Les Navigateurs de l’infini/Texte entier

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La Nouvelle Revue Critique (p. 9-220).

PRÉFACE



Tout est prêt. Les cloisons du Stellarium, en argine sublimé, d’une transparence parfaite, ont une résistance et une élasticité qui, naguère, eussent paru irréalisables et qui le rendent pratiquement indestructible.

Un champ pseudo-gravitif, à l’intérieur de l’appareil, assurera un équilibre stable aux êtres et aux objets.

Nous disposons d’abris dont la contenance totale atteint trois cent mètres cubes ; notre chargement d’hydralium doit suffire à nous approvisionner d’oxygène pendant trois cents jours ; nos armures hermétiques d’argine nous permettront de circuler dans Mars à la pression terrestre, notre respiration étant assurée par des transformateurs directs ou pneumatiques. D’ailleurs les appareils Siverol nous dispenseraient de respirer pendant plusieurs heures, par leur action globulaire, et par l’anesthésie des poumons.

Enfin, notre provision de vivres comprimés, auxquels nous pouvons rendre à volonté leur volume primitif est assurée pour neuf mois.

Le laboratoire prévoit toutes les analyses physiques, chimiques et biologiques ; nous sommes puissamment pourvus d’appareils destructeurs. En somme, la propulsion, l’équilibre pseudo-gravitif, la respiration normale, la combustion artificielle et la nutrition nous sont assurés pendant plus de trois saisons. En comptant trois mois pour atteindre Mars, trois mois pour en revenir, il nous restera trois mois pleins pour explorer la planète, dans le cas — le moins favorable — où nous ne trouverions là-bas aucune ressource d’alimentation et de respiration.


i


8 Avril. — Notre vaisseau vogue dans la nuit éternelle ; les rayons du soleil nous frapperaient durement, à travers l’argine, si nous ne disposions pas d’appareils qui atténuent, diffusent ou suppriment la lumière, à notre gré.

Notre vie est aussi aride que la vie des captifs ; dans l’étendue morte, les astres ne sont que de monotones points de feu ; notre tâche se borne à de menus soins d’entretien et de surveillance ; tout ce que les appareils doivent faire jusqu’à l’heure de l’atterrissage est rigoureusement déterminé. Aucun obstacle ; rien qui exige un changement d’orientation ; une vie intérieure subordonnée à la machinerie. Nous avons des livres, des instruments de musique, des jeux. L’esprit d’aventure nous soutient, une espérance démesurée quoique amortie par l’attente…

La prodigieuse vitesse qui nous entraîne équivaut à une suprême immobilité. Profond silence : nos appareils — générateurs et transformateurs — ne font pas de bruit ; les vibrations sont d’ordre éthérique… Ainsi, rien ne décèle le bolide lancé dans les solitudes interstellaires…

21 Avril. — Jours indiciblement uniformes. Causeries languissantes. Peu de goût pour la lecture ou le travail.

27 Avril. — Mon chronomètre marque 7 h. 33. Nous venons de déjeuner : extrait de café, pain et sucre « reconstitués ». Un léger supplément d’oxygène nous a mis en appétit et presque en gaieté. J’observe mes deux compagnons, avec je ne sais quel sentiment de renouveau : perdu dans les déserts de l’infini, je me sens plus proche d’eux que de mes frères de sang. Antoine Lougre dut être grave dès l’enfance : sa gravité n’est pas triste : elle comporte des éclairs de gaieté, des joies de jeune cheval qui s’ébroue. Une tête à pans, la tête longue des Scandinaves, mais non leur poil : cheveux goudron, yeux couleur myrtille, teint d’une pipe d’écume, légèrement culottée. La stature est haute, l’allure molle ; la parole, précise comme un théorème, correspond à la nature mathématique de l’homme.

Jean Gavial porte une chevelure aussi rouge que le pelage du renard ; des étoiles de cuivre constellent les yeux vert-de-gris ; le teint est blanc comme le fromage à la pie, semé de roussettes pâles ; la bouche sensuelle et joyeuse fait rire le visage. C’est un animal concret, vaguement artiste, qui hait la métaphysique et les mathématiques transcendantes, mais un magicien de l’expérimentation, un voyant de l’infinitésimal. Cet ennemi du calcul différentiel et intégral exécute, en un éclair, des calculs mentaux extraordinaires : les chiffres lui apparaissent en traits phosphorescents.

Moi, Jacques Laverande, humain plutôt museur, cavalier de la Licorne, je dissimule un tempérament brumeux sous un simulacre tropical : cheveux, yeux et barbe qui semblent avoir crû, noirs comme lignite, dans quelque Mauritanie, peau cannelle pâle, nez d’écumeur targui…

Les affinités électives qui nous ont agglomérés, dès le collège, maintiennent une amitié nonchalante mais irréductible.

Pour la centième fois, Antoine marmonne :

— Qui sait si la terre seule n’a point produit la Vie… et alors…

— Alors le soleil, la lune et les étoiles furent vraiment créés pour elle, ricane Jean. C’est faux ! Il y a de la vie là-bas !

— Il y en a même ici ! dis-je en étendant la main.

Antoine lance son rire brumeux :

— Oui… je sais… l’innombrable Coexistence ! Mais est-ce encore la vie ?

— J’y crois comme à ma vie propre.

— Mais consciente ?

— Inconsciente et consciente… toutes les inconsciences et toutes les consciences… et parmi celles-ci, des consciences au prix desquelles la nôtre ne vaut peut-être pas mieux que la conscience d’un crabe.

— Merci pour le crabe ! fit Jean. Je l’admirais dans mon enfance, et je l’ai toujours estimé…

— Cinquante explorations lunaires n’ont rien donné ! reprit Antoine.

— On a mal cherché, peut-être, et peut-être aussi la vie y est-elle incomparable à la nôtre.

— Elle ne devrait pas être incomparable ! grogna Antoine, avec quelque trace d’humeur. La lune réunit les mêmes éléments primitifs que la terre… son évolution fut plus rapide, mais analogue : une souris croît, persiste et disparaît plus vite qu’un rhinocéros… Il fut un temps où la Lune avait des mers, des lacs, des rivières, où elle était emmitouflée d’azote et d’oxygène… Ne le sait-on pas avec certitude ?…

— Et cela remonte à des milliards de millénaires ! En ce temps, un monde fossile de la nature du nôtre doit avoir été complètement anéanti.

— Des squelettes, oui… mais non des traces.

— Vaine dispute ! Au reste, l’évolution de Mars doit mieux ressembler à la nôtre.

— Qui le conteste ? dit Antoine. C’est bien pourquoi j’y vais.

— Vous vous calomniez ! rétorqua Jean. Vous y allez parce que votre abstraction est sportive… Il vous plaît d’être, avec nous, le premier homme qui y ait « atterri ». Et c’est très bien… nous nous félicitons d’être menés par l’esprit d’aventure… comme jadis ces pauvres gens sur leurs caravelles !…

Encore des jours, plus lents, plus monotones, dans les abîmes noirs, dans le mystère éternel. L’Espace ! Nous ne savons pas plus quelle réalité il dissimule que ne le savaient ceux qui crurent au vide ni ceux qui inventèrent des mondes à quatre, à cinq, à six, à n… dimensions, pas plus que l’Éléate, que Descartes, que Leibnitz ou notre Arénaut, conquérant de l’Interstellaire.

Un matin, Antoine, qui est un peu hypermétrope, murmure :

— Mars cesse d’être une étoile !…

Dans la monotonie plénière de notre vie, c’est l’esquisse d’un Événement… Désormais, chaque matin, nous cherchons avidement à nous rendre compte de la grandeur de Mars. Bientôt la figure de la planète se précise. C’est, à l’œil nu, une lune minuscule, une lunule qui serait encore presque un point à côté de notre satellite, et tout de même nettement circulaire. Tous les trois ou quatre jours, nous avons l’impression d’un acroissement, et voici que le diamètre de Mars atteint le cinquième du diamètre de Séléné.

C’est maintenant une jolie petite lune rougeâtre.

— Je songe, fait Jean, à une petite montre de dame comparée à un gros chronomètre.

La petite montre de dame devient une sœur jumelle de la lune, teintée d’écarlate pâle. Sans cesse croissante, elle ne tarde pas à paraître beaucoup plus grosse que le soleil ou la lune ; au télescope, nous distinguons des linéaments précis de la superficie : chaînes de montagnes, vastes plaines, surfaces polies qui pourraient être de l’eau ou de la glace, régions blanches, vraisemblablement couvertes de neige…

À la vue simple, c’est un orbe colossal, une lune vingt fois, puis cinquante fois, puis cent fois plus étendue que l’astre sélénétique. À mesure, cet astre semble moins lumineux. D’abord pareil à un disque de cuivre poli, il pâlit, il prend un aspect presque mat ; bientôt, sa substance figure un mélange de métal et de terre cuite où le rouge domine mais où apparaissent des taches multicolores… Les deux lunes de Mars galopent indéfiniment.

1er Juin. — Il n’y a plus d’astre. Mars est devenu un monde, lointain encore, où l’œil distingue la figure confuse des monts, des plaines, des grandes vallées, que la rapidité vertigineuse de notre course transforme, agrandit sans cesse. L’heure formidable est proche. Nous sommes prêts : depuis longtemps nous avons opéré le retournement du Stellarium. Jean surveille la puissance décroissante du moteur, nous dosons notre chute, à l’aide d’un champ gravitique antagoniste, et nos horloges temps-espace nous renseignent avec une exactitude minutieuse sur les durées comme sur les distances. Il s’agit d’atteindre Mars avec une vitesse nulle. À moins d’une panne, ce n’est qu’un jeu, tout au plus pourrait-on craindre un léger à coup lorsque nous serons à courte distance du sol, mais bientôt il est clair qu’il n’en sera rien ; le réglage est parfait, la vitesse est insignifiante, et lorsque nous sommes tout près du sol, elle devient insensible : nous abordons mollement, notre appareil cesse d’opposer aucune résistance à la pesanteur martienne.


ii


C’est, près de l’équateur, une vallée spacieuse entre de hautes collines, presque des montagnes : nous n’espérons pas trouver d’eau ; nos lunettes ne nous ont révélé ni rivière ni lac — pas même une mare ou un ruisseau ; tout au plus quelques miroitements, vers les pôles, mais certains qu’un froid vif, un froid « congelant » devait y régner, nous avons préféré atterrir ici, remettant à plus tard une vérification facile ; en somme, il ne faudrait pas même une heure à notre machine pour faire le tour de la planète.

— Je me sens trop léger ! grommela Jean, après un silence.

— Comme moi ! fit Antoine.

— Comme moi ! ajoutai-je. Je crois que je franchirais des murs de dix mètres…

— Tels les lions et les tigres, mais la sensation n’est pas agréable ; nous nous adapterons plus tard : augmentons un peu notre champ de gravitation.

À travers nos cloisons diaphanes, nous examinons le site à l’œil nu ou avec les lunettes. Le sol aride, dur comme le roc, d’un rouge sale, apparaît sinistre.

— Nous avons vu, dit Antoine, que cette vallée fait suite à la moyenne et à la haute montagne et qu’elle est disposée pour recevoir de l’eau par un réseau de ravins… De plus, la température devrait être beaucoup plus favorable à l’existence du liquide que vers les latitudes élevées.

— Elle le devrait, oui. Mais avons-nous vraiment cru trouver de l’eau liquide ? Tout au plus de la vapeur ! En tout cas, si nous ne rencontrons pas de végétaux dans cette zone et dans d’autres régions favorablement placées, nous pourrons conclure que Mars est désormais plus stérile que nos déserts !

— Ainsi aurait raisonné le guerrier légendaire qui périt au siège de Milan.

— Eh ! c’est le fin fond des raisonnements scientifiques ! reprit Antoine… mais voyez donc !

Nous suivîmes la direction de son bras et nous aperçûmes des structures singulières. Par la couleur, elles se distinguaient à peine du sol, lequel était rouge ou plutôt rougeâtre ; c’est la forme qui les rendait discernables. Après quelques moments, nous en comptâmes quatre sortes.

La première comportait des lanières en zigzags : à chaque angle, il y avait une manière de nœud. Le tout était aplati contre la terre ; la largeur des lanières atteignait le double ou le triple de leur épaisseur, et celle-ci ne semblait nulle part dépasser deux ou trois centimètres…

Les figures de la seconde sorte formaient des spirales, mais des spirales aux lignes irrégulièrement ondulées, avec un gros nœud au centre. Elles étaient aplaties contre le sol, à peine plus épaisses que les figures en éclair.

La troisième sorte semblait une variété complexe de la première ; d’un nœud assez vaste jaillissait une série de lignes en zigzag, mais il n’y avait pas de nœuds secondaires.

— On dirait une pieuvre très plate avec des tentacules en éclairs ! remarqua Jean.

— Et sans yeux ! ajoutai-je.

— Mais qu’est-ce que cela signifie ? marmonna Antoine… Est-ce une bizarrerie minérale… est-ce de la végétation… est-ce une sorte d’animalité immobile… car enfin, nous ne constatons aucune agitation ?

— Aucune ! confirma Jean, les objectifs de ses lunettes fixés sur les étranges figures. Rapprochons-nous !

Nous nous rapprochâmes, nous pûmes nous assurer que la surface des structures était recouverte en partie d’un mélange de bulles semi transparentes et d’une espèce de moisissure polychrome, où dominait le carmin.

— Tout de même, c’est encore à des végétations que ça ressemble le plus, conclut Antoine.

Cette conclusion fut bientôt confirmée par l’apparition d’autres formes en éclairs, en tentacules rayonnantes et en spiraloïdes, dont quelques-unes atteignaient des longueurs assez considérables : cinq, dix, vingt mètres.

— Faisons une courte randonnée à la recherche chimérique de l’eau, proposa Jean.

Nous mîmes la machine en marche, très lentement, à peine quinze kilomètres à l’heure, avec de fréquents arrêts, mais sans découvrir d’eau. Une excursion plus rapide vers l’amont ne fut pas plus productive. Rien que la pierre, la désolation des sites lunaires, entrecoupée de pseudo-végétations, de plus en plus rares.

En redescendant, nous fîmes une découverte intéressante : dans un site où les pseudo-végétations étaient abondantes, Jean nous montra des corps en mouvement. Ces corps aussi étaient plats, de couleur orange, avec des taches bleues ou violettes : nous discernâmes vite qu’ils avaient des prolongements en lanières, pattes ou pseudo-pattes, sur lesquelles ils semblaient glisser plutôt que marcher.

Ce qui tenait lieu de corps avait des contours si irréguliers que ces êtres nous parurent informes. En fait, ils affectaient une surface moussue, avec une multitude de pores, de replis, de sinus, de bosselures. En nous enfonçant un peu plus dans la vallée, nous ne tardâmes pas à en percevoir d’autres, de formes un peu différentes et de nuances diverses, tous remarquables par leurs structures confuses et aplaties, par des surfaces moussues, parfois spongieuses. Nous en comptions maintenant au moins douze sortes différentes. Deux de ces êtres atteignaient une longueur de cent pieds. Impossible de dire s’ils avaient des organes ou une tête, mais tous montraient les prolongements en lanières qui servaient de pattes…

— Les pattes-lanières s’opposent fort imparfaitement, dit Jean ; la tête doit être ce qui précède le reste quand ces êtres se meuvent.

— Ce qui précède ne ressemble pas mal à une grappe d’on ne sait quels fruits moussus ou spongieux… Si c’est la tête, elle est composée de compartiments distincts quoique soudés… Je ne vois rien qui évoque l’idée de sens, rien qui ressemble lointainement à des yeux, des oreilles, des narines… pas de bouche non plus… à moins qu’il n’y en ait une parmi les cavités qui s’entr’ouvrent dans la mousse ou l’éponge. Ceux qui s’arrêtent près des pseudo-plantes n’ont pas l’air de les consommer…

— Toujours pas d’eau !

— Elle est peut-être souterraine… à moins que ces vies ne s’en servent point !…

— Il est temps que nous nous occupions de la composition, de la pression et de l’état hygrométrique de l’atmosphère.

Chargé de l’opération, je me rendis dans la chambre étroite destinée aux communications avec le monde externe. On y pénétrait par une poterne qui, une fois refermée, abolissait strictement toute communication avec l’atmosphère des autres chambres. Alors, à volonté, on mettait les appareils vérificateurs en contact avec l’ambiance. Cette opération suffisant pour l’heure, je fis jouer un commutateur et bientôt je constatais que la pression atteignait près de neuf centimètres, la température cinq et demi au-dessus de zéro ; l’état hygrométrique se décelait faible, mais enfin, il indiquait nettement la présence de la vapeur d’eau.

Quand je communiquai ces résultats à mes compagnons, Antoine exclama :

— Vous avez bien dit cinq degrés et demi au-dessus de zéro ?

— 278 degrés et demi absolus !

— C’est impossible… Je n’attendais pas plus de cinq degrés — degrés au-dessous… La pression même m’étonne. Quant à la vapeur d’eau… c’est conforme.

— Conforme ou non… possible ou impossible… tout est comme je vous l’ai dit.

— Alors, il y a un mystère… deux mystères…

— Dix mystères ! gouailla Jean. Et ces mystères gisent vraisemblablement dans l’atmosphère martienne, proportionnellement plus propre que la nôtre à empêcher la déperdition de la chaleur. Donc, analysons cette atmosphère…

Une demi-heure plus tard, l’analyse, sommaire, était terminée : la proportion d’oxygène était surprenante — à peu près les deux septièmes du fluide soutiré ; il y avait un tiers d’azote, une quantité minime d’un gaz inconnu, un dix-millième de gaz carbonique, des substances diverses en quantité fort minime, parfois à l’état de traces.

— Nous sommes un peu chez nous tout de même ! fit Antoine rasséréné.

— Et sur la voie du mystère… je parie que c’est ce gaz inconnu qui limite le rayonnement martien.

— On verra bien… En attendant, il y a assez d’oxygène pour que nous puissions circuler à l’air libre, avec l’aide de nos condensateurs, et renouveler indéfiniment la provision du Stellarium.

— Si nous faisions une première sortie ?

— Le soir est assez proche, objecta Antoine. Évidemment, il nous est facile de gagner des zones lumineuses… mais je suis curieux de voir la nuit martienne.

Dans l’air raréfié, le crépuscule devait être plus bref encore que dans les régions tropicales de notre terre. Au fond de l’Occident, la fournaise solaire croulait ; elle demeura un moment suspendue entre deux montagnes et à peine eut-elle disparu que les étoiles scintillèrent dans un ciel incomparablement pur. Ce spectacle était semblable, en somme, à celui que nous avions vu pendant tous les jours de notre voyage, mais, sur cette terre lointaine, il détermina une petite crise de poésie chez Jean, un flux d’épithètes et, je crois, la récitation de quelques vers.

Nous allions faire de la lumière lorsque nous fûmes frappés par un phénomène extraordinaire. De quelque côté qu’on se tournât, on apercevait des réseaux de phosphorescences — phosphorescences si pâles qu’elle ne cachaient pas les astres — et merveilleusement nuancées.

Ces réseaux formaient des colonnes lumineuses — horizontales, verticales, obliques — souvent entrecroisées et dont les teintes n’allaient pas en deçà du jaune et montaient jusqu’à l’extrême violet. Des formations lumineuses y circulaient, de nuances variables, faites de filaments singulièrement entrelacés. Ces formations, légèrement plus brillantes que les colonnes, n’empêchaient pas non plus d’apercevoir les étoiles, même de faible grandeur.

— À peu près l’intensité de la Voie Lactée, remarqua Antoine.

Toutefois, la Voie Lactée s’apercevait moins bien à travers les colonnes que dans les nombreux interstices des réseaux.

Après quelque temps, nous nous convainquîmes que les formations circulaient avec une grande liberté d’allure, accélérant, ralentissant leur marche, s’arrêtant ou revenant en arrière. Elles semblaient vriller les colonnes et pouvaient atteindre de grandes vitesses : certaines parcouraient douze kilomètres par minute. Les formations violettes étaient les plus rapides.

— Est-ce que cela vit ? grommela Jean.

— Doutons-en ! répondit Antoine… mais c’est probable !

Rarement, des formations quittaient les colonnes et s’engageaient dans l’étendue noire, où leur marche se ralentissait, où leurs allures devenaient plus capricieuses.

— Oui, ça ressemble farouchement à de la vie, reprit Jean. Pourtant, je n’ose croire…

— Inutile de croire. Bornons-nous à faire la part du réel et du possible… Ça peut être de la vie. Alors, quelle énigme !…

— Vie éthérique, vie nébulaire ?

— Fonction de la planète en tout cas, puisque nous n’avons rien vu de comparable dans les espaces interplanétaires — et participant sans doute autant de l’Éther que de la Nébula.

Nous observions maintenant le phénomène avec les lunettes et si la phosphorescence des colonnes semblait à peu près invariable, celle des formations mouvantes variait si harmonieusement qu’on eût dit d’une symphonie lumineuse.

Bientôt une nouvelle particularité nous frappa : plusieurs colonnes s’étant heurtées au Stellarium, la phosphorescence s’arrêtait à partir de la paroi rencontrée pour reprendre à la surface de la paroi opposée : au reste, les segments communiquaient par des colonnes amincies qui contournaient notre abri. Comme, normalement, les colonnes étaient droites, ou si faiblement courbes qu’on ne s’en avisait point, il nous fallait admettre que la jonction s’était faite après notre arrivée. Pour nous en convaincre, nous déplaçâmes le Stellarium, nous rompîmes plusieurs colonnes. Celles que nous laissions à l’arrière se refaisaient très rapidement, celles qui demeuraient en contact avec notre abri mettaient quelque temps à établir le raccord.

Quant aux formations vivantes (?), partout où se produisait une rupture, elles étaient projetées dans l’étendue noire.

Quelques-unes s’attardaient, d’autres rejoignaient une colonne ou les segments des colonnes atteintes.

— Fantasmagorique ! grogna Antoine… Si ce ne sont pas des organismes, ce ne sont pas non plus des existences analogues à nos météores… et moins encore aux minéraux solides ou liquides !

— J’opte délibérément pour la vie ! déclara Jean. Les habitants de Mars, avec lesquels nous espérions échanger des vérités premières, font partie de plans qui, vraisemblablement, ne permettent aucune communication intellectuelle.

— Voire ! intervins-je. D’abord, il y a peut-être d’autres formes ; ensuite, que savons-nous des « possibles » de celles-ci ? Pourquoi n’y aurait-il pas entre elles et nous des analogies au moins abstraites ? Déjà, si elles vivent…

Antoine me coupa la parole :

— Nous rêverons plus tard… Je voudrais, s’il se peut, établir des tranches d’observation…

— L’un n’empêche pas l’autre ! fis-je. Je continue à regarder… et tout en regardant je me demande si Mars n’est pas plus complexe que la terre — en un sens plus évolué — et s’il n’y a pas un troisième plan de vie quelque part.

— Je veux bien ! Mais voici que déjà un classement s’esquisse… oh ! le plus rudimentaire possible. Vous avez remarqué que les formations comportent des parties plus pâles, qui forment des espèces de vacuoles dans la masse… Or, j’observe que les mouvements semblent d’autant plus rapides et plus précis, les changements de direction d’autant mieux exécutés, que les vacuoles sont plus nombreuses… Comparez celles qui ont cinq ou six vacuoles à celles qui n’en ont qu’une ou deux : le contraste est frappant.

C’était exact. Les « formations » à vacuoles multiples atteignaient des vitesses de trois à sept cents kilomètres à l’heure, les formations à vacuoles uniques ou doubles atteignaient à peine le dixième de ces vitesses…

Un peu partout, certaines formations s’arrêtaient : nous observâmes que, pendant l’arrêt, des rais très fins reliaient telles formations qui possédaient le même nombre de vacuoles. L’intensité des rais n’était pas stable : on la voyait croître et décroître, sans que nous pussions discerner aucun rythme. Dès que les formations se remettaient en marche, les rais ne manquaient pas de se rompre.

— Savez-vous quoi ! exclama Antoine. Les variations des rais expriment des échanges spontanés… elles dénoncent vraisemblablement un langage où des vibrations infinitésimales remplacent analogiquement nos ondulations sonores !…

— Donc, fit Jean, vous ne doutez plus de la vie de ces formations… si dissemblables de tout ce qui avait été imaginé par les plus imaginatifs de nos savants et de nos artistes !

Nous considérâmes encore quelque temps l’étrange spectacle, sans découvrir rien qui augmentât sensiblement ce que nous avions déjà constaté, puis nous fîmes de la lumière, ce qui rendit les formations invisibles, et nous prîmes le repas du soir.

Si tout se passe comme aujourd’hui, nous ne verrons les manifestations de ces existences que pendant la nuit…


iii


— Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Jean, quand nous eûmes consommé le repas.

— Si c’est mon avis que vous voulez, dis-je… j’aimerais à rejoindre des zones diurnes…

— Dans l’espoir de rencontrer des organismes plus proches des nôtres ?

— Oui… D’ailleurs, ceux que nous avons vus pendant le jour étaient bien moins loin de nous que les formations lumineuses.

— Si nous analysions d’abord plus minutieusement l’atmosphère ? fit Antoine.

Nous retrouvâmes naturellement les corps révélés par l’analyse sommaire, mais le fluide inconnu ne put être classé : il semblait extrêmement complexe.

Le carbone et l’azote comportaient des isotopes, tellement que le poids atomique du carbone atteignait 12,4, tandis que le poids atomique de l’azote descendait à 13,7. Il y avait, en quantité infinitésimale, de l’argon, du néon, etc.

Comme on l’a déjà dit, la proportion d’oxygène était surprenante.

— La présence de l’azote et du gaz carbonique rend possible l’existence d’organismes composés, à peu près comme les organismes terrestres, remarqua Antoine.

— Oui, mais les isotopes ? exclama Jean. Passe pour l’azote, et encore ? Mais le carbone me choque et même me scandalise ; lui si fidèle à l’hélium, sur notre terre, s’adjoindre ici d’autres atomes ! C’est inconcevable !

— Le fait est là !… J’entrevois qu’un carbone composé ainsi peut agir autrement que le nôtre dans un monde animé ! Nous ne nous étonnerons donc pas de trouver des différences vives entre notre faune-flore et la faune-flore martienne.

— Ajoutez à cela les influences physiques : densité de Mars, intensité de la pesanteur, température, durée des saisons…

— Êtes-vous fatigués ? demanda Jean… Sinon nous pourrions rejoindre les régions éclairées…

— Mon chrono marque l’heure du repos, répondit Antoine. Puisque rien ne presse, jetons encore un coup de sonde du côté des formations aériennes, et faisons une sortie après le sommeil… Mieux vaut procéder par série.

Jean, n’ayant aucune raison sérieuse pour insister, accepta la discipline du repos. Pendant une demi-heure encore, nous observâmes les formations aériennes, ce qui nous permit de les mieux classer et nous confirma dans la croyance qu’il s’agissait bien de manifestations vitales d’une nature bien plus subtile que les plus subtiles manifestations terrestres.

Après quoi nous entrâmes dans l’inconscience, jusqu’à l’aube martienne… qui vint après le même nombre d’heures qu’elle fût venue là-bas, à une latitude comparable.

À mon réveil, Jean préparait le café matinal dont l’arôme concentrait, deux fois par jour, les rêves de mon pèlerinage. Le pain déjà chaud, redilaté, était aussi frais que s’il sortait du four : joint aux vitamines, au sucre condensé, au beurre, il devenait un aliment parfait.

Cuisinier par vocation, Jean nous offrit du café sans reproche et des tartines savoureuses.

— Corps Dieu ! fit Antoine qui était le plus gourmand des trois. Cueillons ce petit déjeuner…

— Dire que nous sommes encore mortels, nous qui prenons notre café sur une autre planète !

— J’estime plus étonnant encore que nous l’ayons bu dans les espaces interplanétaires ! fis-je. Ici, du moins, nous nous trouvons dans un monde homologue au nôtre.

— Nous envahissons la demeure du voisin… Jusqu’à présent elle ne paraît pas très confortable. Préparons notre sortie.

— Mais d’abord consultons les oiseaux.

Nous en avions emporté six, deux moineaux, un pinson et trois serins qui, comme nous, avaient mené une vie saine pendant le voyage.

Antoine, saisissant la cage du pinson, l’introduisit dans la cellule qui, à volonté, communiquait avec l’extérieur. Une petite pompe aspirante et foulante devait condenser l’air martien. Quand nous eûmes achevé le déjeuner et notre toilette, nous constatâmes que le pinson n’avait aucunement souffert.

— Il fallait s’y attendre ! dit Jean.

— À peu près… Mais l’action du gaz inconnu pouvait être nocive. Il paraît qu’il n’en est rien… Nous prendrons toutefois quelques précautions.

Dix minutes plus tard, munis du respirateur ordinaire, du condensateur, d’armes et d’outils, nous prenions pied sur le sol de la planète, où nous marchions aussi légèrement que si nos forces avaient triplé. Grâce au condensateur, nous respirions sans peine.

— Permettez une petite crise d’enthousiasme ! exclama Jean, en brandissant son piolet.

Son exclamation nous causa une impression singulièrement agréable : nous nous attendions, dans ce milieu raréfié, à ne pouvoir parler ou entendre qu’avec une difficulté extrême — et pour quelque cause énigmatique, l’atmosphère conduisait assez bien le son.

L’air était d’une limpidité parfaite. Les Organismes foisonnaient, les uns immobiles, comme nos plantes, les autres mobiles comme nos animaux, les plus véloces comme des pythons, les plus lents guère plus rapides que les limaces.

Aucun ne semblait strictement symétrique et pourtant ils ne rappelaient point nos rayonnés.

— D’abord, combien ont-ils définitivement de pattes, si ces lanières sans cesse déformées sont des pattes ?

— Il semble en tout cas qu’elles en tiennent lieu.

— Ces… zoomorphes s’en servent pour se mouvoir, et toutefois leur glissement prend aussi des allures de reptation…

— Un, deux… trois, quatre… huit ! Ils auraient huit pattes ?

— Oui… mais… ah ! en voici une neuvième… qui ne paraît que par intervalles…

Les mouvements des appendices étaient bizarres : tantôt repliés, tantôt en zigzag, tantôt plus ou moins hélicoïdes, ces pseudo-membres se révélaient fort transformables.

— Il faut en retourner quelques-unes, si c’est possible ! dis-je.

— Allons-y ! riposta Jean en approchant d’un organisme à peu près long comme un rat et qui circulait en tardigrade.

D’un mouvement précis du piolet, il réussit à retourner la créature, tandis qu’elle s’enveloppait d’un halo fluorescent, lequel s’éteignit au bout de quelques secondes. Elle agitait hâtivement ses appendices en tentant de reprendre sa position naturelle.

— Cette fluorescence est intéressante ! grommela Antoine.

— Neuf pattes ! annonça Jean.

— Exact !

— Voyons donc ! Les appendices sont fixés par trois… chaque « terne » formant une faible courbe…

— C’est vrai… et peut-être tout à fait caractéristique.

— Extrêmement caractéristique car…

Antoine s’arrêta, hésitant. Avant qu’il eût repris la parole, nous avions fait la même observation que lui : les trois séries étaient séparées par deux sillons très nets, ce qui délimitait trois zones.

— J’ose à peine croire, fit Antoine, qu’au lieu d’être rayonnés ou bilatéraux, ces êtres sont ternaires !

— Vérifions…

Jean retourna successivement deux autres organismes de taille et de forme différentes. Comme le premier, ils s’enveloppèrent du halo fluorescent et décelèrent deux sillons et neuf appendices disposés par trois.

— Tous ternaires… Comme si la dualité que manifestent la plupart des espèces terrestres était représentée ici par une trinité…

— Mais si ceux-ci étaient les êtres inférieurs ?

Nous épiâmes les organismes agiles. Visiblement conscients de notre présence, lorsque nous cherchions à approcher d’eux, ils se dérobaient.

À la fin, nous parvînmes à acculer un zoomorphe de taille assez forte, dans une anfractuosité, et Jean prit ses mesures pour le retourner : un large halo violet rayonna ; poussant un cri de surprise, Jean lâcha son piolet…

— Ah ! diable, fit-il, en se tâtant.

Et comme nous le considérions, inquiets :

— Pas de casse — mais l’étrange sensation !… Un froid intense, une sorte de grouillement qui s’étend jusqu’aux os… Ça ne ressemble à rien de ce que je connais !… En tout cas, ces bêtes — si l’on peut appeler ça des bêtes — savent se défendre… Déjà, avec les tardigrades, j’avais senti quelque chose… mais si légèrement !

— Je pensais bien que cette fluorescence n’était pas négligeable ! grommela Antoine.

En nous portant vers notre ami, nous avions ouvert une issue, par où la bête martienne s’évada.

— L’aventure aurait pu tourner plus mal ! fis-je. Le halo des colosses doit être mortel.

— Pour le moins fort dangereux !… En somme, cette planète ne manque pas de caractère…

— Nous n’avons rien vu encore !… Comment ces machines sont-elles construites ? Et en quoi ? Si c’est de l’oxygène, de l’hydrogène, du carbone, de l’azote… leur vie pourrait être homologue à la vie terrestre… mais si elles sont faites d’autre chose, l’hiatus s’élargit…

— L’analyse chimique sera relativement facile, mais pour les organes, elle peut être terriblement complexe.

— Commençons par le commencement, conclut Jean, qui captura une créature de petite taille…

Nous nous dirigeâmes vers le Stellarium dont nous ne nous trouvions guère éloignés de plus de cinq cents mètres.

Antoine demeurait pensif :

— Existerait-il ici des vivants capables de s’attaquer à cela ? murmura-t-il, lorsque nous fûmes devant l’appareil.

— Aucun de ceux que nous avons vus ! affirma Jean.

— Imaginez des colosses comparables pour la taille à ce que furent les diplodocus, à ce que sont nos baleines ? Leur halo, immense, n’agirait-il pas sur nos parois… ou simplement, ne rayonnerait-il pas au travers, une énergie homicide ?

— Nous avons de quoi leur répondre… en rayons et en explosifs !

— Oui, mais… les surprises ?

Comme il parlait, Jean sursauta, son bras se tendit vers l’orient martien.

L’hypothèse d’Antoine se révéla une réalité formidable.

À trois cents mètres, une affreuse et colossale créature venait d’apparaître, comparable pour la taille à l’iguanodon, au léviathan biblique, aux cachalots. Aplatie, comme toutes les structures de son règne, elle s’élevait pourtant, en raison de sa taille, à trois pieds du sol…

— Environ quarante mètres de long… quinze de large ! murmurai-je.

— Rentrons ! fit Antoine, évidemment préoccupé.

À l’abri dans le Stellarium, nous examinâmes le monstre avec nos longues vues…

— Il serait peut-être prudent de nous élever un peu ? insinuai-je.

— Attendons ! reprit Antoine.

Comme le colosse demeurait immobile, nous eûmes le loisir d’analyser les détails de sa forme « sa forme informe », comme disait Jean ; elle nous parut, hors quelques détails, pareille à celle des autres organismes ; mais l’énormité du zoomorphe le faisait paraître plus hideux.

— C’est que nous ne savons pas encore différencier ces structures !

La « bête » (?) se mit en marche assez lentement. Elle s’arrêta près du Stellarium ; nous eûmes le sentiment, peut-être illusoire, d’une hésitation. Quoi qu’il en soit, elle s’éloigna bientôt et sa vitesse devint extraordinaire.

— Du cent à l’heure ! dit Jean.

— Malgré les trépidations de ses appendices, elle ne semble ni courir ni ramper… Si elle ne touchait pas le sol, je dirais qu’elle vole.

— Qui sait si elle n’use pas d’un mouvement entre le vol et le glissement… On verra bien. En attendant, au travail ! fit Antoine.

Nous nous partageâmes la tâche ; je fus désigné pour la dissection ; Antoine et Jean prélevèrent difficilement un peu de substance pour l’analyse chimique, spectroscopique, radiographique…

L’organisme était « sec ». Point de liquides ; des gaz et des solides d’une nature incomparablement élastique : soumis à des pressions et à des tractions très fortes, les solides s’aplatissaient ou s’étiraient considérablement ; mais dès qu’on cessait l’expérience, ils reprenaient leur forme intégrale.

Nous avions grand’peine à les déchirer ou à les couper ; leur porosité se révéla remarquable ; l’intérieur du corps, toujours rapproché de la surface où l’aplatissement de la créature comportait de nombreuses vacuoles, mais rien qui ressemblât à des organes…

Je continuais à tâtonner, plutôt vainement, et déjà mes compagnons avaient fait des découvertes impressionnantes. L’analyse révélait des quantités très faibles d’azote, de carbone ou d’hydrogène ; l’essentiel des tissus était formé de combinaisons d’oxygène, de Carbonitre et d’oxyde de Borène, avec une faible proportion de cobalt, de magnésium, d’arsenic, de silice, de calcium, de phosphore, outre des traces encore mal définies de diverses substances, connues ou inconnues.

— Ces bougres forment un règne complètement différent de notre règne ! déclara Jean.

Antoine acquiesça d’un signe de tête et je dis à mon tour :

— La différence, selon moi, est rendue plus frappante par l’absence de liquide… Je conjecture que la circulation est essentiellement gazeuse.

— On peut aussi imaginer des circulations solides… à la manière des particules mobiles dans les espaces inter-atomiques…

— En tout cas, la première analyse anatomique reste infructueuse.

— Parce que vous êtes un prince de l’histologie, dit aimablement Antoine, je conclus que l’énigme est profonde !

— Qu’allons-nous faire, maintenant !

— Au début, il importe surtout de pousser l’exploration en surface… Visitons de nouveaux districts…

Un autre ! cria Jean.

— Un autre quoi ?

— Un autre géant… même plus vaste que le premier.

Nous nous tournâmes, nous discernâmes un monstre qui devait avoir au moins cinquante mètres de longueur. Il s’avançait tout droit vers le Stellarium.

— Montons ! dis-je.

Saisi d’une curiosité ardente, Antoine me posa une main sur l’épaule et Jean, médusé, semblait n’avoir pas entendu. L’énorme créature se rapprochait rapidement de notre abri diaphane dont elle percevait sans doute la présence, car elle s’arrêta au moment de le toucher.

Un halo immense et je me sentis glacé jusqu’aux os ; Antoine, livide, grelottait ; Jean se tenait à la paroi, les yeux hagards…

Un second halo, plus faible, qui nous glaça davantage, en même temps que s’étendait une sensation indicible, souverainement angoissante, qui ne rappelait aucune sensation connue ; elle contractait ma poitrine et semblait arrêter les battements du cœur…

Combien de temps dura notre supplice, — car c’était un supplice, — je l’ignore. Peut-être trente secondes, peut-être plusieurs minutes.

Quand nous reprîmes complètement nos sens, l’énorme organisme avait disparu.

Antoine, selon la norme, reprit le premier possession de son énergie et de sa conscience :

— Nous venons d’échapper à la mort ! remarqua-t-il d’une voix qui ne trahissait guère son émotion. Hors du Stellarium, nous eussions sombré dans la nuit éternelle.

Je ne pus m’empêcher de dire, avec une nuance de reproche :

— Pourquoi ne pas m’avoir écouté !

— Nous avons eu tort, grand tort… moi surtout, qui ai cédé à une curiosité malfaisante. Mea Culpa ! et tout de même, il n’est pas mauvais de savoir… Nous ne courrons pas la nuit prochaine l’immense danger que nous avons inconsciemment couru la nuit dernière… Il aurait suffi que deux ou trois de ces monstres se trouvassent réunis pour nous anéantir, pendant notre sommeil, malgré les parois !

— Si toutefois ils agissent la nuit ! remarqua Jean.

— Le deuxième halo était bien moins puissant que le premier, reprit Antoine. Preuve, ce semble, que ces émissions exigent une grande dépense d’énergie.

— Cette brute était-elle consciente de son acte ? marmonna Jean… Ou a-t-elle agi sous l’empire d’une excitation physique, provoquée par le voisinage de substances insolites…

— Ou d’êtres insolites ! ajoutai-je.

— À travers la paroi… cette paroi complètement imperméable ?…

— Mais puisque des yeux peuvent nous voir aussi nettement qu’à travers une atmosphère, pourquoi ne pas faire intervenir un sens analogue à notre vision ?

— C’est juste ! fit Antoine. Il n’y a pas lieu de leur refuser des sens sensibles aux vibrations infinitésimales.

Tout en parlant, nous avions fait monter le Stellarium que le compensateur gravitique maintint à une cinquantaine de mètres du sol martien :

— Je suppose que le halo ne peut nous faire grand mal ici… son rayonnement doit obéir à la loi du carré des distances, fit Jean d’un air agacé.

Antoine, lui, montrait un visage sombre :

— Je le suppose aussi quoique, après tout, ces brutes soient peut-être capables de canaliser leur émission… et alors, adieu la loi des carrés… Peu probable, pourtant, celui-ci, comme les autres, plus petits, s’est bien enveloppé d’une carapace lumineuse. Tout de même, il se peut que nous soyons handicapés dans nos excursions.

— Malgré nos radiogènes et nos torpillettes ? D’ailleurs, un simple faisceau de rayons, convenablement choisis, suffirait sans doute à tenir les agresseurs à distance.

— Douteux ! mais il n’en coûte rien d’essayer ! dit Antoine.

Nous choisîmes comme « sujet » un zoomorphe de taille médiocre à qui nous déversâmes obliquement des radiations de diverses fréquences, en accroissant progressivement le dosage. Le zoomorphe se montra parfaitement indifférent aux longues ondes, aux ondes du spectre visible et aux moins courtes ondes ultra-violettes. Mais à partir des ondes de Ramières, il donna des signes d’agitation et, lorsque nous vînmes aux ondes de Bussault, il s’éloigne avec une vitesse accélérée à contre jet… Nous prolongeâmes un instant l’arrosage, puis nous attaquâmes un second, un troisième, un quatrième zoomorphe, avec le même succès.

— En principe, nous avons réussi ! dis-je… Je ne serai rassuré que lorsqu’un géant confirmera nos résultats… Si je ne me trompe, en voici un…

Un colosse venait de surgir au détour d’une roche. Comme il était un peu loin, nous nous rapprochâmes avant de lui envoyer une douche de rayons Bussault. Il manifesta, ce semble, une certaine hésitation, mais il continua à avancer à peu près dans la ligne même des rayons…

— Augmentons la dose !

L’effet ne tarda point : le zoomorphe s’arrêta, puis rétrograda… Par un arrosage convenable et en orientant le Stellarium selon divers azimuths, nous pûmes nous assurer contre toute chance d’erreur…

— Eh bien, mais, cria allègrement Antoine, nous sommes maîtres de la situation à peu de frais… car enfin, l’énergie mise en œuvre est faible ! J’avoue que j’étais très ennuyé, consterné même ! Non que je doutasse de nos moyens, mais je craignais une dépense trop forte… et dame !

— Il y aura d’autres dangers !

— Silence, Jérémiah ! Nous les surmonterons… Et maintenant, en route pour d’autres zones.

Il convenait de nous déplacer assez lentement, afin de ne pas dépasser des régions intéressantes, et de zigzaguer quelque peu pour élargir le champ d’observation.

Après une heure et demie, nous n’avions guère mangé plus de cent kilomètres, parallèlement à l’équateur, et en traçant des lignes obliques de quatre ou cinq lieues. À des régions désertiques succédaient des régions fréquentées par les zoomorphes. Jean, impatient de découvertes nouvelles, proposa un raid à grande allure :

— Nous pourrons reprendre ensuite notre train de limace.

— Un raid en ligne droite ?

— Oh ! non, beaucoup d’incursions à droite et à gauche de la piste…

Le Stellarium fila à une vitesse de mille kilomètres à l’heure, avec des arrêts pendant lesquels nous scrutions les sites…

L’heure s’écoula sans résultat notable et déjà nous nous proposions de reprendre l’excursion ralentie, lorsque Jean exclama :

— Quelque chose qui ressemble singulièrement à de l’eau !

— Oui, singulièrement, ajoutai-je.

Une grande nappe brun clair miroitait très faiblement au soleil, comme si elle eût été couverte d’une gaze un peu dépolie ; des rides mobiles ne laissaient pas de doute sur sa fluidité. La nappe avait approximativement l’étendue du lac d’Annecy.

— De l’eau ? Est-ce de l’eau ? marmotta Antoine… Elle a une couleur singulière.

— J’ai connu des eaux fangeuses qui avaient cette couleur-là !

— Presque, oui, mais rarement… Enfin ! c’est toujours un liquide… et sur cette déconcertante planète, en voici le premier échantillon. Allons voir de près !

— Prudemment !

— Cette fois, nous ne quitterons pas tous trois le home !

Dès que nous fûmes près du lac, nous nous assurâmes que la couleur brune était la couleur normale du liquide. Une émotion profonde et délicieuse nous étreignait. Ce monde n’était plus (et combien mélancoliquement !) incompatible avec le nôtre. Les formes flexibles qui ondulaient sur le rivage et dans la plaine, semblaient d’incontestables homologues de nos végétaux. Pendant quelques minutes, nous vécûmes dans une sorte d’extase, tellement que les yeux de Jean étaient pleins de larmes.

Si aucune plante ne répétait nettement une forme terrestre, toutes étaient à la ressemblance qui de nos herbes, qui de nos fougères, qui de nos arbustes, de nos arbres, de nos champignons, de nos mousses, voire de nos lichens et de nos algues. Mais les pseudo-mousses atteignaient la taille de nos saules, les pseudo-champignons s’élevaient à des hauteurs de sept à dix mètres, les pseudo-lichens développaient des chevelures aussi longues que nos algues, tandis que les arbres les plus hauts ne dépassaient pas la taille d’un noisetier et se révélaient beaucoup plus trapus que les nôtres, tellement que, malgré leur stature basse, ils atteignaient parfois la circonférence des baobabs : on eût dit des restes d’énormes troncs, sciés à quelques pieds du sol et sur lesquels se seraient développées une multitude de menues branches.

Cette végétation avait des couleurs variées, dont l’ensemble rappelait assez les nuances de nos forêts pendant la période éclatante de l’automne, quand les frondaisons semblent d’immenses gerbes de fleurs…

Lorsque nous eûmes goûté le ravissement de vivre dans un site presque terrestre, d’autres découvertes nous passionnèrent : les bêtes à leur tour étaient apparues… Pour le coup, aucun doute : c’étaient incontestablement des créatures analogues à nos animaux, encore qu’il y eût un mélange de structures bien étonnantes pour des yeux sublunaires.

De quadrupèdes, aucun : ces bêtes, petites ou grandes, avaient cinq pattes ; la cinquième était différente des autres et semblait remplir un rôle plus compliqué. Comme sur terre, telles bêtes évoluaient sur le sol, d’autres nageaient dans les eaux ou volaient dans les airs. Pas de plumes, mais des poils, des écailles, des peaux nues. Jamais de queue. Des yeux multiples, dont le nombre différait selon les espèces, sans qu’il y en eût jamais moins de six, yeux généralement plus petits que les yeux de nos quadrupèdes, mais de même nature, doués d’un éclat supérieur. Pas d’oreilles ni de narines visibles ; des bouches où la denture formait un bloc…

Toutes les tailles : cependant nous ne vîmes aucun animal qui atteignît la taille d’un zèbre. Grosso modo, les corps rappelaient les corps terrestres ; à côté de crânes qui se pouvaient comparer grossièrement à des crânes de loups, de chats, d’ours, de tortues, d’oiseaux, d’autres parfaitement quadrangulaires ou exactement taillés en pyramides.

Il y a tant d’espèces de pattes sur notre planète qu’on rencontrait leurs équivalents chez les bêtes martiennes apparues sur la rive ou sur la plaine, mais les « aériens » avaient tous cinq ailes capables, comme nous le vîmes bientôt, de faire office de pattes ; et les aquatiques cinq nageoires dont quatre latérales et une ventrale.

J’accumule nos constatations comme si elles eussent été instantanées — en réalité il nous fallut des heures pour les faire…

D’abord, nous planâmes très lentement au-dessus du site, ce qui effraya les « aériens », mais parut laisser indifférents les hôtes de l’eau ou du sol. Puis, ne percevant aucun des zoomorphes de la première région, nous nous décidâmes à occuper des zones successives, au bord du lac et sur la plaine.

Dès le début, nous avions observé que la plupart des animaux martiens étaient plantivores : ils paissaient, rongeaient, déchiquetaient des végétaux. Bientôt, nous assistâmes à des scènes de carnivorisme, particulièrement chez des animaux de petite taille.

Il fallut attendre deux heures avant de discerner une lutte entre deux aériens : le vainqueur emporta sa victime dans l’anfractuosité d’un roc. Ensuite nous vîmes un animal, de la grosseur d’un loup, terrasser et déchirer une bête à peine plus petite.

— L’enfer terrestre ! grogna Jean.

Ces scènes étaient rares, le nombre des plantivores dépassant de beaucoup le nombre des carnassiers.

— Faisons-nous une sortie ? demandai-je.

— J’allais le proposer, répondit Jean.

Le sort désigna Antoine pour garder le Stellarium qui devait nous suivre à quelque distance : trop près, il aurait gêné nos observations en faisant fuir les bêtes.

Munis de respirateurs autonomes, de respirateurs condensateurs, de radiants et de torpillettes, enveloppés de nos manteaux à pression, Jean et moi sortîmes au bord du lac. Tout d’abord, nous puisâmes un peu d’eau dans le lac : elle était sensiblement plus lourde que l’eau terrestre et répandait une odeur indéfinissable, vaguement aromatique, qui ne nous déplut point.

— Sa densité équivaut à une fois et demie celle de notre vieux liquide océanique, remarqua Jean… et son évaporation doit être faible. Est-ce seulement de l’eau ? Je suis presque sûr que ce n’en est point. Nous pouvons nous en assurer.

Nous disposions chacun d’un petit outillage d’analyse qui permettait quelques expériences sommaires. Chauffé dans une éprouvette minuscule, le liquide martien exigea, pour entrer en ébullition, une température sensiblement supérieure à celle qu’eût exigé l’eau ; sa densité atteignit environ 1,3.

Ayant rangé notre minuscule outillage, nous commençâmes notre excursion par la rive du lac.

Les bêtes nous évitaient, hors les très petites, qui ignoraient vraisemblablement notre présence. Au reste, aucune apparence de panique ni de curiosité.

— Nous devons surtout être des inconnus pour elles, dit Jean… d’où la méfiance spontanée… mais instinctive seulement.

Parfois, un animal moins prudent que les autres s’arrêtait à quelque distance pour nous observer de ses yeux multiples ; si nous marchions vers lui, il ne tardait pas à détaler.

— Ceux-là sont peut-être les plus intelligents… Ils cherchent vaguement à se rendre compte… Quelle chance, Jean, si nous rencontrions des êtres quasi humains.

— Ou quelle malchance ! S’ils allaient être aussi intelligents et aussi féroces que les hommes ?…

— Le Stellarium est proche…

— Le piège peut être plus proche encore ! Une embuscade bien dressée et nous sommes frits !…

— Alerte !

Un animal pareil au carnassier que nous avions vu à l’œuvre, avant notre sortie, venait d’apparaître. Celui-ci, fort trapu, atteignait la taille des plus grands terre-neuve et montrait une gueule pareille à un prisme à cinq faces ; ses six yeux luisaient comme des lucioles. Son pelage était violescent et pareil à du lichen barbu.

— Il a peut-être bien envie de goûter à de la chair inédite ! gouailla mon compagnon.

Une bête d’autre sorte se montra soudain, qui rappelait confusément notre belette, mais une belette à la gueule en hélice et d’une stature égale à la stature d’un sanglier : elle était poursuivie par un animal de la même sorte que celui qui était apparu d’abord. Prise entre deux feux, elle voulut obliquer, mais un troisième ennemi se montrant, elle se trouva enfermée dans un triangle.

— Voilà qui ressemble trait pour trait à une scène terrestre, dit Jean… un cerf ou un chevreuil cerné par des loups.

La bête traquée essaya de passer entre deux agresseurs. Elle échoua. Un des carnivores la saisit à la nuque, en un éclair les deux autres s’abattirent sur ses flancs. Jean avait fait mine d’intervenir, mais déjà il était trop tard… Les agresseurs avaient ouvert la gorge de la victime d’où s’écoulait un liquide jaune soufre, sans doute le sang martien, et les autres dépeçaient le ventre…

— J’allais gaspiller des radiations ! dit Jean. Et quoique la planète me paraisse devoir nous permettre maints réapprovisionnements énergétiques, mieux vaut économiser les ressources.

— D’autant plus que nous ne sommes pas ici pour rien changer au cours des choses millénaires !

Pensifs, nous continuâmes notre route. Parce que l’homme est peut-être le plus adaptable des animaux, nous nous sentions déjà familiarisés avec le site, avec les plantes, avec les bêtes — et même avec cette pesanteur déficitaire qui nous causait naguère un grand malaise. Au rebours, il nous plaisait de nous mouvoir vite et sans effort ; quant à la respiration, grâce aux condensateurs qui nous servaient l’air de Mars concentré, elle était parfaite.

— S’il y a des plantes ou des animaux comestibles — comestibles pour des humains — rien ne nous empêcherait de vivre sur Mars pendant un temps illimité, remarqua Jean. J’entrevois la possibilité de tout y trouver pour la vie quotidienne et pour recréer les réserves d’énergie nécessaire au retour… Eh ! qu’est-ce qui nous arrive là ?

Ce qui nous arrivait n’était pas très rassurant : une créature apocalyptique, longue d’une douzaine de mètres, qui rappelait à la fois les alligators, les pythons et les rhinocéros. Basse sur pattes, le torse rond, un épais museau en pyramide au bout duquel se projetait une manière de longue corne, une peau nue sur les flancs, écailleuse sur le dos, poilue sur le mufle, cette bête avançait avec un frétillement qui lui donnait l’air de ramper ; des pattes épaisses s’agitaient sous elle.

— Rampe-t-elle, marche-t-elle, m’écriai-je.

— Les deux ! répondit mon compagnon… Le mouvement des pattes est, si j’ose dire, en synchronisme avec le tortillement du corps… Nous n’avons rien de si laid sur la terre !

À notre vue, la bête s’était arrêtée et ses yeux — il y en avait une douzaine — dardaient sur nous des regards qui tantôt s’éteignaient, tantôt se rallumaient, comme s’ils étaient commandés par des interrupteurs.

À tout hasard, nous préparâmes nos radiants et nos torpillettes.

— Ça doit bien avoir la masse de plusieurs éléphants ? fit Jean.

— Cinq ou six.

Nous remarquâmes que toutes les bêtes visibles avaient fui avec une vélocité de panique : preuve que le monstre était redoutable.

Après une courte halte, il se remit en marche et d’évidence, il fonçait sur nous…

— Alors, mon vieux ! exclama Jean.

Et il envoya une gerbe de rayons Bussault.

Le tortillement de la bête devint convulsif, mais elle ne s’arrêta point : plutôt accéléra-t-elle sa course. À mon tour, je lançai un faisceau et, cette fois, l’effet parut décisif : la masse énorme s’arrêta net, les yeux s’éteignirent…

Bientôt, elle se tourna, elle s’éloigna, lourdement, péniblement :

— Elle en tient ! fis-je. Faut-il l’achever ?

— Inutile… et ça coûterait peut-être beaucoup d’énergie. J’estime qu’elle est hors de combat pour un bon temps ! Mais voici Antoine !

Le Stellarium était là en effet. Nous échangeâmes quelques signaux avec notre ami qui, complètement rassuré, reprit de la distance.

— Toujours aucun équivalent de la bête qui alluma le feu, vers la fin du Tertiaire ! marmonna Jean… Il semble pourtant que, s’il y a quelque chance de la rencontrer, nul lieu n’est plus favorable que les rives de ce lac ?

— Eh ! dis-je… elle connaît peut-être déjà notre présence !… Elle se cache… ses yeux quasi humains sont fixés sur nous… elle nous tend quelque embûche… Qui sait ?

Jean haussa les épaules et se mit à rire.

Après que nous eûmes gravi une colline, une forêt se montra, forêt de pseudo-champignons, à la fois impressionnante et baroque.

— On dirait vraiment, fis-je, de gigantesques girolles et de colossales coulemelles, à part quelques festonnages inédits et quelques appendices en vrille… Un tissu unique… un thalle… rien qui rappelle des feuilles.

Des bêtes sournoises apparaissent et disparaissent, des Aériens s’élèvent sur leurs cinq ailes, il en est de minuscules, à peine plus gros que des hannetons, d’autres de la taille des mésanges des prés, des ramiers, des corbeaux, même des faucons… Pas de plumes, pas de bec, pas de queue, des museaux le plus souvent en ogive, aplatis latéralement.

Jean murmura :

— C’est encore ceux-là qui rappellent le moins la faune terrestre !… Leurs cinq ailes surtout semblent insolites. Remarquons que, pendant le vol, elles sont disposées grosso modo, en hélices… De même que l’animal apocalyptique semblait à la fois courir et ramper, de même ces Aériens semblent à la fois voler et nager…

— Ils ont du mérite… dans une atmosphère si légère ! Aussi bien leurs ailes semblent extraordinairement vigoureuses.

Nous parvînmes dans une clairière, où ne poussaient que des espèces de lianes chétives ou des pseudo-lichens. Des rocs la parsemaient, pareils à des pierres erratiques, et tandis que je m’arrêtais pour en examiner quelques-uns, Jean s’éloigna d’une centaine de mètres. Quelque chose dut l’intéresser qui le fit s’engager dans un étroit défilé, entre deux rocs bleus, plus épais que les autres.

Je le perdis de vue…

Quelques minutes se passèrent, puis, ne voyant pas revenir mon compagnon, je le cherchai du regard. Personne. À mon tour, je me dirigeai vers les rocs bleus…

Deux créatures surgirent, qui différaient de toutes celles que nous avions aperçues… Dressées sur trois pattes, le torse vertical, elles avaient positivement quelque chose d’humain. Leurs visages mêmes, malgré leurs six yeux et l’absence de nez, leurs visages dont la peau était nue, suggéraient je ne sais quoi « d’homologue » à notre espèce…

Mais comment décrire ces visages ? Comment faire concevoir leur forme rythmique, comparable à celle des plus beaux vases hellènes, les nuances ravissantes de leur peau qui évoquaient ensemble les fleurs, les nuages crépusculaires, les émaux égyptiens ? Aucun de ces grossiers appendices de chair que sont nos nez, nos oreilles, nos lèvres, mais six yeux merveilleux, devant lesquels nos plus beaux yeux terrestres ne sont plus que des élytres de hannetons ou de carabes, des yeux où passaient toutes les lueurs des aurores, des prairies matinales, des fleuves au soleil couchant, des lacs orientaux, des océans, des orages, des nuées…

Ces êtres marchaient étrangement, chacune des trois pattes se dressant à son tour. Quand ils s’arrêtaient, les pieds formaient un triangle étroit, le pied du milieu un peu à gauche du pied d’arrière et du pied d’avant. Quant à leur taille, elle était sensiblement égale à la taille des Espagnols ou des Italiens du Sud.

Tandis que je les contemplais, dans un saisissement de surprise et d’admiration, ils s’éloignèrent, ils disparurent derrière les arbres, mais d’autres parurent, à distance. L’un d’eux leva quelque chose qui ressemblait à un fragment de liane enroulé sur soi-même : je sentis mes jambes s’engourdir.

Projetant avec peine mon radiant, je lançai un faisceau d’ondes… Deux créatures chancelèrent : toutes grelottèrent et disparurent derrière un bloc. Mon engourdissement ne dura qu’une demi-minute, mais une inquiétude profonde m’avait saisi.

Je criai aussi haut que je pus :

— Jean !… Jean !…

Une douzaine de créatures verticales surgirent, beaucoup plus loin toutefois que les premières. Elles ne demeurèrent qu’un instant : le Stellarium descendait sur la clairière.

Quand il fut à quelques décamètres du sol, la clairière était déserte.

Déjà Antoine surgissait à la poterne de sortie :

— Avez-vous vu Jean ? m’écriai-je.

— Jean ?… Non, je ne l’ai pas vu, répondit Antoine de cette voix tranquille qu’il gardait à travers les pires inquiétudes, mais ses yeux étaient troubles. J’arrivais au-dessus de la clairière quand vous vous êtes dirigé vers les rocs bleus… j’ai vu paraître les êtres verticaux… j’ai compris qu’il y avait du péril… et me voilà…

— Jean a disparu… et ces créatures sont évidemment redoutables… Comme nous, elles frappent à travers l’étendue… et l’énergie dont elles se servent paralyse les muscles… j’ai le sentiment que la distance seule m’a sauvé !

Tandis que je parlais, nous ne cessions de scruter l’étendue avec nos lunettes… Deux ou trois fois, un visage lumineux apparut au loin et s’évanouit.

— Nous ne pouvons pourtant pas abandonner Jean, fit Antoine… mais comment faire ? Nous risquer là-dedans, c’est vraisemblablement la mort… Des êtres qui savent projeter des énergies à distance sont assez intelligents pour nous prendre au piège — chose facile, puisqu’ils sont nombreux.

Nous nous regardâmes avec une insondable tristesse :

— Il va nous arriver malheur si nous demeurons ici, reprit Antoine… et il est surprenant que nous soyons encore saufs. Rentrons dans le Stellarium… Aussi bien, c’est encore lui qui nous offre les meilleures chances de découvrir quelque chose… Allons !

Il m’attirait, il m’entraînait ; la mort de Jean semblait fatale ; n’était-il pas déjà un cadavre ?

Nous planâmes au-dessus de la forêt, si cela pouvait se nommer une forêt. Rien que des Aériens et des « pentapodes » furtifs, aucune trace de Verticaux.

— Il est probable que le Stellarium les effraie, fit Antoine. Montons !

Nous montâmes au-dessus de la clairière, sans rien découvrir, mais en nous éloignant de quelques kilomètres, nous ne tardâmes pas à voir des Verticaux. Ils erraient, paisibles, ou s’occupaient de travaux étranges. Deux ou trois fois, nous vîmes l’un d’eux tourner vers quelque pentapode le bizarre engin qui avait failli m’engourdir : l’animal ne tardait pas à trébucher et à tomber…

— Ce sont bien, sur cette planète, les équivalents de l’homme, fit Antoine.

Je le pensais comme lui ; au reste, les mouvements de ces êtres ressortissaient à une activité totalement différente de celle des autres vivants, ne fût-ce que par la diversité.

— S’ils pouvaient épargner Jean ! soupirai-je.

— L’ont-ils seulement pris vivant ?

Sans cesse nous revenions vers la clairière ; nous exécutions des évolutions en tous sens. Rien ! D’heure en heure, notre faible espérance décroissait. Ah ! que l’expédition me semblait maintenant vaine et ridicule.

— Comment avons-nous osé venir ici en si petit nombre ! fis-je, cinq ou six heures après la disparition de notre ami. Nous ne sommes pourtant pas fous.

— Il ne faut regretter que les actes stupides, répondit Antoine avec sévérité. Tous les explorateurs risquent leur vie. C’est la loi. Combien périrent qui étaient partis sur les caravelles de Colomb ou de Magellan, sur les bateaux de Cook, qui s’enfoncèrent dans les sylves, dans les brousses, dans les déserts… Combien d’autres moururent qui sillaient vers la lune ou qui y abordèrent ! Leur œuvre était inférieure à la nôtre… Je mourrai peut-être ici, mais je ne croirai pas devoir me repentir, ajouta-t-il fièrement.

— Nous eussions dû partir en plus grand nombre !

— Il aurait fallu construire plusieurs Stellariums, donc attendre, attendre longtemps, trouver l’argent et les hommes, au risque d’être devancés. Rien ne prouve d’ailleurs que, en nombre, nous eussions mieux réussi… Si Mars contient beaucoup de Tripèdes armés comme ceux qui ont enlevé Jean, il pouvait être plus dangereux d’arriver vingt, trente, cinquante, que deux, trois ou quatre ! Soumettons-nous au destin ! N’avions-nous pas fait le sacrifice de nos vies ?

Le jour passa ; la fatalité nous condamnait à passer la nuit au-dessus de la forêt. Nous vîmes reparaître les Vies Impondérables, mais nos cœurs étaient trop lourds pour que nous nous livrions à des observations ou des expériences minutieuses. Pourtant nous nous rendîmes mieux compte de l’individualité, de la spontanéité et aussi de la « spécification » des Éthéraux.

Leurs évolutions étaient aussi discontinues que les évolutions d’une foule dans les rues de nos villes, plus discontinues même, plus variées et plus variables, encore que des associations de mouvements se formassent pour des fins inconcevables…

Souvent des échanges de phosphorescences, aux rythmes changeants, avec des reprises et des arrêts, suggéraient l’idée d’un langage. Il pouvait y avoir ou ne pas y avoir d’ordonnance dans les groupes ; le nombre de ceux qui les composaient allait de deux à plusieurs centaines ; une fois même, nous vîmes des milliers de filaments complexes, dont la longueur (la taille ?) atteignait sept ou huit mètres, en route dans une colonne de réseaux, presque verticale. Cette multitude montait à grande vitesse dans la colonne, comme si elle voulait atteindre les étoiles.

Malgré notre angoisse, nous nous élevâmes en même temps que cette singulière multitude… Elle monta à plusieurs centaines de kilomètres. Depuis longtemps, la colonne s’était éteinte ; les Éthéraux se créaient une route moins nette, qui s’effaçait derrière eux. À la fin, ils s’arrêtèrent, mais leur agitation sur place créait une palpitation d’ensemble d’où s’échappaient des fluorescences.

Après une demi-heure environ, la foule redescendit vers la planète :

— Nous avons assisté à un grand événement éthérosocial, si j’ose dire, murmura Antoine, tandis que nous avions repris nos évolutions au-dessus de la forêt… Je crois que ces vies sont très supérieures à la nôtre !

— Elles semblent pourtant nous ignorer, tandis que nous les voyons ! N’est-ce pas une supériorité à notre actif ?

— N’avons-nous pas ignoré, pendant presque toute l’évolution ancestrale, les microbes qui, pourtant, décimaient l’humanité ? Direz-vous que les microbes tueurs de nègres, de Peaux-Rouges, d’Égyptiens, de Grecs, étaient supérieurs aux hommes qu’ils détruisaient et qui ne connaissaient pas leur existence ?

— Qui sait…

Un silence. Nous dardâmes vers la forêt agamique des faisceaux de lumière, espérant contre toute espérance voir notre pauvre compagnon. Nous envoyâmes en vain des signaux rayonnants.

Antoine prit la première garde et je dormis quelques heures du sommeil fiévreux des condamnés, avec ses cauchemars et ses réveils éperdus.

La nuit durait encore lorsque vint mon tour de veille. Jusqu’à l’aube, je ne cessai de décrire des cercles au-dessus de la morne sylve. Mon âme fut réellement triste jusqu’à la mort : dans ce monde étranger, même si Jean n’eût pas été un ami très cher, j’eusse ressenti sa perte comme une intolérable diminution de ma personne. La traversée de l’abîme interstellaire, l’isolement dans un astre perdu au fond de l’étendue, faisaient de nous trois un seul être.

L’aube vint enfin, tout de suite muée en plein jour… J’épiais sans espérance les grands thalles et les plantes rampantes… Soudain mon cœur se prit à bondir : l’émotion passa comme un cyclone, traversé de longs éclairs…

Jean était là !

Il était là, précisément dans la clairière où il avait disparu, auprès des roches bleues…

Je dardai un rai « d’appel », auquel il répondit par des signes rythmiques — des signes de notre vocabulaire radiosténographique.

Il disait :

— Sain et sauf. Je suis chez des « homologues » de notre humanité. Nous nous comprenons déjà, très vaguement. Ils sont doux ; plus doux, je crois bien, que les hommes : c’est en m’engourdissant qu’ils m’ont capturé ; je n’ai pas subi la moindre violence. Leur étonnement et leur curiosité sont intenses ; ils désirent ardemment savoir d’où nous venons ; j’arriverai à le leur faire comprendre…

— Mais pouvez-vous vous nourrir… et respirer ?

— Pour la respiration, rien à craindre… ils m’ont laissé mes deux respirateurs. Mais j’ai faim… surtout soif. Leur eau n’est pas buvable pour des hommes… je n’ose manger leurs aliments… ils ont deviné cela

— Pas libre ?

— Non… et je doute qu’ils me lâchent… jusqu’à ce qu’on puisse s’expliquer. Envoyez-moi de l’eau… de l’eau avant tout.

— Bientôt, cher Jean… je réveille Antoine.

Antoine, qui dormait aussi mal que j’avais dormi, se leva au premier appel, et demeura stupéfait en voyant notre compagnon, seul dans la clairière…

Je lui expliquai rapidement la situation, cependant que Jean sténotélégraphiait :

— J’ai pu m’assurer que leur «  bombardement fluidique » ne traverse que des obstacles peu épais, au plus cinq ou six centimètres, encore, en les traversant, devient-il inoffensif. Il ne menace pas la vie, il engourdit. À cent mètres, son efficacité est déjà fort réduite. Prenez vos dispositions en conséquence.

— Bon ! fit Antoine, nous allons descendre les provisions.

Nous fîmes rapidement un colis et, à deux cents mètres du sol, nous le laissâmes descendre, sa chute étant ralentie par un petit champ gravitif opposé au champ martien.

Pendant cette chute, nous vîmes jaillir de terre une vingtaine de Tripèdes, qui observaient l’opération avec une curiosité évidente.

« Merci, télégraphia Jean quand il eut saisi les provisions. J’espère vous donner prochainement des nouvelles précises. »

Nous le vîmes manger et boire, sans que personne intervînt pour le gêner, mais lorsqu’il referma le paquet, quatre Tripèdes sortirent de terre pour l’emmener.

— Qu’est-ce que cela signifie ? grommela Antoine. L’épargnent-ils définitivement ? ou n’est-ce qu’un répit ?

— J’ai idée qu’ils ne lui feront aucun mal… tant qu’ils ne se croiront pas eux-mêmes menacés. Ils veulent savoir ce que nous sommes et d’où nous venons… Songez à notre état d’esprit dans une circonstance analogue !

— État d’esprit de civilisés — mais s’ils sont, eux, des sauvages ?

— J’imagine qu’ils sont plutôt des « rétrogradés »… L’habitation sous terre implique l’appauvrissement de la planète…

— Possible ! Leurs armes d’ailleurs… ce bombardement fluidique dont parle Jean… paraissent l’indice d’une civilisation actuelle ou passée…

— Et comme c’est captivant !

— Anthropocentriste ! s’écria Antoine… Les Éthéraux, voire les Zoomorphes devraient vous paraître bien plus passionnants ! Ceux-ci ne sont qu’une manière d’équivalent des terriens…

— C’est vrai… mais vous, au fond, qu’est-ce qui vous intéresse le plus ?

— Parbleu ! J’ai la même faiblesse que vous ! Puis, il y a Jean, sain et sauf, mais captif… Tant qu’il ne sera pas délivré, c’est là que sera l’épisode poignant, la péripétie tragique…

— Il faut le délivrer !

Antoine haussa tristement les épaules :

— Comment ? Lors même que les Tripèdes seraient impuissants contre le Stellarium, lors même que nos rayons suffiraient à les vaincre, ils tiennent Jean… ils disposent de sa vie. Nous ne pouvons compter que sur le hasard ou sur la bonne volonté des ravisseurs.

— Je ne désespère point de cette bonne volonté.

— Ni moi… Mais c’est une impression sans base…

— Si, leur douceur envers Jean…

— Ruse, peut-être ! Je pense au massacre de Cook.

Nous passâmes de longues heures, plus mornes encore que les heures de la nuit, à planer sur la sylve.

Vers le milieu du jour, Jean reparut dans la clairière et tout de suite, il sténotélégraphia :

— Je crois positivement que leurs mœurs sont très douces, plus douces que les nôtres… et qu’ils ne me veulent aucun mal. Un langage de signes s’établit lentement entre nous… J’ai pu leur faire entendre que nous venons d’un autre monde. Aucun doute sur leur intelligence, elle doit équivaloir l’intelligence humaine — avec des particularités qui tiennent à leur structure. Depuis hier nous recevons beaucoup de visiteurs, qui viennent d’autres régions…

— Pensez-vous que ce soit une société croissante ou décroissante ?

— Oh ! décroissante, cela ne fait pas doute pour moi ! Comme les hommes, ils appartiennent à une animalité dont la vie dépend d’un liquide… Or, leur liquide, leur eau est devenue rare… et peut-être n’est-ce plus la même eau que jadis ?

— Pouvons-nous espérer votre libération ?

— J’oserais parier que oui…

Un à un des Tripèdes jaillissaient du sol.

Ils observaient avec attention l’échange des signaux entre leur prisonnier et les navigateurs du Stellarium.

— Ils sont décidément très beaux ! fit Antoine.

— Combien plus beaux que nous, soupirai-je.

Nous pûmes à loisir observer leur allure et leurs gestes. Comme je l’ai déjà dit, ils ne mouvaient qu’une jambe à la fois, en sorte que la marche se faisait en trois temps : leurs gestes offraient tantôt des similitudes, tantôt de grandes différences avec les nôtres ; l’extrémité de chacun de leurs membres supérieurs était « digitée » mais ne formait pas positivement une main ; les extrémités qui remplaçaient nos doigts sortaient d’une sorte de conque ; il y en avait neuf pour chaque « bras » et nous remarquâmes bientôt qu’ils pouvaient se recourber en tous sens, sans que le mouvement d’aucun d’entre eux commandât le mouvement des autres.

Ils obtenaient ainsi, à volonté, les dispositions les plus variées et pouvaient saisir plusieurs objets à la fois dans des directions diverses.

Leurs vêtements étaient formés d’une sorte de végétation moussue qui s’adaptait exactement au corps.

L’un d’eux, qui se tenait près de Jean, observait avec une attention particulièrement intense les gestes de notre ami et les nôtres :

— C’est un personnage important ! nous dit Jean… Il a une influence certaine sur les autres ; c’est d’ailleurs avec lui que j’esquisse un système de signaux… Mais il faudra quelques jours de plus pour échanger des choses élémentaires.

— Avez-vous encore des vivres et de l’eau ?

— Jusqu’à demain matin !

En ce moment, l’individu influent traça divers signes.

— Je crois comprendre, dit Jean, qu’il cherche à nous rassurer sur l’avenir… Au fond, je ressens plus de mélancolie que d’inquiétude.


iv


Une semaine sombra dans l’impondérable. Nous communiquions chaque jour avec Jean ; plus d’une fois, nous pensâmes débarquer dans la clairière, mais le captif nous demandait d’attendre encore. Parce que notre présence continuelle était inutile, nous fîmes de longues randonnées. Elles nous montrèrent trois zones habitées par les Tripèdes, trois zones de lacs et de canaux qui, dans leur ensemble, atteignaient à peine l’étendue de la Méditerranée.

Les lacs ne s’étendaient guère au delà des régions tropicales ; pourtant nous en trouvâmes quelques-uns dans des latitudes qui, sur terre, eussent joui d’un climat tempéré. Ailleurs, rien que des vapeurs plus ou moins diluées qui ressemblait parfois à des brumes légères ; ou, surtout dans les cercles polaires, des couches de neige.

Il ne devait guère y avoir plus de sept ou huit millions de Tripèdes, sur toute la Planète. La plupart avaient des habitations souterraines. Les autres, en bien plus petit nombre, vivaient dans des demeures de pierre, dont le style rappelait confusément le style roman.

Ces demeures, vestiges évidents du passé, faisaient toujours partie d’une agglomération importante. On eût dit des villes uniquement composées de petites et de grandes églises romanes, dont la plupart tombaient en ruines, ce qui laissait peu de doutes sur la décadence des Tripèdes. Il y a bien des siècles, peut-être des millénaires, sept ou huit cités devaient être aussi peuplées que Paris et Londres sous Louis XIV et sous Cromwell : au total elles contenaient encore quelques centaines de mille habitants.

On pouvait pressentir que l’industrie des Tripèdes était en pleine décadence. Ils construisaient des outils, dont certains rappelaient les outils terrestres, des machines destinées à la culture et au transport : celles-ci, rares, ne circulaient pas sur des roues, elles semblaient ramper assez rapidement sur le sol ; jadis, sans doute, les Tripèdes avaient eu des appareils volants ; ils communiquaient à distance, à l’aide d’appareils dont le mécanisme nous échappait, mais qui, d’évidence, utilisait des ondes…

Notre présence ne tarda pas à être connue ; on nous observait à l’aide d’instruments assez semblables à nos lunettes et vraisemblablement construits d’après les mêmes principes… À notre passage, des foules se rassemblaient dans les villes ; ailleurs, des groupes surgissaient de terre ; l’agitation et la curiosité semblaient vives…

En somme, les Tripèdes décelaient les vestiges d’une civilisation jadis comparable à la civilisation terrestre du xixe siècle ; nous conjecturâmes que, après l’abandon successif de maintes industries, leur science avait décru de cycle en cycle.

Quant à leurs animaux, très peu atteignaient la taille de nos éléphants, de nos girafes, de nos grands buffles.

Le domaine des Tripèdes et de leur Règne ne comportait qu’une partie assez restreinte de la Planète, un dixième tout au plus : il s’arrêtait à mi-route de l’équateur et des pôles. La surface occupée par les zoomorphes était plus étendue et remontait bien plus loin vers le nord ou vers le sud : l’avenir leur appartenait.

Mais le retrait des Tripèdes était-il dû à une lutte entre les Règnes, à l’impossibilité de vivre dans certaines régions ou à une décadence spontanée ? Nous n’essayâmes guère de répondre à ces questions ; toutefois, la présence des Zoomorphes excluait celle des Tripèdes.

Ce qui nous semblait évident c’est que le règne des Zoomorphes était bien moins ancien que l’autre règne.

— À eux l’avenir ! disait Antoine, un jour que nous avions parcouru diverses zones… Ils posséderont la planète !

— Ils en possèdent déjà les trois quarts !… Et les Éthéraux ?

— Ceux-là, cher ami, nous dépassent tellement que je renonce à me faire une idée de leur avenir !

— Nous dépassent-ils réellement ? Plus subtils, sans doute ! Moins exposés aux contingences brutales… mais peut-être moins intelligents après tout…

— Possible. L’essence même de leur organisation ne m’apparaît pas moins d’une nature plus haute !

— Croyez-vous ?… On peut en douter. Des électrons libres ont les mouvements plus amples et plus rapides qu’une cellule vivante… Cependant, je les crois inférieurs à une cellule !

— Mauvaise comparaison. Il s’agit ici d’une organisation complexe de radiations… des cellules radiantes, si j’ose dire. En somme, discussion vaine ! Nous ne pouvons nous en rapporter qu’à nos intuitions — si insuffisantes, hélas !

Le onzième jour, nous vîmes apparaître Jean, tout seul, au centre de la clairière. Aucun Tripède visible… Notre ami levait vers le Stellarium un visage souriant ; il affirma :

— Je suis libre !

Le cœur me battit furieusement. Jean poursuivait :

— Comme vous le voyez, ils se tiennent à distance… J’ai pu du reste me convaincre que, décidément s’ils avaient de mauvais desseins, ils seraient impuissants contre notre abri. Leurs armes sont insuffisantes, leurs instruments ne sont pas capables d’entamer les parois d’argine et ils ne disposent d’aucun explosif puissant. D’ailleurs, ils ne nous veulent aucun mal ! Ils me l’ont répété avec insistance… je n’ai pu m’y méprendre.

Tandis qu’il radiotélégraphiait, le Stellarium descendait vers la clairière. Nous abordâmes enfin et Jean se trouva auprès de nous.

L’immense tristesse cessa de s’appesantir. L’espérance sonna ses fanfares. Pendant de longues minutes nous n’échangeâmes que les propos incohérents de la joie.

Puis Antoine demanda :

— Alors, vous les croyez réellement inoffensifs ?

— Ils sont déjà, par nature, enclins à une douceur plus grande que les humains… une douceur où il entre beaucoup de résignation.

— Pourquoi de la résignation ?

— Ils savent qu’eux-mêmes et tout leur Règne sont en décadence ! Ils le savent en quelque sorte d’une manière innée, en même temps que par tradition… Notre présence leur inspire naturellement une intense curiosité, et leur donne, si j’ai bien compris, de confuses espérances.

Le Stellarium demeurait immobile, au ras de la clairière.

Peu à peu des Tripèdes étaient venus, qui se tenaient à distance ; l’un d’eux se rapprocha et agita son bras droit, d’une manière rythmique :

— Il vous souhaite la bienvenue, dit Jean, qui répondit aux gestes du Tripède.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Antoine.

— Me donner une tasse de café ! fit notre ami en riant. L’absence de café fut une privation poignante.

Je fis rapidement bouillir de l’eau, tandis que Jean reprenait :

— Si vous le voulez bien, je retournerai chaque jour parmi eux, pendant deux ou trois heures… afin de perfectionner nos signaux. Pendant ce temps, vous continuerez vos explorations… Vous avez dû faire des découvertes passionnantes…

— Nous avons découvert des villes de Tripèdes. Mais pourquoi les uns logent-ils à la surface et les autres sous terre ?

— Il y eut, je crois, deux évolutions différentes. Sans les combattre, ni les haïr, les Souterrains ne fréquentent guère les autres. Ils ont du reste de véritables cités ou bourgades… eux aussi.

— Les cités de la surface sont surtout composées de ruines. Dans des villes qui pourraient loger trois ou quatre cent mille Tripèdes, il y en a tout au plus dix mille — parfois moins.

— Alors, les cités souterraines, intégralement habitées, sont plus récentes. Celle de mes amis ne doit pas contenir deux mille habitants. J’ai pu la parcourir en tous sens… Ah ! le café !

Jean humait avidement l’âme odorante :

— Nous avons dépassé bien des choses ancestrales… nous n’avons rien ajouté à ceci ! exclama-t-il, en achevant son café. De tout ce que nous avons emporté, rien ne me rappelle aussi tendrement la terre.

— Croyez-vous que nous puissions à la rigueur, prolonger notre séjour ? demandai-je.

— Au point de vue énergétique, nous trouverons tout ce qu’il nous faut… de même, vous le savez, il sera facile de nous réapprovisionner en oxygène… Reste la nourriture. Celle des Tripèdes ne nous convient pas…

— Que nous ayons seulement des aliments azotés… Car pour les hydrocarbures…

— Nous nous en chargeons…

— Il y a des aliments azotés, reprit Jean, mais ils contiennent des substances dont l’élimination nous donnerait peut-être un succédané acceptable… Tels quels, ce ne sont pas des poisons… mais ils ne nourrissent pas !

— Une adaptation qui demanderait peut-être des années !

Le retour de Jean apportait la joie des reverdis. Les rêves d’antan remontaient de l’abîme, du fond des espaces incommensurables où flottait la planète natale.

— Tout de même, grommela Jean, je serai heureux de la revoir !

Chaque soir, nous nous tournions vers Elle, bientôt elle deviendrait une resplendissante étoile. La reverrions-nous, pauvres atomes vainqueurs de l’éther, humbles navigateurs de l’Océan impondérable…

N’importe, nous ne regrettions rien ; la nostalgie n’éteignait pas la passion de connaître.

— Un temps viendra où des escadres de Stellariums iront de planète en planète !… Les hommes ne sont que des bestioles… mais quelles bestioles !…


v


Chaque jour, Jean se rendait pendant trois ou quatre heures parmi les Tripèdes, puis il participait avec nous aux explorations. Nous étions, Antoine et moi, impatients de faire comme lui, mais il convenait d’attendre que le code des signes fût moins embryonnaire.

Nous nous exercions avec Jean qui chaque jour, rapportait quelque « mot » nouveau. Dans ce travail d’ajustement cérébral, les Tripèdes se montraient supérieurs aux hommes, doués d’une plus grande agilité abstraite : est-ce que, chez nous, les vieux peuples sur le retour ne furent pas toujours plus abstraits que les peuples jeunes encore ?

Au retour d’une de ses absences, Jean remarqua :

— Nous possédons déjà deux cents termes d’échange… Avec six ou sept cents termes, on peut exprimer bien des choses… Car enfin, tels auteurs classiques et subtils n’utilisaient pas plus de douze à quinze cents mots !

À mesure que Jean et ses amis Tripèdes perfectionnaient leur « dictionnaire » nous recevions des enseignements plus précis sur le présent et le passé de Mars. Ils confirmaient nos conclusions.

Le souvenir d’une puissance et d’un savoir supérieurs persistaient dans les Souterrains ; jadis les Tripèdes avaient pratiqué une industrie ingénieuse et diverse, qui comportait des usines puissantes, d’innombrables appareils de transport terrestres et aériens : ils savaient utiliser des énergies subtiles ; puisque, même actuellement, ils communiquaient à distance et se servaient d’armes radiantes pour l’attaque et pour la défense.

Nous apprîmes aussi que, depuis des millénaires, aucune guerre n’avait éclaté entre Tripèdes. L’incompatibilité des races ne se traduisait par aucun acte brutal, et moins encore par des rencontres homicides.

— Cependant, fit Jean, ils détruisent certains animaux… J’ai cru comprendre qu’ils étaient souvent en guerre avec l’autre Règne… Jusqu’à présent, l’explication reste un peu confuse.

— Je ne pense pas qu’il s’agisse des Éthéraux.

— Sûrement non ! Il ne peut être question que des Zoomorphes, lesquels, si j’ai compris, ne cessent de gagner du terrain.

— Les deux Règnes ne peuvent donc pas coexister ?

— Je le suppose…

Cette question nous passionnait. Jean promit de tout faire pour obtenir des détails.

Il en apporta trois jours plus tard.

— J’ai compris, cette fois. Les Règnes ne peuvent pas vivre sur le même terroir, du moins après quelque temps. Outre des conflits avec les Zoomorphes supérieurs, conflits meurtriers pour les deux Règnes… peu à peu le sol devient incapable de produire des végétaux… il est intoxiqué. Les animaux périssent ; la vie devient intenable pour les Tripèdes… Il est par suite essentiel de repousser les moindres incursions… Réfugiés dans leurs galeries souterraines, nos amis sont à l’abri de leurs adversaires. Même s’il y a des fissures, les émanations des Zoomorphes sont neutralisées, absorbées. Les Tripèdes peuvent combiner des attaques, mais qui ne tuent pas, qui rendent seulement les séjours des Zoomorphes difficiles. Par malheur, la faiblesse numérique des Tripèdes, qui s’accroît de période en période, restreint leurs champs d’action : il y a fatalement des territoires abandonnés ou mal défendus.

En ce moment, la lutte est vive dans une région méridionale, à je ne sais exactement quelle distance d’ici. Les Zoomorphes, très nombreux, gagnent peu à peu du terrain… Je sens que les Tripèdes espèrent notre intervention…

— Nous ne pouvons presque rien ! fit Antoine.

— Mais si Mars nous fournit l’énergie brute nécessaire… et je crois qu’il nous la fournirait sans grande peine ?

— On peut voir et, en tout cas, étudier les moyens.


vi


La première entrevue fut saisissante.

C’était à quelques toises du Stellarium, sous le parasol d’un énorme végétal… Il y avait cinq Tripèdes dont les yeux multiples nous observaient étrangement, Antoine et moi…

Tout en eux était inouï, aucune image de la terre ne s’adaptait exactement à leur structure, et pourtant mille analogies subtiles s’élevaient à leur vue, et dès l’abord naquit une indescriptible sympathie. Les regards dominaient de loin toute autre expression des visages rythmiques.

Aucun des six yeux n’avait la même nuance et chaque nuance variait indéfinissablement. Cette diversité et ces variations suggéraient une vie agile qui dépassait en charme tous les charmes humains : ah ! combien ternes eussent paru les plus beaux yeux de femme ou d’enfant terrestres !

L’impression, si vive d’abord, grandit de seconde en seconde ; bientôt même le regard vif de Jean me parut d’une insignifiance navrante.

Dans notre indicible solitude, les signes que Jean nous avait enseignés s’étaient gravés avec force dans notre mémoire cérébrale, nerveuse et musculaire. Nous nous en servions presque familièrement… D’ailleurs, la compréhension de nos interlocuteurs était rapide et précise ; leur intuition comblait facilement les lacunes.

— Je sais déjà, dit celui qui paraissait et qui était le personnage dominant, que vous venez de l’astre voisin… Vous nous êtes supérieurs… et supérieurs à nos ancêtres.

Je crus discerner une mélancolie dans les lueurs versicolores des prunelles.

— Pourquoi supérieurs ? fit Antoine… Nous ne sommes que différents !

— Non… non… supérieurs. Notre monde est plus petit… nous n’avons pas assez duré : il y a si longtemps maintenant que notre force est partie ! Et nous sommes aussi des vaincus… Nous savons déjà que vous êtes, vous, des vainqueurs… vous devez être les maîtres de votre astre.

— Oui, nous dominons les autres vivants…

— Nous reculons toujours ! Nous n’occupons plus le dixième de la planète ! Ceux qui nous chassent ne nous valent pas… mais ils peuvent vivre sans liquides…

J’hésitai avant de dire :

— Aimez-vous la vie ?

Il me fallut répéter la question sous trois formes :

— Nous l’aimons beaucoup… Nous ne serions pas malheureux sans les Autres… Depuis longtemps nos pères savaient que notre race doit disparaître… Cela ne nous attriste plus ; nous voudrions seulement disparaître sans violence.

Il réussit à se faire comprendre après plusieurs tentatives :

— Tous les vivants ont leur fin du monde !… Elle ne vient pas plus vite pour chacun de nous que pour ceux qui nous précédèrent : nous vivons même plus longtemps… Et puisque notre nombre diminue de siècle en siècle, tout ce que nous souhaitons, c’est que les Autres nous laissent le temps. Peut-être nous aiderez-vous ?

Bizarrerie de l’adaptation ! Je m’habituais à ces visages plans, où manquait ce fragment de chair, au fond si laid, par quoi nous respirons et flairons ; je m’habituais à cette peau si peu comparable à la nôtre, à ces étranges rameaux qui remplaçaient nos mains. Déjà je sentais que, par degrés, tout paraîtrait normal.

Plus que de leur structure, j’étais impressionné par l’idée de leur éternel silence. Non seulement leur langage était visuel, mais ils s’avéraient incapables d’émettre aucun son comparable aux sons articulés ou même au cri de la plus obscure des bêtes terrestres.

— Est-ce qu’ils n’entendent rien ? demanda Antoine.

— J’ai posé la question sans résultat, répondit Jean.

Antoine essaya de la leur poser à son tour ; il ne sut pas se faire comprendre. La notion de la parole articulée, et sans doute toute notion auditive leur étaient absolument étrangères.

— En revanche, fit Jean, ils perçoivent par le tact des vibrations du sol que nous ne percevons point… De sorte que l’approche d’un être leur est signalée dans les ténèbres avec une précision que l’homme n’atteint point.

— Le tact pourrait-il, jusqu’à un certain point, leur signaler les ondes aériennes ?

— Oui et non… Si ces ondes sont très fortes, ils les perçoivent par l’ébranlement du sol ou des objets.

Tandis que nous échangions ces propos, de nouveaux Tripèdes étaient survenus.

— Il y a cette fois deux « femmes », remarqua Jean… je ne puis me résoudre à les appeler des femelles !…

Il n’eut pas besoin de les désigner : de stature un peu plus haute que les mâles, elles en étaient plus différentes que nos compagnes ne le sont de nous. Il ne faut pas tenter de dépeindre leur grâce et leur séduction ; quand j’épuiserais toutes les métaphores des poètes, quand je ferais appel aux fleurs, aux étoiles, aux forêts, aux soirs d’été, aux matins de printemps, aux métamorphoses de l’eau, je n’aurais rien dit !

Aucun rappel de la beauté humaine ni de la beauté animale. En vain mon imagination cherchait les repères de l’évocation et les prestiges du souvenir. Pourtant comme le charme était sûr ! Chaque minute le confirmait. Faut-il donc admettre que la beauté n’est pas une simple adaptation d’un fragment de la réalité universelle à notre réalité humaine ?

J’avais toujours imaginé que le visage humain, avec la bosse molle du nez, producteur de mucus, avec les appendices ridicules des oreilles, avec cette bouche en forme de four, — en somme répugnante par sa fonction brutale — n’était pas en soi préférable à la hure du sanglier, à la tête du boa ou à la gueule du brochet, qu’elle tirait toute sa séduction d’un instinct semblable à celui qui guide les hippopotames, les vautours ou les crapauds… La part de réalité esthétique me semblait ainsi subordonnée à nos structures ; elle serait tout autre si nous étions autrement conformés.

Les jeunes Martiennes démentaient cette théorie : la plus gracieuse surtout me montrait, avec une évidence énergique, la possibilité de beautés perceptibles pour nous et pourtant complètement étrangères à nos milieux et à notre évolution.

La conversation continuait et prenait une tournure positive. Les Tripèdes demandaient si nous ne pouvions pas les aider à combattre l’invasion d’une partie de leur territoire ; ils ne luttaient facilement que contre les Zoomorphes de petite et de moyenne taille ; pour les colosses, il leur fallait converger les ondes d’un grand nombre de radiants ; encore devaient-ils se tenir à distance, à moins de sacrifier un nombre considérable de combattants. Au total, les Tripèdes disposaient de trop faibles énergies.

— Vos ancêtres étaient mieux armés ? demandai-je.

— Nos lointains ancêtres, oui. Mais en ce temps, les ennemis de notre Règne étaient de petite taille et n’occupaient que des recoins stériles. Personne ne devina le rôle futur de ces êtres… Quand le péril devint évident, il était trop tard. Nous ne possédions plus des moyens assez puissants pour détruire les grands ennemis… Tout notre effort se borne à contrarier leur avance.

Je résume la réponse des Tripèdes, qui ne fut obtenue qu’après des questions nombreuses, et péniblement élucidées.

— Vos ennemis sont-ils organisés ? fit Antoine.

— Pas exactement. Il n’y a aucune entente directe, rien qui ressemble à un langage et nous ne savons pas s’il convient de parler d’intelligence. Ils agissent par un instinct incompréhensible pour nous. Quand l’invasion d’un territoire a commencé, les ennemis s’accumulent, puis les organismes inférieurs se mettent à croître… et quand ils ont séjourné un peu partout, le sol est empoisonné, — nos plantes ne peuvent plus y vivre.

— Les invasions sont-elles rapides ?

— Assez rapides dès qu’elles ont commencé… plus fréquentes de période en période. Jadis, il y a des centaines de siècles, l’envahissement était si lent qu’il en était presque imperceptible ; il se limitait à des régions désertées : déjà notre décroissance commençait ! Maintenant nous perdons souvent des terres fertiles et l’invasion qui commence au Sud est très menaçante et nous coûtera cher, si elle réussit.

— Nous allons nous consulter !

Nous demeurâmes un bon moment, mes amis et moi, à nous regarder :

— Nous savons déjà que nous pourrions intervenir, fit Antoine, mais au prix d’une dépense considérable d’énergie… Nos moyens tels quels ne nous le permettent pas. Il faut savoir si Mars est en état de nous fournir des ressources nouvelles… Le rayonnement solaire est trop faible ici pour que nos transformateurs puissent directement amorcer un déferlement radioactif. Un supplément d’amorçage devra être demandé à la matière martienne.

— Je crois que la planète pourra y pourvoir, affirma Jean.

— Travaillons !

Les Tripèdes épiaient avidement notre mystérieuse conversation. Ils savaient déjà que des signaux émanaient de notre bouche ; ils essayaient de se rendre compte du mouvement des lèvres…

Jean se tourna vers eux et « signala » :

— Nous attaquerons vos ennemis si nous trouvons les énergies nécessaires…

Il réussit, après quelques répétitions, à se faire comprendre. Parce que les Tripèdes employaient au chargement de leurs armes une forme d’énergie (encore inconnue pour nous) ils finirent par concevoir ce que Jean voulait dire.

— Nous vous aiderons ! fit le Tripède influent. Mais comment savez-vous que votre intervention sera utile ?

— Parce que nous avons déjà rencontré vos ennemis et que nous avons su les mettre en fuite.

À ces mots, il y eut une agitation vive parmi les Tripèdes ; leurs yeux multiples illuminaient littéralement leurs visages.

Plus impatiente que les mâles, une des « femmes », la plus gracieuse, demanda :

— Avez-vous vu les plus grands d’entre eux ?

— Oui, plusieurs longs, comme la distance qui me sépare de ce roc.

Comment nous pûmes démêler la joie des Tripèdes, si différente, en ses manifestations, de nos joies humaines, c’est ce qui reste inexplicable. Les yeux surtout nous la révélèrent, avec leurs variations continues, et l’émotion de la jeune curieuse était singulièrement séduisante.


vii


L’Habitude, forme préliminaire de l’adaptation chez les hommes et les animaux, resserra nos relations avec les Tripèdes. Nous nous familiarisions tellement avec leur présence, leurs formes, leurs allures et leurs coutumes que bientôt il sembla que nous fussions parmi eux depuis très longtemps.

Comme je l’ai dit, leurs habitations étaient souterraines, encore qu’ils passassent une grande partie du jour en plein air. J’en connaissais maintenant la raison, qui n’était autre que le besoin de fuir l’excessif refroidissement nocturne. Raison d’autant plus péremptoire qu’à une certaine profondeur régnait une température douce, accompagnée d’une lumière émanée du sous-sol planétaire.

Il n’avait pas été nécessaire de creuser les refuges : la planète comportait un grand nombre de cavernes, reliées par des couloirs : on y accédait le plus souvent par des pentes plus ou moins raides, jusqu’à deux ou trois mille mètres sous terre. De-ci de-là, l’industrie tripède avait amélioré ces habitats naturels.

Parfois, une suite de cavernes s’étendait à des distances considérables, et comportait des nappes d’eau, voire de petits lacs. L’éclairage était d’autant plus vif qu’on descendait plus bas. Nous nous convainquîmes qu’il était dû à des phénomènes radio-actifs, encore que nous ne trouvions aucun corps pareil à notre Violium, à l’antique Radium ni même au Planium.

— Sans doute, remarquait un matin Antoine, le déchaînement radioactif est-il épuisé dans les couches superficielles, tandis qu’il est vraisemblablement fort actif plus bas…

— Si c’est une action radioactive ! ripostait Jean.

— Dommage en tout cas, fis-je, que nous ne disposions pas de ces énergies pour refaire les nôtres !…

À défaut d’éléments radioactifs, nous avions découvert des éléments dont la combinaison développait des températures extrêmement élevées, et produisant des radiations de haute fréquence : il n’en fallait pas plus pour amorcer les dislocations atomiques nécessaires à nos travaux… Nous réussîmes à nous approvisionner d’énergies considérables et faciles à renouveler…

En outre, des expériences heureuses nous permirent, après des éliminations successives, de transformer l’eau martienne en eau terrestre et de rendre digestibles trois des aliments consommés par les Tripèdes : nous pouvions donc indéfiniment prolonger notre séjour.

Par ailleurs, nous resserrions notre intimité avec quelques-uns de nos hôtes. Les conversations devenaient de plus en plus faciles, voire automatiques, lorsqu’il s’agissait de choses familières.

L’industrie des Tripèdes garde des vestiges d’une industrie analogue à l’industrie humaine du xixe siècle. Ils utilisent ingénieusement les radiations solaires et leur font produire des températures élevées ; ils pratiquent une métallurgie un peu différente de la nôtre, mais ils ne tissent aucune étoffe : leurs vêtements, leurs couvertures, se font à l’aide d’une manière de mousse minérale, obtenue par sublimation, et à laquelle ils savent donner une résistance et une souplesse surprenantes. Leurs lits sont faits de larges lames élastiques qu’ils suspendent à des panneaux ou à des poutres, par quatre, six ou huit crochets ; leur mobilier comporte trop de variations pour que je m’arrête à le décrire ; il offre du reste des analogies avec des mobiliers humains de diverses époques et de diverses races.

Pour leur agriculture, elle est « rayonnante », en quelque sorte : ils remuent peu le sol ; ils le soumettent à l’influence d’ondes et de courants, avant les semailles : les racines des plantes dissolvent facilement l’humus ainsi préparé. Depuis les temps les plus lointains, les repas des Tripèdes ne se composent que d’aliments liquéfiés qu’ils absorbent à l’aide de tuyaux comparables à des roseaux.

Leur vie personnelle et sociale est très libre. On peut dire que l’ère du crime est close pour eux ; l’ère de la vertu aussi. Comme ils n’ont besoin d’aucun effort pour respecter la liberté d’autrui, ils ne connaissent plus la pauvreté ni la richesse ; chacun fait sa part de travail avec autant de naturel qu’une fourmi, mais en gardant son individualité.

Les Tripèdes capables de violence sont devenus extraordinairement rares ; on les considère comme des déments.

Est-ce à dire qu’ils n’ont pas de passions ? Oui, et fort vives, qui toutefois ne gênent pas le prochain. La pire aurait pu être l’amour. Ils le subissent aussi impérieusement que nous, mais, à travers les temps, la jalousie a disparu.

Le mâle ou la femme qui ne plaisent point ou ne plaisent plus peuvent souffrir violemment : il ou elle ne conçoivent même plus qu’on veuille empiéter sur la liberté des choix.

L’amour multiple est fréquent et ne cause pas plus de drames que l’amour d’une mère ou d’un père pour plusieurs enfants. Cette tolérance s’explique peut-être par l’inutilité sentie et reconnue pour la sélection. Les Tripèdes, depuis de longues suites de millénaires, n’ont aucune illusion sur leur décadence ; ils l’acceptent sans amertume et goûtent tout aussi pleinement que nous la joie de vivre.

Un jour que je m’entretenais avec celui de nos amis qui nous comprend le mieux, il me dit :

— Pourquoi la mort de l’espèce attristerait-elle l’individu ? Tout ne s’est-il pas toujours passé, pour chaque vivant, comme si le monde entier disparaissait avec lui ?

Évidemment ! Mais il aurait pu se faire que le déclin jetât une ombre mélancolique sur les âmes. Au rebours, son attente paraît dispenser aux Tripèdes une sorte de sérénité collective…

Comment aiment-ils ? Il me fallut de longs mois pour en avoir une notion, certes imparfaite, mais aussi étendue que le comporte l’organisation humaine. Telles nuances sans doute me sont restées étrangères, comme l’est la perception des sons pour les Tripèdes.

Leur amour physique demeure une énigme plus mystérieuse que l’amour des fleurs. Leur étreinte, car leur acte nuptial est une étreinte, semble extraordinairement pure. C’est tout le corps qui aime, en quelque sorte immatériellement. Du moins, si la matière intervient, ce doit être sous la forme d’atomes dispersés, de fluides impondérables.

La naissance de l’enfant est un poème. La mère est d’abord enveloppée tout entière d’un halo, qui, en se condensant sur sa poitrine, devient une vapeur lumineuse. Elle suspend alors à ses épaules une conque ravissante, une sorte de grande fleur pâle, où l’enfant se condense, prend la forme de son espèce, puis se met à grandir. Sa nourriture est d’abord invisible, émanée de la mère.

Pour mon imagination, la naissance et la croissance primitives de ces êtres ont quelque chose de divin ; toute l’infirmité, toute la laideur terrestre en sont bannies, comme elles sont bannies de la caresse nuptiale.

Pendant que nous faisions nos préparatifs — ce qui demanda plus de trois mois, nous pûmes étudier de près la structure de nos amis.

Leur vision est bien plus complexe que la nôtre ; elle s’étend dans l’infrarouge et l’ultra-violet : leurs trois paires d’yeux comportent des registres différents. L’une, située le plus haut, ne perçoit distinctement que la partie du spectre qui va de l’orangé à l’indigo extrême. Les yeux de la région moyenne discernent le rouge et l’infra-rouge ; enfin la troisième paire explore particulièrement les rayons violets et ultra-violets jusqu’aux plus grandes fréquences…

Leur tact est extrêmement varié ; ils perçoivent de faibles vibrations du sol ; l’approche d’un autre Tripède ou d’un Pentapode leur est signalée par une induction magnétique, de même que les variations des météores : ainsi l’absence d’ouïe est largement compensée…

Tous leurs arts sont visuels, mais ces arts ne sont point statiques, comme notre peinture, notre dessin, notre sculpture : ce sont des arts dynamiques où la lumière, leur lumière, beaucoup plus étendue et variée que la nôtre, remplace le son. J’ai eu parfois le pressentiment de ce que de tels arts avaient d’exquis et d’infiniment nuancé, mais hélas ! le pressentiment seulement. Mes efforts pour comprendre — je ne dis pas une symphonie, mais une simple mélodie lumineuse — demeurèrent infructueux.

J’eus une aventure, la plus étrange et la plus captivante de ma vie. Le hasard, qui mène les destins dans Mars comme sur la terre, me remit plusieurs fois en présence de cette créature pleine de grâce dont j’ai parlé plus haut. Parce qu’elle était avide de connaître le mystère de notre monde, parce que sans doute une sympathie confuse nous attirait l’un vers l’autre, nous aidâmes le hasard, nous nous revîmes.

Elle avait rapidement appris à se servir de notre alphabet optique, elle manifestait une curiosité ardente pour l’astre d’où nous avions surgi et faisait des efforts passionnés pour en concevoir le mystère.

Je m’efforçais de lui dépeindre notre humanité, qu’elle jugeait très supérieure aux Tripèdes puisque nous avions pu franchir l’effroyable abîme interstellaire. Elle ne se lassait jamais d’interroger ni d’apprendre ; un perpétuel enchantement éclatait dans ses yeux, les plus merveilleux parmi les yeux merveilleux de ses semblables.

Les sentiments qui m’attiraient auprès d’elle sont décidément indéfinissables. Ils comportaient une admiration plénière, le plaisir de découvrir chaque jour quelque beauté plus subtile, un ravissement qui tenait de la magie et qui m’exaltait comme jadis les déesses purent exalter un Hellène mystique, une tendresse sans analogie avec aucune tendresse connue : ni l’amour, qui semblait impossible par destination, ni l’amitié qui comporte une plus grande familiarité d’âme, ni la douceur qui naît à la vue d’un enfant. Non, c’était en vérité un sentiment incomparable et que d’ailleurs je ne comparais à aucun autre.

Je me souviens de promenades dans la sylve, au bord du lac ou sur les plaines rousses : je vivais dans le domaine des fées, soulevé par une ferveur qui abolissait la durée et dispensait la « brillante » imprévoyance des enfants et des jeunes animaux.

Un jour, nous nous attardâmes près du lac. Le soir tomba, le soir pur de Mars, aux astres plus étincelants que même sur nos hautes montagnes.

« Grâce » manifestait pour les prodiges terrestres une admiration qui devenait un culte… Mais dans l’air indiciblement pur, apparut la splendeur suprême des Éthéraux.

Saisi, je contemplai quelque temps ce divin spectacle, puis je « signalai » (car nous demeurions visibles l’un à l’autre) :

— Par eux, Grâce, Mars est supérieur à la terre !

Elle répondit et sa réponse me surprit profondément :

— Je ne le crois pas !

— Et pourquoi ne le croyez-vous pas ?

— Je ne suis pas sûre que ces vies brillantes soient supérieures à votre vie ni même à la mienne. Rien ne le prouve… rien ! Et je pense aussi qu’il doit exister quelque chose de semblable sur la terre… que vous n’avez pas aperçu encore… comme nos très lointains ancêtres n’apercevaient pas encore ceux-ci…

— Ou bien, ils n’existaient pas !

— Alors leur évolution aurait été très rapide… trop rapide pour qu’ils soient supérieurs…

Nous nous regardions dans la nuit ; les yeux de Grâce luisaient comme la constellation d’Orion ; sa vie semblait se répandre subtilement sur mon visage.

— Si même la Terre ne les produit pas encore, elle les produira — en plus grande abondance et avec plus d’éclat que Mars. En toute chose votre planète doit dominer la nôtre !

Nous retournâmes pensifs, à travers la forêt, et de ce soir je l’aimai mieux encore…

Je l’aimais mieux, avec des nuances nouvelles. Une intimité inouïe se mit à croître, exaltation de l’âme, volupté du cœur étrangère aux brutales voluptés de la bête terrestre.

Elle-même semblait toujours plus avide de ma présence. Je lui dis un jour :

— N’est-ce pas, Grâce, les hommes vous paraissent bien laids ?

— Je le croyais, d’abord, répondit-elle, quoique cette laideur ne m’ait jamais semblé désagréable. Je conçois maintenant que vos corps et vos visages peuvent avoir leur beauté… Vous, je ne sais plus. J’attends votre arrivée avec impatience… je trouve à nos rencontres un charme inconnu et dont je m’étonne.

— C’est très doux ce que vous dites là… Chère Grâce, j’ai tout de suite été ébloui !

Dans les limbes de l’inconscient, il semblait qu’un monde fût en train de se construire, des êtres surnaturels montaient des profondeurs, une lumière mystérieuse éclairait les légendes, les possibles jaillissaient de l’éternité créatrice — et je sentais le monde de Grâce rejoindre le monde obscur de mes ancêtres…

Comment dépeindre cette émotion qui mêlait les astres aux battements d’une chétive poitrine humaine, qui m’envahissait comme les vagues de l’équinoxe envahissent l’estuaire.


viii

la guerre avec les zoomorphes


Nos préparatifs durèrent plus longtemps que nous ne l’avions prévu — mais enfin, ils arrivaient à leur terme. Assurés de notre approvisionnement d’énergie et d’aliments, nous nous déclarâmes prêts à combattre les Zoomorphes.

Vers les deux tiers de l’été[1], le Stellarium atterrit à trois kilomètres de la région envahie. Elle comportait une plaine suivie de collines médiocres : deux lacs et quelques canaux en rendaient la possession particulièrement précieuse aux Tripèdes.

Nous avions construit à l’usage de nos amis une douzaine de radiateurs puissants. Le Stellarium en emportait cinq autres… Plus d’une fois, nous avions survolé le territoire qui n’était pas encore régulièrement occupé, mais plusieurs centaines de Zoomorphes géants avaient tué ou fait fuir les animaux.

L’invasion s’arrêtait net devant une large coupure du sol qui, jadis, avait été le lit d’une rivière : le territoire envahi comptait environ trois cent mille hectares. Les Zoomorphes de toute taille n’y séjournaient jamais plus de quelques jours. Ceux qui repartaient étaient approximativement remplacés par de nouveaux arrivants.

Aucun ordre ne présidait aux arrivées ni aux exodes, pas plus qu’aux mouvements sur place des Zoomorphes. En vain, cherchâmes-nous des traces d’organisation, nous ne discernions que des évolutions chaotiques.

— J’espérais découvrir une manière d’entente, dit Antoine, sinon comme dans une ruche ou une fourmilière, du moins comme dans les migrations d’oiseaux… Je ne distingue rien de semblable. Toutefois l’instinct d’invasion semble très net, même défini, et borné par le lit desséché de la rivière… Ce lit n’est aucunement un obstacle… nous leur avons vu franchir des passages plus difficiles.

Nous savions du reste par les Tripèdes qu’il en était toujours ainsi. Chaque irruption des Zoomorphes comportait des limites, et jamais une nouvelle poussée ne se produisait tant que le terrain envahi n’était pas entièrement adapté à la vie de ses conquérants. Il y avait là un mystère « d’unanimité incohérente » comme il s’en est produit parfois dans le développement des espèces, des familles et des genres de la faune terrestre…

— Renonçons à comprendre, fit Jean.

— Et préparons-nous à agir ! Ça ne va pas être commode. Quand nous aurons chassé une centaine de colosses, nous aurons à peine commencé ! Ils seront vraisemblablement remplacés…

— Qui sait ? L’instinct qui les guide pour l’invasion peut aussi leur signaler un péril inévitable… Agissons avec méthode… Balayons d’abord, le plus économiquement possible, une première zone…

Nous avertîmes nos alliés, et nous disposâmes des appareils, dont ils avaient appris le maniement, puis Jean dit à celui qui, du consentement tacite des Tripèdes, devenait le chef de l’expédition et que nous nommions le Chef Implicite :

— Ne faites rien jusqu’à ce que nous vous ayons donné le signal… Nous allons nettoyer la boucle de la « rivière ».

Le Stellarium s’éleva à une faible hauteur. Nous vîmes les colosses parcourir en tous sens le territoire envahi, au sein d’une légion de petits et moyens Zoomorphes qui, à distance, évoquaient un grouillement de formidables punaises.

La boucle, située au Nord-Est, s’étendait sur une longueur d’un mille et une largeur de onze à douze cents mètres… Une dizaine de colosses y évoluaient…

Connaissant par expérience quelles radiations étaient efficaces, nous envoyâmes un faisceau qui immobilisa, puis mit en fuite un énorme Zoomorphe. Il suffit de quelques rais pour le maintenir dans la bonne direction ; dès qu’il fut hors de la boucle, nous en attaquâmes un second, puis un troisième…

Cinq furent ainsi successivement chassés, mais tandis que nous visions un sixième, nous en vîmes deux nouveaux qui arrivaient à grande allure :

— Précisément ce que nous pouvions craindre ! dit Antoine. Et combien plus sur une grande étendue. Comment maintenir une barrière de radiations ? Quelle dépense d’énergie !

— S’il faut un rayonnement assez énergique pour les faire fuir, peut-être une faible émission suffirait-elle à les tenir à distance, suggéra Jean.

— Eh ! mais, c’est tout un plan de guerre que vous esquissez là… Prenons d’abord l’avis de l’expérience.

Justement un puissant Zoomorphe approchait de l’entrée de la boucle. Nous lui décochâmes un mince filet de radiations. Il parut d’abord insensible à l’attaque et continua d’avancer… Bientôt pourtant son allure se ralentit.

— Il s’arrête !

Il s’arrêtait effectivement et il resta longtemps immobile. À la fin, il se mit à reculer.

— Nous allons pouvoir faire de sérieuses économies ! exclama joyeusement Antoine.

Toutefois, pour encourager les alliés, nous consentîmes à une dépense d’énergie assez considérable pour terminer le déblaiement de la boucle. Chaque fois qu’un monstre extérieur tentait de franchir la passe, nous l’arrêtions à peu de frais.

Au bout de trois quarts d’heure, notre tâche prit fin : la boucle ne contenait plus que des Zoomorphes négligeables. Les Tripèdes pouvaient les chasser par leurs propres moyens.

Notre succès enthousiasma les alliés qui, dès lors, suivirent nos conseils comme des ordres sacrés.

— L’expérience, nous dit alors Jean, est décisive. Elle comporte un enseignement capital. En y mettant le temps, nous ménagerons l’énergie… Mais j’entrevois quelque chose de plus important que cette économie : c’est qu’il suffira d’accumulateurs à faible rendement pour maintenir partout les Zoomorphes à distance… Les Tripèdes apprendront facilement à construire de tels appareils qui, une fois amorcés, puiseront leur énergie actuelle et leur énergie de réserve dans les radiations solaires. Ainsi les frontières actuelles deviendraient inexpugnables.

Tandis qu’Antoine gardait la boucle, nous allâmes, Jean et moi, retrouver les Tripèdes : ils nous accueillirent avec une frénésie d’enthousiasme. Des milliers d’yeux scintillants donnaient aux visages un éclat et un coloris fantastiques. Les « femmes » surtout étaient transportées, fleurs mouvantes, vases palpitants, où les prunelles luisaient comme de prodigieuses lucioles.

Grâce, dans un ravissement de gratitude, me répétait :

— Que sommes-nous devant vous ? De pauvres créatures impuissantes ! Comme la vie doit être belle sur la terre et quel bonheur d’être votre humble petite amie…

— Grâce, chère Grâce, il n’y a point de créatures aussi séduisantes que vous sur notre planète… et il n’y a point de spectacle comparable à votre visage ! Ah ! sans doute, vous ignorez le charme de nos fleuves, la douceur de nos prairies, nos collines vêtues de forêts, la fièvre exaltante de nos océans, les crépuscules qui meurent si doucement au fond du ciel, et le monde enchanté des fleurs, mais cette beauté éparse n’atteint pas à votre lumineuse perfection…

— Des fleuves… des eaux qui courent… des vagues qui s’élèvent et retombent, comme vous les avez dépeintes, cela doit être divin. Je sens en moi renaître des souvenirs qui ne sont pas de moi-même, qui viennent du fond de nos âges, au temps où Mars aussi connaissait les Eaux Vivantes !

Elle répéta :

— Les Eaux Vivantes… Tout le corps tressaillant d’enthousiasme.

Nous réussîmes à nous entendre avec les Tripèdes pour l’attaque générale. Elle devait s’élargir graduellement en partant d’un angle du territoire envahi, angle dans lequel la boucle reconquise se trouvait enclavée.

Cette disposition nous avait paru préférable à une action trop étendue dès le début : elle permettait de nous familiariser et de familiariser les Tripèdes avec le maniement économique des appareils, elle ne laissait pas d’hiatus par où des Zoomorphes géants eussent pu s’insinuer à l’improviste, ce qui eût fait courir de grands périls à nos alliés, peut-être à nous-mêmes…

L’attaque débuta vers les deux tiers du jour, avec une dépense modérée d’énergie. Au bout de quelques heures nous avions refoulé les envahisseurs à une distance de trois kilomètres (sur une surface d’environ cinq cents hectares).

Il restait un nombre considérable de petits Zoomorphes dont le pourchas eût exigé un tel gaspillage de temps qu’il fallait y renoncer provisoirement. La nuit vint. Nous établîmes un barrage de rais en éventail ; faible à la vérité mais suffisant pour tenir les envahisseurs à distance.

— Il sera impossible, remarqua Jean, de maintenir un barrage quand nous aurons déblayé un territoire cinq ou six fois plus étendu… le nombre de nos appareils est insuffisant.

— Donc, songeons à fabriquer des accumulateurs réduits.

C’était relativement facile, maintenant que nous avions développé notre outillage, d’autant plus que les appareils de barrage, outre leurs faibles dimensions, n’exigeaient pas la même précision que les autres…

Nous communiquâmes notre projet au Chef Implicite, qui en comprit l’importance…

Une multitude lumineuse se pressait autour de grands feux dispersés sur la plaine : le camp Tripède nous rappelait les siècles où les combattants bivouaquaient la veille des batailles (avant l’époque des guerres radiantes), depuis les corps à corps de l’homme primitif armé de l’épieu, de la massue, de la sagaie jusqu’aux batailles des canons géants et des aéroplanes.

Une espérance mystique rendait à la foule un peu de cette ardeur de race disparue depuis si longtemps.

— Il semble que notre monde ait rajeuni ! me disait Grâce. Le rêve de l’Avenir est revenu. Beaucoup des nôtres espèrent que la Terre ranimera Mars…

— Et vous, Grâce ?

— Je ne sais pas. Je suis heureuse… je me sens agrandie.

Un poète de jadis écrivait :

Tu me regardais dans ma nuit

Avec ton beau regard d’étoiles

            Qui m’éblouit !

Image hyperbolique sur la terre, mais ici combien inférieure à la réalité ! Les yeux de Grâce, plus variés, plus variables aussi que nos ternes yeux terrestres, étaient vraiment comparables à une constellation de grandes étoiles versicolores.

Nous étions sortis du camp, et dans les ténèbres froides, les Éthéraux multipliaient leurs évolutions mystérieuses. Avec une exaltation mystique, rendue plus mystique encore par la présence de Grâce, mon imagination s’élançait vers eux…

— Nous ne les comprendrons jamais ! fis-je avec mélancolie.

— C’est mieux ainsi, répondit-elle. Il est préférable de ne pas comprendre trop de choses.

Quelle tendresse émanait d’elle ! Je tressaillis jusqu’au fond de mon être :

— Oh ! Grâce, c’est vous que je voudrais comprendre !

— Je suis simple… combien plus simple que vous ! Mes penchants me mènent et je ne cherche pas ce qu’ils cachent…

— Pourquoi venez-vous à moi ?

— Mais parce que je suis heureuse auprès de vous !

Elle me frôlait ; je sentis passer je ne sais quel fluide, plus ineffable qu’un parfum, plus évocateur qu’une mélodie. Je naissais à une vie singulière et charmante, qui prolongeait l’image de Grâce dans le passé et dans l’avenir.

Le froid croissait ; je la ramenai vers les feux. Nous nous arrêtâmes près du Chef Implicite, dont elle était issue. Il nous observait avec une curiosité sereine, étonné je pense, de l’intimité qui s’était faite entre sa fille et moi, et qui, en somme, lui plaisait.

Il eût paru absurde de soupçonner un attrait sexuel : l’incompatibilité des Tripèdes et des Hommes était trop grande ! Lors même qu’un tel attrait se fût révélé possible, le père n’en aurait conçu aucune inquiétude. La « fluidité » extraordinaire de l’amour martien, dépouillé de tout appareil grossier, de tout geste brutal ou baroque, exclut, comme je l’ai dit, les répugnances, les haines et les jalousies.

Aucun père, aucune mère n’interviennent dans les prédilections de leur descendance. Deux amants peuvent être fidèles en vertu d’une tendresse exclusive, sans se lier par des rites sociaux ni par des promesses individuelles. Quant aux enfants, depuis trop de millénaires, ils sont à la charge de la communauté pour qu’il soit utile de penser à leur sort. La famille, en somme, n’existe pas au sens terrestre, encore que les petits soient aussi aimés que les nôtres. Aucun des doutes pénibles qui troublent encore tant d’humains sur l’authenticité de la filiation : les Tripèdes ont reçu le privilège d’un instinct infaillible, qui leur fait connaître d’emblée si le nouveau-né leur appartient ou non.

Si ma préférence pour Grâce plaisait au Chef Implicite, c’est qu’il ressentait lui-même une vive inclination pour les Terrestres. Son imagination, plus que celle des autres Tripèdes, était comparable à l’imagination des Ancêtres. Notre venue (il me l’a dit plus tard) avait éveillé en lui des rêves ataviques et rendu à l’Avenir, aux Possibles, une séduction naguère éteinte.

Ce soir-là, il me demanda :

— Notre ciel est-il aussi beau que le vôtre ?

— Il est incomparablement plus beau la nuit, répondis-je ; nous n’avons rien de pareil à ces vies lumineuses qui s’agitent sous des étoiles plus brillantes que les nôtres… Vos nuits l’emporteraient en tout si elles étaient plus tièdes, comme le sont les nôtres, en été, jusque dans les pays où les hivers sont rudes.

— Ces nuits tièdes doivent être bien douces !

— Elles ont beaucoup de charme.

— Et vos jours ?

— Je les trouve préférables aux vôtres, mais peut-être ne les aimeriez-vous point. Nos plantes sont plus colorées et plus nombreuses… elles produisent des fleurs, d’où naîtront d’autres plantes, et qui sont presque aussi éclatantes que vos compagnes… Les trois quarts de la terre sont couverts d’eaux qui coulent ou qui palpitent ; l’heure qui précède le jour et celle qui le suit ont bien plus d’éclat que sur Mars.

— Nous ne sommes rien, fit-il — et une mélancolie passait sur ses yeux magiques. Combien la vie de notre planète sera plus courte que celle de la vôtre ! Déjà l’âge rayonnant est passé… et il ne fut jamais permis à nos Ancêtres de franchir les abîmes de l’Étendue… Trop petit et trop éloigné du soleil, notre astre ne pouvait avoir une évolution comparable à celle du vôtre !

— Je le juge plus étonnant… Nous n’avons qu’une sorte de Vie… vous en avez trois !…

— Il n’y en avait qu’une au temps de la Grande Puissance ! Comme malgré tout, la vie a commencé chez vous à peu près de la même manière que chez nous, je pense qu’elle s’y multipliera à son tour, quand le déclin des hommes aura commencé… Il est logique de penser que cette multiplication sera beaucoup plus surprenante qu’ici !

Deux flammes nous enveloppaient de leurs ondes bienfaisantes et je constatais une fois encore que les facultés abstraites des Tripèdes dépassaient les nôtres…

— Je ne comprends pas, dis-je, qu’avec vos intelligences subtiles, vous ayez renoncé à la création.

— Nous n’y avons pas renoncé spontanément. Il a fallu des temps immenses, des épreuves sans nombre, pour abolir les facultés créatrices.

— Mais puisque vous comprenez si facilement les choses étrangères à votre civilisation ?

— Oui, nous comprenons… je crois même que nous pourrions apprendre tout ce qui se fait sur la Terre. Mais nous ne savons plus tirer des notions nouvelles de nos notions anciennes… nous ne le savons pas et nous en avons perdu le goût. Cela nous semble si inutile ! Peut-être ne serait-ce qu’une cause de malheur… par le retour de cette prévoyance aiguë, inestimable pour les races jeunes, désespérante pour les races vieilles. Mieux vaut mille fois ne pas songer à l’avenir, nous engourdir dans le présent dont nous ne souffrons que lorsque les vies inférieures nous menacent. Et cependant, depuis votre arrivée, quelque chose palpite en moi, un étrange désir de renouveau… l’aspiration vers une vie plus intense et plus vaste !

Il jeta dans le feu quelques blocs de combustible et demeura rêveur.


ix

la catastrophe


Dans les quatre jours qui suivirent, nous élargîmes lentement la zone déblayée et nous occupâmes, en y joignant le terrain conquis d’abord, environ dix-huit cents hectares, puis, il devint nécessaire de nous reposer, non que notre réserve énergétique eût sensiblement diminué, nous la renouvelions sans grande peine, mais il devenait difficile de maintenir un barrage efficace.

Nous portâmes alors tous nos efforts sur la fabrication des accumulateurs défensifs. Quatre de ces petits appareils, mis au point, envoyaient des radiations en éventail sur une ligne d’un kilomètre, mais il restait cinq kilomètres à couvrir, ce qui nous gênait beaucoup pendant l’attaque.

Il fut donc décidé que nous travaillerions à compléter nos moyens de guerre et, pendant dix jours, tout le camp se mit à la construction : il aurait été difficile de recruter, sur la Terre, des novices capables de comprendre, aussi rapidement que les Tripèdes, une tâche compliquée et de la remplir aussi habilement. En revanche, on eût trouvé bien plus d’initiative parmi les Terrestres. Nos amis, même ceux de l’élite, dépassaient à peine le stade de l’assimilation ; ils accomplissaient à merveille la besogne, ils se montraient étrangement dépourvus d’initiative.

Chaque geste, vite appris, devenait automatique, mais devant l’imprévu, il nous fallait intervenir. N’importe, la fabrication avançait bien plus rapidement que, dans les mêmes conditions, elle eût avancé sur Terre, et les Tripèdes nous livraient des appareils en série, tous exactement pareils aux modèles.

Près de deux semaines passèrent et déjà presque toute la ligne de couverture était défendue : grâce à leur faible débit, les accumulateurs se rechargeaient facilement aux rayons solaires.

Lorsque le travail fut organisé, l’automatisme même des Tripèdes nous donna le loisir d’examiner de plus près le Règne Zoomorphe. Dans la zone envahie comme dans les zones occupées depuis longtemps par ces organismes, nous ne tardâmes pas à voir qu’il n’y avait rien de comparable à la scission végétale-animale, caractéristique de la vie terrestre et aussi de la vie martienne dans le Règne auquel appartiennent les Tripèdes.

Tous les Zoomorphes empruntent des aliments au sol, mais les Zoomorphes supérieurs sont aussi « carnivores ». L’absorption des aliments s’opère par la surface du corps : les Zoomorphes ne possèdent aucun orifice propre à avaler des substances. Tout se fait par une manière d’osmose[2]. Que la nourriture soit empruntée au minéral ou aux êtres vivants, c’est par corpuscules infinitésimaux qu’elle entre dans les organismes. La proie ne périt qu’exceptionnellement : après une période de torpeur qui suspend toute action vitale, elle finit d’habitude par se ranimer.

Il nous fut facile de capturer des Zoomorphes de stature petite ou médiocre et d’étudier leur anatomie : il nous est jusqu’à présent impossible de concevoir exactement le jeu de leurs organes ni même de déterminer ceux-ci.

Comme je l’ai déjà écrit, la constitution des Zoomorphes supérieurs est trilatérale ; les espèces inférieures ont une structure aussi confuse que le thalle d’un champignon ou d’une algue. Inférieurs ou supérieurs, tous décèlent de nombreuses vacuoles, souvent disposées en chaînes ou en triangles. Nous supposons que ces vacuoles servent particulièrement à la circulation et à la nutrition.

Faute de liquides, la circulation se fait sans doute par projections de particules microscopiques : nous avons pu, à l’ultra-loupe, suivre sur quelques Zoomorphes « vivisectionnés » des courants et des tourbillons d’éléments qui semblent homologues à la circulation du sang et de la sève.

Primitivement nous crûmes que certains Zoomorphes demeuraient attachés au sol : nous nous trompions ; tous les Zoomorphes se meuvent, mais les individus des espèces rudimentaires ne le peuvent qu’après de longs intervalles d’immobilité, probablement lorsqu’ils ont appauvri l’endroit où ils s’étaient fixés.

La forme aplatie des Zoomorphes indique, je pense, qu’il leur faut une grande surface pour attaquer convenablement les solides inertes ou vivants dont ils tirent leur subsistance. C’est d’autant plus probable qu’ils semblent emprunter peu de choses à l’atmosphère : le sol rigide a dû, dès le principe, jouer le grand rôle dans leur formation ; et parce qu’ils n’y enfonçaient pas de racines, il n’est pas étonnant qu’ils se soient accolés et étendus à la superficie.

Il est d’ailleurs remarquable que l’aplatissement de la structure est un peu moindre chez les Zoomorphes de proie — mais comme ils continuent à demander le principal de leur alimentation à la planète, cette évolution n’a guère d’importance.

Il n’y a chez les Zoomorphes aucun indice de l’instinct d’association, et je ne parle pas d’un instinct affiné comme celui des fourmis, des termites, des abeilles, ni même des guêpes ou des castors, mais d’un instinct rudimentaire comme celui qui rassemble les oiseaux migrateurs, les troupeaux de bisons, les hordes de loups. Les actions des Zoomorphes sont strictement individuelles. Il n’y a pas même trace de famille.

La fécondation est externe ; les nouveaux nés semblent jaillir de terre, tellement le germe est minuscule, et, encore presque invisibles, ils semblent déjà posséder les facultés intégrales de leur espèce.

Peut-on parler de l’intelligence des Zoomorphes ? On dirait plutôt qu’ils sont entièrement à la merci de « tropismes », d’autant plus divers que l’être est plus évolué. Nous avons cherché des traces d’organes directeurs ou transmetteurs ; — nous supposons que ces organes ressortissent à la disposition des vacuoles : là où l’on s’attendrait à trouver une tête, comme chez l’animal terrestre ou martien, on ne trouve aucune structure matérielle particulière, mais plusieurs systèmes de vacuoles à l’intérieur desquelles se meuvent, avec une remarquable régularité, des multitudes de corpuscules.

Quant aux vacuoles disposées en chaînes et reliées par de fins canalicules, tout fait supposer qu’elles remplacent nos appareils nerveux et musculaires.

Rien n’est plus bizarre que les évolutions de ces êtres plats et informes, qui semblent aller au hasard, en traçant des zigzags innombrables, jusqu’à ce qu’ils soient sollicités par quelque appât ou quelque danger.

Lorsqu’un Zoomorphe-proie discerne l’approche d’un Zoomorphe carnivore, il fuit instantanément : et il a mainte chance de se sauver car, à une distance variable selon les espèces, mais jamais très grande, il cessera d’être perceptible. D’ailleurs, la chasse n’est pas continue, comme dans nos sylves et nos savanes : même, les Zoomorphes carnivores vivant surtout du sol et de l’atmosphère, c’est par intervalles seulement qu’ils recherchent leur proie.

Par contraste avec la vie des Zoomorphes, la vie des animaux et des végétaux martiens cessait presque de nous paraître étrange. Les plantes rappellent plus ou moins confusément mais enfin rappellent nos plantes. Les animaux supérieurs sont des homologues de nos vertébrés : la course des uns, le vol des autres — les cinq pattes ou les cinq ailes — ont fini par nous sembler naturels. Et quant aux aquatiques, leurs cinq membres nageurs les rapprochent de nos batraciens plus que de nos poissons.

Chez tous, la circulation est liquide ; c’est une manière de sang qui nourrit leur corps, bien que ce sang puisse être violet, bleu ou vert : les appareils qui le contiennent rappellent nos veines et nos artères, encore que le cœur unique soit remplacé par deux, trois, quatre, cinq poches pulsatives, selon les espèces.

Ils ont des gueules ; leurs yeux multiples sont de vrais yeux ; les organes digestifs ne diffèrent pas tellement des appareils de maints animaux terrestres. Si nous n’avions jamais vu soit des oiseaux, soit des poissons, soit des insectes, ils nous paraîtraient sans doute aussi singuliers que les bêtes martiennes. Mais nous reconnaîtrions, après un certain temps, une parenté entre les mammifères et les oiseaux, ou les insectes, ou les poissons. Ainsi faisons-nous avec les organismes martiens homologues de nos organismes, tandis qu’il faut bien reconnaître une différence fondamentale avec les Zoomorphes et combien plus encore avec les Éthéraux !

Quant aux Tripèdes, nous finissions positivement par les considérer comme des hommes, encore que leur évolution les eût, sur quelques points, plus nettement séparés de notre animalité supérieure que la plupart des bêtes martiennes les plus parfaites.

Mais leur station verticale, leur mentalité surtout, étonnamment proche de la nôtre, leur émotivité, leur charme et surtout le charme de leurs compagnes accroissaient chaque jour une familiarité, une intimité qui fait d’eux notre famille d’Outre-Terre.

Pendant la nuit, nous gardions l’habitude de nous réfugier dans le Stellarium, établi à l’arrière du camp. Les premiers jours, l’un de nous prenait la veille, puis le sentiment d’une sécurité profonde nous fit abandonner cette précaution : nous dormions tous trois aussi tranquillement que si nous avions vécu dans une maison terrestre.

Généralement, les Tripèdes s’éveillaient avant nous. Quelques centaines d’entre eux, tentés par des cavernes, s’étaient établis sous le terrain reconquis ; d’autres y circulaient à leur guise.

Un matin, nous fûmes réveillés par des coups frappés à la paroi du Stellarium, et nous aperçûmes de nombreux Tripèdes, évidemment bouleversés, ce que, faute de pouvoir exprimer leur émotion à l’aide de la voix, ils manifestaient par des gestes violents…

Dès qu’ils nous virent debout, ils multiplièrent les signaux ; nous sûmes instantanément que les Zoomorphes avaient franchi les barrières :

— Toutes les barrières ? demanda Antoine, fort surpris.

— Non ! répondirent plusieurs Tripèdes à la fois (les signes ne se confondaient pas, comme l’eussent fait des paroles), seulement à droite… une nuée d’ennemis. Un grand nombre des nôtres ont péri.

— Nous arrivons !

Déjà le Stellarium s’élevait de terre, et bientôt nous planâmes au-dessus de la multitude. Sept Zoomorphes énormes — le plus grand avait presque cent mètres de longueur — évoluaient parmi les cadavres des Tripèdes foudroyés. D’autres Tripèdes gisaient dans le lit sec de la rivière ancestrale et, au delà, une myriade de nos amis gesticulaient désespérément.

Sur l’extrême droite du territoire naguère reconquis, il n’y avait plus un seul Tripède vivant, ce qui nous permit de procéder rapidement à l’attaque… Puisqu’il était impossible d’attaquer tous les monstres de front, nous adoptâmes une tactique « fractionnée ». Chaque Zoomorphe fut manœuvré à son tour, et comme nous procédions plus intensivement qu’à l’ordinaire nous obtînmes des retraites rapides. À raison de cinq secondes d’arrosage par unité, nous pouvions reprendre chaque Zoomorphe deux fois par minute. Et les faisceaux tombant toujours dans la même direction, la fuite fut orientée à notre vouloir. D’ailleurs, par inertie, les Zoomorphes ne revenaient pas sur leurs pas ; ils suivaient presque, même pendant les intervalles de répit, la ligne que nous voulions leur faire suivre.

Il ne fallut pas un quart d’heure pour nettoyer la place ; après quoi Jean sortit pour examiner le radiateur d’extrême droite.

L’axe de l’appareil s’était relevé de quelques degrés, déclara-t-il au retour ; par suite, les rayons ne rasaient plus le sol… Les Zoomorphes ont tout simplement passé sous les faisceaux.

— C’est réparé ? demandai-je.

— Naturellement.

— Cela doit nous inciter à stabiliser plus solidement l’inclinaison ! dit Antoine. Peu de chose ! Maintenant faisons l’enquête auprès de nos amis…

Pendant que nous échangions ces propos sommaires, le Chef Implicite était accouru. Il nous parut profondément ému. Son corps tremblait comme un bouleau dans le vent et il nous remercia avec véhémence.

— Nous n’avons osé retourner aucun appareil contre les envahisseurs, dit-il, car c’était ouvrir une nouvelle issue à ceux du dehors…

— Irréfutable pour eux ! grommelai-je en songeant à leur « déficit » d’initiative.

Antoine demandait au Chef Implicite, en montrant un groupe de Tripèdes foudroyés :

— Croyez-vous qu’ils soient morts ?

Une tristesse morne éclatait dans les regards de notre allié :

— Je le crois, dit-il… mais parmi ceux qui ont pu fuir dans la fissure, beaucoup seront sauvés.

— Avez-vous des remèdes ?

— Contre ce mal-là, aucun. Lorsqu’on n’en meurt pas, on sort plus ou moins vite de l’engourdissement… et la guérison est complète après des heures ou des jours…

Il baissa la tête et ajouta, grelottant :

— Ma fille !

Bouleversé, je demandai à sortir du Stellarium.

— Je vous accompagne, fit Antoine. Il faut tâcher d’aider ces pauvres diables !

Je n’osais pas interroger le chef ; j’examinais avec terreur les cadavres :

— Elle n’est pas parmi eux, dit-il… elle a pu franchir la limite.

À mon émotion — ah ! très profonde ! — se mêlait l’effarement même de cette émotion. Cette petite existence, perdue naguère au fond des cieux, dans la goutte de feu rouge qui tremble le soir parmi les minuscules veilleuses solaires, cette créature si dissemblable des hommes et de toutes les vies qui entourent les hommes, voilà qu’elle me fait connaître les angoisses, les détresses, et l’impatience accablante et l’espérance violente combinée à la terreur — tout le drame de l’amour et de la mort.

Cependant, je suivais le Chef Implicite et nous arrivâmes au bord du long ravin qui fut une rivière, quand il y avait encore des rivières dans ce monde condamné…

Des corps étendus pèle-mêle, une foule éperdue comme un peuple de fourmis chassé par l’inondation, quelques Tripèdes qui s’efforcent de donner des soins aux foudroyés…

Déjà j’étais auprès de Grâce, immobile et qui semblait sans souffle, le corps rigide. Je me souvins de ce matin où mourut ma sœur Clotilde, où les abîmes du néant engloutissaient l’univers.

Le Chef Implicite devina ma pensée :

— Elle n’est pas morte ! fit-il.

Penché, il considérait attentivement sa fille ; ses yeux, d’abord assombris de tristesse, dardèrent des lueurs plus vives. Rassuré, et parce qu’il était l’Animateur, il s’en fut examiner d’autres corps.

Combien de temps suis-je resté seul auprès de Grâce ? Pas même un quart d’heure, je pense, mais la durée, pleine du flux tumultueux des sensations, se dilatait indéfiniment. Puis des Tripèdes vinrent, qui la transportèrent dans un abri chauffé par un radiateur assez semblable aux armes de nos alliés…

Le temps reprit un rythme normal ; les émotions cessèrent leur tumulte : je croyais à la résurrection de Grâce, et le Chef Implicite accroissait mon espoir à chacune de ses visites.

Toutefois, lorsqu’elle ouvrit les paupières, ce fut un tel saisissement que j’en demeurais paralysé. Les beaux yeux évoquèrent d’abord une constellation voilée par les vapeurs qui s’élèvent au bord des étangs d’automne ; puis la lumière en jaillit comme à l’aurore naissante. Elle me regardait avec une douceur étonnée qui devenait toujours plus tendre.

À la fin, elle me dit :

— Les monstres sont vaincus, puisque vous êtes près de moi.

— Oui, ils sont refoulés.

La joie rayonna comme les parfums émanent de la côte odoriférante, et les sentiments de Grâce se formaient, se métamorphosaient, exprimés par des gestes si légers que nous communiquions presque directement de conscience à conscience.

Il y eut une pause, qui eût été le silence entre êtres usant de la parole ; des choses indicibles passèrent, mystérieux oiseaux migrateurs de l’âme.

Puis elle reprit :

— Je suis très heureuse de vous voir maintenant auprès de moi !… C’est comme si votre présence m’avait fait renaître ! Si heureuse que vous ne pouvez pas me comprendre.

À ces mots, une exaltation inconnue me souleva :

— Et moi aussi, dis-je, je suis singulièrement heureux… d’un bonheur aussi neuf que le matin de ma vie !

Je m’étais incliné, nos épaules se touchèrent, le bras de Grâce se posa doucement sur mon cou. J’eus alors la prescience d’une sensation qui dépassait toutes les sensations humaines…

Mais le Chef Implicite entra, accompagné d’Antoine.

— Il n’y a plus aucun danger, fit-il. Avant ce soir, elle aura repris ses forces.

Comme Antoine et moi le regardions, interrogateurs :

— C’est toujours ainsi, reprit-il. Jamais la guérison n’est incomplète.

Il ne se trompait pas. Dès le lendemain, Grâce ne ressentait plus aucun malaise. Je la revis chaque jour, tandis que les hostilités reprenaient. Elles furent bientôt menées à leur terme. Dans l’intervalle, on avait pu construire les appareils de barrage. Pour obvier au défaut d’initiative des Tripèdes, nous prévîmes avec minutie tout ce qui pouvait arriver et nous énumérâmes les mesures qu’il conviendrait de prendre dans chaque cas.

Ils connaissaient maintenant à fond la fabrication des radiateurs et, comme je l’ai dit, leur habileté, leur promptitude, leur exactitude dépassaient de loin les nôtres : ils se proposaient de construire assez d’appareils pour défendre toutes leurs frontières :

— Nous apprendrons à nos voisins ce que vous nous avez appris, dit le Chef Implicite, le jour où il se disposait à ramener le gros de l’armée vers les cavernes natales. Ils l’apprendront à d’autres. De proche en proche, votre science mettra notre espèce à l’abri des invasions… Les Envoyés de la Terre auront sauvé leurs humbles frères de Mars !


épilogue


Et les jours coulèrent. Nous connûmes d’autres groupes de Tripèdes, nous établîmes, dans une vaste plaine, un organisme lumineux si ample et si intense qu’il devait être aperçu sur la Terre. Par une nuit claire, nous lançâmes les premiers signaux d’appel, selon le système des longues et des brèves que nous ont transmis les hommes du dernier siècle, système si parfait et si simple, qu’il peut traduire le langage humain d’autant de manières différentes qu’il y a de sens et presque de formes d’énergie[3].

Nous fûmes tout de suite compris car nous répétions les signaux déjà employés par les explorateurs de la terre. Dix postes radiogènes nous répondirent ; nous eûmes, en bref, des nouvelles aussi précises de la terre que celles qui s’échangent, par ondes, de ville en ville, de continent à continent. Antoine et Jean reçurent des « radios stellaires » de leur famille, et moi, qui ai perdu les miens, quelques messages amicaux.

Notre voyage excitait un enthousiasme frénétique sur toute la planète ; les journaux célébraient le plus grand événement du siècle, quelques-uns le plus grand événement de l’histoire humaine…

Ma prédilection pour Grâce s’accrut encore. Je la voyais longuement chaque jour et mes sentiments devinrent si étranges que je redoutais de les analyser. Ces beaux frissons, ces ondes prodigieuses, comment les définir ? Rien n’y ressemble dans mon humble pèlerinage. L’idée que ce pût être de l’amour, au sens humain, me semblait absurde et même répugnante. Le pauvre sens de notre volupté était complètement engourdi ; son éveil auprès de Grâce m’eût rempli, je crois, de dégoût et de honte.

Pourtant, c’est bien du désir que je ressentais auprès d’elle à chaque frôlement de son corps, je sentais passer cette douceur merveilleusement pure que j’avais ressentie le jour de la résurrection. Serait-ce un amour tout de même ? Alors, il est aussi étranger à notre pitoyable amour que Grâce est étrangère à la féminité humaine…

Parce qu’aucune parole n’aurait pu l’exprimer, parce que Grâce sans doute ne le comprendrait point, je me contentais de le vivre et nous errions comme des ombres heureuses dans la sylve, au bord des lacs silencieux, aux profondeurs souterraines.

Nous vînmes un jour dans une caverne spacieuse, où des lueurs d’aigue-marine montaient du sol et coulaient des murailles. La légende de Mars était inscrite dans la pierre, au temps où la jeune planète créait les premiers êtres.

Nous nous assîmes sur une pierre antique, dont la substance, jadis dispersée en bestioles innombrables, ne forme plus qu’un bloc lourd et mélancolique, où des énergies obscures vacillent et tourbillonnent interminablement.

C’est là que je sentis, avec une certitude éblouissante, que Grâce m’était devenue plus chère que toutes les créatures, et je ne pus m’empêcher de le lui dire.

Elle frissonna tout entière comme un feuillage ; ses beaux yeux s’emplirent de lueurs enchantées, et sa tête se posa doucement sur mon épaule… Alors… ah ! qui pourrait le dire !… Une étreinte, rien qu’une étreinte, aussi chaste que l’étreinte d’une mère qui saisit son enfant, et tous les bonheurs d’antan parurent de pauvres choses flétries — les joies subites venues avec le vent, les parfums sur la colline, la résurrection du matin, les mensonges divins des crépuscules, et toute la fable de la femme, si patiemment construite à travers les millénaires, et la femme même, à l’heure que je croyais la plus grande ivresse de l’univers… Rien n’était plus. Tout disparaissait dans ce miracle qui semblait le miracle même de la Création…


Note des éditeurs. — Au moment de mettre ce texte sous presse, nous apprenons que le second voyage du Stellarium est accompli et que les fabuleux explorateurs ont retrouvé leurs amis de l’Autre Monde. Le volume, relatant les observations et les expériences d’ordre scientifique, paraîtra bientôt. Il sera suivi de la relation d’un second voyage, transmise cette fois de Mars même.

  1. On sait que les années de Mars (et par suite les saisons) ont une longueur double des nôtres.
  2. L’étude minutieuse des Zoomorphes et l’exposé complet des hypothèses sur leur organisation seront publiés ultérieurement par nos soins. N. D. E.
  3. Le système Morse, qui peut s’adresser à la vue, à l’ouïe, au tact, même à l’odorat et au goût, qui peut utiliser tous nos mouvements, employer presque toutes les énergies perceptibles.