Aller au contenu

Les Mémoires d’un veuf/Un bon coin

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes - Tome IVVanier (Messein) (p. 203-205).

UN BON COIN


Ô rien de ce que votre méchante imagination pourrait croire.

Un débit dont le comptoir ne se ternit que sous des mains sobres ou presque, en tous cas honnêtes et bien élevées ou quasi ainsi. Rare, hein ? un endroit pareil en ce Paris-ci ?

Le « patron », un grand châtain-clair, est d’une jovialité avenante mais qui sait choisir son monde. Vêtu presque toujours d’étoffes claires, par un caprice de blond, sans doute. Jamais on ne l’a vu dans le tricot du troquet, et ça effarouche les galvaudeux du querquier.

La Patronne, beauté royale, a tout le sérieux et la gaieté qu’il faut. Quelquefois sa physionomie claire et franche assume une impassibilité peut-être ironique ; mais quand un client lui offre une rose ou l’humble bouquet de violettes, elle s’épanouit d’un vrai plaisir de jeune femme qui aime des sœurs dans les fleurs. Une cage toute pépiante d’oiselets des Iles sollicite à chaque instant son regard et son sourire. L’enfant de la maison est une grande petite fille, pâle mais forte, et spirituelle ! et gamine ! et bonne en diable.

Enfin une dynastie de commis se succède à de longs intervalles, ce qui fait l’éloge de ces jeunes gens et de la maison.

Deux entre autres de ces employés portaient les mêmes noms Papal et prénom présidentiel.

L’un, petit, éveillé, à la frimousse de gavroche et d’Annamite, étonnait toujours le client de ses yeux toujours malins, pas trop méchants, et de ses réparties éTaPantes, comme on dit en ce lieu dont le langage est spécial.

L’autre, robuste garçon, tête de jeune empereur romain, plus calme et non moins espiègle au fond, piquait d’un mot répété à de savants intervalles l’imprudent qui l’avait une fois prononcé à tort : « Très joli », « Je suis dans le sous-sol », par exemple.

Bref un personnel très bien.

Parmi les clients de choix, on compte des poètes que chevelus ! et d’autres trop chauves. L’un d’entre ces favoris d’Apollon stupéfie par sa haute, l’autre par sa petite taille, tel autre par ses gestes héroïques, — tous, par leur joie de vivre en dépit des mistoufles et des guignes.

On voit figurer aussi dans cette élite, d’anciens magistrats fiers de leur pauvreté, des militaires à qui, scrongnieu ! il ne ferait pas bon de marcher sur le pied, ah non alors ! Que sais-je encore !

Parfois l’intimité rassemble dans l’arrière-boutique la crème de cette crème, et alors ce sont des chants en chœurs ; « Vigourette, vigouroux » ; « Noël, Noël ; » « Va, petit mousse, » etc. ; ou bien un violon rit ou gémit, ou des calembredaines aussi toquées qu’inoffensives, des luttes et pugilats pour rire, mais actifs, je vous en réponds, ont lieu.

Folie ? soit ! mais folie douce, charmante, et qui en remontrerait à bien des sagesses que nous savons.

Aussi, puisse prospérer longtemps et toujours le précieux petit établissement, pour la joie, le repos et le soûlas des honnestes gens du voisinage.

Amen !