Les Navigateurs de l’infini/II

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La Nouvelle Revue Critique (p. 27-47).
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ii


C’est, près de l’équateur, une vallée spacieuse entre de hautes collines, presque des montagnes : nous n’espérons pas trouver d’eau ; nos lunettes ne nous ont révélé ni rivière ni lac — pas même une mare ou un ruisseau ; tout au plus quelques miroitements, vers les pôles, mais certains qu’un froid vif, un froid « congelant » devait y régner, nous avons préféré atterrir ici, remettant à plus tard une vérification facile ; en somme, il ne faudrait pas même une heure à notre machine pour faire le tour de la planète.

— Je me sens trop léger ! grommela Jean, après un silence.

— Comme moi ! fit Antoine.

— Comme moi ! ajoutai-je. Je crois que je franchirais des murs de dix mètres…

— Tels les lions et les tigres, mais la sensation n’est pas agréable ; nous nous adapterons plus tard : augmentons un peu notre champ de gravitation.

À travers nos cloisons diaphanes, nous examinons le site à l’œil nu ou avec les lunettes. Le sol aride, dur comme le roc, d’un rouge sale, apparaît sinistre.

— Nous avons vu, dit Antoine, que cette vallée fait suite à la moyenne et à la haute montagne et qu’elle est disposée pour recevoir de l’eau par un réseau de ravins… De plus, la température devrait être beaucoup plus favorable à l’existence du liquide que vers les latitudes élevées.

— Elle le devrait, oui. Mais avons-nous vraiment cru trouver de l’eau liquide ? Tout au plus de la vapeur ! En tout cas, si nous ne rencontrons pas de végétaux dans cette zone et dans d’autres régions favorablement placées, nous pourrons conclure que Mars est désormais plus stérile que nos déserts !

— Ainsi aurait raisonné le guerrier légendaire qui périt au siège de Milan.

— Eh ! c’est le fin fond des raisonnements scientifiques ! reprit Antoine… mais voyez donc !

Nous suivîmes la direction de son bras et nous aperçûmes des structures singulières. Par la couleur, elles se distinguaient à peine du sol, lequel était rouge ou plutôt rougeâtre ; c’est la forme qui les rendait discernables. Après quelques moments, nous en comptâmes quatre sortes.

La première comportait des lanières en zigzags : à chaque angle, il y avait une manière de nœud. Le tout était aplati contre la terre ; la largeur des lanières atteignait le double ou le triple de leur épaisseur, et celle-ci ne semblait nulle part dépasser deux ou trois centimètres…

Les figures de la seconde sorte formaient des spirales, mais des spirales aux lignes irrégulièrement ondulées, avec un gros nœud au centre. Elles étaient aplaties contre le sol, à peine plus épaisses que les figures en éclair.

La troisième sorte semblait une variété complexe de la première ; d’un nœud assez vaste jaillissait une série de lignes en zigzag, mais il n’y avait pas de nœuds secondaires.

— On dirait une pieuvre très plate avec des tentacules en éclairs ! remarqua Jean.

— Et sans yeux ! ajoutai-je.

— Mais qu’est-ce que cela signifie ? marmonna Antoine… Est-ce une bizarrerie minérale… est-ce de la végétation… est-ce une sorte d’animalité immobile… car enfin, nous ne constatons aucune agitation ?

— Aucune ! confirma Jean, les objectifs de ses lunettes fixés sur les étranges figures. Rapprochons-nous !

Nous nous rapprochâmes, nous pûmes nous assurer que la surface des structures était recouverte en partie d’un mélange de bulles semi transparentes et d’une espèce de moisissure polychrome, où dominait le carmin.

— Tout de même, c’est encore à des végétations que ça ressemble le plus, conclut Antoine.

Cette conclusion fut bientôt confirmée par l’apparition d’autres formes en éclairs, en tentacules rayonnantes et en spiraloïdes, dont quelques-unes atteignaient des longueurs assez considérables : cinq, dix, vingt mètres.

— Faisons une courte randonnée à la recherche chimérique de l’eau, proposa Jean.

Nous mîmes la machine en marche, très lentement, à peine quinze kilomètres à l’heure, avec de fréquents arrêts, mais sans découvrir d’eau. Une excursion plus rapide vers l’amont ne fut pas plus productive. Rien que la pierre, la désolation des sites lunaires, entrecoupée de pseudo-végétations, de plus en plus rares.

En redescendant, nous fîmes une découverte intéressante : dans un site où les pseudo-végétations étaient abondantes, Jean nous montra des corps en mouvement. Ces corps aussi étaient plats, de couleur orange, avec des taches bleues ou violettes : nous discernâmes vite qu’ils avaient des prolongements en lanières, pattes ou pseudo-pattes, sur lesquelles ils semblaient glisser plutôt que marcher.

Ce qui tenait lieu de corps avait des contours si irréguliers que ces êtres nous parurent informes. En fait, ils affectaient une surface moussue, avec une multitude de pores, de replis, de sinus, de bosselures. En nous enfonçant un peu plus dans la vallée, nous ne tardâmes pas à en percevoir d’autres, de formes un peu différentes et de nuances diverses, tous remarquables par leurs structures confuses et aplaties, par des surfaces moussues, parfois spongieuses. Nous en comptions maintenant au moins douze sortes différentes. Deux de ces êtres atteignaient une longueur de cent pieds. Impossible de dire s’ils avaient des organes ou une tête, mais tous montraient les prolongements en lanières qui servaient de pattes…

— Les pattes-lanières s’opposent fort imparfaitement, dit Jean ; la tête doit être ce qui précède le reste quand ces êtres se meuvent.

— Ce qui précède ne ressemble pas mal à une grappe d’on ne sait quels fruits moussus ou spongieux… Si c’est la tête, elle est composée de compartiments distincts quoique soudés… Je ne vois rien qui évoque l’idée de sens, rien qui ressemble lointainement à des yeux, des oreilles, des narines… pas de bouche non plus… à moins qu’il n’y en ait une parmi les cavités qui s’entr’ouvrent dans la mousse ou l’éponge. Ceux qui s’arrêtent près des pseudo-plantes n’ont pas l’air de les consommer…

— Toujours pas d’eau !

— Elle est peut-être souterraine… à moins que ces vies ne s’en servent point !…

— Il est temps que nous nous occupions de la composition, de la pression et de l’état hygrométrique de l’atmosphère.

Chargé de l’opération, je me rendis dans la chambre étroite destinée aux communications avec le monde externe. On y pénétrait par une poterne qui, une fois refermée, abolissait strictement toute communication avec l’atmosphère des autres chambres. Alors, à volonté, on mettait les appareils vérificateurs en contact avec l’ambiance. Cette opération suffisant pour l’heure, je fis jouer un commutateur et bientôt je constatais que la pression atteignait près de neuf centimètres, la température cinq et demi au-dessus de zéro ; l’état hygrométrique se décelait faible, mais enfin, il indiquait nettement la présence de la vapeur d’eau.

Quand je communiquai ces résultats à mes compagnons, Antoine exclama :

— Vous avez bien dit cinq degrés et demi au-dessus de zéro ?

— 278 degrés et demi absolus !

— C’est impossible… Je n’attendais pas plus de cinq degrés — degrés au-dessous… La pression même m’étonne. Quant à la vapeur d’eau… c’est conforme.

— Conforme ou non… possible ou impossible… tout est comme je vous l’ai dit.

— Alors, il y a un mystère… deux mystères…

— Dix mystères ! gouailla Jean. Et ces mystères gisent vraisemblablement dans l’atmosphère martienne, proportionnellement plus propre que la nôtre à empêcher la déperdition de la chaleur. Donc, analysons cette atmosphère…

Une demi-heure plus tard, l’analyse, sommaire, était terminée : la proportion d’oxygène était surprenante — à peu près les deux septièmes du fluide soutiré ; il y avait un tiers d’azote, une quantité minime d’un gaz inconnu, un dix-millième de gaz carbonique, des substances diverses en quantité fort minime, parfois à l’état de traces.

— Nous sommes un peu chez nous tout de même ! fit Antoine rasséréné.

— Et sur la voie du mystère… je parie que c’est ce gaz inconnu qui limite le rayonnement martien.

— On verra bien… En attendant, il y a assez d’oxygène pour que nous puissions circuler à l’air libre, avec l’aide de nos condensateurs, et renouveler indéfiniment la provision du Stellarium.

— Si nous faisions une première sortie ?

— Le soir est assez proche, objecta Antoine. Évidemment, il nous est facile de gagner des zones lumineuses… mais je suis curieux de voir la nuit martienne.

Dans l’air raréfié, le crépuscule devait être plus bref encore que dans les régions tropicales de notre terre. Au fond de l’Occident, la fournaise solaire croulait ; elle demeura un moment suspendue entre deux montagnes et à peine eut-elle disparu que les étoiles scintillèrent dans un ciel incomparablement pur. Ce spectacle était semblable, en somme, à celui que nous avions vu pendant tous les jours de notre voyage, mais, sur cette terre lointaine, il détermina une petite crise de poésie chez Jean, un flux d’épithètes et, je crois, la récitation de quelques vers.

Nous allions faire de la lumière lorsque nous fûmes frappés par un phénomène extraordinaire. De quelque côté qu’on se tournât, on apercevait des réseaux de phosphorescences — phosphorescences si pâles qu’elle ne cachaient pas les astres — et merveilleusement nuancées.

Ces réseaux formaient des colonnes lumineuses — horizontales, verticales, obliques — souvent entrecroisées et dont les teintes n’allaient pas en deçà du jaune et montaient jusqu’à l’extrême violet. Des formations lumineuses y circulaient, de nuances variables, faites de filaments singulièrement entrelacés. Ces formations, légèrement plus brillantes que les colonnes, n’empêchaient pas non plus d’apercevoir les étoiles, même de faible grandeur.

— À peu près l’intensité de la Voie Lactée, remarqua Antoine.

Toutefois, la Voie Lactée s’apercevait moins bien à travers les colonnes que dans les nombreux interstices des réseaux.

Après quelque temps, nous nous convainquîmes que les formations circulaient avec une grande liberté d’allure, accélérant, ralentissant leur marche, s’arrêtant ou revenant en arrière. Elles semblaient vriller les colonnes et pouvaient atteindre de grandes vitesses : certaines parcouraient douze kilomètres par minute. Les formations violettes étaient les plus rapides.

— Est-ce que cela vit ? grommela Jean.

— Doutons-en ! répondit Antoine… mais c’est probable !

Rarement, des formations quittaient les colonnes et s’engageaient dans l’étendue noire, où leur marche se ralentissait, où leurs allures devenaient plus capricieuses.

— Oui, ça ressemble farouchement à de la vie, reprit Jean. Pourtant, je n’ose croire…

— Inutile de croire. Bornons-nous à faire la part du réel et du possible… Ça peut être de la vie. Alors, quelle énigme !…

— Vie éthérique, vie nébulaire ?

— Fonction de la planète en tout cas, puisque nous n’avons rien vu de comparable dans les espaces interplanétaires — et participant sans doute autant de l’Éther que de la Nébula.

Nous observions maintenant le phénomène avec les lunettes et si la phosphorescence des colonnes semblait à peu près invariable, celle des formations mouvantes variait si harmonieusement qu’on eût dit d’une symphonie lumineuse.

Bientôt une nouvelle particularité nous frappa : plusieurs colonnes s’étant heurtées au Stellarium, la phosphorescence s’arrêtait à partir de la paroi rencontrée pour reprendre à la surface de la paroi opposée : au reste, les segments communiquaient par des colonnes amincies qui contournaient notre abri. Comme, normalement, les colonnes étaient droites, ou si faiblement courbes qu’on ne s’en avisait point, il nous fallait admettre que la jonction s’était faite après notre arrivée. Pour nous en convaincre, nous déplaçâmes le Stellarium, nous rompîmes plusieurs colonnes. Celles que nous laissions à l’arrière se refaisaient très rapidement, celles qui demeuraient en contact avec notre abri mettaient quelque temps à établir le raccord.

Quant aux formations vivantes (?), partout où se produisait une rupture, elles étaient projetées dans l’étendue noire.

Quelques-unes s’attardaient, d’autres rejoignaient une colonne ou les segments des colonnes atteintes.

— Fantasmagorique ! grogna Antoine… Si ce ne sont pas des organismes, ce ne sont pas non plus des existences analogues à nos météores… et moins encore aux minéraux solides ou liquides !

— J’opte délibérément pour la vie ! déclara Jean. Les habitants de Mars, avec lesquels nous espérions échanger des vérités premières, font partie de plans qui, vraisemblablement, ne permettent aucune communication intellectuelle.

— Voire ! intervins-je. D’abord, il y a peut-être d’autres formes ; ensuite, que savons-nous des « possibles » de celles-ci ? Pourquoi n’y aurait-il pas entre elles et nous des analogies au moins abstraites ? Déjà, si elles vivent…

Antoine me coupa la parole :

— Nous rêverons plus tard… Je voudrais, s’il se peut, établir des tranches d’observation…

— L’un n’empêche pas l’autre ! fis-je. Je continue à regarder… et tout en regardant je me demande si Mars n’est pas plus complexe que la terre — en un sens plus évolué — et s’il n’y a pas un troisième plan de vie quelque part.

— Je veux bien ! Mais voici que déjà un classement s’esquisse… oh ! le plus rudimentaire possible. Vous avez remarqué que les formations comportent des parties plus pâles, qui forment des espèces de vacuoles dans la masse… Or, j’observe que les mouvements semblent d’autant plus rapides et plus précis, les changements de direction d’autant mieux exécutés, que les vacuoles sont plus nombreuses… Comparez celles qui ont cinq ou six vacuoles à celles qui n’en ont qu’une ou deux : le contraste est frappant.

C’était exact. Les « formations » à vacuoles multiples atteignaient des vitesses de trois à sept cents kilomètres à l’heure, les formations à vacuoles uniques ou doubles atteignaient à peine le dixième de ces vitesses…

Un peu partout, certaines formations s’arrêtaient : nous observâmes que, pendant l’arrêt, des rais très fins reliaient telles formations qui possédaient le même nombre de vacuoles. L’intensité des rais n’était pas stable : on la voyait croître et décroître, sans que nous pussions discerner aucun rythme. Dès que les formations se remettaient en marche, les rais ne manquaient pas de se rompre.

— Savez-vous quoi ! exclama Antoine. Les variations des rais expriment des échanges spontanés… elles dénoncent vraisemblablement un langage où des vibrations infinitésimales remplacent analogiquement nos ondulations sonores !…

— Donc, fit Jean, vous ne doutez plus de la vie de ces formations… si dissemblables de tout ce qui avait été imaginé par les plus imaginatifs de nos savants et de nos artistes !

Nous considérâmes encore quelque temps l’étrange spectacle, sans découvrir rien qui augmentât sensiblement ce que nous avions déjà constaté, puis nous fîmes de la lumière, ce qui rendit les formations invisibles, et nous prîmes le repas du soir.

Si tout se passe comme aujourd’hui, nous ne verrons les manifestations de ces existences que pendant la nuit…