Les Névroses (Janet)/Première Partie/Chapitre III

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Ernest Flammarion, éditeur (p. 64-88).

CHAPITRE III

Les troubles du langage.


Le langage est une fonction remarquable qui se rattache d’un côté à l’intelligence proprement dite et à la formation des idées et qui d’un autre côté nécessite la mise en mouvement de certains organes comme la poitrine, le larynx, la bouche. Les troubles du langage constituent un intermédiaire entre les troubles intellectuels que nous venons d’étudier et les troubles des fonctions motrices plus difficiles à comprendre. Le langage est très fréquemment altéré chez les névropathes : tantôt il semble exagéré, tantôt il est diminué et même supprimé. Nous étudierons les deux catégories de troubles chez les deux groupes de malades que nous avons été amenés à distinguer par l’étude des idées fixes et des obsessions, des amnésies et des doutes. Les caractères de ces troubles nous permettront de comprendre mieux le problème difficile des agitations motrices et des paralysies.


1. - Les agitations verbales hystériques.


Déjà dans l’étude des crises d’idées fixes à forme somnambulique, nous aurions pu remarquer le rôle singulier que jouait quelquefois le langage. Certains sujets, qui ne présentent pas la crise complète dans laquelle le malade joue complètement son rêve, se bornent, disions-nous, à le parler. Étendus, immobiles, ils racontent tout haut les événements qui les ont troublés. Si on songe qu’ils n’ont aucune perception du monde extérieur, qu’ils ne connaissant pas la présence des témoins, que d’ailleurs ils n’ont aucune intention de faire connaître leurs idée fixe par le langage. Il y a déjà là un besoin exagéré de parler qui s’ajoute à l’idée fixe elle-même.

Mais dans d’autres cas le trouble du langage est plus manifeste parce qu’il se sépare en quelque sorte du trouble intellectuel. En effet, en écoutant le sujet, nous remarquons qu’il n’exprime pas toujours la même idée, qu’il parle de choses très variées et que ces choses sont d’ailleurs tout à fait indifférentes, en dehors de toute émotion et de toute idée fixe. J’ai insisté autrefois sur le cas de Joséphine L…[1]. À tout moment, dans la journée, elle fermait les yeux, restait immobile et insensible à toute excitation, elle se mettait à bavarder tout haut sur les événements survenus dans la salle : « Ces médecins, quels cochons! Ils ont encore emporté une pauvre femme pour la couper en morceaux…! couillons, va, idiots… si jamais je vous obéis, si je prends encore vos sales médicament…! Je vais me marier, j’aurai de beaux habits… non, j’aime mieux mourir, je ferai mon testament, X… mon petit ami aura des millions et Y… (l’interne de la salle), cette tête d’écureuil, ce cochon, il n’aura qu’une tournure de six sous… » Elle continuait ainsi sans qu’il fût jamais possible d’entrer en relations avec elle et elle se réveillait d’elle-même, sans aucun souvenir de ce qu’elle avait dit. J’ai revu depuis un très grand nombre de cas semblables dans lesquels la part de l’idée fixe était encore moins importante. Ces malades me mettent à chanter, racontent des histoires absurdes, bavardent à tort et à travers sur tout ce qui leur est arrivé, sans grande suite et surtout sans que l’un retrouve l’unité d’une idée fixe. Ainsi j’ai écrit des pages et des pages sous la dictée d’une de ces malades, D…, âgée de vingt-huit ans. Cette femme ne semblait même pas entrer en crise. Elle continuait son travail de couture et bavardait indéfiniment à haute voix. Voici quelques passages de mes notes : « Oh mon pauvre mari, je n’avais pourtant que toi… des peines et des peines… j’arrive et je trouve des punaises dans le lit, des poules à faire pondre… cette pauvre fille, elle ne sait pas faire pondre les poules, il faut la renvoyer chez sa mère…. Et dire que j’ai mangé en route le gâteau que je portait à la nourrice de mon fils, en voilà du chichi… les lapins on bien fait de se sauver..., elle n’a que ce qu’elle mérite, nous le raconterons à la belle-mère… ah celle-là, c’est bien une femme à faire de la morale aux papillons.., etc. » Elle continuait ainsi pendant des heures entières. Ce qui était le plus curieux, c’est qu’on pouvait l’arrêter beaucoup plus facilement que les malades précédentes : si on la secouait, si on lui parlait, elle s’arrêtait, se tournait vers nous, et, après quelques instants de surprise, nous faisait répéter notre question et nous répondait. Mais elle ne pouvait rien dire à propos de son bavardage précédent qu’elle paraissait avoir oublié et qui ne pouvait redevenir conscient que dans des états spéciaux.

Il y a là quelque chose d’analogue à l’écriture automatique que nous avons déjà vue à propos des idées fixes subconscientes. L’écriture comme le langage peut se séparer de l’idée fixe et semble quelquefois se développer pour elle-même. S’il y a des écritures automatiques qui expriment une idée fixe, comme nous l’avons vu, il y a aussi de ces écritures qui n’expriment rien du tout : le médium couvre des pages et des pages de griffonnage. Quand on les déchiffre, on trouve que ce sont des phrases banales, se rattachant à toutes sortes de souvenirs absolument insignifiants ou même d’énormes suites de mots sans signification. C’est de l’écriture pour l’écriture, exactement comme le bavardage précédent n’était que de l’agitation du langage. Il est probable que l’on noterait les mêmes phénomènes atténués dans de simple hallucinations verbales : le sujet sans parler lui-même entend parler à tort et à travers, ou sent qu’on parle dans sa tête. Mais ces derniers phénomènes sont déjà moins nets et se séparent difficilement de ceux que nous avons à étudier dans l’autre groupe de malades, les psychasténiques.


2. - Le mutisme hystérique.


À côté de ces agitations du langage se place une autre perturbation bien remarquable et peut-être plus connue, mais que l’on a trop isolé du trouble précédent, le mutisme hystérique. Déjà dans l’antiquité, on avait remarqué des troubles bizarres de la parole qui apparaissaient et disparaissaient en apparence sans raison. L’observation suivante d’Hippocrate semble bien se rattacher à un accident hystérique : « La femme Polémaque, dit-il, ayant une affection arthritique, éprouva une douleur subite de la hanche, les règles n’étant pas venues; ayant bu de l’eau de bettes, elle resta sans voix toute la nuit jusqu’au milieu du jour. Elle entendait, comprenait, elle indiquait avec la main que la douleur était à la hanche ». Il semble que tout y soit, l’arrêt des règles, les troubles du mouvement, contractures ou paralysies, la conservation des perceptions et le mutisme. Il n’est pas nécessaire de rappeler l’histoire du fils de Crésus, ce muet qui retrouve la parole subitement pour crier : « Soldat, ne tue pas Crésus ». Nous pouvons passer aux temps modernes et rappeler toutes les histoires de mutisme chez les possédés et chez les extatiques. J’ai déjà fait allusion à l’ouvrage de Carré de Montgeron sur les miracles du diacre Paris où l’on peut lire le cas de Marguerite-Françoise Duchesne : « Après une attaque de léthargie, qui dura sept ou huit jours, il survint une extinction de voix presque totale : tout lui fut enlevé jusqu’à la faculté même de se plaindre ». Un mois après, l’ouïe et la vue seulement lui furent rendues, mais il n’en fut pas de même de la voix qui resta entièrement éteinte. Au XIXe siècle, les cas se multiplient, le chirurgien anglais Watson se vante d’avoir rendu la parole par un traitement électrique à une demoiselle qui était aphone et muette depuis douze ans. Briquet, Kussmaul, Revillod, Charcot, Cartaz ont beaucoup insisté sur ces phénomènes qui sont maintenant à peu près bien connus dans leur ensemble.

L’accident peut survenir chez des hystériques avérés qui ont déjà présenté beaucoup de symptômes de la névrose, à la suite d’un somnambulisme ou d’une attaque, mais il peut aussi survenir chez des personnes qui semblaient jusque-là à peu près normales et dans ce cas, il survient presque toujours à la suite d’une grande émotion assez subite.

Il en était ainsi, par exemple, dans le cas classique étudié par Charcot : un homme d’une quarantaine d’années vivant en province avait réalisé quelques économies et sa femme parvint à le convaincre de venir les dépenser à Paris. Il s’installa avec elle dans un hôtel de la capitale, mais un jour, rentrant au logis après une absence il constata que sa femme avait disparu en emportant le petit magot. Le bouleversement de ce pauvre homme fut tel qu’il perdit la parole pendant dix-huit mois. Depuis cette époque, quoiqu’il sembla guéri, il resta toujours sujet au même accident : à la moindre émotion, à la moindre fatigue, il perdait de nouveau la parole pendant quinze jours ou pendant deux mois. Il est intéressant de remarquer, en passant, ce caractère de l’hystérie : quand un accident a été une fois déterminé sous une forme particulière et grave, c’est toujours le même accident qui réapparaît à toutes les occasions. Il en est de même dans l’observation suivante, que j’ai recueillie. Un homme qui a actuellement quarante-six ans est malade, en réalité depuis l’âge de vingt ans. À ce moment, il se trouvait dans un jardin, près d’une véranda vitrée : un objet lourd, lancé d’un étage supérieur, tomba sur la véranda, en creva les vitres avec un tapage comparable à un coup de fusil. Notre homme, très effrayé, resta muet pendant deux mois. Depuis vingt-six ans, il n’a jamais guéri complètement; le moindre bruit subit, près de lui, une parole un peu trop forte et le voilà de nouveau muet pendant trente ou cinquante jours : « Si on crie trop fort à mon oreille, je tousse deux ou trois fois et puis plus rien, je ne peux plus faire entendre aucun son ». Dans d’autres observations, le mutisme commence chez des jeunes femmes de vingt ans à la suite d’un incendie, à la suite d’une rupture de fiançailles ou d’une querelle avec les parents. Dans un cas, il s’agit de la vue subite d’un individu déguisé en spectre et l’accident qui a eu lieu quand le malade avait dix-huit ans n’est pas encore guéri à quarante et un ans.

Quelquefois, le trouble émotionnel porte plus particulièrement sur les organes de la parole ou de la respiration, car le mutisme survient après des maladies de la gorge ou de la poitrine. Dans certains cas, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’accidents qui ont porté sur le côté droit du corps. Un jeune homme de dix-huit ans fait une chute de cheval sur le genou droit, il a, à la suite, une hémiplégie vraiment hystérique du côté droit et du mutisme. Une jeune femme employée dans un débit de vin se blesse la main droite avec une bouteille cassée, elle a d’abord une paralysie du bras droit et cette paralysie semble s’étendre à la gorge, car elle perd la parole. On comprend que ces derniers cas ont de l’importance à propos de l’association des paralysies du côté droit et des aphasies. Enfin, je tiens à rappeler un autre cas curieux, celui de cette femme, grand médium spirite, qui, après avoir abusé de l’écriture automatique, présente du mutisme hystérique; ce fait, où l’on voit l’association du mutisme avec l’écriture subconsciente, est encore intéressant pour l’interprétation.

Quoi qu’il en soit, quand ce mutisme est constitué, il se présente à peu près toujours de la même manière dont Charcot a donné une peinture très vivante et célèbre. Le malade, sauf dans des cas exceptionnels, semble bien portant et n’est pas paralysé. Il n’a pas cet air malade et affaibli des hémiplégiques organiques après une hémorragie cérébrale. Il n’a pas non plus d’affaiblissement intellectuel bien visible, il n’a pas leur air hébété, il semble, au contraire, intelligent et vif. Il s’avance au-devant de vous avec une figure expressive, il comprend tout ce qu’on lui dit, mais c’est quand il s’agit de répondre qu’il prend une attitude singulière. Le fait caractéristique, disait Charcot, c’est qu’il n’essaye pas de répondre, il ne fait pas ces efforts que fait un individu aphasique ou que fait tout simplement un étranger qui cherche à s’exprimer dans une langue qu’il connaît mal. Il n’a pas l’air de croire que l’on puisse répondre par la parole, il n’ouvre pas la bouche, ne fait entendre aucun son, il répond par écrit. En un mot, il n’y a pas là une parole imparfaite, il n’y a pas là de parole du tout et il semble même que ce malade n’a plus l’idée ni le désir de la parole. Le sujet semble avoir oublié cet usage qu’à tort ou à raison les hommes ont fait de leur bouche. J’insiste sur ce caractère parce que tous les auteurs, avec beaucoup d’exagération à mon avis, en font un signe distinctif entre l’aphasie organique et le mutisme hystérique.

Quand nous cherchons à nous rendre compte de la raison de ce silence qui se prolonge ainsi depuis des mois, nous examinons les différents organes périphériques de la parole et nous remarquons alors le second caractère de cette affection, c’est-à-dire l’absence à peu près totale de phénomènes paralytiques. Les lèvres, les joues, la langue, le voile du palais se remuent très bien et de la façon la plus correcte. Le malade, qui comprend tout, fait tout ce qu’on lui demande, remue ses lèvre de tous les côtés, découvre les dents, sourit, exécute tous les mouvements de la langue et tout cela sans difficulté. Sans doute, dans certains cas, je crois qu’il faut faire quelques réserves sur cette description un peu théorique de Charcot; on observe très souvent, chez ces muets, certains petits troubles du mouvement localisés de tel ou tel organe, par exemple des petites contractures de tel ou tel muscle de la langue ou des lèvres : il est même bon de les rechercher avec soin, car il est important de les faire disparaître avant de rechercher à ramener la parole. On remarquera aussi que les mouvements de la bouche et de la face ne sont pas aussi parfaits que le disait Charcot, il n’y a pas de paralysie proprement dite, mais il y a souvent de la maladresse, de la gaucherie, de la laideur. Oui, de la laideur, ces sujets dont l’esprit rétrograde, à mon avis, perdent souvent la délicatesse, la perfection de certaines fonctions supérieures et on peut très bien noter, chez eux, une certaine vulgarité dans l’expression et dans les mouvements délicats. Cependant, je reconnais volontiers que ces altérations motrices sont légères, et tout à fait incapables de rendre compte de l’énorme paralysie du langage qu’on observe. Si on va plus loin, si on cherche à étudier l’état des cordes vocale (cette étude, commencée à l’époque de Charcot, est résumée dans la thèse de M. Cartaz) on constate qu’il n’y a pas, en réalité, de grands troubles dans les cordes vocales. Certains auteurs ont observé un certain degré de parésie dans l’adduction, mais je crains qu’ils ne se soient fait illusion. Nous ne savons déterminer le rapprochement des cordes vocales qu’en demandant au sujet de crier ou de prononcer un son. Or, il s’agit justement de sujets qui ne savent ni parler, ne crier, et qui, par conséquent, ne pourront pas produire le mouvement des cordes vocales que nous leur demandons : l’immobilité des cordes vocales que nous constatons ne prouvent pas leur paralysie véritable et il est probable qu’il n’y a ici, comme dans tout le reste, que des troubles proprement psychiques.

Le tableau que Charcot a tracé du mutisme hystérique et que je viens de résumer est très saisissant, mais sa précision est un peu exagérée : le trouble peut être plus complexe et il peut aussi être moins complet et moins net. Le mutisme peut se compliquer par l’addition d’autre symptômes, d’abord par l’addition de diverses paralysies siégeant sur les organes mêmes qui jouent un rôle dans le langage. Il est très souvent associé avec les troubles respiratoires dont nous aurons à parler plus loin et c’est là une association fort intéressante. Il se com-plique très souvent de certaines paralysies ou de certaines contractures dans les muscles de la face ou dans les muscles du cou. Beaucoup de sujets en même temps que les mouvements de la parole ont perdu les mouvements délicats des lèvres, ils ne peuvent plus sucer, ni diriger le souffle, ni embrasser, d’autres ont des troubles dans les mouvements de la langue qu’ils ne peuvent pas tirer lorsqu’on leur demande. Enfin, et c’est là un fait extrêmement remarquable, les muets hystériques ont très souvent une paralysie soit complète, soit partielle des membres du côté droit du corps. J’ai beaucoup insisté sur ce fait que l’association de l’hémiplégie droite avec les troubles du langage est tout aussi régulière quand il s’agit d’hystérie que lorsqu’il s’agit des accidents organiques.

Le mutisme se complique aussi de certains troubles de la sensation ou plutôt de la perception que nous aurons à analyser plus tard et qu’il suffit de signaler ici. Le muet hystérique sent mal les mouvements de sa poitrine, de sa langue ou de ses lèvres. Certains malades ne distinguent pas les impressions de contact faites sur ces différents organes et semblent avoir la face et le cou plus ou moins insensibles. Enfin, il ne faut pas oublier que des troubles de l’audition accompagnent très souvent ces troubles de la parole : il y aune surdi-mutité hystérique qui est très fréquente. À côté de ces phénomènes, il faudrait décrire des troubles plus complexe, comme une sorte d’incapacité de comprendre la parole, quoiqu’elle soit cependant entendue, qui se rapproche de la surdité verbale.

Plus souvent encore, le mutisme hystérique, au lieu de se compliquer, se décompose : il n’est plus complet, le trouble ne porte plus sur tout le langage, mais seulement sur quelques parties dissociées de la fonction du langage. Un cas bien typique explique cette simplification, le sujet qui avait à sa disposition plusieurs langages perd une de ses langues, une langue étrangère ou sa langue maternelle. Cette observation du médecin autrichien Freud, 1893, est tout à fait typique et caractérise bien l’hystérie. Une fillette de treize ans parlait couramment l’allemand, sa langue maternelle et l’anglais. Une nuit, elle est bouleversée par une terreur et veut se recommander à Dieu : elle ne trouve, dans sa mémoire, aucune prière en allemand, mais seulement une petite prière en vers anglais qu’elle venait d’apprendre, c’est cette prière en anglais qu’elle récite. Le résultat est bien surprenant : au réveil, elle ne peut plus parler qu’anglais, elle ne peut plus prononcer un mot de sa langue maternelle, elle est devenue muette en allemand.

Cette dissociation nous permet de comprendre la suivante beaucoup plus fréquente, je veux parler de l’aphonie hystérique. Le sujet ne peut plus parler à haute voix, mais il n’a pas tout à fait perdu le langage, il peut s’exprimer à voix basse. On peut dire que nous avons à notre disposition plusieurs langages différents; le langage du confé-rencier n’est pas le même que le langage familier, le langage à haute voix n’est pas le même que le langage chuchoté, c’est l’un de ces langages qui disparaît tandis que l’autre persiste.

Peut-être pourrais-je expliquer de la même manière d’autres troubles : nous avons un langage calme et un langage émotionnel quand la voix est entrecoupée par des soupirs ou des sanglots, quand l’émotion la fait trembler. Le bégaiement hystérique qu’il ne faut pas confondre avec le bégaiement qui se développe depuis l’enfance me semble être la conservation d’une forme inférieure du langage, le langage émotif à la place du langage calme et complet. Il est impossible, d’ailleurs, d’énumérer les complications, les dissociations bizarres que l’on peut observer dans tous ces phénomènes. Des sujets prennent des voix étranges, rauques, nasonnées, aiguës, bredouillantes, ou simplement vulgaires. Un sujet était aphone quand il était debout et avait besoin de s’étendre tout de son long par terre pour retrouver une voix haute et claire. Il y a là toutes sortes de complications du mutisme avec d’autres phénomènes.

Je crois aussi que si on voulait faire une étude complète des troubles du langage chez l’hystérique, il faudrait étudier les troubles de l’écriture plus fréquents qu’on ne le croit. On ne cite d’ordinaire que l’écriture automatique, qui est une sorte d’agitation graphique; il faudrait signaler l’écriture en miroir, si intéressante et si difficile à comprendre. L’écriture est renversée, elle se fait de droite à gauche et donne l’aspect de l’écriture normale vue dans un miroir. Nous retrouverons ce problème à propos de certains troubles de la perception. Il faudrait aussi parler de l’agraphie proprement dite ou perte de l’écriture. J’ai souvent décrit des sujets qui oublient l’écriture comme ils oubliaient la parole vocale. Ce qui me semble très curieux, c’est que, dans certains cas, il n’y a pas perte complète, mais, en quelque sorte, rétrogradation de l’écriture : le sujet qui écrivait rapidement et correctement se met à écrire lentement, lourdement. Dans certains cas, j’ai pu me procurer des fragments de cahiers d’écriture de la même personne dans son enfance et j’ai pu mettre en évidence la similitude de ces écritures enfantines qui existaient dix ans auparavant avec l’écriture qui réapparaît aujourd’hui sous l’influence de la maladie.

Enfin, il serait juste de rattacher aux troubles du langage des observation si intéressantes que M. Ingegnieros a présentées, en 1906, sous le nom d’amusie hystérique. La musique est en bien des points une sorte de langage, destinée à l’expression et à l’intelligence d’émotion particulières. Bouillaud et Charcot, en 1883, et plus récemment M. Ingegnieros, de Buenos-Ayres, ont montré que les hystériques peuvent avoir des troubles de ce langage comme des autres, qu’ils peuvent perdre la capacité d’expression musicale ou même la capacité de reconnaître des airs de musique ou de les comprendre. Dans tous ces troubles, il y a toujours des pertes complètes ou partielles de la fonction du langage, de même que, dans les troubles précédents, nous avions vu des agitations de la même fonction.


3. - Les agitations verbales psychasténiques.


Les agitations de la parole sont aussi fréquentes dans le second groupe des névropathes que dans le premier; mais elles ne se présentent pas tout à fait de la même manière. Nous avons déjà observé le bavardage qui accompagne les obsessions : le sujet raconte aux autres ou se raconte à lui-même les crimes et les sacrilèges auxquels il se croit poussé. Mais ce langage n’est pas aussi inconscient que celui de l’hystérique; le sujet s’entend lui-même pendant qu’il parle et il garde le souvenir de ce qu’il vient de dire.

Il en résulte, je crois, un certain nombre de conséquence : d’abord le sujet a conscience qu’il va parler, qu’il a besoin de parler, et il y a un sentiment de désir, d’impulser qui le tourmente, tandis que l’hystérique s’abandonne à l’agitation verbale sans avoir eu à lui résister. Ce nouveau malade éprouve, à chaque instant, des besoins de proférer des paroles déterminées. Par exemple, une femme F…, tourmentée par ses besoins de précision et de vérification que fait naître le doute et que nous étudierons mieux, à propos des perceptions, en est arrivée au besoin singulier de répéter le nom de tous les objets devant lesquels elle passe; elle a besoin de dire tout haut : « C’est un pavé, c’est un arbre, c’est un tas d’ordures ». D’autres ont des besoins irrésistibles de compter les objets qu’ils voient ou de répéter certains mots un nombre de fois déterminé.

Un malade prétend arrêter ses troubles et ses angoisses en murmurant la phrase suivante : « Assez de phénomènes »; il abrège le mot assez par la syllabe , et il répète cette syllabe quatre fois, huit fois, douze ou vingt-quatre fois, toujours par multiple de quatre, suivant la gravité des troubles contre lesquels il s’agit de lutter. Les manies désignées sous le nom d’onomatomanie ne consistent pas toujours, comme nous l’avons vu, à rechercher certains mots, elles consistent quelquefois dans le besoin de prononcer une phrase avec une perfection particulière. Pn…, homme de cinquante ans, atteint surtout d’obsessions hypocondriaques, s’est mis en tête de chasser les pré-occupations sur sa santé par une phrase cabalistique qu’il doit répéter pour se tranquilliser. Il doit dire : « C’est assez, allons dîner, nous verrons après. » Malheureusement, cette phrase n’a tout son effet que si elle est bien dite et il ne la trouve pas assez bien dite. Il la répète, cela ne lui suffit pas, il la crie à tue-tête ou la dit à voix basse, et il cherche toujours comment il pourrait la dire mieux; il prie sa femme de l’écouter, de l’aider, de la répéter avec lui. Il imagine alors de descendre avec sa femme au fond de la cave, d’éteindre la lumière et de crier la phrase en chœur dans l’obscurité, et il remonte désespéré, parce qu’il n’a pas encore trouvé « le moyen de la bien dire ».

Une observation intéressante de M. Séglas, sur un malade qui a sans cesse un mot sur le bout de la langue et qui ne parvient pas à le bien répéter, me paraît se rapporter à des phénomènes analogues. D’autres malades bien connus ont des impulsions irrésistibles à prononcer des mots obscènes, des mots orduriers. On a raconté vingt fois ces tics de parole chez de grandes dames qui, en offrant aimablement un siège à leurs invités, ne peuvent s’empêcher de laisser échapper ces mots malsonnants : « Vache, cochon, trou du cul du pape ». Plus simplement, d’autres ont le besoin d’accompagner chacune de leurs phrases par une expression stéréotypée, toujours la même, comme : « Maman, ratan, bibi, bitaquo, je vais mourir », que répétait à chaque instant un brave homme. Nous retrouvons, d’ailleurs, ces formules de conjuration à propos des troubles de l’action dans lesquels elles jouent un grand rôle.

Nous venons de voir que la conscience plus grande de l’agitation verbale amenait comme conséquence ce sentiment du désir et de l’impulsion. Il me semble aussi qu’elle transforme l’expression verbale elle-même : le sujet qui, comme l’hystérique, n’a pas conscience de ce qu’il dit, ne se surveille pas, ne s’arrête pas et parle à haute voix; le psychasténique, qui sent l’absurdité de ses paroles, essaye de les retenir, lutte contre elles et les arrête en partie. Il en résulte que ce langage est souvent chez lui incomplet, qu’il se fait à mi-voix, qu’il est souvent réduit à une pure parole intérieure. Beaucoup de ces malades murmurent d’une manière imperceptible des phrases comme celle-ci : « Le contraire de Dieu…, quatre, trois, deux, cent soixante-quinze mille ». Cela veut dire que cette personne a pensé au culte du démon et qu’elle a lancé la formule de résistance; mais cela est à peine entendu. La plupart parlent au dedans d’eux-mêmes : ils disent souvent que quelque chose parle dans leur tête ou dans leur estomac, que c’est une inspiration étrangère qu’ils sentent en dedans. C’est le phénomène qu’on a autrefois si mal compris sous le nom d’hallucination psychique.

En réalité, il est facile de montrer, comme l’a remarqué M. Séglas en 1892, que c’est bien leur propre parole que sentent ces malades et qu’ils localisent à tel ou tel endroit de leur corps parce qu’ils aperçoivent plus ou moins bien quelques petits mouvements de la poitrine ou de la langue. Si on demande à ces malades de parler eux-mêmes tout haut, de compter à haute voix pendant que l’esprit parle au dedans d’eux-mêmes, ils ne peuvent y parvenir et sont tout surpris de constater que la parole intérieure s’arrête quand ils parlent tout haut : c’est qu’ils ne peuvent avoir à la fois deux langages différent.

Ce bavardage intérieur joue un grand rôle dans ce qu’on a appelé la fuite des idées, la volée des idées, « Ideen flucht », dans ce que Legrand du Saulle désignait par un mot que j’ai conservé, « la rumination mentale ». Dans cette suite interminable de raisonnements, de suppositions, de rêveries, et quelquefois de mots sans signification, il y a de l’agitation des idées, mais il y a aussi du bavardage. On s’en aperçoit bien quand on essaye, comme je l’ai fait, d’écrire sous la dictée des malades quelques-unes de ces longues ruminations : il faut renoncer bien souvent à comprendre le sens de ce qu’on a écrit. On retrouve encore ce bavardage intérieur dans les crises de rêverie qui surviennent si souvent quand ces sujets veulent travailler ou quand ils essaient de dormir.

Dans certains cas, l’agitation verbale est plus forte, plus manifeste et plus séparée de la rêverie proprement dite. Certains de ces malades se sentent agités, il faut qu’ils aillent, qu’ils viennent et surtout qu’ils parlent, qu’ils parlent indéfiniment et à n’importe qui, qu’ils racontent leurs peines, tout ce qu’il ne faudrait pas dire. Jean cède à un besoin de ce genre, quand il vient chez moi et me supplie « simplement » de l’écouter pour le soulager : « Il ne peut rien dire de tout cela chez lui, cela rendrait ses parents trop malheureux, et il faut qu’il le dise ». Et pendant une heure et demie ou deux heures, il parle sans s’arrêter un instant, sur le fou rire de la femme de chambre borgne, sur une pièce de deux sous qu’il a en poche et qui été touchée par une femme, ce qui met des fluides dans son pantalon, sur les timbres-poste qui font penser à la politique et au personnage qui est mort après être resté trois quart d’heure avec une dame, etc… » Il se sent soulagé, « détendu », quand il a fini : peu lui importe ce qu’il a dit, il a simplement épuisé en paroles une agitation qui ne parvenait pas à se dépenser autrement.


4. - Les phobies du langage.


Existe-t-il chez le psychasténique un phénomène qui puisse être comparé au mutisme des hystériques? Pas précisément, car ce malade ne perd jamais complètement le pouvoir de parler. Il sent toujours qu’il pourrait parler, s’il le voulait, et, d’ailleurs, il arrive à parler dans tous les cas. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il ne parle pas quand il le faudrait, qu’il est quelquefois dans l’impossibilité de se servir de sa parole, ce qui, pratiquement, revient au même résultat que s’il était muet. C’est ce qui a lieu quand il est atteint de certains troubles que nous pouvons appeler les phobies de la parole. Ce problème est très important, et la comparaison des phobies avec les phénomènes hystériques correspondants est extrêmement instructive. Aussi retrouverons-nous cette étude dans un chapitre suivant, à propos des troubles plus généraux du mouvement et de l’action. Ce n’est ici qu’une introduction à l’étude des phobies à l’occasion d’un cas tout particulier.

Un homme de trente-huit ans, Bq.., est soigné depuis cinq ans pour de prétendues lésions du larynx; il a été dans plusieurs villes d’eaux; il a subi toutes sortes de traitements. C’est que, depuis plusieurs années, la parole est devenue pour lui de plus en plus difficile : quand il essaye de parler, il ressent une faiblesse générale, ses jambes flageolent, sa respiration s’arrête et son corps se couvre de sueurs. Aussi n’essaye-t-il jamais de parler, car il sent qu’il tomberait par terre s’il commençait à parler, et il préfère éviter ce danger qu’il juge très grave. Il rattache tous ces troubles à des lésions tuberculeuses qu’il croit avoir dans la gorge : l’examen le plus attentif, répété par des spécialistes, démontre que le larynx est absolument sain. Un peu de pharyngite, survenue il y a des années, et l’inquiétude causée par son métier de mécanicien, « qui l’expose aux poussières de charbon », ont déterminé la localisation de cette phobie. Ce n’est qu’une peur à propos du langage; mais puisqu’il ne la surmonte pas et qu’il ne veut nous répondre qu’en écrivant sur un papier, il se conduit en réalité, comme un muet.

Les phobies du langage n’ont pas toujours la forme précédente : elles se rattachent le plus souvent à d’autres sentiments, à des sentiments de mécontentement, de timidité, de honte, à des sentiments d’infériorité par rapport à tout le monde. Ces sentiment troublent beaucoup d’actions, en particulier celles qui doivent être effectuées devant les autres hommes et principalement le langage qui est le type des phénomènes sociaux. Cette impuissance à agir devant les hommes, cette aboulie sociale constitue l’essentiel de la timidité. Ce trouble joue un rôle considérable chez presque tous les malades psychasténiques; il en est bien peu qui, à un moment de leur existence et quelquefois pendant toute leur vie, n’aient pas été rendus impuissants et surtout muets par la timidité. Ne pas pouvoir jouer du piano devant les témoins, ne pas pouvoir écrire si on vous regarde et surtout ne plus pouvoir parler devant quelqu’un, avoir la voix rauque, aiguë, ou rester aphone, ne plus trouver une seule pensée à exprimer quand on savait si bien auparavant ce qu’il fallait dire, c’est le sort commun de toutes ces personnes, c’est l’histoire banale qu’ils racontent tous. « Quand je veux jouer un morceau de piano devant quelqu’un ou quand je veux dire quelque chose à quelqu’un, il me semble que l’action est difficile, qu’il y a des gênes énormes, et, si je veux les surmonter, c’est un effort extraordinaire; j’ai chaud à la tête, je me sens perdue et je voudrais que la terre s’ouvre pour m’engloutir ». Cat…, un homme de trente ans, se sauve dès qu’il entend quelqu’un entrer; il doit renoncer à son métier de professeur, car il ne peut plus faire sa classe devant les élèves : « Je ferais si bien ma classe si j’étais tout seul, s’il n’y avait pas d’élèves, si je parlais à des chaises… » Tous répètent comme Si… : « Je serais parfaite, je ferais tout et surtout je parlerais très bien si je pouvais être tout à fait seule, comme une sauvage, dans une île déserte : la société est faite pour empêcher les gens d’agir et de parler; j’ai de la volonté et du pouvoir pour tout cela, mais je n’ai cette volonté que si je suis seule. »

On admet d’ordinaire que ces troubles de la timidité sont des phénomènes émotionnels. Qu’il y ait des troubles émotionnels, des angoisses chez les timides, j’en suis convaincu. Il y a aussi chez eux de l’agitation motrice, des tics et même de la rumination mentale dont on ne parle pas assez; mais il ne faut pas oublier qu’il y a surtout chez eux de l’impuissance volontaire. Amiel, dans son Journal intime, le remarque très bien : « J’ai peur de la vie objective et je recule devant toute surprise, demande ou promesse qui me réalise; j’ai la terreur de l’action et ne me sens à l’aise que dans la vie impersonnelle, désintéressés, subjective de la pensée. Pourquoi cela? par timidité. ». Pourquoi hésite-t-on à expliquer par cette impuissance d’action l’essentiel de la timidité. On est frappé de ce fait que les timides, incapables de faire une action en public, la font très bien quand ils sont seuls. Nadia joue du piano et parle tout haut quand elle se croit seule. Cat… ferait très bien sa classe s’il n’avait pas d’élèves; on en conclut qu’ils ne sont pas impuissants à faire l’acte et qu’il faut faire appel à un trouble extérieur à l’acte pour expliquer sa disparition dans la société.

Il y a là un malentendu, l’acte de parler quand on est tout seul et l’acte de causer réellement avec quelqu’un, l’acte de faire une classe imaginaire à des chaises et l’acte de faire une classe réelle devant des élèves en chair et en os ne sont pas du tout les mêmes actes. Le second est bien plus complexe que le premier; il renferme, outre d’énoncé des mêmes idées, des perceptions, des attentions complexes à des objets mouvants et variables, des adaptations innombrables à des situations nouvelles et inattendues qui transforment complètement l’action. Pourquoi un individu sans volonté peut-il faire le premier acte et ne peut-il pas faire le second? Tout simplement, à mon avis, parce que le second acte est plus difficile que le premier. Que des émotions, des agitations motrices, des bégaiements, des crampes des écrivains, des tics de toute espèce viennent s’ajouter ou mieux se substituer à cet acte qui ne s’accomplit pas, c’est un grand phénomène secondaire dont il faudra tenir compte; mais le fait essentiel, c’est l’incapacité d’accomplir l’acte social et, en particulier, l’acte de parler devant quelqu’un.

C’est ce que l’on vérifie par l’examen des différentes formes de cette timidité. La timidité fait le grand malheur de ces personnes : elles ont un sentiment qui les pousse à désirer l’affection, à se faire diriger, à confier leurs tourments, et elles n’arrivent pas à pouvoir se montrer aimables, à pouvoir même parler. Ce sont tous des « ren-fermés » qui sentent beaucoup, mais qui n’arrivent pas à exprimer. Il en résulte encore une contradiction : ces personnes sont poursuivies par le besoin d’être aimées et d’aimer, elles ne songent qu’à se faire des amis; d’autre part, elles méritent l’affection, extrêmement honnêtes, ayant une peur horrible de froisser quelqu’un, n’ayant aucune résistance et disposées à céder sur tous les points, ne devraient-elles pas obtenir très facilement les amitiés qu’elles recherchent? Eh bien? en réalité, ces individus sont sans amis : ce sont des isolés qui ne rencontrent de sympathie nulle part et qui souffrent cruellement de leur isolement. Comment comprendre cette contradiction? C’est que pour se faire des amis, il faut agir, parler surtout et le faire à propos. Pour attirer l’attention des gens et se faire comprendre d’eux, il faut saisir le moment où ils doivent vous écouter, dire et faire à ce moment ce qui peut le mieux nous faire valoir. Or, nos scrupuleux sont incapables de saisir une telle occasion; comme J.J Rousseau, ils trouvent dans l’escalier le mot qu’il aurait fallu dire au salon. Ont-ils l’idée, ils ne se décident pas à l’exprimer ou ne l’expriment que s’il sont seuls, quand tout le monde est parti. Pour que quelqu’un s’intéresse à eux, il faut qu’il les devine, qu’il fasse tous les efforts pour les mettre à l’aise, pour leur faciliter l’expression. Alors, ils s’accrocheront à lui avec passion et prendront des affections folles et dangereuses. Beaucoup de troubles de leurs sentiments, de leur caractère dépendent au fond de cette incapacité de l’action sociale et surtout de cette incapacité de la parole, qui est bien chez eux un trouble aussi important que le mutisme chez l’hystérique[2].


5. - Les caractères psychologiques des troubles névropathiques du langage.


Quel que soit l’intérêt des remarques précédentes, on éprouve quelque peine à rapprocher ces phobies, ces gênes du langage du véritable mutisme qui semble être quelque chose de plus, puisqu’il est la suppression du langage lui-même. Il faut répéter ici ce que nous avons déjà montré à propos de plusieurs phénomènes hystériques.

Peut-on dire que dans le mutisme précédent la fonction de la parole soit détruite? Cela est bien invraisemblable, si on considère les circonstances dans lesquelles ces accidents se produisent. Le sujet perd la parole subitement après une émotion, quelquefois très légère, quand il a entendu le bruit d’un objet qui tombe sur une véranda, quand il a eu peur d’un ivrogne qui passe à côté de lui. Comment ces petites émotions ont-elles pu tout d’un coup produire un si gros dommage dans l’organisme? Cela est d’autant plus surprenant que nous ne voyons aucune trace laissée par ce grand désordre. Il n’y a aucune paralysie, au moins dans les cas typiques; mais ce qui est plus étrange encore, il n’y a à peu près aucun trouble intellectuel. On sait que l’aphasie proprement dite s’accompagne d’une sorte d’état démentiel et cela se comprend très bien, si on songe au rôle considérable du langage dans la pensée. Aussi il est bien étrange qu’un individu ait subitement perdu toute espèce de parole et qu’il continue à penser aussi clairement qu’auparavant! Enfin cet accident disparaît comme il est venu; depuis le fils de Crésus qui guérit de son mutisme en criant : « Soldat, ne tue pas Crésus! » on voit une foule de ces malades qui guérissent tout d’un coup par une colère, par un éclat de rire, par une surprise. Il faut que la fonction du langage ne soit guère compromise pour qu’elle réapparaisse aussi facilement.

D’autres faits sont plus curieux encore : pendant la période même du mutisme la parole réapparaît de temps en temps dans certaines conditions anormales. Depuis longtemps, on a observé que ces sujets muets toute la journée parlent tout haut dans leurs rêves. S’ils ont des crises délirantes, des idées fixes à forme somnambulique, ils se mettent à parler très librement pendant ces somnambulismes, et même, ce qui est remarquable, dans quelques-unes de ces crises ils parlent énormément. En effet, et c’est une observation clinique très instructive, les deux phénomènes hystériques que nous venons de décrire, l’agitation verbale et le mutisme, sont loin d’être opposés l’un à l’autre; ils sont au contraire étroitement associés. Dans un grand nombre d’observations j’ai pu montrer que ces sujets qui ont des crises d’agitation verbale, qui bavardent pendant des heures entières, sont souvent muets au réveil de leurs crises. On ne peut expliquer ce mutisme par la fatigue, car après une interruption momentanée, ils retombent en crise et recommencent leurs bavardages. Les deux troubles évoluent parallèlement l’un dans la veille, l’autre dans l’état anormal.

Enfin, on peut chez quelques malades reproduire des expériences intéressantes; on peut faire naître des états anormaux qui ne laissent pas de souvenirs conscients et dans lesquels on retrouvera la parole intacte; on peut distraire le sujet, diriger son attention sur autre chose et à ce moment exciter sa parole, sans qu’il la surveille, sans qu’il la sente. Cet individu est muet s’il cherche à parler consciemment, en sachant ce qu’il dit; il n’est pas muet, quand il parle par distraction sans savoir qu’il le fait.

Ces observations soulèvent bien des problèmes, mais comme ce sont toujours les mêmes questions à propos de tous les symptômes hystériques, il faudra réunir leur discussion. Pour le moment nous nous bornons à les résumer en disant que la fonction du langage se comporte exactement de la même manière que les idées fixes à forme somnambulique ou médianimique. Le système d’image, qui composait l’idée fixe se développait avec exagération en dehors de la conscience, mais n’existait plus dans la conscience personnelle du sujet qui présentait une lacune, une amnésie à ce propos. Il en est exactement de même pour la fonction du langage. D’ailleurs, y a-t-il une grande différence entre une fonction et une idée? La fonction est comme l’idée un système d’images associées étroitement les unes avec les autres, de manière à pouvoir s’évoquer l’une l’autre. La seule différence, c’est qu’une fonction comme celle du langage est un système beaucoup plus considérable que celui d’une idée, elle contient des milliers de termes au lieu du petit nombre des images que nous avions réunies dans le polygone constitutif d’une idée. La seconde différence capitale c’est qu’une idée est un système récent que nous avons formé dans le cours de notre vie, tandis que la fonction est un vaste système établi autrefois par nos ancêtres. Une idée est une fonction qui commence, une fonction est une idée de nos ancêtres qui a vieilli. Il en résulte sans doute qu’il est plus difficile de perdre une fonction que de perdre une idée et c’est pourquoi les accidents hystériques les plus fréquents et les plus élémentaires sont des troubles des idées. Mais cette difficulté n’a rien d’absolu et les mêmes troubles qui s’appliquaient aux idées peuvent s’appliquer aux fonctions. Aussi l’agitation verbale et le mutisme nous semblent présenter les mêmes caractères que l’idée fixe et l’amnésie : les chose se passent comme si la fonction du langage cessait d’être à la disposition de la conscience personnelle qui ne sait plus ni l’arrêter ni la provoquer. La fonction du langage subsiste, mais elle est simplement diminuée en ce sens qu’elle n’est plus consciente ni personnelle.

Dans ce cas, ces troubles hystériques du langage ne sont plus aussi différents qu’ils semblaient l’être des troubles psychasténiques. Ceux-ci ne consistaient pas non plus en une suppression complète de la fonction du langage; mais chez ces malades la fonction du langage était réduite, diminuée, elle ne pouvait plus s’exercer dans les conditions difficiles, elle cessait d’être possible quand elle devait être sociale, elle ne pouvait plus être utilisée à propos, elle n’était plus à la disposition de la volonté et de la liberté su sujet. C’est une diminution d’une autre nature, mais analogue dans ses grands traits à l’altération hystérique.

  1. Les Accidents mentaux des hystériques, 1894, p. 170.
  2. Beaucoup de ces réflexions rapides sur l’impuissance sociale des psychasténiques sont développées et discutées dans mon travail précédent, Obsessions et psychasténie, p. 355, 375 et pass.