Les Mémoires d’un veuf/Par la croisée

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Œuvres complètes - Tome IVVanier (Messein) (p. 207-208).
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PAR LA CROISÉE


La fenêtre de mon ami ne donnait point sur la rue, en sorte qu’un beau matin d’été, nous nous amusions beaucoup, tout en fumant, à considérer les choses comiques intimes que nous dominions de la hauteur de son troisième étage. Entre autres ridicules, végétait sous notre regard un petit jardin composé d’une allée, d’un arbre et d’une corde à faire sécher le linge, où pour le moment fumait dans la lumière blanche un drap humide qui nous sembla sale. Au-dessus d’un petit pavillon dont nous ne voyions que le toit plat de zinc, un magot de la Chine en fer peint de toutes les couleurs tournoyait au vent encore frais et tirait une langue que les pluies de plusieurs saisons avaient absolument déteinte et faite luisante comme une aiguille, quoique rouillée. Cela, le bitume qui entourait le pied de l’arbre et les plates-bandes débordantes de crottin, nous fit gais une minute, et déjà nous parlions d’un monde grotesque où il eût été plaisant de vivre sans craintes ni amours, quand sortit du pavillon un homme à favoris, tête nue, en habit et porteur d’une cuvette pleine d’eau où il se lava les mains. L’eau se teinta de rose et nous rîmes encore plus de le voir rentrer, ce fantoche, en se courbant très bas sous la porte du pavillon dont il ressortit presque aussitôt coiffé d’un chapeau de toile cirée, soutenant péniblement un cercueil apparemment plein dont un autre homme au costume et à la coiffure analogues suait à maintenir l’autre extrémité. Tous deux enfilèrent une étroite allée de treillages, une vieille femme en chemise qui pleurait, jeta sur le crottin des plates-bandes le contenu de la cuvette, et le magot de la Chine en grinçant nous tira la langue sans que cette fois nous eussions envie de nous réjouir d’autre chose que de cette misérable vie humaine qui a toujours le mot pour rire et sait comme un acteur consommé préparer ses effets sans trop d’emphase.