Les Naufragés du Jonathan/Troisième partie/Chapitre XV

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J. Hetzel et Cie (p. 471-474).

XV

seul!

Dick, attentif à ne pas devancer le moment fixé, ouvrit, au premier rayon du soleil, le pli que lui avait donné le Kaw-djer. Il lut :

« Mon fils,

« Je suis las de vivre et j’aspire au repos. Quand tu liras ces mots, j’aurai quitté la colonie sans esprit de retour. Je remets son sort entre tes mains. Tu es bien jeune encore pour assumer cette tâche, mais je sais que tu ne lui seras pas inférieur.

« Exécute loyalement le traité signé par moi avec le Chili, mais exige rigoureusement la réciproque. Quand les gisements aurifères seront épuisés, nul doute que le gouvernement chilien ne renonce de lui-même à une suzeraineté purement nominale.

« Ce traité coûte temporairement aux Hosteliens l’île Horn qui devient ma propriété personnelle. Elle leur retournera après moi. C’est là que je me retire. C’est là que j’entends vivre et mourir.

« Si le Chili manquait à ses engagements, tu te souviendrais du lieu de ma retraite. Hors ce cas, je veux que tu m’effaces de ta mémoire. Ce n’est pas une prière. C’est un ordre, le dernier.

« Adieu. N’aie qu’un seul objectif : la Justice ; qu’une seule haine : l’Esclavage ; qu’un seul amour : la Liberté. »

À l’heure où Dick, bouleversé, lisait ce testament de l’homme à qui il devait tant, celui-ci, le front appesanti par de lourdes pensées, continuait à fuir, point imperceptible, sur la vaste plaine de la mer. Rien n’était changé à bord de la Wel-Kiej, dont il tenait toujours la barre d’une main ferme.

Mais l’aube empourpra le ciel, et un frisson de rayons d’or courut sur la surface palpitante de la mer. Le Kaw-djer releva la tête ; ses yeux fouillèrent l’horizon du Sud. Au loin, l’île Horn apparut dans la lumière grandissante. Le Kaw-djer regarda passionnément cette vapeur confuse, qui marquait le terme du voyage, non pas de celui qu’il accomplissait en ce moment, mais du long voyage de la vie.

Vers dix heures du matin, il vint aborder au fond d’une petite crique à l’abri du ressac. Aussitôt, il mit pied à terre et procéda au débarquement de sa cargaison. Une demi-heure suffit à ce travail.

Alors, en homme pressé de se débarrasser d’une besogne pénible qu’il a résolu d’accomplir, il saborda la chaloupe d’un furieux coup de hache. L’eau pénétra en bouillonnant par la blessure. La Wel-Kiej, comme eût chancelé un être frappé à mort, s’inclina sur bâbord, oscilla, coula dans l’eau profonde… D’un air sombre, le Kaw-djer la regarda s’engloutir. Quelque chose saignait en lui. De cette destruction de la fidèle chaloupe qui l’avait porté si longtemps, il éprouvait de la honte et du remords comme d’un meurtre. Par ce meurtre, il avait tué en même temps le passé. Le dernier fil qui le rattachait au reste du monde était définitivement coupé.

La journée tout entière fut employée à monter jusqu’au phare les objets qu’il avait apportés et à visiter son domaine. Le phare, les machines prêtes à fonctionner, le logement meublé, tout y était complètement achevé. D’autre part, au point de vue matériel, il lui serait facile de vivre là, grâce au magasin largement pourvu de vivres, aux oiseaux marins qu’abattrait son fusil, aux graines dont il s’était muni et qu’il sèmerait dans les creux du rocher.

Un peu avant la fin du jour, son installation terminée, il sortit. À quelque distance du seuil, il aperçut un tas de pierres, où l’on avait amoncelé les débris retirés des fondations.

L’une de ces pierres attira plus vivement son attention. Elle avait roulé sur le bord du plateau. Il eût suffi de la pousser du pied pour qu’elle s’engloutît dans la mer.

Le Kaw-djer s’approcha. Une flamme de mépris et de haine brillait dans son regard…

Il ne s’était pas trompé. Cette pierre zébrée de lignes brillantes, c’était du quartz aurifère. Peut-être contenait-elle toute une fortune que les ouvriers n’avaient pas su reconnaître. Elle gisait là, délaissée comme un bloc sans valeur.

Ainsi le métal maudit le poursuivait jusque-là !… Il revit les désastres qui s’étaient abattus sur l’île Hoste, l’affolement de la colonie, l’envahissement des aventuriers accourus de tous les coins du monde, la faim,… la misère,… la ruine…

Du pied, il poussa l’énorme pépite dans l’abîme, puis, haussant les épaules, il s’avança jusqu’à l’extrême pointe du cap.

Derrière lui se dressait le pylône métallique portant à son sommet le lanterneau, d’où, pour la première fois, allait jaillir tout à l’heure un puissant rayon qui montrerait la bonne route aux navires.

Le Kaw-djer, face à la mer, parcourut des yeux l’horizon.

Un soir, il était déjà venu à cette fin du monde habitable. Ce soir-là, le canon du Jonathan en détresse tonnait lugubrement dans la tempête. Quel souvenir !… Il y avait treize ans de cela !

Mais, aujourd’hui, l’étendue était vide. Autour de lui, si loin qu’allât son regard, partout, de tous côtés, il n’y avait rien que la mer. Et, quand bien même il eût franchi la barrière de ciel qui limitait sa vue, nulle vie ne lui fût encore apparue. Au-delà, très loin, dans le mystère de l’Antarctique, c’était un monde mort, une région de glace où rien de ce qui vit ne saurait subsister.

Il avait donc atteint le but, et tel était le refuge. Par quel sinistre chemin y avait-il été conduit ? Il n’avait pas souffert, pourtant, des douleurs coutumières des hommes. Lui-même était l’auteur et la victime de ses maux. Au lieu d’aboutir à ce rocher perdu dans un désert liquide, il n’eût tenu qu’à lui d’être un de ces heureux qu’on envie, un de ces puissants devant lesquels les fronts se courbent. Et cependant il était là !…

Nulle part ailleurs, en effet, il n’aurait eu la force de supporter le fardeau de la vie. Les drames les plus poignants sont ceux de la pensée. Pour qui les a subis, pour qui en sort, épuisé, désemparé, jeté hors des bases sur lesquelles il a fondé, il n’est plus de ressource que la mort ou le cloître. Le Kaw-djer avait choisi le cloître. Ce rocher, c’était une cellule aux infranchissables murs de lumière et d’espace.

Sa destinée en valait une autre, après tout. Nous mourons, mais nos actes ne meurent pas, car ils se perpétuent dans leurs conséquences infinies. Passants d’un jour, nos pas laissent dans le sable de la route des traces éternelles. Rien n’arrive qui n’ait été déterminé par ce qui l’a précédé, et l’avenir est fait des prolongements inconnus du passé. Quel que fût cet avenir, quand bien même le peuple qu’il avait créé devrait disparaître après une existence éphémère, quand bien même la terre abolie s’en irait dispersée dans l’infini cosmique, l’œuvre du Kaw-djer ne périrait donc pas.

Debout comme une colonne hautaine au sommet de l’écueil, tout illuminé des rayons du soleil couchant, ses cheveux de neige et sa longue barbe blanche flottant dans la brise, ainsi songeait le Kaw-djer, en contemplant l’immense étendue devant laquelle, loin de tous, utile à tous, il allait vivre, libre, seul, — à jamais.


fin.