Les Navigateurs de l’infini/IV
iv
Une semaine sombra dans l’impondérable. Nous communiquions chaque jour avec Jean ; plus d’une fois, nous pensâmes débarquer dans la clairière, mais le captif nous demandait d’attendre encore. Parce que notre présence continuelle était inutile, nous fîmes de longues randonnées. Elles nous montrèrent trois zones habitées par les Tripèdes, trois zones de lacs et de canaux qui, dans leur ensemble, atteignaient à peine l’étendue de la Méditerranée.
Les lacs ne s’étendaient guère au delà des régions tropicales ; pourtant nous en trouvâmes quelques-uns dans des latitudes qui, sur terre, eussent joui d’un climat tempéré. Ailleurs, rien que des vapeurs plus ou moins diluées qui ressemblait parfois à des brumes légères ; ou, surtout dans les cercles polaires, des couches de neige.
Il ne devait guère y avoir plus de sept ou huit millions de Tripèdes, sur toute la Planète. La plupart avaient des habitations souterraines. Les autres, en bien plus petit nombre, vivaient dans des demeures de pierre, dont le style rappelait confusément le style roman.
Ces demeures, vestiges évidents du passé, faisaient toujours partie d’une agglomération importante. On eût dit des villes uniquement composées de petites et de grandes églises romanes, dont la plupart tombaient en ruines, ce qui laissait peu de doutes sur la décadence des Tripèdes. Il y a bien des siècles, peut-être des millénaires, sept ou huit cités devaient être aussi peuplées que Paris et Londres sous Louis XIV et sous Cromwell : au total elles contenaient encore quelques centaines de mille habitants.
On pouvait pressentir que l’industrie des Tripèdes était en pleine décadence. Ils construisaient des outils, dont certains rappelaient les outils terrestres, des machines destinées à la culture et au transport : celles-ci, rares, ne circulaient pas sur des roues, elles semblaient ramper assez rapidement sur le sol ; jadis, sans doute, les Tripèdes avaient eu des appareils volants ; ils communiquaient à distance, à l’aide d’appareils dont le mécanisme nous échappait, mais qui, d’évidence, utilisait des ondes…
Notre présence ne tarda pas à être connue ; on nous observait à l’aide d’instruments assez semblables à nos lunettes et vraisemblablement construits d’après les mêmes principes… À notre passage, des foules se rassemblaient dans les villes ; ailleurs, des groupes surgissaient de terre ; l’agitation et la curiosité semblaient vives…
En somme, les Tripèdes décelaient les vestiges d’une civilisation jadis comparable à la civilisation terrestre du xixe siècle ; nous conjecturâmes que, après l’abandon successif de maintes industries, leur science avait décru de cycle en cycle.
Quant à leurs animaux, très peu atteignaient la taille de nos éléphants, de nos girafes, de nos grands buffles.
Le domaine des Tripèdes et de leur Règne ne comportait qu’une partie assez restreinte de la Planète, un dixième tout au plus : il s’arrêtait à mi-route de l’équateur et des pôles. La surface occupée par les zoomorphes était plus étendue et remontait bien plus loin vers le nord ou vers le sud : l’avenir leur appartenait.
Mais le retrait des Tripèdes était-il dû à une lutte entre les Règnes, à l’impossibilité de vivre dans certaines régions ou à une décadence spontanée ? Nous n’essayâmes guère de répondre à ces questions ; toutefois, la présence des Zoomorphes excluait celle des Tripèdes.
Ce qui nous semblait évident c’est que le règne des Zoomorphes était bien moins ancien que l’autre règne.
— À eux l’avenir ! disait Antoine, un jour que nous avions parcouru diverses zones… Ils posséderont la planète !
— Ils en possèdent déjà les trois quarts !… Et les Éthéraux ?
— Ceux-là, cher ami, nous dépassent tellement que je renonce à me faire une idée de leur avenir !
— Nous dépassent-ils réellement ? Plus subtils, sans doute ! Moins exposés aux contingences brutales… mais peut-être moins intelligents après tout…
— Possible. L’essence même de leur organisation ne m’apparaît pas moins d’une nature plus haute !
— Croyez-vous ?… On peut en douter. Des électrons libres ont les mouvements plus amples et plus rapides qu’une cellule vivante… Cependant, je les crois inférieurs à une cellule !
— Mauvaise comparaison. Il s’agit ici d’une organisation complexe de radiations… des cellules radiantes, si j’ose dire. En somme, discussion vaine ! Nous ne pouvons nous en rapporter qu’à nos intuitions — si insuffisantes, hélas !
Le onzième jour, nous vîmes apparaître Jean, tout seul, au centre de la clairière. Aucun Tripède visible… Notre ami levait vers le Stellarium un visage souriant ; il affirma :
— Je suis libre !
Le cœur me battit furieusement. Jean poursuivait :
— Comme vous le voyez, ils se tiennent à distance… J’ai pu du reste me convaincre que, décidément s’ils avaient de mauvais desseins, ils seraient impuissants contre notre abri. Leurs armes sont insuffisantes, leurs instruments ne sont pas capables d’entamer les parois d’argine et ils ne disposent d’aucun explosif puissant. D’ailleurs, ils ne nous veulent aucun mal ! Ils me l’ont répété avec insistance… je n’ai pu m’y méprendre.
Tandis qu’il radiotélégraphiait, le Stellarium descendait vers la clairière. Nous abordâmes enfin et Jean se trouva auprès de nous.
L’immense tristesse cessa de s’appesantir. L’espérance sonna ses fanfares. Pendant de longues minutes nous n’échangeâmes que les propos incohérents de la joie.
Puis Antoine demanda :
— Alors, vous les croyez réellement inoffensifs ?
— Ils sont déjà, par nature, enclins à une douceur plus grande que les humains… une douceur où il entre beaucoup de résignation.
— Pourquoi de la résignation ?
— Ils savent qu’eux-mêmes et tout leur Règne sont en décadence ! Ils le savent en quelque sorte d’une manière innée, en même temps que par tradition… Notre présence leur inspire naturellement une intense curiosité, et leur donne, si j’ai bien compris, de confuses espérances.
Le Stellarium demeurait immobile, au ras de la clairière.
Peu à peu des Tripèdes étaient venus, qui se tenaient à distance ; l’un d’eux se rapprocha et agita son bras droit, d’une manière rythmique :
— Il vous souhaite la bienvenue, dit Jean, qui répondit aux gestes du Tripède.
— Qu’allons-nous faire ? demanda Antoine.
— Me donner une tasse de café ! fit notre ami en riant. L’absence de café fut une privation poignante.
Je fis rapidement bouillir de l’eau, tandis que Jean reprenait :
— Si vous le voulez bien, je retournerai chaque jour parmi eux, pendant deux ou trois heures… afin de perfectionner nos signaux. Pendant ce temps, vous continuerez vos explorations… Vous avez dû faire des découvertes passionnantes…
— Nous avons découvert des villes de Tripèdes. Mais pourquoi les uns logent-ils à la surface et les autres sous terre ?
— Il y eut, je crois, deux évolutions différentes. Sans les combattre, ni les haïr, les Souterrains ne fréquentent guère les autres. Ils ont du reste de véritables cités ou bourgades… eux aussi.
— Les cités de la surface sont surtout composées de ruines. Dans des villes qui pourraient loger trois ou quatre cent mille Tripèdes, il y en a tout au plus dix mille — parfois moins.
— Alors, les cités souterraines, intégralement habitées, sont plus récentes. Celle de mes amis ne doit pas contenir deux mille habitants. J’ai pu la parcourir en tous sens… Ah ! le café !
Jean humait avidement l’âme odorante :
— Nous avons dépassé bien des choses ancestrales… nous n’avons rien ajouté à ceci ! exclama-t-il, en achevant son café. De tout ce que nous avons emporté, rien ne me rappelle aussi tendrement la terre.
— Croyez-vous que nous puissions à la rigueur, prolonger notre séjour ? demandai-je.
— Au point de vue énergétique, nous trouverons tout ce qu’il nous faut… de même, vous le savez, il sera facile de nous réapprovisionner en oxygène… Reste la nourriture. Celle des Tripèdes ne nous convient pas…
— Que nous ayons seulement des aliments azotés… Car pour les hydrocarbures…
— Nous nous en chargeons…
— Il y a des aliments azotés, reprit Jean, mais ils contiennent des substances dont l’élimination nous donnerait peut-être un succédané acceptable… Tels quels, ce ne sont pas des poisons… mais ils ne nourrissent pas !
— Une adaptation qui demanderait peut-être des années !
Le retour de Jean apportait la joie des reverdis. Les rêves d’antan remontaient de l’abîme, du fond des espaces incommensurables où flottait la planète natale.
— Tout de même, grommela Jean, je serai heureux de la revoir !
Chaque soir, nous nous tournions vers Elle, bientôt elle deviendrait une resplendissante étoile. La reverrions-nous, pauvres atomes vainqueurs de l’éther, humbles navigateurs de l’Océan impondérable…
N’importe, nous ne regrettions rien ; la nostalgie n’éteignait pas la passion de connaître.
— Un temps viendra où des escadres de Stellariums iront de planète en planète !… Les hommes ne sont que des bestioles… mais quelles bestioles !…