Les Naufragés du Jonathan/Deuxième partie/Chapitre IX

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J. Hetzel et Cie (p. 194-204).

IX

Le deuxième hiver.

Lorsque le mois d’avril ramena l’hiver avec lui, aucun fait nouveau de quelque importance n’avait jalonné la vie poignante et monotone des habitants de Libéria. Tant que la température fut clémente, ils se laissèrent vivre sans souci de l’avenir, et les troubles atmosphériques dont s’accompagne l’équinoxe les surprirent en plein rêve. Par exemple, aux premiers souffles des bourrasques hivernales, Libéria parut se dépeupler. De même que l’année précédente, on se calfeutra au fond des maisons closes.

Au Bourg-Neuf, l’existence n’était pas beaucoup plus active, les travaux de plein air, et notamment la pêche, étant devenus impraticables. Dès le début du mauvais temps, le poisson avait fui dans le Nord vers les eaux moins froides du détroit de Magellan. Les pêcheurs laissaient donc à l’ancre leurs barques inutiles. Qu’en eussent-ils fait d’ailleurs au milieu des eaux soulevées par le vent ?

Après la tempête, ce fut la neige. Puis un rayon de soleil, amenant le dégel, transforma le sol en marécage. Puis ce fut la neige encore.

Dans tous les cas, quand bien même le tablier du ponceau fût resté en place, les communications eussent été malaisées entre la capitale et son faubourg, et Beauval eût été bien empêché de mettre ses menaces à exécution. Mais ne les avait-il pas oubliées ? Depuis qu’on l’avait si vertement expulsé de la rive gauche, elles étaient restées lettre morte, et désormais de plus graves et plus pressants soucis l’accablaient, au regard desquels le souvenir de l’injure reçue devait singulièrement décroître d’importance.

Réduite à presque rien après la proclamation de l’indépendance, la population de Libéria avait maintenant tendance à s’accroître. Ceux des émigrants partis dans l’intérieur de l’île qui, pour un motif ou pour un autre, n’avaient pas réussi dans leurs essais de colonisation, refluaient vers la côte à l’approche de la mauvaise saison, et ils y apportaient avec eux des germes de misère et de troubles que Beauval n’avait pas prévus.

Ce n’est pas qu’il fût menacé personnellement. Ainsi qu’il l’avait supposé avec raison, on acceptait sans difficulté le fait accompli. Personne ne manifestait la moindre surprise de le trouver promu à la dignité de gouverneur. Ces pauvres gens avaient, de naissance, l’habitude d’être les inférieurs de tout le monde, et rien ne leur semblait plus normal qu’un de leurs semblables s’attribuât le droit de les régenter. Il y a d’inéluctables nécessités contre lesquelles il serait fou de s’insurger. Qu’ils fussent petits et qu’il existât des grands, qu’on les commandât et qu’ils obéissent, cela était dans l’ordre naturel des choses.

Par exemple, la puissance du maître n’allait pas sans des obligations symétriques. À celui qui s’élevait au-dessus de tous incombait le devoir d’assurer la vie de tous. Pour eux l’humble docilité, mais à la condition que leur pitance fût assurée. À lui l’éclat du pouvoir, mais à la condition qu’il prît toutes les initiatives, qu’il assumât toutes les responsabilités, que la foule, malléable tant qu’elle est satisfaite, saurait bien rendre effectives, du jour où les ventres crieraient famine.

Or, l’accroissement inattendu des bouches à nourrir tendait à rendre cette échéance plus prochaine.

Ce fut le 15 avril qu’on vit revenir le premier de ces émigrants qui se reconnaissaient vaincus dans leur lutte contre la nature. Il apparut vers la fin du jour, traînant avec lui sa femme et ses quatre enfants. Triste caravane ! La femme, hâve, amaigrie, vêtue d’une jupe en lambeaux, les enfants, deux filles et deux garçons, dont le dernier avait cinq ans à peine, s’accrochant, presque nus, à la robe de leur mère. En avant, le père, marchant seul, l’air las et découragé.

On s’empressa autour d’eux. On les accabla de questions.

L’homme, tout ragaillardi de se retrouver parmi d’autres hommes, raconta brièvement son histoire. Parti l’un des derniers, il avait dû longtemps cheminer avant de rencontrer de la terre sans maître. C’est seulement dans la deuxième quinzaine de décembre qu’il y était parvenu et qu’il s’était mis à l’œuvre. En premier lieu, il avait bâti sa demeure. Très mal outillé, livré à ses seules forces, il avait eu grand mal à mener son entreprise à bonne fin, d’autant plus que son ignorance de la construction lui fit commettre plusieurs erreurs qui se traduisirent par une augmentation de la durée du travail.

Après six semaines d’efforts ininterrompus, ayant enfin terminé une grossière cabane, il avait entrepris le défrichement. Malheureusement, sa mauvaise étoile l’avait conduit sur un sol lourd et sillonné d’un inextricable réseau de racines dans lequel la pioche et la bêche avaient peine à se frayer passage. Malgré son labeur acharné, la surface préparée pour l’ensemencement était insignifiante, lorsque l’hiver fit son apparition.

Toute culture étant ainsi arrêtée net, dans un moment où il ne pouvait encore espérer la moindre récolte, et les vivres, d’autre part, commençant à lui manquer, il avait dû se résigner à abandonner sur place ses quelques outils et ses inutiles semences, et à refaire en sens inverse le long chemin parcouru quatre mois plus tôt d’un cœur joyeux. Dix jours durant, sa famille et lui s’étaient traînés à travers l’île, se terrant sous la neige pendant les tourmentes, marchant avec de la boue jusqu’aux genoux quand la température devenait plus douce, pour arriver finalement à la côte, harassés, épuisés, affamés.

Beauval s’occupa de soulager ces pauvres gens. Par ses soins, une des maisons démontables leur fut attribuée, et on leur donna des vivres sur lesquels ils se jetèrent goulûment. Cela fait, il considéra l’incident comme résolu de satisfaisante façon.

Les jours suivants le détrompèrent. Il ne s’en passait plus que l’un ou l’autre des émigrants partis au printemps ne regagnât la côte, ceux-ci seuls, ceux-là ramenant avec eux femmes et enfants, mais tous pareillement déguenillés et pareillement affamés.

Certaines familles revenaient moins nombreuses qu’elles n’étaient parties. Où étaient les manquants ? Morts sans doute. Et sans doute, aussi, la théorie lamentable des survivants continuait à s’égrener à travers l’île, tous convergeant vers le même point : Libéria, où leur flux ininterrompu ne tarderait pas à poser le plus effrayant des problèmes.

Sur l'autre berge, une centaine d'hommes… (Page 199.)

Vers le 15 juin, plus de trois cents colons étaient venus grossir la population de la capitale. Jusque-là, Beauval avait pu suffire à la tâche. Chacun, grâce à lui, avait trouvé refuge dans les maisons démontables où l’on s’entassait comme autrefois. Mais quelques-unes de ces maisons ayant été transportées sur la rive gauche où elles formaient désormais le Bourg-Neuf, d’autres ayant été détruites avec imprévoyance, certaines ayant été réunies en une seule plus vaste que Beauval appelait pompeusement son « Palais », la place alors commença à manquer, et il fallut de nouveau recourir aux tentes.

Mais la question des vivres dominait toutes les autres. Cette multitude de bouches avides diminuait rapidement les provisions apportées par le Ribarto. Alors qu’on pensait avoir la vie assurée pour une année et plus, on ne pourrait même pas, du train dont allaient les choses, atteindre le printemps. Beauval eut la sagesse de le comprendre et, faisant enfin acte de chef, rendit un décret par lequel il rationnait sévèrement la population croissante.

Il fut débordé. On ne tenait aucun compte d’un décret qu’on savait être dénué de sanction. Afin de le faire respecter, force lui fut de recruter parmi ses plus chauds partisans une vingtaine de volontaires qui montèrent la garde autour des provisions, comme l’avaient jadis montée l’équipage du Jonathan. Cette mesure excita des murmures, mais Beauval fut obéi.

Celui-ci croyait en avoir fini avec les difficultés de la situation ou du moins avoir reculé les mauvais jours autant que cela était humainement possible, quand d’autres catastrophes fondirent sur Libéria.

Tous ces vaincus, qui refluaient vers la mer, y revenaient moralement déprimés, affaiblis physiquement tant par le climat que par les privations et les fatigues de la route. Ce qui devait arriver arriva. Une violente épidémie se déclara. La maladie et la mort firent rage dans cette population débilitée.

L’excès de leur détresse ramena vers le Kaw-djer la pensée de ces malheureux. Jusqu’au milieu du mois de juin, ils ne s’étaient pas inquiétés de son absence. On oublie facilement des bienfaits passés, qu’on ne s’estime pas dans le cas de recevoir dans l’avenir. Mais la misère où ils étaient réduits les fit songer à celui qui tant de fois déjà les avait secourus. Pourquoi les abandonnait-il, à cette heure où tant de maux les accablaient ? Quels que fussent les motifs de la scission survenue entre le campement principal et son annexe, combien ces motifs leur paraissaient légers en regard de leurs souffrances ! Et peu à peu, plus nombreux de jour en jour, les regards se tendirent vers le Bourg-Neuf, dont les toits perçaient la neige sur l’autre rive.

Un jour, — on était alors au 10 juillet, — le Kaw-djer occupait son temps, une brume épaisse le retenant chez lui, à réparer une de ses blouses en peau de guanaque, quand il crut entendre une voix qui le hélait au loin. Il prêta l’oreille. Un instant plus tard, un nouvel appel parvenait jusqu’à lui.

Le Kaw-djer sortit sur le seuil de sa maison.

Il faisait ce jour-là un temps de dégel. Sous l’influence d’une humide brise de l’Ouest, la neige avait fondu. Devant lui, c’était un lac de boue, au-dessus duquel traînaient des vapeurs, brumailles en bas, en haut nuages, qui, les uns après les autres, se déversaient en cataractes sur le sol détrempé. Impuissant à percer le brouillard, le regard à cent pas ne distinguait plus rien. Au-delà, tout disparaissait dans un mystère. On n’apercevait même pas la mer, qui, abritée par la côte, battait le rivage de vagues paresseuses et comme alanguies par la tristesse générale des choses.

« Kaw-djer !… » appela la voix dans la brume.

Presque étouffée par l’éloignement, cette voix, venue du côté de la rivière, arrivait au Kaw-djer comme une plainte.

Celui-ci se hâta et bientôt il atteignit la rive. Spectacle pitoyable ! Sur l’autre berge, séparés de lui par l’eau rapide que la destruction du pont rendait infranchissable, une centaine d’hommes se traînaient. Des hommes ? Des spectres plutôt, ces êtres décharnés, en haillons. Dès qu’ils aperçurent celui qui incarnait leur espoir, ils se redressèrent à la fois et, d’un même mouvement, tendirent vers lui leurs bras suppliants.

« Kaw-djer !… appelaient-ils à l’unisson. Kaw-djer !… »

Celui dont ils réclamaient ainsi le secours frémit dans tout son être. Quelle catastrophe s’était donc abattue sur Libéria pour que ses habitants fussent réduits à un si affreux dénuement ?

Le Kaw-djer, ayant du geste encouragé ces malheureux, appela à son aide. En moins d’une heure, Halg, Hartlepool et Karroly eurent rétabli le tablier du ponceau et il passa sur la rive droite. Aussitôt un cercle de visages anxieux l’entoura. Leur aspect eût troublé le cœur le plus dur. Quelles fièvres brûlaient dans ces yeux caves !

Mais une sorte de joie les illuminait maintenant. Le bienfaiteur, le sauveur était là. Et les pauvres hères entouraient le Kaw-djer, ils se pressaient contre lui, ils touchaient ses vêtements, tandis que dans les gorges contractées gloussaient comme des rires de confiance et de joie.

Le Kaw-djer ému regardait, écoutait en silence. Ils lui disaient leur misère. Ceux-ci, venus là pour eux-mêmes, lui expliquaient le mal qui les tenaillait, ceux-là imploraient pour le salut d’êtres chers, femmes ou enfants, qui agonisaient au même instant à Libéria.

Le Kaw-djer prêta patiemment l’oreille aux plaintes, car il savait qu’une bonté compatissante est le plus puissant des remèdes, puis il leur répondit collectivement. Chacun devait rentrer chez soi. Il irait voir tout le monde. Personne ne serait oublié.

On lui obéit avec empressement. Dociles comme de petits enfants, tous reprirent la route du campement.

Les réconfortant, les soutenant de la parole et du geste, trouvant pour chacun le mot qu’il fallait, le Kaw-djer les accompagna et s’engagea avec eux entre les demeures éparses. Quel changement depuis qu’on les avait édifiées ! Tout trahissait le désordre et l’incurie. Une année avait suffi pour transformer en maisons vétustes ces constructions fragiles qui s’effritaient déjà. Quelques-unes semblaient inhabitées. La plupart, en tous cas, étaient closes, et rien, sauf les amas d’immondices qui les entouraient, ne révélait qu’elles fussent habitées. Cependant, sur le pas des portes, apparaissaient de rares colons, que l’expression sombre des visages disait accablés par l’ennui et par le découragement.

Le Kaw-djer passa devant le « palais » du gouvernement, où, pour le suivre des yeux, Beauval entrouvrit une fenêtre. D’ailleurs, celui-ci ne donna pas autrement signe de vie. Quelle que fût sa rancune, il comprenait sans doute que ce n’était pas le moment de la satisfaire. Personne n’eût toléré un acte d’hostilité contre celui dont on attendait le salut.

Au surplus, Beauval, dans son for intérieur, n’était pas loin de s’applaudir de cette intervention du Kaw-djer. Lui aussi, il en attendait quelque secours. Gouverner est agréable et facile quand les jours heureux succèdent aux jours heureux. Mais il en allait maintenant d’autre sorte, et le chef d’un peuple de moribonds ne pouvait trouver mauvais qu’un autre l’aidât bénévolement à soutenir le poids d’une autorité devenue bien lourde, mais qu’il se réservait in petto de reconquérir dans son intégralité, lorsque les destins seraient favorables.

Nul ne s’opposa donc à ce que le Kaw-djer accomplît sa mission charitable, et son œuvre de dévouement ne rencontra aucun obstacle. Quelle vie fut la sienne à partir de ce jour ! Dès les premières heures du matin, par tous les temps, il passait la rivière et se rendait du Bourg-Neuf à Libéria. Là, jusqu’au soir, il allait de maison en maison, se penchait sur les grabats sordides, respirait les haleines enfiévrées, distribuait sans se lasser soins médicaux et paroles d’espoir ou de consolation.

La mort avait beau s’acharner à frapper, sa clientèle de miséreux n’en était pas diminuée. De nombreux émigrants, revenant de l’intérieur, bouchaient perpétuellement les vides. Sans cesse, il en arrivait, dans un état d’épuisement d’autant plus accentué que ceux-ci avaient résisté plus longtemps.

Quels que fussent sa science et son dévouement, le Kaw-djer ne pouvait dominer la fatalité des choses. En vain, il luttait pied à pied contre la tombe avide, les décès se multipliaient dans Libéria décimée.

Il vivait au milieu des tristesses. Femmes et maris à jamais séparés, mères pleurant leurs enfants morts, autour de lui ce n’était que gémissements et que larmes. Rien ne lassait son courage. Quand le médecin devait se déclarer vaincu, le rôle du consolateur commençait.

Parfois aussi, et c’était alors plus triste encore peut-être, nul n’avait besoin de ses consolations, et le défunt, solitaire jusque dans la mort, ne laissait derrière lui personne qui le pleurât. Cela n’était point rare, dans cette réunion d’émigrants, épaves dispersées par les houles de la vie.

Un matin, notamment, comme il arrivait au campement, on l’appela près d’une masse informe d’où un râle s’élevait. C’était un homme, en effet, que cette masse informe à force d’énormité, un homme que le sort avait catalogué sous le nom de Fritz Gross dans la liste infinie des passants de la terre.

Un quart d’heure plus tôt, au moment où, au sortir du sommeil, il s’exposait au froid du dehors, le musicien avait été foudroyé. Il avait fallu se mettre à dix pour le traîner jusqu’au coin dans lequel il agonisait. Au visage violacé, à la respiration courte et rauque du malade, le Kaw-djer diagnostiqua une congestion pulmonaire, et un bref examen le convainquit qu’aucune médication ne pourrait l’enrayer dans cet organisme ravagé par l’alcool.

L’événement vérifia son pronostic. Quand il revint, Fritz Gross n’était plus de ce monde. Son grand corps déjà froid gisait à même le sol, saisi par l’immobilité éternelle, et ses yeux étaient désormais fermés aux choses d’ici-bas.

Mais une particularité attira l’attention du Kaw-djer. Un instant de lucidité avait traversé, sans doute, l’agonie du défunt, lui rendant pendant la durée d’un éclair la conscience du génie qui allait périr avec lui et, peut-être aussi, du mauvais usage qu’il en avait fait. Avant d’expirer, il avait pensé à dire adieu à la seule chose qu’il eût aimée sur la terre. En tâtonnant, il avait cherché son violon, afin de pouvoir étreindre, au moment du grand départ, l’instrument merveilleux qui reposait maintenant sur son cœur, abandonné par la main défaillante qui l’y avait placé.

Le Kaw-djer prit ce violon d’où tant de chants divins s’étaient envolés et qui n’appartenait plus désormais à personne, puis, de retour au Bourg-Neuf, il se dirigea vers la maison occupée par Hartlepool et les deux mousses.

« Sand !… » appela-t-il, en ouvrant la porte.

L’enfant accourut.

— Je t’avais promis un violon, mon garçon, dit le Kaw-djer. Le voici.

Sand, tout pâle de surprise et de joie, prit l’instrument d’une main tremblante.

— Et c’est un violon qui sait la musique ! ajouta le Kaw-djer, car c’est celui de Fritz Gross.

— Alors…, balbutia Sand, M. Gross… veut bien…

— Il est mort, expliqua le Kaw-djer.

— Ça fait un ivrogne de moins », déclara froidement Hartlepool.

Telle fut l’oraison funèbre de Fritz Gross. Quelques jours après, un autre décès, celui de Lazare Ceroni, toucha plus directement le Kaw-djer. La disparition du père de Graziella ne pouvait, en effet, que favoriser l’accomplissement des rêves de Halg. Tullia n’appela à son aide que lorsqu’il était trop tard pour intervenir avec quelque chance de succès. Dans son ignorance, elle avait laissé la maladie se développer librement, sans concevoir d’inquiétudes plus vives que de coutume. Savoir que celui à qui elle avait tout sacrifié était irrémédiablement perdu fut pour elle un véritable coup de foudre.

D’ailleurs, l’intervention du Kaw-djer, eût-elle été moins

« Je t'avais promis un violon, mon garçon, le voici. » (Page 202.)

tardive, fût pareillement restée inefficace. Le mal de Lazare Ceroni était de ceux qui ne pardonnent pas. Juste conséquence de sa longue intempérance, la phtisie galopante allait l’emporter en huit jours.

Quand tout fut terminé, quand le mort fut rendu à la terre, le Kaw-djer n’abandonna pas la malheureuse Tullia. Prostrée, accablée, elle semblait à son tour sur le bord de la tombe. Des années et des années au milieu des pires douleurs, elle n’avait vécu que pour aimer, aimer malgré tout celui qui l’abandonnait à mi-côte du calvaire de la vie. Le ressort qui l’avait soutenue étant maintenant brisé, elle s’affaissait, lasse de son inutile effort.

Le Kaw-djer emmena la pauvre femme au Bourg-Neuf, près de Graziella. S’il existait un remède capable de guérir ce cœur déchiré, l’amour maternel accomplirait le miracle.

Inerte, à demi-inconsciente, Tullia se laissa conduire et, chargée de ses humbles richesses, quitta docilement sa maison.

Dans cet état de profond anéantissement, comment eût-elle aperçu Sirk, qu’elle croisa au moment d’atteindre le ponceau réunissant les deux rives ?

Le Kaw-djer ne l’aperçut pas davantage. Ignorants de la rencontre, tout deux passèrent en silence.

Mais Sirk les avait vus, lui, et s’était arrêté sur place, le visage pâli par une soudaine fureur. Lazare Ceroni mort, Graziella réfugiée au Bourg-Neuf, Tullia allant s’y fixer à son tour, c’était, il le comprenait, la ruine définitive de ses projets si âprement poursuivis. Longtemps, il suivit des yeux cet homme et cette femme qui s’éloignaient côte à côte. Si le Kaw-djer s’était retourné, il aurait surpris ce regard et peut-être, malgré son courage, eût-il alors connu la peur.