patriotes armés de piques et de sabres ensanglantés, Maillard ajoute : « — Veillez sur la sûreté du citoyen ; reconduisez-le jusqu’à son domicile. » — Alors, mon frère, se passe l’une de ces scènes dont j’ai été si profondément émue, et qui, je te le répète, prouvent que juges et justiciers étaient cent fois plus heureux de trouver un innocent que de frapper un coupable ; car, à peine l’ordre de mise en liberté du prévenu est-il donné, que ces hommes aux bras sanglants enlacent Saint-Méard, l’entraînent au milieu des transports d’une joie folle, délirante, et sortent avec lui par la porte de la cour en s’écriant : — « Un innocent, citoyens ! un innocent ! » — Les justiciers du dehors, qui venaient d’immoler des coupables, partagent cette joie et répètent en brandissant leurs sabres, leurs piques, leurs massues dégouttant de sang : — « Un innocent ! vive la nation !… Chapeau bas devant l’innocent !… Vive la nation ! » — Et chacun d’eux serrait les mains de Saint-Méard, l’embrassait avec effusion, en trébuchant sur les cadavres étendus à leurs pieds.

— Ah ! — me suis-je écrié, éprouvant un mélange d’attendrissement et d’horreur, — le cœur de l’homme est un abîme, un abîme… et la raison s’y perd en le voulant sonder ! !

— C’est ainsi, — poursuit Victoria, — qu’après interrogatoire et libre défense, j’ai vu mettre en liberté, au milieu des mêmes transports de joie, Bertrand de Moleville, frère d’un ministre ; Malon de la Varenne, homme de loi ; l’abbé Salomon Duveyrier ; le comte d’Afry, colonel d’un des régiments suisses, après preuve faite par lui de son absence de Paris lors du 10 août ; l’abbé Sicard, le digne instructeur des sourds-muets, menacé de périr avec les autres prêtres lors de l’envahissement de la prison, a été délivré et entouré des plus touchantes bénédictions lorsque son nom a été connu ; enfin, et c’est pour cela que je suis rentrée si tard, j’ai contribué à mettre en sûreté la marquise de Tourzel, ex-gouvernante des enfants de France, et sa fille, un moment menacées de mort par la bande de Lehiron.

— Ah ! je te retrouve, sœur aimée, je te retrouve dans cet acte généreux ! — ai-je dit à Victoria avec un bonheur indicible. — Ton cœur, lorsqu’il s’élève à ses nobles aspirations, domine le farouche égarement de ton esprit. Oh ! dis-moi, dis-moi comment les as-tu sauvées, ces deux malheureuses femmes ! il me sera si doux de t’entendre et d’oublier, en t’écoutant, ces horribles scènes de carnage !

— Madame de Tourzel et sa fille étaient innocentes. Eussent-elles été coupables, j’aurais encore tout tenté, afin de les arracher à la mort.

— D’où te vient cette clémence, ma sœur ?

— La peine de mort doit être épargnée à la femme : elle a été ou peut devenir mère ; elle est sacrée, la maternité la couvre…

— Bien, Victoria… je t’applaudis !

— Cette conviction ne m’est pas dictée par la peur de perdre la vie, je partage comme toi, mon frère, l’antique foi de la Gaule : je sais que l’on ne meurt pas, je sais que l’on va renaître éternellement de sphère en sphère ; mais elle est rare, cette croyance… et ceux-là qui ne l’ont pas regardent la mort comme le plus terrible des châtiments, j’essayerai donc toujours d’en sauvegarder les femmes : elles sont sacrées pour moi, parce que j’ai chéri ma mère, — ajoute Victoria d’une voix émue, puis elle reprend : — Avant de te raconter dans quelles circonstances j’ai concouru à sauver madame de Tourzel et sa fille, je dois achever le récit des faits dont j’ai été témoin lors du jugement des prisonniers. Je t’ai dit, frère, comment on les acquittait, je dois t’apprendre comme on les condamnait. Pour exemple je te citerai Montmorin, double traître absous par la haute cour d’Orléans. Ce scandaleux acquittement, exaspérant l’indignation publique, a été l’une des causes les plus actives des événements d’aujourd’hui. Le peuple, lassé, irrité, de voir les criminels soustraits au glaive de la loi, s’est fait à lui-même justice en les frappant !

— Hélas ! il est trop vrai, l’acquittement de cet ancien ministre, complice de toutes les trahisons de Louis XVI, a été un déni de justice monstrueux. Le sang versé aujourd’hui doit aussi retomber sur les juges qui ont absous ce grand coupable.

— Montmorin, amené devant le tribunal, se présente fier, arrogant ; un sourire d’insolent mépris contracte ses lèvres. — « Vous êtes le citoyen Montmorin ? Les crimes dont vous êtes accusé sont notoires, qu’avez-vous à dire pour votre défense ? — demande Maillard à l’ancien ministre. — Je refuse de répondre, je ne vous reconnais pas le droit de me juger, — réplique Montmorin. » En vain, Maillard l’engage à parler ; l’accusé s’obstine dans son dédaigneux silence. — « Conduisez l’accusé à la Force », — dit Maillard après avoir consulté du regard les jurés, qui tous approuvent d’un signe de tête affirmatif la condamnation du comte de Montmorin.

— Cependant Maillard venait, m’as-tu dit, ma sœur, d’ordonner de conduire l’accusé à la prison de la Force ?

— Mots convenus afin d’épargner jusqu’au dernier moment aux prévenus les angoisses de la mort. Conduisez l’accusé à la Force ou élargissez l’accusé, étaient sa condamnation suprême. On ouvrait devant lui la porte donnant sur la cour ; on l’y poussait ; les justiciers l’immolaient.

— Contradiction étrange ! cette espèce de commisération, mêlée à tant de férocité !

— Montmorin, trompé sur le sens de ces mots, prononcés par Maillard : « Conduisez l’accusé à la Force, » dit d’une voix hautaine : — « Je ne vais pas à pied, que l’on m’amène une voiture. — Elle vous attend à la porte. » répond Maillard. — On pousse Montmorin dans la cour ; il est immolé. Ainsi a péri Bakman, colonel d’un régiment suisse, aussi acquitté par la haute cour d’Orléans, quoique convaincu d’avoir été le principal fauteur de la trahison qui a fait tant de victimes au 10 août. Ainsi ont été encore justement immolés Vigne de Cuzay, l’un des officiers qui ont présidé au massacre du champ de Mars ; Protot et Valvins, fabricateurs de faux assignats ; ainsi ont été immolés l’abbé Bardy, qui avait coupé son frère en morceaux, et…

— Oh ! assez, ma sœur, assez ! fais-moi grâce de cette énumération funèbre, je t’en conjure ! aie pitié de moi : il me semble qu’un nuage de sang passe devant mes yeux. Oh ! parle-moi de ton action généreuse, parle-moi de cette mère, de cette fille que tu as arrachées à la mort.

— Soit… le jour touchait à sa fin, j’étais sortie du guichet où siégeait le tribunal. Moi aussi, je l’avoue, quoique fermement trempée, j’éprouvais une sorte de vertige à force d’entendre au dehors les cris, les imprécations, les râles ou les rugissements des coupables que l’on mettait à mort souvent avec des raffinements de barbarie exécrables !

— Tu l’avoues…

— Je l’avoue et j’en gémis ! Ah ! c’est que l’ivresse du sang, comme l’ivresse du vin, peut changer de généreuses natures en bêtes féroces… oui, je frissonnai, je ne le nie pas, en traversant cette cour, où le sang coulait à ruisseaux ; cette cour, littéralement pavée de cadavres encore pantelants, et dont quelques-uns, horriblement déchiquetés, mutilés, témoignaient de la furie sauvage des exécuteurs, et pourtant ceux-là mêmes accueillaient les innocents avec des transports de joie folle.

— Tu le vois, tu le vois, ma sœur, ta raison, ton humanité, se révoltaient à cet épouvantable spectacle ! tu frissonnais d’horreur…

— Oui, — répondit Victoria reprenant son masque inexorable, — mais je me suis raffermie en songeant que ce n’est pas à ruisseaux, mais à torrents que le sang eût coulé, si le vœu parricide des royalistes, qui payaient de leur vie leurs éternels complots, avait été exaucé ! si les armées étrangères étaient entrées conquérantes dans Paris en feu, et livré à toutes les horreurs du pillage, du viol, du massacre ; puis, enfin, au milieu de cette scène de carnage dont je fus un moment troublée, des actes d’une probité rare et touchante ont parfois rasséréné mon âme !

— Qu’oses-tu dire, grand Dieu ! des actes touchants au milieu de cette boucherie !

— Juges-en… et je ne citerai pas ici mille exemples de probité vulgaire, les portefeuilles, les bourses, les montres, les anneaux, trouvés sur les cadavres, scrupuleusement déposés par les justiciers au greffe de la prison. Non, je passe ces faits sous silence. Toi et moi, frère, nous sommes du peuple, du vrai peuple ; nous connaissons son honnêteté, qui, seule, peut dominer en lui l’ivresse du sang ; mais que penses-tu de ceci : deux hommes, vêtus de haillons, venaient d’immoler un officier suisse ; l’un de ces deux hommes était pieds nus. — « Le Suisse a des souliers neufs, prends-les, tu n’en as pas, et nous partons demain pour la frontière, » — dit à son compagnon celui qui possédait des souliers. — L’autre hésite un instant, puis : — « Non ; ce serait un vol. Va demander pour moi au citoyen président du tribunal si je peux prendre ces souliers, vu que je n’en ai point, et que nous partons demain pour la frontière. — Pourquoi ne pas aller toi-même faire cette demande ? — Je n’ose pas. » — L’autre se charge de la commission, revient au bout d’un instant et dit à son compagnon : « Tu peux prendre les souliers, le tribunal t’y autorise. » — Et le justicier se chausse aussitôt des souliers du mort… Est-ce touchant, oui ou non ?

— Que puis-je te répondre ?… Mon esprit est en ce moment plongé dans un chaos aussi profond que cet abîme de contradictions inexplicables que ton récit ouvre à ma vue… Mais, de grâce, comment as-tu sauvé madame de Tourzel et sa fille ?

— Je te l’ai dit : malgré ma fermeté, cette scène de carnage m’impressionnait cruellement ; afin d’échapper à ce spectacle, je me dirigeai vers une autre cour de la prison. J’y entrais, lorsque soudain j’entends des cris déchirants, affreux, poussés par une voix de femme ; je vois un groupe d’hommes amassés dans l’un des angles de ce préau, et, les dominant de sa taille gigantesque, Lehiron, coiffé d’un bonnet rouge ; il se baisse et ainsi disparaît un instant à ma vue… les cris de la femme cessent subitement, et presque aussitôt Lehiron se redresse, portant au bout d’une pique une tête de femme d’une rare beauté. Ses longs cheveux blonds dénoués ruisselaient de sang : c’était la tête de la jeune princesse de Lamballe, amie intime de Marie-Antoinette.

— Ah ! — m’écriai-je, cachant ma figure entre mes mains, car il me semblait voir cette belle tête blonde livide et sanglante, — c’est horrible !

— Horrible ! et, crime plus affreux encore peut-être, ces cannibales outragent ce cadavre par des mutilations obscènes ! Mais sais-tu qui j’aperçois au milieu de ces monstres ? Un homme vêtu en charbonnier, accompagné d’un enfant vêtu en ramoneur, et, quoiqu’ils eussent les traits noircis, l’un par le charbon, l’autre par la suie, je reconnais sous ces déguisements.

—… Le jésuite Morlet et son filleul le petit Rodin ?…

— Oui. Le jésuite me reconnaît aussi, il me désigne du geste à Lehiron…

— Grand Dieu ! tu es là, ma sœur, et cependant je tremble à la pensée du danger que tu as dû courir…

— Au moment où les gens de la bande de Lehiron allaient, à son ordre, s’élancer vers moi, je m’apprêtais à vendre du moins chèrement ma vie, — dit Victoria en tirant de sa poche et déposant sur la table un petit pistolet à double coup dont elle est toujours armée ; — mais soudain plusieurs coups de feu retentissent, je vois rouler presque à mes pieds deux des compagnons de ces scélérats qui, pendant que les autres égorgeaient la princesse de Lamballe, avaient commencé de vider les poches des morts étendus dans l’autre cour. Les patriotes qui venaient de tirer sur les pillards et les poursuivaient entrent dans le préau où je me trouvais ; je leur dénonce Lehiron et les siens comme des égorgeurs de femmes et des voleurs. Une lutte s’engage entre les patriotes et les assassins, soudain je vois une toute jeune fille et sa mère apparaître au seuil d’une porte ouverte sur le préau, et entraînées par plusieurs autres bandits poussant des cris de mort.

— Madame de Tourzel et sa fille, sans doute ?

— Elles-mêmes. Quelques-uns des bandits de Lehiron, ayant forcé l’une des portes de la prison, allaient égorger madame de Tourzel et sa fille ; mais, à ma voix, une vingtaine de patriotes, après avoir mis en fuite les gens de Lehiron, arrachent les deux infortunées aux mains des assassins, dont ils font justice… Qu’ajouterai-je, mon frère : trois bons citoyens et moi, nous sommes parvenus, non sans peine, à trouver un lieu sûr pour y conduire l’ex-gouvernante des enfants de France et sa fille ; je suis ensuite revenue te rejoindre ici. Tels sont les faits, mon frère et, j’en jurerais, des faits analogues se sont passés à la Conciergerie, à la Force, au Châtelet, où le peuple s’est aussi porté, afin d’accomplir, non pas un acte de vengeance aveugle, mais un grand acte de justice. Tu en conviendras, je l’espère, je l’espère, maintenant que tu connais par moi les événements de cette journée : elle a mis à néant les complots de nos ennemis, elle frappera leurs pareils d’une terreur salutaire. La patrie est sauvée !

— Ma sœur, — ai-je repris après quelques instants de recueillement, — les émotions, les fatigues si diverses, éveillées en moi par ce que j’ai vu aujourd’hui et par ton récit, dont la sincérité n’est pas douteuse, tout porte non le doute, mais la lassitude, mais une sorte de trouble en mon esprit. J’ai besoin de repos, de sommeil pour retrouver la complète lucidité de mon jugement.

— À demain, frère.

— À demain ; mais, avant de te quitter, Victoria, laisse-moi, sans que je veuille en cela engager de nouveau la discussion, laisse-moi, dis-je, te poser seulement deux questions ; tu les méditeras à loisir.

— Je t’écoute.

— Suppose-toi prisonnière et coupable du plus grand des crimes…

— Soit.

— Tu espères, non prouver toi, innocente, cela est impossible, mais apitoyer tes juges par l’aveu de ton forfait, par ton repentir, par les remords, et ainsi obtenir quelque adoucissement à la rigueur du juste châtiment dont tu es menacée… Le peuple, ameuté contre toi, force ta prison, improvise au hasard un tribunal chargé de décider sur l’heure de ton sort. On te traîne éperdue devant ces juges, et, le sabre levé, l’on te dit : Défends-toi.

— Eh bien !

— Si criminelle que tu sois, n’auras-tu pas le droit de t’élever contre l’iniquité d’un jugement dépourvu de toutes les caractères que la loi, que la justice, que l’humanité, accordent aux plus grands coupables, afin de consacrer ainsi la légitimité de leur condamnation ?

— Mon frère, — me répondit Victoria embarrassée, — cette question…

— Tu me répondras demain. Un mot encore : le peuple, dis-tu, a fait acte de justice exemplaire en condamnant les prisonniers à mort ?

— Oui.

— Cet acte doit, selon toi, sauver la patrie, la révolution, la république ?

— Oui.

— Donc cet acte est patriotique, méritoire, honorable ?

— Je l’affirme !

— D’où vient donc, ma sœur… que l’aspect de ce carnage patriotique et méritoire t’a épouvantée, toi, si ferme, si impitoyable ? Oh ! je le sais, tu t’es raffermie en songeant aux atrocités que nos ennemis auraient commises si leur complot eût réussi ; d’où vient donc, alors, que tu ne t’es pas jointe aux justiciers, ainsi que tu les appelles ? Est-ce la crainte qui te retenait ?… Non, je connais ton courage ! Est-ce la faiblesse de ton sexe ?… Non, tes bras sont robustes : d’ailleurs, tu aurais bien eu la force d’égorger des agonisants ?… Ah ! tu frissonnes de dégoût et d’horreur, et cependant tu affirmes la sainteté de ces représailles anticipées ? Cependant combien de victimes de la noblesse et du clergé sont nombrées dans le martyrologe de notre famille plébéienne ! Or, c’étaient surtout des prêtres et des nobles que l’on justiciait aujourd’hui !… D’où vient donc que tu n’as pris ni le couteau, ni la hache ?

Et voyant Victoria rester sombre, silencieuse, je lui ai tendu la main avec une commisération douloureuse, et j’ai cherché dans le sommeil l’oubli de cette journée funeste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Après avoir transcrit dans notre légende ce fragment de mon journal, je crois devoir, afin de compléter l’histoire des journées de septembre, citer quelques brefs extraits de plusieurs écrits contemporains, d’autant plus curieux et authentiques, que leurs auteurs, royalistes ou contre-révolutionnaires, comptaient parmi les prisonniers et ont été acquittés par le tribunal improvisé au nom du peuple ; ces relations, dont la partialité ne saurait être suspectée, en ce qui touche les actes favorables au peuple, confirment de tous points le récit de ma sœur, mais s’étendent avec une légitime indignation sur des scènes de férocité inouïe dont je vous épargnerai le douloureux tableau, fils de Joël. Hélas ! nos ennemis, et, malheur irréparable, nos amis même, n’auront que trop le droit d’évoquer le souvenir de ces sanglantes journées : elles seront le deuil et le remords éternel de notre sainte, trois fois sainte révolution.



Relation de l’abbé Sicard, instituteur des sourds et muets, adressée à l’un de ses amis, sur les dangers qu’il a courus les 2 et 3 septembre 1792 (no 81 des Annales religieuses)[4].


« J’ai dû la vie à Monnot, horloger, rue des Petits-Augustins. J’allais périr, lorsqu’il m’a couvert de son corps et s’est écrié :

» — Voilà, citoyens, la poitrine qu’il faut frapper avant d’arriver à celle de cet honnête homme ! Vous ne le connaissez pas, mes amis ! Vous allez tomber à ses pieds lorsque vous saurez son nom : c’est l’abbé Sicard, l’éducateur des pauvres sourds et muets !

» Le peuple ne se calmait pas ; il croyait que l’on voulait, sous mon nom, sauver la vie d’un traître. J’ai osé m’avancer moi-même, et, monté sur un banc, parler au peuple, n’ayant pour toute défense que le courage de l’innocence et ma ferme confiance dans ce peuple égaré. J’ai dit mon nom, mes fonctions d’instituteur des sourds et muets… Des applaudissements réitérés ont succédé à des cris de rage ; j’ai été mis par le peuple lui-même sous la protection de la loi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» L’un de ces bourreaux, les bras retroussés, armé d’un sabre fumant de sang, entre dans le greffe, ou siégeait le comité présidé par Maillard : — Je viens vous demander pour un de mes braves frères d’armes, qui égorgent les aristocrates, les souliers que l’un de ceux-ci a aux pieds ; mon camarade n’a pas de chaussure et part demain pour la frontière. — Les délibérants se regardent et répondent tous à la fois : — Rien de plus juste. Accordé. »


Mon agonie de trente-huit heures, ou Récit de ce qui m’est arrivé, de ce que j’ai vu et entendu pendant ma détention dans la prison de l’abbaye de Saint-Germain, depuis le 22 août jusqu’au 3 septembre 1792, par moi, Journiac de Saint-Méard, ci-devant capitaine commandant des chasseurs du régiment d’infanterie du roi (quinzième édition)[5]


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… « À la lueur des torches, j’aperçus le terrible tribunal, qui allait me donner la vie ou la mort. Le président (Maillard), en habit gris, un sabre à son côté, était appuyé debout contre une table, sur laquelle on voyait du papier, des plumes, une écritoire, des pipes et des bouteilles. Cette table était entourée de dix personnes, assises ou debout, dont deux étaient en veste et en tablier ; deux hommes en chemises teintes de sang, le sabre à la main, gardaient la porte de droite, sur laquelle un vieux geôlier avait la main. »

(Ici Journiac de Saint-Méard raconte son interrogatoire, ses moyens de défense, ses assertions, soumises à des épreuves contradictoires, etc., etc. Son discours seul forme cinq pages in‑8o très-compactes, et il continue ainsi) :

« un des juges. — Enfin, quelles étaient vos opinions ?

» — J’étais franc royaliste.

» Un léger murmure fut apaisé par ces mots de l’un des juges qui dit mot pour mot :

» — Ce n’est pas pour juger des opinions que nous sommes ici, c’est pour en juger les résultats. »

(Saint-Méard achève de relater la seconde partie de sa défense, et termine de la sorte :)

« … Voilà, messieurs, tout ce que je peux vous dire de ma conduite et de mes principes ; la sincérité de mes aveux doit vous convaincre que je ne suis pas un homme dangereux, j’espère donc que vous voudrez bien m’accorder ma liberté, à laquelle je suis attaché par besoin et par principes.

» le président, après avoir ôté son chapeau. — Je ne vois rien qui doive faire suspecter l’accusé, je lui accorde la liberté. (Aux juges.) Est-ce votre avis ?

» tous les juges. — Oui, oui, c’est juste !

» À peine ces mots furent-ils prononcés que tous ceux qui étaient dans le greffe m’embrassèrent. J’entendis au-dessus de moi applaudir et crier bravo ! je levai les yeux, et j’aperçus plusieurs têtes groupées derrière les barreaux d’un soupirail qui donnait sur le greffe. Le président chargea trois personnes de me conduire hors de la prison et de me protéger ; ces trois personnes me firent mettre mon chapeau sur la tête, et me conduisirent hors du greffe. Aussitôt que je parus dans la cour, l’un de mes gardes s’écria :

» — Chapeau bas ! voilà celui pour qui vos juges demandent aide et secours !

» Cela dit, mes guides et tous ceux qui m’entouraient m’embrassèrent. Dans la rue, la foule criait sur mon passage :

» Vive la nation ! C’est un innocent, — et l’on m’applaudissait.

» … Les trois personnes chargées de m’accompagner chez moi me dirent qui elles étaient : l’un était maçon, établi dans le faubourg Saint-Germain ; l’autre, né à Bourges, était apprenti perruquier ; le troisième, vêtu en garde national, était fédéré… Arrivés dans la rue Saint-Benoît, nous montâmes dans un fiacre, qui me conduisit chez moi. Le premier mouvement de mon hôte fut, en me voyant, d’offrir son portefeuille à mes conducteurs ; ils le refusèrent, et lui dirent en propres termes :

» — Nous ne faisons pas ce métier pour de l’argent : voilà votre ami ; il nous a promis un verre d’eau-de-vie, nous le boirons à sa santé, et nous retournerons à notre poste.

» Ils me demandèrent une attestation qui prouvât qu’ils m’avaient conduit chez moi sans accident ; je la leur donnai en les priant de m’envoyer la déclaration que mes juges m’avaient promise. Le lendemain, l’un des commissaires m’apporta le certificat dont voici la copie :

» — Nous, commissaires nommés par le peuple pour faire justice des traîtres détenus dans la prison de l’Abbaye, nous avons fait comparaître, le 3 septembre, le citoyen Journiac Saint-Méard, ancien officier, décoré de la croix de Saint-Louis, lequel a prouvé la fausseté des accusations portées contre lui, et n’être jamais entré dans aucun complot contre les patriotes ; nous l’avons proclamé innocent, en présence du peuple, qui a applaudi à la liberté que nous lui avons rendue.

» En foi de quoi, nous lui avons, à sa demande, délivré le présent certificat, engageant tous les bons citoyens à lui prêter aide et secours.

» Signé : Poir...............................

» Ber..................................................

À l’Abbaye, l’an IV de la liberté, l’an Ier de l’égalité. »



Ma Résurrection, par Maton de la Varenne (ouvrage publié en 1795)[6].


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«… J’entendis en même temps appeler Louis Bardy, dit l’abbé Bardy, qui fut amené, jugé et massacré sur l’heure. Il était accusé d’avoir, de concert avec sa concubine, assassiné et coupé en morceaux son frère, auditeur en la chambre des comptes à Montpellier, et avait jusqu’alors déjoué la science de tous les juges par la subtilité, l’adresse, l’éloquence même de ses réponses et les incidents dilatoires qu’il faisait naître. »

(Maton de la Varenne raconte ensuite qu’il fut conduit devant le terrible tribunal révolutionnaire, après avoir vu massacrer avec d’abominables raffinements de férocité Rulhières, ancien capitaine de cavalerie.)

« …Le soi-disant juge du peuple, après m’avoir interrogé et entendu, ouvrit le registre de la prison, et l’ayant examiné, dit à ses soi-disant collègues :

» — Je ne vois absolument rien contre l’accusé.

» Alors toutes les figures se déridèrent ; il s’éleva un cri de vive la nation qui fut le signal de ma délivrance. Je fus enlevé sur-le-champ et conduit hors du guichet par des hommes qui me soutenaient, car ma faiblesse était grande ; ils m’apprirent que je n’avais plus rien à craindre, étant désormais sous la sauvegarde du peuple. Je traversai ainsi la rue des Balais, remplie de personnes de tout sexe et de tout âge ; je montai dans un fiacre, et j’arrivai dans la rue de la Barillerie, où demeurait mon père. Après avoir passé une heure dans la maison paternelle, où ceux qui m’y avaient conduit n’avaient rien voulu recevoir qu’un simple rafraîchissement, je me retirai en un lieu sûr, de crainte d’être inquiété de nouveau. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


La Vérité tout entière sur les vrais acteurs de la journée du 3 septembre 1792, avec cette épigraphe : Exurgat tenebris (1793), par Mahée fils[7].


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Vers l’heure de midi (le 2 septembre), on tire le canon d’alarme, le tocsin sonne, on bat la générale ; la terreur s’empare de tous les esprits ; on court aux armes ; un cri général se fait entendre : Volons à l’ennemi… Mais nos ennemis les plus cruels ne sont pas à Verdun : ils sont à Paris, dans les prisons… Plusieurs voix répandent ce bruit, d’autres le répètent, l’accréditent. Nos femmes, nos enfants laissés à la merci de ces scélérats vont donc être immolés ? Frappons les traîtres avant de partir pour la frontière !

» Ce cri terrible, j’en atteste tous les hommes impartiaux, retentit à l’instant dans Paris d’une manière spontanée, unanime, dans les rues, dans les places publiques, dans tous les rassemblements, à la commune, enfin dans l’Assemblée nationale elle-même. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Ici l’auteur raconte l’allocution d’un sans-culotte à Manuel, qui se termine ainsi :)

« — Non, je n’entends pas que lorsque je serai à la frontière, les royalistes aillent égorger ma femme et mes enfants !

» Un autre ajoute : — Au reste, il n’y a qu’à faire sortir les prisonniers, nous leur donnerons des armes, et nous les combattrons à nombre égal… Mourir ici, mourir aux frontières, je n’en serai pas moins tué par des scélérats, mais je leur vendrai chèrement ma vie, et, soit par moi, soit par d’autres, la prison sera purgée de ces s… gueux-là.

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»Montmorin, Vigne de Cuzay, prévenus d’avoir participé à la conduite des troupes qui ont fusillé au champ de Mars ; Protot et Valvins, accusés d’avoir fabriqué et émis de faux assignats, et tant d’autres, furent massacrés d’après le prononcé de Maillard, au nom du peuple souverain… Peut-être sur l’étiquette des personnages que l’on vient de voir passer à la Force, va-t-on s’imaginer que le crime seul a péri. Oh ! sans doute, beaucoup de grands coupables ont payé de leur vie de véritables forfaits, mais le plus grand tort qu’ont fait à la morale ces massacres affreux, c’est que des actes d’une illégalité aussi cruelle, loin de tourner au profit de l’exemple, seule fin des supplices, honore presque les victimes au lieu de les flétrir, et laisse à leurs partisans le droit de les représenter comme des martyrs. »

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Mémoires de Bertrand de Molleville, fragments recueillis par Toulongeon, pour servir à son Histoire de France[8].


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« … Mon frère trouva deux hommes qui, couverts du sang répandu par leurs mains, l’ont cependant sauvé. Je tiens de lui les particularités de leur conduite, je les rapporte fidèlement. »

(Le frère de Bertrand raconte son interrogatoire, son acquittement par le tribunal, et poursuit :)

« … On me déclare innocent. La sentence fut applaudie aux cris de : — Vive la nation ! — Michel et son camarade prirent mon frère par le bras, et le firent sortir… Les barbares exécuteurs étaient là, au dehors, sur deux lignes, et prêts à frapper ; mais quand le mot innocent arriva à leurs oreilles, ils entourèrent mon frère, l’embrassèrent tour à tour avec des visages couverts de sang. Il fut contraint de se prêter de bonne grâce à ces embrassements effroyables…

» Michel demande à mon frère où il faut le conduire, il répond qu’il ira chez sa belle-sœur, qu’il se sent assez fort pour s’y rendre seul ; et il offre à Michel un paquet d’assignats. Cet homme refuse.

» — Nous répondons de vous, — reprend-il, — nous ne pouvons vous quitter que lorsque vous serez en sûreté. Gardez vos assignats. Allons chez votre belle-sœur ; où demeure-t-elle ?

» — Rue du Chaume.

» — La pauvre femme sera bien contente et bien surprise de vous revoir ?

» — Oh ! certes !

» — Eh bien, nous voudrions assister à cette entrevue : ce spectacle nous reposerait.

» — Ma belle-sœur est très-timide ; puis le sang dont vos habits sont couverts lui causerait une terrible frayeur.

» — La frayeur de votre belle-sœur cessera lorsqu’elle saura que nous vous avons conduit en sûreté chez elle.

» — Accordez-nous cette satisfaction, — dit le compagnon de Michel, cela ne vous coûtera pas autant que l’argent que vous nous offriez, et cela nous fera plus de plaisir.

» Mon frère fut obligé de se rendre aux instances de ces hommes : ils l’accompagnèrent chez mon beau-frère, où Madame B… et ses enfants demeuraient depuis le 10 août. Madame B…, préparée par mon frère à la visite de ses terribles conducteurs, qu’il avait devancés d’un moment, les reçut sans visible répugnance. Ils eurent la discrétion de ne pas prolonger leur visite au delà d’un quart d’heure, prirent congé de mon beau-frère, en le remerciant de la jouissance qu’il leur avait procurée. »


Enfin, ce dernier extrait d’une brochure dont l’auteur appartenait, il est vrai, à l’opinion républicaine, confirme un fait de la plus grave importance, et dont l’authenticité ne saurait être niée ; Tallien, par sa position de secrétaire-greffier de la commune, étant mieux instruit que personne de ce qui se passait à l’Hôtel de Ville. Or, il est évidemment démontré, par le fait en question, que les contre-révolutionnaires prisonniers soudoyaient les brigands (leurs codétenus) qui, le moment venu, devaient être déchaînés sur Paris.


La Vérité sur les événements du 2 septembre, par J.‑L. Tallien, ci-devant secrétaire-greffier de la commune de Paris. — 1793[9].


« … On a souvent répété avec affectation, et l’on a voulu persuader que les événements de septembre étaient le résultat des combinaisons d’une faction que l’on a désignée depuis sous le nom de parti désorganisateur. Pour détruire ces absurdes déclamations, je vais en peu de mots retracer les causes de ces événements ; c’est à moi, peut-être, qu’il appartient plus particulièrement de remplir cette tâche, moi qui ai vu les événements de près, etc., etc. »

(Tallien fait l’historique des précédents des journées de septembre, et signale comme l’une des causes les plus flagrantes de l’indignation publique les scandaleux acquittements de la haute cour d’Orléans, et la terreur causée par l’approche des armées étrangères, à la suite de la prise de Verdun et de Longwy ; puis il continue, confirmant ainsi des faits écrasants pour la contre-révolution :)

« À la même époque, un criminel, exposé sur la place publique, eut l’insolente témérité de crier sur l’échafaud et en présence d’une multitude innombrable : Vive le roi ! vive la reine ! vive La Fayette ! vivent les Prussiens ! au diable la nation ! — Ces mots séditieux, plusieurs fois répétés, excitèrent l’indignation publique, et ce misérable eût été à l’instant immolé, si le procureur de la commune ne lui eût fait un rempart de son corps et ne l’eût reconduit dans la prison pour le livrer aux tribunaux. — Dans son interrogatoire il déclara :

» — Que, depuis plusieurs jours, l’argent était répandu avec profusion dans les prisons, et qu’au premier signal les brigands qu’elles renfermaient seraient armés pour servir la cause des contre-révolutionnaires.

» Personne n’ignorait, d’ailleurs, que c’était dans les prisons que se fabriquaient les faux assignats répandus en grand nombre dans la circulation ; et, en effet, après l’expédition du 2 septembre, l’on a trouvé dans les prisons les planches, le papier, tous les ustensiles nécessaires pour fabriquer des assignats. Ces pièces existent, sont déposées aux greffes des tribunaux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Bientôt des milliers de citoyens sont réunis sous les drapeaux de la liberté, organisés, prêts à marcher ; mais, avant de partir, une réflexion simple et naturelle se présente à leur esprit :

» — Au moment où nous marchons à l’ennemi, — disent-ils, — où nous allons verser notre sang pour la défense de la patrie, nous ne voulons pas que nos pères, nos femmes, nos enfants, nos vieillards restent exposés aux coups des scélérats que renferment les prisons. Avant d’aller combattre les ennemis de l’extérieur, il faut anéantir ceux de l’intérieur.

» Tel était le langage de ces citoyens, lorsque deux prêtres réfractaires, que l’on conduisait à l’Abbaye, font entendre des cris séditieux, et profèrent les invectives les plus graves contre la révolution ; la fureur du peuple est à son comble, etc., etc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Les Suisses, les assassins du peuple dans la journée du 10 août, renfermés au nombre de près de trois cents, sont mis en liberté et incorporés dans les bataillons nationaux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Telles furent les circonstances qui précédèrent et provoquèrent les événements de septembre, événements terribles, sans doute, qui, dans un moment de calme, auraient dû provoquer les vengeances des lois ; mais sur lesquels, dans un temps d’agitation, il faut tirer un voile et laisser à l’historien le soin d’apprécier cette époque de la révolution, qui a été beaucoup plus utile qu’on ne le pense. »


Enfin, fils de Joël, je compléterai les pièces de ce redoutable procès, que l’histoire jugera un jour, en citant ce fragment d’un discours de Robespierre au sujet des journées de septembre :

« L’on vous a parlé bien souvent des événements du 2 septembre : c’est le sujet auquel j’étais impatient d’arriver. Je le traiterai d’une manière absolument désintéressée, etc…

« Le conseil général de la commune, loin de provoquer les événements de septembre, a fait tout son possible pour les empêcher. Pour se former une idée juste de ces faits, il faut chercher la vérité, non dans les écrits ou dans les discours calomnieux qui les ont dénaturés, mais dans l’histoire de la révolution. Si vous avez pensé que le mouvement imprimé aux esprits par l’insurrection du 10 août était entièrement expiré au commencement de septembre, vous vous êtes trompés : il n’y a aucune analogie entre les deux époques.

» … Les plus grands conspirateurs du 10 août furent soustraits à la colère du peuple victorieux, qui avait consenti à les remettre entre les mains d’un nouveau tribunal ; mais le peuple était décidé à exiger leur punition. Cependant, après le jugement de trois ou quatre criminels subalternes, le tribunal se reposa : Montmorin avait été absous ; le prince de Poix, et d’autres conspirateurs de cette importance, avaient été mis en liberté frauduleusement. De grandes prévarications en ce genre avaient transpiré, de nouvelles preuves de la conspiration de la cour se développaient chaque jour, presque tous les patriotes blessés au château des Tuileries mouraient entre les bras de leurs frères parisiens ; l’indignation était dans tous les cœurs. Une nouvelle cause porta la fermentation à son comble : grand nombre de citoyens avaient pensé que la journée du 10 août rompait le fil des conspirations royalistes ; ils regardaient la guerre comme terminée ; soudain la nouvelle de la prise de Longwy se répand dans Paris, Verdun a été livré. Brunswick, à la tête d’une armée, marche sur Paris ; aucune place forte ne nous séparait de nos ennemis. Notre armée, divisée, presque détruite par les trahisons de La Fayette, manquait de tout : il fallait trouver des armes, des effets de campement, des vivres, des soldats ; le conseil exécutif ne dissimulait ni ses craintes, ni ses embarras. Danton se présente à l’Assemblée, lui peint vivement les périls et les ressources, la porte à prendre quelques mesures vigoureuses ; il se rend à l’Hôtel de Ville, fait sonner le tocsin, tirer le canon d’alarme, et déclarer la patrie en danger. En un instant, quarante mille hommes, armés et équipés, marchent sur Châlons. Au milieu de cet entraînement universel, l’approche des armées étrangères réveille dans tous les cœurs les sentiments d’indignation, de vengeance contre les traîtres qui avaient appelé l’ennemi. Avant d’abandonner leurs femmes, leurs enfants, les citoyens, vainqueurs des Tuileries, veulent la punition des conspirateurs, qui leur avait été promise. On court aux prisons ; les magistrats pouvaient-ils arrêter le peuple ? car c’était un mouvement populaire, et non, comme on l’a ridiculement supposé, la sédition partielle de quelques scélérats payés pour assassiner leurs semblables. La commune, dira-t-on, devait proclamer la loi martiale ; la loi martiale contre le peuple, lorsque l’ennemi s’approchait ! la loi martiale après la journée du 10 août ! la loi martiale en faveur des complices du tyran détrôné par le peuple ! Que pouvaient les magistrats contre la volonté déterminée du peuple indigné, qui opposait à leurs discours le souvenir de son héroïsme au 10 août, son dévouement actuel à courir à la frontière, et la longue impunité des traîtres ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» On assure que dans ces exécutions des innocents ont péri ; on s’est plu à en exagérer le nombre. Un seul, c’est trop, sans doute, citoyens ; pleurez cette méprise cruelle, nous l’avons longtemps pleurée. Pleurez même les victimes coupables réservées à la vengeance des lois, et qui sont tombées sous le glaive de la justice populaire. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, fils de Joël, pleurons avec Robespierre « les victimes coupables réservées à la vengeance des lois, et qui sont tombées sous le glaive de la justice populaire, » — car, en les frappant, ce glaive a changé les criminels en martyrs !

Ah ! pleurons-les, ces néfastes journées : elles ont plongé un peuple vaillant, généreux, dans l’ivresse du sang, qui, ainsi que le disait Victoria, trouble, égare l’esprit, comme l’ivresse du vin, et pousse à des atrocités inouïes ceux-là mêmes qui, au lieu de les commettre, reculeraient d’horreur devant elles s’ils jouissaient de leur raison. Mais, hélas ! elle est irrésistible cette effroyable ivresse du sang ! Est-ce que l’on peut, de sang-froid, immoler un ennemi sans défense ? Non ; aussi, après le premier coup porté, l’on frappe pour s’étourdir !! Alors le terrible enivrement vous gagne, l’on devient bientôt fou furieux ! l’on s’acharne sur un cadavre inanimé, on le mutile, on le met en lambeaux. L’ivresse augmente… il ne suffit plus de donner la mort à son ennemi : cette mort, trop prompte, on la prolonge par des raffinements affreux. Les cris, les hurlements de la victime exaltent la férocité jusqu’au délire ; et lorsqu’elle a atteint son paroxysme, la lassitude du meurtre vous plonge dans une sorte d’abattement, précurseur du réveil de la raison ! Elle revient peu à peu, et avec elle naît une croissante horreur des actes sans nom auxquels l’on s’est livré, et dont les sanglants témoignages vous entourent !

L’on n’y peut croire, on interroge ses souvenirs !… On s’est spontanément porté aux prisons, dans un élan de courroux légitime, afin d’anéantir les ennemis de la patrie, qui conspiraient son envahissement par l’étranger, qui conspiraient le massacre des femmes, des enfants, des vieillards ! Et on a d’abord frappé, croyant obéir à une nécessité fatale, puis l’appétit du meurtre est venu avec le meurtre ; puis, si cela se peut dire : sa dépravation monstrueuse ; de sorte que l’on est entré dans la prison croyant y remplir, avec un calme inexorable, le terrible sacerdoce de justicier du peuple… et l’on est devenu un cannibale ivre de carnage !

Et voilà pourquoi, fils de Joël, quelle que soit la sainteté de la cause qu’elle invoque, la justice populaire, substituée à l’action de la loi, dégénère forcément, infailliblement en excès tellement atroces, que l’on oublie les forfaits des victimes pour maudire la férocité de leurs bourreaux. Il en a été ainsi du jugement porté sur le massacre des prisons ; et cependant, vous le voyez, les écrivains royalistes, échappés à ce massacre, sont eux-mêmes unanimes sur ces circonstances d’une si éclatante signification !

La joie délirante des exécuteurs couverts de sang, lorsque l’innocence d’un prisonnier était proclamée ;

La scrupuleuse probité des exécuteurs.

De ces faits, que conclure ?

Que l’immense majorité des septembriseurs, ainsi qu’on les a depuis appelés, étaient d’honnêtes gens, oui, d’honnêtes gens égarés par une déplorable panique, mais fermement convaincus d’accomplir un devoir patriotique, une mesure de salut public, en purgeant les prisons, devoir effrayant, qui coûtait tant à leur générosité naturelle, qu’ils éclataient en transports de joie lorsqu’ils avaient à épargner un innocent

Et pourtant ces hommes généreux, intègres, poussant le scrupule de la probité jusqu’à demander « — la permission de chausser les souliers d’un mort, » — au moment où ils partaient pieds nus pour la frontière ; ces hommes, une fois en proie à l’ivresse du sang, ont commis d’exécrables barbaries… Quel terrible enseignement, fils de Joël, à l’appui de cette affirmation : — Que, si généreux que soit un peuple, il commet inévitablement des actes horribles lorsqu’il substitue sa justice directe à la justice de la loi, surtout alors que lui-même, ainsi qu’à notre époque, ayant reconquis la plénitude de ses droits souverains, nomme par l’élection les juges et les jurés chargés de prononcer légalement sur le sort des accusés.

Ah ! je ne sais quelles épreuves, quelles luttes nous sont encore réservées dans l’avenir, mais des journées de septembre, souvenez-vous, fils de Joël ! souvenez-vous ! Oui, quels que soient les crimes de nos ennemis, qu’ils tombent sous la hache de la loi, jamais sous le couteau des égorgeurs ; et ainsi, au lieu d’être pour la postérité un sujet de pitié, la mémoire des criminels restera pour jamais flétrie, personne ne les plaindra !

Un dernier mot, qui résume les deux appréciations inévitables des événements de septembre, desquels je causais un jour avec Billaud‑Varenne ; il les approuvait, contre mon opinion, et me répondit ceci :

« — Vous prétendez que l’on aurait du juger selon la loi les prisonniers massacrés en septembre ?

» — Oui.

» — Vous savez que leur nombre s’élevait à quatorze cent vingt. Or, combien de temps aurait duré le jugement légal de ces quatorze cent vingt prisonniers ? Interrogatoire des prévenus, audition des témoins, défense des avocats, résumé du président du jury, etc. ; supposez que le tribunal eût pu juger quatre à cinq accusés par jour, et c’est beaucoup, les jugements auraient duré au moins un an ! ! ! songez-y. Et l’ennemi était à nos portes, et les conspirations tramées par les prisonniers nous entouraient, nous menaçaient de toutes parts ; et l’opinion publique était exaspérée par les scandaleux acquittements de la haute cour d’Orléans ! Quoi ! au milieu de ces circonstances fiévreuses, brûlantes, précipitées comme la marche des événements, s’en remettre pour le jugement et l’exécution des coupables aux délais ordinaires d’une procédure qui pouvait durer plus d’une année ! Je prétends, moi, que cette mesure de salut public a sauvé la patrie !

» — Je pourrais, — dis-je à Billaud‑Varenne, — vous répondre que les lois de la morale, de la justice éternelle et de l’humanité, sont au-dessus des prétendues lois du salut public ; oui, si par impossible, la patrie ne pouvait être momentanément sauvée que par des actes monstrueux, je dirais : Périsse la patrie ! car si elle ne peut vivre que par le mal, que par l’iniquité, que par la violence, que par le massacre, elle est indigne de figurer parmi les nations, et elle est inévitablement destinée à périr tôt ou tard ! Mais, me renfermant uniquement dans le domaine des faits accomplis, je vous répondrai : De deux choses l’une : ou l’étranger eût envahi la France, mis Paris à feu et à sang et vaincu la révolution ! En ce cas, l’accomplissement des scélératesses tramées par les prisonniers ne pouvait aggraver les malheurs publics ; ou bien, et ceci est advenu, les armées ennemies seraient refoulées au delà de nos frontières, la révolution victorieuse et la république proclamée. En ce cas, les complots des royalistes avortaient, puisqu’il suffisait de garder les prisons avec vigilance pour conjurer les maux que l’on redoutait : alors, le procès intenté à nos ennemis suivait son cours régulier ; ils eussent juridiquement payé de leurs têtes leurs complots horribles, et l’on n’aurait pas à reprocher à la révolution les journées de septembre.

» — Il n’existe à ceci que cette objection, — me répondit Billaud‑Varenne, — à savoir, que sans la terreur imprimée par les journées de septembre aux royalistes du dedans et du dehors, aux contre-révolutionnaires encore nombreux, même parmi les officiers de nos armées, elles étaient vaincues par la défection des traîtres ; ce premier échec devenait le signal de la guerre civile, déchaînée dans l’Ouest et dans le Midi à la voix des prêtres ; le royalisme sortait de ses repaires, la révolution était perdue, et la monarchie rétablie dans son entier absolutisme ; donc, si la révolution triomphe, c’est grâce aux journées de septembre. »

» — Selon moi, si elle triomphe, c’est malgré les journées de septembre. Non ! jamais je ne croirai que l’iniquité, le meurtre, puissent assurer le triomphe de la plus juste, de la plus sainte des causes ! »


Ces volontaires enflammés de patriotisme, qui, durant les journées de septembre, s’enrôlaient en masse et partaient aux chants de la Marseillaise, étaient d’abord dirigés sur des camps intermédiaires ; là, les enrôlés recevaient un commencement d’organisation militaire, puis ils rejoignaient l’armée. Leur irrésistible élan sauva la France à Valmy, et inaugura les victoires de la république ces grandes conquêtes de la liberté des peuples !

Verdun ne pouvait résister longtemps, ainsi que l’avaient prédit les proclamations de l’Assemblée. En effet, cette place, sommée par le duc de Brunswick de se rendre au roi de France, refusa d’abord, et le bombardement commença le 13 août 1792, à onze heures du soir, le 1er septembre il durait encore. Un parlementaire du général prussien vint offrir une honteuse capitulation : elle fut acceptée par le conseil de défense, composé de traîtres et d’hommes sans énergie ; mais le commandant de la place, vaillant patriote, chef de bataillon des volontaires de Mayenne et de Loire, le courageux Beaurepaire, indigné de cette lâcheté, car Verdun pouvait, par une défense désespérée, arrêter l’ennemi durant quelques jours, s’épuisa en vains efforts pour persuader le conseil de résister encore, et, voyant que ces traîtres restaient sourds à sa voix, il se brûla la cervelle. Bientôt après, le duc de Brunswick prit possession de la place au nom du roi de France. Pendant que Verdun et Longwy capitulaient ainsi honteusement, le corps d’émigrés de la division du prince de Hohenlohe attaquait et bombardait Thionville avec une barbarie jusqu’alors inconnue dans les usages de la guerre. La campagne s’ouvrait ainsi sous les auspices les plus désastreux. Dumouriez, cet aventurier sans conviction, mais doué du génie militaire, écrivait au ministre de la guerre Servan :

« — Verdun est pris, j’attends les Prussiens. Le camp de Grand‑Pré et celui des Islettes sont les Thermopyles de la France, mais je serai plus heureux que Léonidas. »

Cette jactance, habituelle aux gens de guerre nourris sous la monarchie, ainsi que l’était Dumouriez, et qui revendiquent presque pour eux seuls la victoire, faillit être funeste à ce général. S’il répara son premier échec, il dut la victoire moins encore à ses talents militaires qu’au patriotique et irrésistible élan de son armée, entraînée par Kellermann, ancien sous-officier.

Il faut, d’ailleurs, rendre cette justice à Dumouriez : d’un coup d’œil prompt et sûr, il avait d’abord parfaitement choisi son champ de bataille, la forêt de l’Argonne. Elle s’étendait depuis Sedan jusqu’à Sainte‑Menehould. Longue de treize lieues environ sur une profondeur inégale, coupée de ravins, de marais, d’étangs, de fondrières, elle n’offrait de praticable à une armée que cinq étroits passages. Ces défilés naturels, que l’on pouvait rendre presque inexpugnables, étaient ceux du Chêne‑Populeux, de la Croix-au-Bois, du Grand‑Pré, de la Chalade et des Islettes. Dans cette position, Dumouriez voulait arrêter l’ennemi, en attendant les bataillons de volontaires qu’on lui envoyait de toutes les parties de la France. Il donna l’ordre au général Beurnonville d’être le 13 septembre à Rhetel. Le général Duval devait lui amener sept mille hommes, et Kellermann arrivait de Metz à marches forcées, à la tête de vingt-deux mille hommes.

Dumouriez gagne la forêt de l’Argonne par une manœuvre habile et hardie, effectuée presque sous les yeux de l’ennemi, et occupe le passage du Grand‑Pré ; le général Dillon défendait les Islettes et la Chalade ; le général Chazot, le défilé de la Croix‑au‑Bois ; enfin, la garde du passage du Chêne-Populeux devait être confiée au général Duval.

La proclamation suivante est adressée par Dumouriez aux populations voisines du théâtre de la guerre :

« Citoyens, si les Prussiens s’avancent pour traverser les défilés que je garde en force, je ferai sonner le tocsin dans toutes les paroisses voisines de la forêt. Qu’à ce signal, tous ceux d’entre vous qui ont un fusil se portent en avant sur la lisière du bois ; que les autres, armés de haches, de pioches, coupent les bois, entassent des abattis d’arbres, afin d’entraver la marche de l’ennemi. Tous les membres de l’administration et des municipalités assureront l’exécution de cet ordre, sous peine d’être dénoncés comme traîtres à la patrie. »

Les populations répondent vaillamment à l’appel de Dumouriez. Le duc de Brunswick tente une reconnaissance sur le Grand-Pré ; il est culbuté. Jugeant alors impossible de débusquer les Français de cette position, il tente de la tourner en s’emparant du passage de la Croix-au-Bois ; malheureusement Dumouriez, par une faute impardonnable, avait rappelé à lui une partie des troupes qui défendaient le Chêne-Populeux et la Croix-au-Bois, n’y laissant qu’une centaine d’hommes couverts par un abattis d’arbres. Cette position est enlevée par les Autrichiens, après la mort héroïque du petit nombre de braves qui la défendaient. Dumouriez reconnaît trop tard quelle faute capitale il a commise en dégarnissant ce poste, lance le général Chazot à la tête de sept bataillons, de cinq escadrons et de onze pièces de canon pour reprendre la Croix‑au‑Bois, et, le 14 septembre 1792, à six heures du matin, les Autrichiens sont débusqués ; mais Clairfayt, l’un de leurs généraux, sentant l’importance de cette position, revient l’attaquer à la tête de douze mille hommes ; et Chazot, après une défense intrépide, mais écrasé par le nombre, bat en retraite, tandis que le corps d’émigrés de la colonne du prince de Hohenlohe attaque vigoureusement la position du Chêne-Populeux. Ils sont d’abord repoussés par le général Bouquet ; puis celui-ci, apprenant la retraite de Chazot et l’occupation de la Croix-au-Bois par les Autrichiens, craignant d’être pris à revers et coupé, se replie sur Châlons. Dumouriez, voyant ainsi les Thermopyles de la France au pouvoir de l’ennemi et son plan détruit, fit preuve d’autant d’audace que de sang-froid et d’habileté stratégique. Il quitte son campement dans la nuit du 14 septembre ; et, inaperçu des Prussiens, traverse la rivière de l’Aisne, coupe les ponts derrière lui, opère une savante retraite, et concentre ses forces dans le camp retranché de Sainte-Menehould ; sa défense, dans la forêt de l’Argonne, avait du moins retardé la marche de l’ennemi. La saison, en s’avançant, devenait mauvaise ; des approvisionnements de toute nature manquaient aux Prussiens. Dumouriez, en se maintenant à Sainte-Menehould jusqu’à l’arrivée des troupes de Kellermann et de Beurnonville, pouvait compter sur une victoire qui décidait de la campagne. Sa jonction s’opéra le 17 septembre 1792, et les forces de Dumouriez s’élevèrent à soixante-dix mille hommes, dont près de la moitié se composait de bataillons volontaires. Le 20 septembre, le duc de Brunswick attaque Kellermann à Valmy, afin de couper aux Français leur retraite sur Châlons. La canonnade s’engage vivement ; les Prussiens gravissent en colonnes profondes les hauteurs de Valmy pour s’emparer de cette position redoutable. Kellermann connaissait l’inexpérience des volontaires dans le maniement des armes et dans la manœuvre, mais il sentait de quels prodiges d’audace et d’héroïsme sont capables des citoyens résolus de mourir pour la défense de la patrie. Que fait-il en ce moment décisif, suprême, d’où allait dépendre peut-être le salut de la France ? Il donne l’ordre aux volontaires et aux soldats de ne pas tirer un coup de fusil, d’attendre l’ennemi de pied ferme, immobiles, et lorsque l’on sera presque corps à corps de le charger impétueusement à la baïonnette. De cette attaque foudroyante Kellermann donne lui-même l’exemple au cri de : Vive la nation ! répété par des milliers de voix palpitantes d’ardeur civique. Ces cris inaccoutumés dans une armée, toujours silencieuse dans les rangs ; ces cris frappent les Prussiens d’une sorte de stupeur et les déconcertent. La furie de cette charge à la baïonnette, lutte corps à corps, où l’élan de la bravoure individuelle doit toujours triompher de la régularité d’une manœuvre automatique, ébranle, déroute la vieille infanterie prussienne, la meilleure de l’Europe ; elle hésite, recule et est bientôt culbutée des hauteurs de Valmy dans la plaine. Deux fois les Prussiens sont ramenés à la charge, deux fois ils sont refoulés à coups de baïonnette dans le ventre ou dans les reins, aux cris de : Vive la nation ! … Le soir, le duc de Brunswick bat en retraite ; le champ de bataille reste aux Français.

Cette première victoire, d’une médiocre importance au point de vue militaire, eut cependant sur l’avenir de nos armées républicaines une prodigieuse influence. Oui, de ce jour, soldats et volontaires, pleins de confiance et d’audace, se sentirent invincibles, parce qu’ils combattaient pour la défense de la patrie et pour l’affranchissement des peuples ; de ce jour aussi, la vieille tactique de la guerre monarchique était bouleversée par la fougue révolutionnaire ; les troupes les mieux disciplinées, les mieux rompues au mécanisme passif de la charge en douze temps, ne purent soutenir l’irrésistible élan de ces masses presque désordonnées de soldats citoyens, qui, bravant fusillade, mitraille, boulets, obus, abordaient l’ennemi à la baïonnette ; et, sans tirer un coup de fusil, enlevaient des batteries de cinquante canons aux cris de : Vive la république ! Ah ! ce cri magique était le secret de ces victoires inouïes, qui plus tard frappèrent les despotes d’épouvante. Nos soldats citoyens, répétons-le, combattaient et mouraient au nom d’un principe sacré : la liberté de la patrie et l’affranchissement des peuples ! Une pareille foi devait enfanter des miracles… Comment nos bataillons, exaltés par cette idée sublime, n’auraient-ils pas triomphé des armées ennemies, impassibles, muettes sous les armes comme des machines humaines conduites à coups de bâton par des officiers aristocrates ? Enfin, pourquoi combattaient-elles ? Pour la défense de la patrie ? Non ! puisque la plupart des nations appelaient l’affranchissement et la république ; les armées ennemies se battaient donc pour défendre, quoi ? La couronne de leurs maîtres et les castes privilégiées.

Telles furent, pour le présent et pour l’avenir, les immenses conséquences morales de la victoire de Valmy, remportée le 20 septembre 1792, la veille de la proclamation de la république.


Enfin ! fils de Joël, enfin il est venu ce beau jour, prédit, il y a seize siècles et plus, à notre aïeul Scanvoc’h-le-soldat par Victoria la Grande, saint espoir qui a soutenu d’âge en âge le courage de nos pères à travers tant d’épreuves ! Elle est enfin renouée, notre antique tradition républicaine, qui remonte au berceau de la Gaule, notre mère patrie ; elle est enfin anéantie, cette exécrable royauté franque, imposée par Clovis à la nation faite esclave au nom du droit de conquête, de pillage et de massacre ; conquête, pillage, massacre, esclavage, bénis, consacrés dans la personne de Clovis, ce bandit couronné, sacré à Reims par les évêques des Gaules, tous complices de l’invasion et de l’asservissement de la mère patrie, dont ils se partageaient avec les conquérants les dépouilles : terres, biens et habitants !

La voici donc enfin accomplie cette vision de Victoria la Grande ! 


La Gaule affranchie, foulant d’un pied libre ses fers brisés, la tiare des papes et la couronne des rois.

Merci, Dieu ! je puis mourir ; je l’ai vu ce jour de triomphe, qui couronne quinze siècles de luttes, soutenues par nos pères opprimés contre leurs oppresseurs, par les esclaves, les serfs, les vassaux, contre les rois, la seigneurie et le clergé ; par les descendants des Gaulois conquis contre les descendants des Francs conquérants.

Merci, Dieu ! je puis mourir : la Gaule était esclave, je la vois souveraine ! 



Il est des événements d’une si imposante majesté, que la plus admirable éloquence, la possédât-on, serait impuissante à les peindre : il faut laisser la parole aux faits, leur mâle simplicité a quelque chose d’auguste.

Lisez, fils de Joël, lisez avec un religieux recueillement ce simple procès-verbal de quelques lignes, relatant la première et immortelle séance de la Convention nationale.


« La Convention s’assemble et siège au palais des Tuileries, vendredi, 21 septembre, à midi un quart.

» Président : Pétion ; secrétaires : Condorcet, Brissot, Rabaud-Saint-Étienne, Vergniaud, Camus, Lassource.

» couthon, à la tribune : — Citoyens, notre mission est sublime ! Le peuple nous a témoigné sa confiance, rendons-nous-en dignes ! Je ne crains pas que dans la discussion qui va s’ouvrir l’on ose reparler de la royauté : elle ne convient qu’aux esclaves ! Les Français seraient indignes de la liberté qu’ils ont conquise, s’ils conservaient une forme de gouvernement marquée par quatorze siècles de crimes.

» collot-d’herbois. — Il est une délibération que vous ne pouvez remettre à demain, que vous ne pouvez remettre à ce soir, que vous ne pouvez différer un seul instant sans être infidèles au vœu de la nation : c’est l’abolition de la royauté.

» grégoire. — Certes, personne de nous ne proposera jamais de conserver en France la race funeste des rois ; nous savons trop bien que toutes les dynasties n’ont jamais été que des races dévorantes ; mais il faut pleinement rassurer les amis de la liberté ; il faut détruire ce royal talisman, dont la force magique serait encore propre à stupéfier bien des hommes ; je demande donc que, par une loi solennelle, vous consacriez l’abolition de la royauté ! »

(L’Assemblée entière, se levant par un mouvement spontané, décrète par acclamation la proposition de Grégoire.)

« bazire. — Je demande à faire une motion d’ordre. L’Assemblée vient de manifester, par l’unanimité de ses acclamations, sa haine profonde pour les rois ; l’on ne peut qu’applaudir à ce sentiment, concordant avec celui de l’universalité du peuple français ; mais il serait d’un exemple effrayant de voir une Assemblée délibérer dans un moment d’enthousiasme : je demande que la question soit discutée.

» grégoire. — Discuter ! Eh ! qu’est-il besoin de discuter, quand tout le monde est d’accord ! Les rois sont dans l’ordre moral ce que sont les monstres dans l’ordre physique ! Les cours sont l’atelier des crimes et la tanière des tyrans ! L’histoire des rois est le martyrologe des nations ! Nous sommes tous pénétrés de cette vérité ; qu’est-il besoin de discuter ? Je demande que ma proposition soit mise aux voix, sauf à la rédiger ensuite avec un considérant digne de la solennité de ce décret.

» ducos. — Le considérant de votre décret, citoyens, ce sera l’histoire des crimes de Louis XVI, l’histoire déjà trop connue du peuple français ; je demande donc que ce décret soit rédigé dans les termes les plus simples : il n’est pas besoin d’explication après la lumière qu’a répandue la journée du 10 août sur les crimes de la royauté.

» La discussion est fermée.

» Profond silence.

» La proposition du citoyen Grégoire est mise aux voix et adoptée à l’unanimité, au milieu d’applaudissements enthousiastes.

» Le président se lève et lit le décret, ainsi conçu :

» La Convention nationale décrète :

» Que la royauté est abolie en France. »

(Les acclamations de joie, les cris de Vive la nation ! Vive la république ! répétés par tous les membres de la Convention et par les spectateurs des tribunes, se prolongent pendant plusieurs instants.)

« Cent cinquante chasseurs, organisés en compagnie franche, sont admis dans la salle ; ils entrent au son des clairons, et jurent sur leurs armes de ne revenir dans leurs foyers qu’après avoir triomphé de tous les ennemis de la liberté et de l’égalité.

» — le président. — Citoyens, la Convention, confiante en votre courage, reçoit vos serments. La liberté de votre patrie sera la récompense de vos efforts ; pendant que vous la défendrez par les armes, la Convention la défendra par la force des lois. La royauté est abolie !

» (Applaudissements universels ; les jeunes soldats républicains réitèrent avec une nouvelle énergie le serment de défendre la patrie jusqu’à la mort ; ils offrent deux journées de leur solde pour subvenir aux frais de la guerre. La Convention reçoit cette offrande patriotique.)

» La séance est levée.

» Les membres de la Convention se séparent aux cris de : Vive la nation ! vive la république ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Telle est, fils de Joël, l’expansion des peuples vers la liberté, dont la république est l’emblème éclatant, qu’à peine fut-elle proclamée en France, des peuples, entraînés, enthousiasmés par son exemple, appelèrent ses armées, comme la Belgique, comme Mayence, pour briser leurs fers… ou demandèrent à être réunis à la France, comme le comté de Nice et le duché de Savoie… Les députés de ce peuple vaillant, les citoyens Doppet, Fabre, Villard et Dessaix se présentèrent, le 3 novembre 1792, à la barre de la Convention, et terminèrent ainsi leur discours :

« La nation savoisienne, après avoir déclaré la déchéance de son roi Victor-Amédée et de sa postérité, après avoir déclaré la proscription éternelle des despotes couronnés, s’est déclarée libre et souveraine ; elle a, dans son Assemblée constituante, émis le vœu unanime d’être réunie à la république française. »

À ces nobles paroles des députés savoisiens, le président de la Convention répondit :

« — Citoyens représentants d’un peuple souverain, ce fut un grand jour pour l’univers que celui où la Convention prononça ces mots : la royauté est abolie… De cette nouvelle ère beaucoup de peuples dateront leur existence politique. Déjà Malines, Ostende, Mayence, Nice et Chambéry voient flotter le drapeau républicain sur leurs remparts… La majeure partie du genre humain n’est esclave, disait un philosophe, que parce qu’elle ne sait pas dire : non ! Vous avez dit non ! citoyens savoisiens ! et soudain la liberté a plané sur vos montagnes ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Telles sont, fils de Joël, telles sont les premières conquêtes de la république, conquêtes volontaires… dues à l’attraction qu’elle inspire aux peuples asservis !


Et maintenant, moi, Jean Lebrenn, j’ajoute à notre légende la seconde partie du récit intitulé : le sabre d’honneur. Ma sœur Victoria a écrit une partie de cet épisode, qui me concernait personnellement ; on le devinera facilement aux louanges qui me sont adressées.





  1. La correspondance trouvée aux Tuileries dans l’armoire de fer, le 10 août 1792, et la correspondance du comte de Lamarck, publiée de nos jours, prouvent surabondamment la trahison de Mirabeau.

  2. Nous avertissons, une fois pour toutes, nos lecteurs que tous les faits de ces récits (sous la forme de journal) sont d’une rigoureuse exactitude historique, et puisés dans tous les récits contemporains de la révolution, à quelque tendance d’opinion qu’ils appartiennent, et tous publiés par des témoins oculaires des faits. Tous les passages du dialogue qui sont guillemetés sont historiques.
  3. Nous prévenons nos lecteurs que les fragments de discours cités par nous sont textuels, qu’il s’agisse des orateurs des clubs, de l’Assemblée nationale ou de la Convention. Nous avons eu recours aux journaux de l’époque : le Moniteur, Débats de la société des Jacobins, des Cordeliers, etc., et surtout à l’Histoire parlementaire de la révolution (40 vol. in-8o), trésor inépuisable de renseignements dû aux laborieuses et patriotiques recherches des citoyens Buchez et Roux. Ajoutons toutefois que, malgré notre estime pour leur caractère, notre déférence pour leur talent, pour leurs travaux, il nous est impossible d’accepter le point de vue catholique qu’ils donnent à leur œuvre.
  4. Voir Histoire parlementaire de la Révolution, vol. XVIII, p. 87.
  5. Voir Hist. parlemen. de la Rev., vol. XVIII, p. 103 et suivantes.
  6. Ap. Hist. parlem. de la Révol., vol. XVIII, p. 135 et suiv.
  7. Ap. Hist. parlem. de la Rév., vol. XVIII, p. 156.
  8. Ap. Hist. parlem. de la Rév., vol. XVIII, p. 282.
  9. Ap. Hist. parlem. de la Révol., vol. XVIII, p. 150.