Les Nibelungen/29

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Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 261-270).

XXIX. COMMENT HAGENE NE SE LEVA PAS DEVANT ELLE

Les deux héros dignes de louange se quittèrent, Hagene de Troneje et le seigneur Dietrîch. L’homme-lige du roi Gunther regarda par dessus son épaule pour chercher un compagnon de guerre, qu’il trouva aussitôt.

Il vit, se tenant près de Gîselher, Volkêr le beau joueur de viole. Il le pria de l’accompagner ; car il connaissait bien son humeur belliqueuse. Volkêr était de tout point un chevalier bon et vaillant.

Ils laissèrent les chefs à la cour. On les vit partir seuls, à eux deux, traverser la cour et se diriger à quelque distance de là vers un vaste palais. Les guerriers d’élite ne craignaient l’inimitié de personne.

Ils s’assirent devant cette demeure, sur un banc, en face d’une salle où se tenait Kriemhilt. Leurs magnifiques armures répandaient leur éclat autour de leur personne. Beaucoup de ceux qui les voyaient, auraient voulu les connaître.

Les Hiunen considéraient avec stupéfaction les audacieux héros, comme on considère des bêtes fauves. La femme d’Etzel les regarda par la fenêtre. L’âme de la belle Kriemhilt fut affligée à leur vue.

Cela la faisait penser à ses souffrances ; elle se prit à pleurer. Les hommes d’Etzel s’étonnaient de ce qui pouvait ainsi assombrir son cœur. Elle dit : — « Hagene en est la cause, héros vaillants et bons. »

Ils répondirent à la dame : — « Comment cela s’est-il fait ? car naguère encore nous vous avons vue joyeuse. Quelque brave que soit celui qui vous a affligée, dites-nous de vous venger, et il lui en coûtera la vie. »

— « À celui qui vengera mon offense, toujours je serai obligée. Je suis prête à lui accorder tout ce qu’il désirera.

« Je vous en prie à genoux, ajouta la femme du roi, vengez-moi de Hagene, et qu’il perde la vie ! »

Aussitôt soixante hommes hardis ceignirent l’épée. Pour l’amour de Kriemhilt, ils voulaient aller trouver Hagene et tuer ce guerrier très vaillant, ainsi que le joueur de viole. Ils se consultèrent à cet effet.

La reine, voyant la troupe si peu nombreuse, dit aux guerriers d’une humeur irritée : — « Quittez la résolution que vous avez prise. Jamais vous ne pourrez lutter en si petit nombre contre le terrible Hagene.

« Mais quelque vaillant et quelque fort que soit Hagene de Troneje, celui qui est assis près de lui, Volkêr le joueur de viole est encore beaucoup plus fort. C’est un homme terrible. Non, vous ne devez pas attaquer si légèrement ces héros. »

Quand ils entendirent cela, un plus grand nombre d’entre eux, quatre cents s’armèrent. La superbe reine se réjouissait à l’idée du mal qu’elle allait infliger à ses ennemis. Il en résulta maints soucis aux guerriers.

Quand elle vit sa troupe bien armée, la reine parla aux héros rapides : — « Maintenant, attendez encore. Demeurez ici en paix. Je m’avancerai portant la couronne vers mes ennemis.

« Je reprocherai à Hagene de Troneje, l’homme de Gunther, le mal qu’il m’a fait. Je le connais si outrecuidant qu’il ne me le déniera pas. Mais aussi le mal qui lui en arrivera, ne m’affligera guère. »

Le joueur de viole, cet homme prodigieusement brave, voyant la noble reine descendre les degrés pour sortir du palais, s’adressa à son compagnon d’armes :

« Voyez, ami Hagene, comme elle s’avance superbe, celle qui nous a invités traîtreusement en ce pays. Jamais je ne vis avec femme de roi marcher tant d’hommes portant l’épée à la main et armés en guerre.

« Savez-vous, ami Hagene, s’ils ont de la haine contre vous ? S’il en est ainsi » je vous conseille de bien veiller à votre vie et à votre honneur. Oui, cela me paraît sage, car si je ne m’abuse, ils ont le cœur irrité,

« Et tous sont larges d’épaules. Il est temps pour celui qui veut se défendre ! Je crois qu’ils portent leurs brillantes cottes de mailles, mais personne ne m’a dit à qui ils en veulent. »

Hagene, l’homme hardi, répondit, l’âme ulcérée : — « Je sais bien que c’est pour m’attaquer qu’ils ont pris en main leurs armes brillantes ; mais je puis encore leur échapper et retourner au pays des Burgondes.

« Maintenant, dites-moi, ami Volkêr, consentez-vous à me secourir, si les hommes de Kriemhilt veulent m’attaquer ? Au nom de l’amitié que vous me portez, répondez ; moi désormais je vous serai toujours fidèlement dévoué. »

— « Certes, je vous viendrai en aide, dit le joueur de viole. Et quand je verrais marcher contre nous le roi avec tous ses hommes, tant que je vivrai, je ne reculerai pas d’un pied de vos côtés, par crainte. »

— « Maintenant, très noble Volkêr, je rends grâces au Dieu du ciel. Quand ils m’attaqueraient, quel autre secours dois-je désirer ? Puisque vous voulez me venir en aide, ainsi que je l’apprends, l’affaire deviendra très périlleuse pour ces guerriers. »

— « Levons-nous de notre siège, ajouta le joueur de viole. Elle est reine. Si elle passe devant nous, rendons-lui honneur, c’est une femme noble. Et ainsi on prisera davantage nos personnes. »

— « Non, pour l’amour de moi, dit Hagene. Ils pourraient croire, ces hommes, que j’agis par crainte et que je veux m’en aller. Jamais, pour aucun d’entre eux, je ne me lèverai de mon siège.

« Certes, il nous convient de laisser là cette courtoisie. Pourquoi ferais-je honneur à qui me porte de la haine ? Jamais je ne le ferai, tant que la vie me restera. Et d’ailleurs je m’inquiète peu de l’inimitié de la femme du roi Etzel. »

L’arrogant Hagene posa sur ses genoux une épée très brillante ; sur le pommeau se détachait un jaspe éclatant, plus vert que l’herbe. Kriemhilt reconnut bien que c’était celle de Siegfrid.

En reconnaissant l’épée, toute sa douleur la reprit. La poignée était d’or, le fourreau fait d’un galon rouge. Cela lui rappela ses malheurs ; elle se mit à pleurer. Je pense que Hagene le hardi avait agi ainsi à dessein.

Volkêr le rapide plaça près de lui sur le banc un archet puissant, long et fort, tout semblable à un glaive large et acéré. Les deux chefs superbes étaient là assis sans nulle peur.

Ces deux hommes audacieux étaient si altiers, qu’ils ne voulurent point se lever de leur siège par crainte de qui que ce fût. La noble reine passa devant eux et leur fit un salut plein de haine.

Elle parla : « Maintenant, sire Hagene, qui vous a envoyé quérir, que vous ayez osé chevaucher en ce pays, vous, qui savez bien tout le mal que vous m’avez fait ? Avec un peu de bon sens, vous eussiez bien pu renoncer à ce voyage. »

— « Personne ne m’a envoyé quérir, répondit Hagene, mais on a invité en ce pays trois chefs, qui sont mes maîtres. Je suis leur homme-lige, et en de semblables voyages de cour, je suis rarement resté en arrière, »

Elle reprit : — « Mais dites-moi plus : pourquoi avez-vous agi de façon à toujours provoquer ma haine ? Vous avez tué Siegfrid, mon époux bien-aimé, dont je déplorerai de plus en plus la mort jusqu’à ma fin. »

Il dit : — « En voilà assez, n’en dites pas davantage. Oui, je suis ce Hagene, qui a tué Siegfrid, le héros au bras puissant. Ah ! comme il a payé cher les paroles injurieuses que dame Kriemhilt a adressées à la belle Brunhilt !

« Oui, sans mentir, cela est ainsi, puissante reine ; c’est moi qui suis la cause de tous vos maux. Maintenant en tire vengeance qui veut, homme ou femme. Je ne veux pas le nier, je vous ai fait grand dommage. »

Elle reprit : — « Vous l’entendez, guerriers, il ne désavoue pas tous les maux qu’il m’a causés. Maintenant, hommes d’Etzel, je ne m’inquiète plus de ce qui pourra en résulter pour lui. » Ces guerriers audacieux commencèrent de s’entre-regarder.

Quiconque eût commencé le combat, il eût certes dû en céder l’honneur aux deux compagnons, car maintes fois ils avaient vaincu dans les batailles. Par crainte, les Hiunen abandonnèrent le projet qu’ils avaient formé.

L’un d’eux prit la parole : — « Pourquoi me regardez-vous ? Je renonce à accomplir ce que j’ai promis, car, pour les dons de personne, je ne veux perdre la vie. Oui, la femme du roi Etzel veut nous conduire à mal ! »

Un autre parla à son tour : — « J’ai même sentiment. Quand on me donnerait des tours entières de bon or rouge, je ne voudrais pas combattre ce joueur de viole, à cause des terribles regards que je lui ai vu jeter.

« Je connais aussi Hagene depuis sa jeunesse et je crois facilement tout ce qu’on peut dire de lui. Je l’ai vu dans vingt-deux combats, et par son fait, que de femmes ont eu le cœur brisé !

« Lui et le héros d’Espagne ont accompli bien des exploits, pendant que, près d’Etzel, ils combattaient en maintes batailles, en l’honneur du roi. Cela est arrivé souvent, et pour ce motif, on ne peut contester la gloire de Hagene.

« Alors le guerrier était encore adolescent. Les jeunes gens de ce temps-là, comme ils ont grisonné maintenant ! Il est dans toute la force de son esprit, et c’est un homme terrible. Il porte Balmung, qu’il acquit déloyalement. »

Là-dessus on se sépara sans combattre : ce fut un grand crève-cœur pour la reine. Les Hiunen se retirèrent, car ils craignaient de recevoir la mort de la main du ménestrel, et certes ils eussent été en grand péril !

Le joueur de viole parla : — « Nous avons bien vu maintenant que nous rencontrons ici des ennemis, comme nous l’avons entendu dire. Allons rejoindre le roi à la cour, et personne alors n’osera attaquer nos maîtres.

« Souvent les hommes renoncent par crainte à leurs projets, quand l’ami se tient fidèlement à côté de son ami, et s’il a du bon sens, il n’agira jamais autrement. Un sens droit empêcherait la perte de bien des hommes. »

— « Je vous suivrai, » dit Hagene. Ils allèrent trouver les guerriers richement vêtus, qui se préparaient pour la réception à la cour. Volkêr le hardi se mit à parler à très haute voix

À ses maîtres : — « Combien de temps demeurerez-vous ici à vous laisser presser par la foule ? Rendez-vous à la cour, et apprenez du roi quelles sont ses dispositions. » On vit se rassembler ces héros braves et bons.

Le prince de Vérone prit par la main Gunther le très puissant, du pays des Burgondes. Irnfrit prit Gêrnôt, l’homme très hardi, et l’on vit Ruedigêr s’avancer vers la cour avec Gîselher. »

Mais, de quelque façon qu’on se réunit pour se rendre à la cour, Volkêr et Hagene ne se séparèrent point jusqu’à la fin de leurs jours, excepté dans un seul combat. Et à ce sujet, de nobles femmes pleurèrent bien amèrement.

On vit s’avancer vers la cour, avec les rois, leur illustre suite, mille hommes hardis et soixante chefs qui les avaient accompagnés et que Hagene avait choisis en son pays.

Hâwart et Irinc, deux hommes d’élite, marchaient de compagnie à côté des rois. Puis, Dancwart et Wolfhart, une épée glorieuse, qui tous deux excellaient en vertus avant tous les autres.

Au moment où le puissant souverain du Rhin entra dans le palais, Etzel ne demeura point assis. Il se leva de son siège quand il les vit venir. Jamais roi ne fit un aussi brillant accueil :

« Soyez les bienvenus, seigneur Gunther, et vous, seigneur Gêrnôt et Gîselher, votre frère. Je vous fis offrir mes services avec affection et loyauté à Worms sur le Rhin. Que toute votre suite soit également la bienvenue parmi nous.

« Et vous aussi vaillants guerriers, Volkêr le très brave et Hagene, soyez les bienvenus en ces pays, pour moi et pour ma femme. Elle vous a envoyé maints messagers sur le Rhin. »

Hagene de Troneje répondit : — « Oui, je l’appris. Et si je n’étais pas venu chez les Hiunen à la suite de mes maîtres, j’aurais chevauché de moi-même vers ce pays pour vous faire honneur. » Le noble roi prit alors ses chers hôtes par la main.

Il les mena jusqu’au siège où il était assis auparavant. On versa aux étrangers, avec empressement, dans de larges coupes d’or, de l’hydromel, du môraz[1] et du vin ; et il souhaita très cordialement la bienvenue aux étrangers.

Le roi Etzel parla : — « Oui, je puis vous l’affirmer, rien ne pouvait m’être plus agréable en ce monde, ô héros, que votre venue. La reine est ainsi délivrée d’une grande tristesse.

« Je me demandais toujours avec surprise ce que j’avais pu vous faire, moi, qui avais reçu tant de nobles hôtes, pour que vous ne consentissiez pas à venir en ce pays. C’est pour moi un bien grand bonheur de vous avoir vus. »

Ruedigêr répondit, ce chevalier au noble cœur : — « Vous pouvez en effet les recevoir avec plaisir. Leur loyauté est grande. Les parents de ma souveraine ont voulu vous faire honneur, car ils ont amené chez vous maint illustre guerrier. »

Les chefs s’étaient rendus à la cour du puissant Etzel, le soir du solstice d’été. Rarement on a ouï parler d’une réception aussi magnifique que celle de ces héros. Le temps du banquet étant venu, le roi se rendit à table avec eux.

Jamais hôte ne siégea plus magnifiquement à côté de ses convives. On leur servit avec profusion à boire et à manger ; on était prêt à leur donner tout ce qu’ils désiraient. Tant de merveilles avaient été racontées de ces héros !

Etzel, le riche, avait appliqué à une construction ses soins, son argent et un immense travail. Il avait fait élever dans un vaste burg un palais, des tours, des appartements sans nombre

Et une salle royale, longue, haute et large, parce que tant de guerriers le venaient visiter en tout temps. Sans le reste de la suite, douze nobles et puissants rois étaient près de lui. Et toujours il avait à ses côtés plus de guerriers estimés.

Qu’aucun souverain ne s’en attacha jamais, d’après ce que j’ai appris. Entouré de ses parents et de ses hommes-liges, il vivait en une haute félicité ; ce bon prince avait l’âme réjouie du bruit des passes-d’armes auxquelles se livraient les chevaliers agiles.



  1. Boisson préparée avec du vin et du jus de mûres.