Les Mystères du peuple/VII/4

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Les Mystères du peuple — Tome VII
L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


L’AUTEUR


AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


Chers lecteurs,


J’ai tâché dans le suivant récit de faire ressortir à vos yeux deux des traits les plus caractéristiques de la physionomie historique du treizième siècle : 1° — L’incroyable dissolution des mœurs de la noblesse et du clergé ; 2° — leur fanatisme féroce. — Oui, ces chevaliers qui, à la voix de l’Église, renouvelaient en Gaule les boucheries, les horreurs des premières croisades, donnaient au monde le spectacle d’une incroyable dépravation, non pas cachée, mais ouvertement, mais audacieusement affichée, célébrée, glorifiée par ces Cours d’amour où les nobles dames, les chanoinesses, les seigneurs et les prélats, traitaient gravement, discutaient magistralement et en public des sujets, si obscènes, que, malgré notre désir de rester dans la réalité, nous avons dû, par respect pour vous, chers lecteurs, atténuer, autant que possible, la crudité de ton de pareils tableaux, indispensables cependant à l’appréciation morale de l’histoire de ce temps-là ; nous disons morale, parce qu’il est utile de connaître les mœurs de ces fervents catholiques dont le fanatisme religieux fit couler le sang à torrents, alluma d’innombrables bûchers, exerça d’affreux ravages dans le Languedoc, cette province la plus florissante, la plus éclairée, la plus commerçante et la plus libre de la Gaule au treizième siècle ; nous l’avons dit, cette dépravation de mœurs était audacieusement affichée ; quant aux preuves historiques, irrécusables de ce que nous avançons, les voici : Tandis que le serf craintif, hébété, misérable, engraissait de sa sueur, de son sang, les domaines des seigneurs féodaux, tandis que la bourgeoisie simple et honnête dans ses mœurs, laborieuse, patiente, tour à tour victorieuse ou vaincue, mais ne reculant pas d’une semelle dans ses luttes contre l’Église, les seigneurs ou la royauté, fondait, constituait par son industrie, comme les serfs par leurs travaux agricoles, la richesse du pays, la noblesse et le clergé vivant dans les fêtes, la fainéantise, la mollesse et la débauche charmaient leurs loisirs par les chants des Trouvères et des Jongleurs, poëtes errants qui s’en allaient chantant de châteaux en châteaux, d’abbayes en abbayes ; or, pour la plupart ces Contes, ces Fabliaux, ces Lais, ces Jeux-parties, ainsi qu’on appelait ces poésies, étaient d’une telle obscénité que nous ne pouvons même citer ici complètement le titre de la plupart de ces œuvres si goûtées par l’aristocratie et par l’Église du bon vieux temps ; si vous avez la curiosité de vérifier le fait, chers lecteurs, demandez dans une bibliothèque publique les : Fabliaux et Contes des poëtes français des XI, XII, XIII, XIV et XVe siècles, tirés des meilleurs auteurs, publiés par Barbazan (édition de M. Méon, 4 v. in-8o ; Paris, B. Warée).

Parcourez la table des volumes et vous comprendrez que nous ne pouvons vous donner qu’une indication sommaire des pièces suivantes :

Le fabliau de… p. 95 ; une Femme pour cent Hommes (61) ; du… au Vilain, (67) ; de Charlot le Juif, (87) ; le Cuvier… (91 ) ; les Braies du Cordelier, (169) ; le Chevalier qui faisait parler les… et… (409) ; de l’Anel qui faisait… (437) ; du Vilain à la... (640) ; de Celle qui se… (466) ; le Jugement des… (460), etc., etc…

Les titres des pièces du même recueil nous montreront quel rôle jouait le clergé dans les chants licencieux et populaires :

Le Boucher d’Abbeville, v. 4,1. — Du Prestre qu’on porte ou la Longue Nuit, (120) ; du Vilain qui conquit le paradis par plaid, (114) ; du Sacristain et de la Femme au Chevalier, (119) ; du Prestre et de la Dame, (181) ; du Prétre et d’Alison, (427), etc., etc.

Si, enfin, la lecture de ces crudités vous répugnait et que l’interprétation du français du treizième siècle ne vous fût pas familière, demandez l’excellent ouvrage du savant Legrand d’Aussy, intitulé : Fabliaux, Contes, Fables et Romans des XII et XIII° siècles (troisième édition ; Paris, Jules Renouard). Cette édition, pour ainsi dire, expurgée de ce qu’il y a de par trop licencieux, a été traduite en français contemporain. Après cette lecture vous vous convaincrez, chers lecteurs, que la donnée du suivant récit intitulé : la Cour d’amour est très-au-dessous de la réalité des mœurs du XIIIe siècle.

L’un des ouvrages qui prouve encore à quel point de dépravation et de cupidité sordide en était venu le clergé à cette époque, est un recueil de poésies, publiées par M. Edelestan-Dumeril, l’un de nos antiquaires les plus consciencieux, et de qui l’impartialité égale la science ; ce livre renferme des chants et des satires en latin (la langue aristocratique de ce temps-là), antérieurs au XIVe siècle ; nous en avons traduit plusieurs, les voici :

Des diverses classes d’hommes

(Chant septième)

« Il en est de même des prêtres réguliers, — d’abord fidèles à la vertu — ils abandonnent la règle par l’instinct du démon — et retournent à cette vie criminelle. — Il en est de même de leurs supérieurs, des chefs et des prieurs ; — ils s’inquiètent peu des actes de leurs subordonnés, — qu’ils soient rebelles ou soumis. — Jamais on n’avait vu une telle perversité, — jamais on ne vit tant d’infamies — que dans ces hommes — qui se montrent revêtus de l’habit religieux.

» Ils outragent ainsi l’Église qui se trouve enveloppée dans leurs méchantes œuvres. — Ils portent l’habit menteur de la religion, — quand dans leur cœur habite la férocité des loups ; — ils ont un langage plus doux que l’huile, — et trompent tout le monde admirablement ; — comme le serpent est caché dans l’herbe, — ainsi le venin se cache dans leur langage. — Ils ne parlent que de paix avec le prochain — et le mal couve dans leur cœur perfide ; — dans l’Évangile, Dieu nous engage à nous mettre en garde contre ces trompeurs. — Ils s’abstiennent de nourriture, ils meurtrissent leurs corps, se maigrissent le visage, — afin, sous cette apparence, de recevoir les louanges et les présents. — Désormais on peut penser que l’antéchrist est sur terre — quand on voit ainsi l’Église aller peu à peu à sa honte et à sa ruine. » (Vol. 2, p. 19 et suiv.)

Satire sur l’état du monde.

(Chant huitième)

« Les serviteurs de l’époux vendent la dot de l’épouse. — Les prêtres dérobent les viandes de la marmite, — et si vous regardez avec soin, — vous verrez de nouveaux Iscariotes — vendre aujourd’hui J.-C. — Dans quel climat, sous quel signe du ciel — trouverez-vous un abbé, un prélat au cœur bienveillant ? — qui soit digne des noces du Christ, digne du bois de la Vie ? — C’est un oiseau rare sur la terre, — oiseau aussi rare qu’un cygne noir. — Tous, l’esprit souillé par l’avarice, placent dans l’argent l’espoir de leur salut ; — ils prétendent qu’ils ne veulent point être accusés d’une folle prodigalité. — Ils déguisent chaque vice sous l’apparence d’une vertu. — C’est des prélats que découlent des fleuves de vices, — et cependant ce sont les pauvres qui sont punis. — Ainsi se vérifie le vers du poëte profane : — Les rois commettent des fautes, ce sont les Grecs qui les expient. — Un prêtre obtient, moyennant finances, une paroisse d’un prélat, — c’est un vrai contrat de mariage, — car si l’argent manque, si la bourse est plate, — le prélat lui signifiera un acte de répudiation. — En agissant ainsi, prélats, — vous désespérez du bonheur de la vie future ; — rappelez-vous ce vers de Lucain : — Êtes-vous prêts, partez ; tout retard est funeste. »

Satire contre les prélats

(Chant neuvième)

(Par Gaultier de Châtillon.)

« Où sont-ils ces hommes qui gouvernent l’Église d’après les lois du Christ ? — et dont les jours se comptent par les bienfaits ? — Où voyons-nous des prélats donner des exemples qui fassent la joie et le bonheur des peuples ? — Non, les prélats refusent toute consolation à leurs subordonnés, — et quand les guerres ravagent tout le monde, — ils ne veulent pas s’offrir pour les fils d’Israël et faire régner la paix sur la terre. — Au milieu du tourbillon de la guerre, ils n’ont pas confiance en Dieu, — ils craignent ceux qui tuent le corps, — tous s’appuient sur les trésors, — et malgré leur faiblesse, ils écrasent les hommes forts et courageux. — Au dehors, ils se revêtent de l’habit du pasteur ; — mais ils n’ont jamais pris part au repas spirituel, — n’ayant pas chez eux de robe nuptiale. — Toutes leurs actions ont un but mercenaire. — Ils sont gonflées d’orgueil à cause de leur puissance et ne sont point affectés de la misère des pauvres. — C’est sur ceux-ci que tombe la sévérité du juge, — quand éclate une tempête dans son canton. — Tous sont adonnés à l’avarice, — leur voix chante les psaumes, — mais dans leur cœur, il n’y a que trafic. — Puisqu’ils ne pensent point aux ordres de Dieu, — est-ce que leur langage n’est point un péché ? — La vieillesse a couvert leur tête de cheveux blancs, — mais ils ont conservé toute la licence de la jeunesse. — La conscience chargée de crimes, ils chassent les autres du sentier de la vertu. — Nous savons que parmi eux, il en est qui n’admettent pas de déesses, mais qui aiment les dieux[1] ; — tous ceux qui se seront rendus coupables de ce crime trouveront dans le ciel un juge pour les punir. — Ils ont un troupeau, mais c’est pour s’engraisser eux-mêmes. — Rarement ils sont fléchis par les prières des humbles, — au contraire, ils les gouvernent avec orgueil. — Puisse leur orgueil à leur tour être confondu !

»… Les prélats excitent des guerres, des désastres, des séditions entre le peuple, les soldats, les rois et les barons. — De là naissent ces querelles qui portent les nations à s’entre-détruire. — Les peuples détruisent les peuples, — le riche égorge le pauvre, et le pauvre, le puissant. — Le père trahit son fils, le fils trahit son père. — On ne trouverait pas un frère qui aime son frère. — La guerre ravage maintenant les quatre parties du monde. — Il n’y a de repos ni sur la mer, ni sur les fleuves, ni sur la terre. — Tout homme est en fureur et prend les armes, — le fléau de la discorde croît chaque jour. — Tout l’univers est enveloppé dans le carnage, — de tous côtés triomphe le glaive ; — le vassal se souille du sang de son maître — et l’hôte n’est point en sûreté contre son hôte. — On pourrait traiter les prélats de mimes, de jongleurs, de fourbes, — ils méprisent tous ceux sur lesquels ils croient pouvoir l’emporter. — Ils courent les places publiques, les marchés, les tribunaux ; ils ne fuient pas les danses ; — s’il y a une noce, ils s’empressent de s’y rendre ; — ce n’est pas là, je crois, ce que leur enseignent Baruch et Michée. — Ils se répandent ensuite dans les provinces, — bénissent les méchants, damnent les bons, — et celui qui leur offre le plus splendide festin est regardé comme le plus digne. — Quand ils imposent des pénitences à ceux qu’ils confessent, — ils flattent et absolvent ceux qu’ils devraient punir, — puis ils punissent ceux qu’ils devraient absoudre, — et quand ils le peuvent, ils leur arrachent de l’argent. »




Terminons ces citations par un fragment relatif aux mœurs conjugales de l’époque.

Chanson contre le mariage.

(Chant onzième)

« On peut dire heureux le mari d’une bonne femme, — mais à peine en peut-on citer une ; — elle sera revêche on adultère, — et ne pourra souffrir la supériorité de son mari. — Les bonnes épouses sont bien rares, — à peine une sur mille. — Un homme mauvais est encore meilleur qu’une bonne femme. — Une femme se livre à tout amant, — vaincue elle fait rendre les armes à son vainqueur. — Ses désirs sont un feu qui dévore, — aussi court-elle après une foule d’amants. — Voyez le nombre des femmes adultères ; — la plupart s’ennuient de voir vivre leurs maris ; — si elles sont de haute naissance, elles chercheront à opprimer leur époux ; — s’il résiste, elles lui donnent des poisons à boire, — et pour lui communiquer la lèpre — elles se livreraient à un lépreux ! »




Ces chants sont des satires ? direz-vous, chers lecteurs ? Oui, ce sont des satires, moins éloquentes sans doute que celles de Juvénal, de Pétrone ou de Martial, mais peignant comme elles la dépravation des mœurs du temps, et les débauches, l’avidité ou la cruauté du clergé. Ne fallait-il pas que l’indignation du poëte s’appuyât sur un sentiment bien profond des réalités, pour qu’elles osât se manifester si énergiquement en ces jours où l’Église, toute puissante, faisait trembler les peuples et les rois ?

Donc, chers lecteurs, les textes que nous avons cités, ceux que par réserve nous n’avons pu reproduire ici, mais qu’il vous est facile de consulter, vous convaincront que tout en tâchant de rester dans les bornes du respect qui vous est dû, il nous a fallu, nous le répétons, reproduire l’un des caractères les plus saisissants de ce siècle, où un fanatisme féroce s’alliait dans les habitudes de la noblesse à une débauche effrénée ; car l’épisode de la Cour d’amour, qui commence le suivant récit, n’est que le prologue de cette monstruosité dont seront à jamais ensanglantées les pages de notre histoire : — La Croisade contre les hérétiques Albigeois, — seconde partie de notre narration.

Quelques mots sur cette guerre sainte, dont le journal officiel de M. de Montalembert et du parti clérical nous annonçait, vous l’avez vu, il y a quelques mois, le recommencement possible.

La politique de l’Église catholique, inaugurée par les croisades en Palestine, continue au treizième siècle, de porter ses fruits ; après avoir poussé le peuple et les rois à aller exterminer les infidèles en Terre-Sainte, les papes de Rome prêchent la croisade contre les hérétiques de la Gaule ; Innocent iii, d’exécrable mémoire, monte sur le trône pontifical au moment où les scandales et les rapines du clergé ont soulevé de dégoût et d’horreur les honnêtes gens de tous pays ; l’esprit de réforme, d’indépendance et d’examen dont nous vous avons signalé la renaissance aux onzième et douzième siècles, continue ses progrès ; les yeux s’ouvrent enfin à la lumière après des siècles de ténèbres, d’idolâtrie et de superstition ; Innocent III comprend que si cet esprit d’examen basé sur la raison, la dignité, la conscience et la liberté humaine progresse encore, c’est fait de la domination absolue de l’Église et des privilèges exorbitants dont jouissent les prêtres ; aussi dans sa haine impitoyable contre tout système qui attaque sa divine et infaillible autorité, Innocent III, détruisant l’équilibre politique de l’Italie et de l’Allemagne, menaçant tour à tour les rois d’Espagne, de France et d’Angleterre, traitant en vassaux les rois de Bohême, de Hongrie, de Bulgarie, de Norvége et d’Arménie, ordonnant aux croisés de détruire l’empire grec à Constantinople et d’y substituer l’empire de Rome, Innocent III n’a qu’un but : écraser dans leur sang tous ceux qui osent penser autrement que l’Église. Ce pape trouve en Gaule de puissants et terribles moyens d’action dans la cupidité des seigneurs, et dans leur haine implacable contre la bourgeoisie, alors en voie de s’affranchir de l’oppression féodale ; ce fut donc avec une joie féroce que la noblesse répondit à l’appel du pape, lorsqu’il la convia, au nom du Sauveur du monde, à l’extermination des hérétiques du Languedoc et au pillage de cette industrieuse et riche province alors en possession des libertés communales les plus étendues, les plus républicaines, ainsi que le démontre un éminent historien ; nous citons :

« Au commencement du XIIIe siècle, les principales villes du Midi de la France étaient toutes gouvernées par des magistrats de leur choix, en nombre variable ou temporaire, qui prenaient principalement le titre de Consuls, et dont la réunion se nommait le ConsulatL’intérêt et l’esprit démocratique avaient partout triomphé, la domination féodale avait été partout vaincue, certaines villes, comme Avignon, Arles, Nîmes, Tarascon, pleinement affranchies des seigneurs féodaux, s’étaient érigées en Républiques et avaient formé autant de petits États dans les limites de l’ancienne juridiction municipale. La lutte, dont ces institutions furent le résultat, avait été vive, laborieuse et longue, elle avait duré tout un siècle. Elle est indubitablement, dans le Midi, le fait le plus grave et le plus intéressant du XIIIe siècle. » (Fauriel. — Introduction à l’Histoire de la croisade contre les hérétiques albigeois, écrite en vers provençaux par un poëte contemporain de la croisade. P. LVIII.)

Tel était donc l’état du Languedoc lorsqu’il fut envahi par l’armée de la Foi. Certes, les horreurs des premières croisades semblent dépasser les limites du possible, et cependant la guerre contre les Albigeois vous paraîtra, je le crois, chers lecteurs, peut-être plus épouvantable encore si vous songez que ses innombrables victimes étaient, comme leurs bourreaux, fils de notre mère-patrie. Maintenant, jugez à l’œuvre le clergé de ce temps-là. Voici quelques citations d’ouvrages contemporains de cette guerre religieuse ; plusieurs sont écrits par des prêtres.

Des gestes glorieux des Français (de l’an 1202 à 1311).

«… L’an du Seigneur 1208, le jour de la fête de sainte Madeleine, l’armée des croisés venant de la Gaule contre les hérétiques Albigeois, s’empara de la ville de Béziers et la livra aux flammes. On tua, dans la seule église de sainte Madeleine, jusqu’à 7000 hérétiques (p. 335). Le carnage dura deux jours ; il y périt plus de soixante mille personnes. » (Hist. gén du Languedoc, L. XXI, ch 57, p. 169)

Chronique de Pierre, moine de Vaulx-Cernay (dédiée au pape Innocent III)

«… Les nôtres s’emparent de Beziers. Que dirai-je ? sitôt entrés ils égorgèrent presque tout, du plus petit jusqu’au plus grand, et livrèrent ensuite la ville aux flammes (p. 54.)

»… Il fut tué plus de sept mille hérétiques dans la seule église de Sainte-Madeleine (p. 54).

» Après le siége de Carcassonne, tous les habitants s’échappèrent pendant la nuit, n’emportant rien que leurs péchés (p. 58).

» Après la prise du château de Minerve, où furent livrés au feu grand nombre d’hérétiques, le vénérable abbé de Vaulx-Cerney, qui était au siége avec le comte de Montfort, qui embrassait la cause du Christ avec un zèle unique, ayant appris qu’une multitude d’hérétiques étaient assemblée dans certaines maisons de la ville, alla vers eux pour les ramener à la foi catholique : mais eux l’interrompant lui répondirent tous d’une voix : — Pourquoi venez-vous nous prêcher de paroles ? nous avons abjuré l’Église romaine, et plutôt mourir que de renoncer à notre secte. — À ces mots ce vénérable abbé sortit de cette maison et se rendit à une autre, où les femmes étaient tenues prisonnières. Il leur offrit le verbe de la sainte prédication ; or, s’il avait trouvé les hommes endurcis et obstinés, il trouva les femmes plus obstinées encore et plus endurcies. — Or, comme ni le vénérable abbé ni le comte de Monfort lui-même n’obtinrent rien de ces hérétiques, il les fit extraire du château de Minerve, et un grand feu ayant été préparé, cent quatre-vingt ou plus y furent jetés ensemble. — Il ne fut besoin, pour bien dire, que les nôtres les portassent au bûcher ; car, obstinés dans leur méchanceté, tous se précipitaient de gaieté de cœur dans les flammes (p. 98.).

»… Le noble comte de Montfort, après la prise du château de Lavaur ordonna de pendre Aymeri et quatre-vingts autres hérétiques ; mais quand Aymeri fut pendu, les potences, qui par la trop grande hâte n’avaient pu être suffisamment enfoncées en terre, étant venues à tomber, le comte voyant le grand délai qui s’en suivait, ordonna qu’on tuât par le glaive les autres hérétiques. Les soldats de la Foi s’en saisirent donc très-avidement et les occirent bien vite sur la place : de plus, Montfort fit jeter dans un puits la dame de Lavaur, sœur d’Aymeri, après quoi elle fut écrasée de pierres. Finalement nos croisés, avec une allégresse extrême, brûlèrent à Lavaur des hérétiques sans nombre (p. 145).

»… L’un des premiers exploits de Simon de Montfort fut de faire crever les yeux à cinquante prisonniers qu’il avait fait sur les Albigeois ; il laissa un œil à un seul de ces infortunés pour les conduire. » (Potter, Hist du Chr., t. III, p 201, vol. VI)

Histoire de la guerre des Albigeois, poëme contemporain de la croisade (publiée par M Fauriel).

«… C’est pour cela que les hérétiques de Béziers furent si cruellement traités. — On ne pouvait leur faire pis. — On les égorgea tous. — On égorgea jusqu’à ceux qui s’étaient réfugiés dans la cathédrale. — Rien ne put les sauver ni croix, ni crucifix, ni autel. — Tout fut tué,— les femmes, les enfants. — Il n’en échappa, je crois, pas un seul. — Jamais, depuis le temps des Sa rrasins,— si fier carnage ne fut, je pense, résolu et exécuté (ch. XXI, vers 490 à 500, p. 37).

»… En dedans Lavaur était maint chevalier, — dom Aymeri, le frère de dame Guiraude, dame du Château y était aussi. — Mal lui prit d’être hérétique, — car jamais, dans la chrétienté, — si haut baron ne fut, je crois, pendu — avec tant d’autres chevaliers à ses côtés — de chevaliers, il en fut là pendu plus de quatre-vingts, — à ce que m’a dit un clerc. — Quant aux hérétiques de la ville, on les rassembla au nombre de quatre à cinq cents. — ils furent brûlés et grillés, — sans y comprendre dame Guiraude, — les croisés la jetèrent dans un puits et l’écrasèrent de pierres, — dont ce fut dommage et pitié — car, sachez pour vrai, — que jamais pauvre en ce monde ne quitta Giraude sans en avoir été secouru. — Ce fut à la sainte Croix de mai, en été, — que Lavaur fut détruit comme je vous le conte — » (p, 118, vers 1545 à 1560).


Chronique de Guillaume de Puylaurens.

«… Ayant achevé ce qui pressait en cet endroit (à Lavaur), l’armée de Dieu vint en hâte en un château nommé Casser, et l’ayant attaqué et pris, elle y brûla environ soixante hérétiques qu’on y trouva (ch. 28, p. 238).

»… Ceux des Toulousains attaqués par Simon de Montfort qui purent sauter à bord d’un navire ancré au bord de la Garonne, s’échappèrent ; les autres furent noyés ou périrent par le glaive au milieu des champs, si bien que le nombre de morts a été porté à quinze mille » (ch. 22, p. 247).

Arrêtons-nous ici, chers lecteurs. Il faudrait multiplier à l’infini ces citations pour établir une sorte de martyrologe de toutes les villes du Languedoc et du pays d’Albigeois, dont les croisés catholiques firent des ruines et des ossuaires. Cependant, un dernier mot : il peint et résume à lui seul l’aveugle férocité du fanatisme religieux, les horreurs inouïes de cette guerre : la ville de Beziers est prise ; les chefs des croisés, au moment du carnage, consultent Arnaud Amalric, légat du pape et abbé de Citeaux, au sujet de savoir comment, pendant le massacre, on pourrait distinguer les catholiques des hérétique : — TUEZ LES TOUS ! — répondit le légat du pape — LE SEIGNEUR RECONNAÎTRA BIEN CEUX QUI SONT À LUI[2].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’ordre du prêtre fut exécuté. On tua tout… soixante mille personnes, hommes, femmes, enfants.

Vous frémissez d’épouvante, chers lecteurs ? et vous aussi, chères lectrices ? en regardant peut-être des enfants chéris et un époux bien-aimé ? Oh ! maudissez ces temps affreux ! maudissez ces guerres religieuses, dont la dernière (celle des Cévennes en Languedoc) fut une des hontes sanglantes du règne de Louis XIV. Oui, maudissez ces temps affreux, mais bénissez notre immortelle révolution de 1789-1792 ; elle seule, on enlevant légitimement au clergé la puissance exorbitante qu’il avait usurpée depuis la conquête franque, a pu dompter le fanatisme clérical qui, pendant des siècles, avait couvert le monde de ruines, de sang et de bûchers. Croyez-moi, chers lecteurs, grâce à la loi divine du progrès incessant de l’humanité, dont vous suivez la marche irrésistible à travers les âges, ces temps de superstition sauvage ne reviendront plus ; en vain les organes du parti ultramontain, écumant de haine et de rage, prêchent de nouvelles croisades, appellent à grands cris l’inquisition, en regrettant que l’on n’ait point brûlé Luther ! Inutiles clameurs !… De véritables disciples du Christ ce Dieu d’amour et de pardon, des prêtres, des prélats répudient avec une généreuse horreur ces féroces réminiscences d’un passé odieux[3]. Enfin, comparez la vie, les mœurs de la majorité du clergé de notre temps à la vie, aux mœurs du clergé pendant les siècles qui ont précédé la révolution ! I N’êtes-vous pas frappés des heureux changement qui se sont opéré ? Oh ! sans doute, récemment encore, de dangereuses velléités du retour aux traditions du bon vieux temps se sont audacieusement manifestées ; sans doute à cette heure des hommes aveugles et impitoyables rêvent encore la puissance effrayante de l’Église du moyen âge ; sans doute de déplorables empiétements ont eu lieu dans le domaine de l’enseignement ; sans doute, enfin il faut suivre constamment d’un œil vigilant et sévère les ténébreuses menées de ces incorrigibles ultramontains qui savent attendre, feindre, ruser, disparaître au besoin, pour arriver plus tard à leurs fins ; mais, répétons-le, de nos jours, la majorité du clergé. par ces mœurs (nous le voyons), par sa pensée (nous aimons à le croire), proteste contre les scandales et les horreurs que l’histoire a si justement flétris ; non, non, ces temps abhorrés ne reviendront plus ; le rôle du clergé est défini, limité par nos lois ; l’avenir, nous en avons la certitude, l’avenir complétera la grande réforme religieuse entreprise lors de notre immortelle révolution. L’une des premières mesures à prendre au nom du droit sacré de la liberté de conscience sera de séparer radicalement, absolument, les choses de l’Église des choses de l’État ; et, selon nous, qui respectons profondément toutes les croyances, le sacerdoce gagnera en dignité, en indépendance, ce qu’il pourra perdre en salaire et en influence.

Aux Bordes, 29 octobre 1851.

EUGÈNE SUE,...............................
Représentant du Peuple.
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  1. Allusion à un vice infâme alors fréquent parmi les membres du clergé.
  2. Ces paroles sont certifiées par plusieurs ouvrages ecclésiastiques. 1° L. V., chapitre XXI, de la Bibliothèque des abbés de Citeaux, t. II, p. 139 ; Raynaldi, Annales ecclésiastiques, 1209, f. 22, p. 186 ; Histoire du Languedoc, L. XXI, chap. LVII, p. 169.

  3. Voir l’un des derniers mandements de M. l’archevêque de Paris qui inflige une verte censure au journal l’Univers.