Les Nibelungen/39
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie, (p. 344-352).
XXXIX. COMMENT FURENT TUÉS GUNTHER ET HAGENE ET KRIEMHILT
Le seigneur Dietrîch prît lui-même son armure, et le vieux Hildebrant l’aida à s’en revêtir. Comme il gémissait, cet homme fort ! Tout le palais retentissait de sa voix.
Mais bientôt il reprit son courage de héros. Animé par la colère, le bon guerrier s’arma ; puis bientôt ils partirent, lui et maître Hildebrant.
Alors Hagene de Troneje dit : — « Je vois venir le seigneur Dietrîch ; il veut nous combattre à cause des grands malheurs qui lui sont arrivés. On pourra décider aujourd’hui lequel est le plus vaillant.
« Oui, quand même le chef de Vérone serait encore plus fort et plus terrible, s’il veut se venger sur nous de ses pertes, j’oserai rudement lui tenir tête. » Ainsi parla Hagene.
Dietrîch et Hildebrant entendirent ces paroles. Le chef alla trouver les deux guerriers, qui se tenaient hors de la salle, appuyés contre le mur du bâtiment. Le seigneur Dietrîch déposa à terre son bon bouclier.
Plein de douleur et de soucis, Dietrîch prit la parole : — « Pourquoi avez-vous agi ainsi, Gunther, roi puissant, contre moi exilé ? Que vous avais-je fait ! Privé de toute consolation, maintenant je reste seul.
« Il ne vous a pas semblé suffisant en cette cruelle extrémité de frapper à mort Ruedigêr, le héros ; vous m’avez maintenant enlevé tous mes hommes. Guerriers, je ne vous avais pas fait, moi, subir de pareilles infortunes.
« En pensant à vous-mêmes et à votre affliction, à la mort de vos amis et à vos rudes combats, ô héros superbes, votre âme n’est-elle pas accablée ? Hélas ! que la mort de Ruedigêr me fait de peine ?
« Non, nul homme au monde n’éprouva plus de malheurs ! Vous n’avez guère pensé à ma désolation et à la vôtre. Tous mes amis sont là gisant, tués par vous. Jamais je ne pourrai pleurer assez la mort de mes parents. »
— « Nous ne sommes point si coupables, répondit Hagene. Vos guerriers sont venus vers ce palais en bande nombreuse et armés avec le plus grand soin. Il me semble qu’on ne vous a pas conté les faits avec exactitude. »
— « Que dois-je donc croire ? Hildebrant m’a dit que mes hommes de l’Amelungen-lant vous ont demandé de leur remettre, en dehors de cette salle, le corps de Ruedigêr et que vous n’avez répondu à mes guerriers que par des moqueries. »
Le souverain du Rhin parla : — « Ils prétendaient emporter d’ici le corps de Ruedigêr ; je le fis refuser, par haine contre Etzel, non par inimitié contre les vôtres jusqu’à ce que Wolfhart se mit à nous injurier. »
Le héros de Vérone répondit : « — Il devait en être ainsi ! Gunther, noble roi au nom de tes vertus, répare les maux que tu m’as faits et compose avec moi sur le dommage, afin que je puisse te le pardonner.
« Rends-toi prisonnier avec ton homme-lige, et je te protégerai ici chez les Hiunen, en sorte que nul ne vous offensera, et vous ne trouverez en moi que fidélité et bienveillance. »
— « Le Dieu du ciel ne peut permettre, dit Hagene, que se rendent à toi deux guerriers, qui, bien armés, peuvent se défendre si vaillamment et qui marchent encore libres et fiers en face de leurs ennemis. »
— « Hagene et Gunther, il ne faut pas repousser ma demande ; à vous deux, vous avez tellement affligé mon âme, que vous agirez équitablement en accordant une compensation à mes maux.
« Je vous donne ma foi, et ma main répond de ma sincérité, que je chevaucherai avec vous jusqu’en votre pays. Je vous reconduirai avec honneur ou je souffrirai la mort, et pour vous j’oublierai ma profonde douleur. »
— « Renoncez à votre demande, reprit Hagene, il ne nous convient pas qu’on dise jamais de nous que deux si vaillants hommes se soient rendus, car auprès de vous, on ne voit personne que le seul Hildebrant. »
Maître Hildebrant prit la parole : — « Dieu sait, seigneur Hagene, que cette paix que mon chef offre de conclure avec vous, le moment viendra où vous la désirerez en vain. Vous devriez accepter avec empressement la composition dont il se contente. »
— « Oui, j’accepterais cette composition, dit Hagene, plutôt que de fuir honteusement le champ du combat, ainsi que vous l’avez fait, maître Hildebrant. Sur ma foi, je pensais que vous saviez mieux tenir tête à l’ennemi. »
Hildebrant répondit : — « Pourquoi m’adresser ce reproche ? Qui donc était assis sur son bouclier au Wasgenstein, tandis que Walther d’Espagne lui tuait un grand nombre de ses parents [1] ? Il y a assez à dire sur votre propre compte à vous. »
Le seigneur Dietrîch parla : — « Il ne convient pas à des héros de s’adresser ainsi des injures, comme font les vieilles femmes. Je vous défends, maître Hildebrant, d’en dire davantage. Une assez grande douleur m’afflige, moi, guerrier exilé.
« Maintenant, ajouta Dietrîch, répétez-moi, vaillant Hagene, ce que vous vous disiez entre vous, ô guerriers rapides, au moment où tous m’avez vu me diriger armé vers vous. Vous affirmiez que vous vouliez seul, me tenir tête dans un combat. »
— « Nul ne vous le niera, répondit le vaillant Hagene ; oui, je veux tenter la lutte avec des coups terribles, à moins que ne se brise en mes mains la bonne épée des Nibelungen. Je suis indigné de ce que l’on ait osé nous réclamer comme prisonniers. »
Quand Dietrîch connut l’humeur farouche de Hagene, il brandit aussitôt son bouclier, ce bon et rapide guerrier. Avec quelle promptitude Hagene s’élança des degrés au devant de lui. La bonne épée de Nibelung retentit avec fracas sur Dietrîch.
Le seigneur Dietrîch savait bien que cet homme audacieux était d’humeur féroce ; aussi le prince de Vérone se défendit-il avec adresse des coups terribles qui lui, étaient destinés. Il connaissait bien Hagene, ce héros superbe.
Il craignait aussi Balmung, cette arme terrible ! Cependant Dietrîch rendit des coups bien dirigés, jusqu’à ce qu’enfin il vainquit Hagene, en lui faisant une blessure longue et profonde.
Le seigneur Dietrîch se dit : « Te voilà donc en péril ! Mais j’aurai peu d’honneur à te tuer maintenant. Je vais essayer si je puis m’emparer de toi et te faire prisonnier. » Et c’est ce qu’il fit avec précaution.
Il laissa tomber son bouclier ; sa force était grande ; il saisit dans ses bras Hagene de Troneje, et ainsi il parvint à dompter l’homme hardi. À cette vue, le roi Gunther se prit à gémir.
Dietrîch lia Hagene, le conduisit à Kriemhilt et remit entre ses mains le plus vaillant guerrier qui jamais porta l’épée. Après de si amères souffrances, la joie de la reine fut vive.
De plaisir elle s’inclina devant le noble prince : — « Sois toujours heureux en ton corps et en ton âme. Tu me consoles grandement dans ma détresse. Je serai toujours prête à t’obliger. »
Le seigneur Dietrîch prit la parole ; — « Il faut le laisser vivre, noble reine, et il se peut qu’un jour il répare tout le mal qu’il vous a fait. Il ne faut point qu’il pâtisse de ce que je vous l’ai livré les mains liées. »
Elle fit amener Hagene, pour son malheur, dans une prison, où nul ne put voir le prisonnier enfermé. Gunther, le noble roi, se prit à crier : — « Où donc est allé le héros de Vérone ? Il m’a rudement affligé. »
Le seigneur Dietrîch alla à sa rencontre. La force de Gunther était vraiment digne de louange. Il n’attendit pas plus longtemps ; il se précipita hors de la salle. Un grand fracas se fit au choc de leurs deux épées.
Quoique la valeur du seigneur Dietrîch fût haut prisée depuis longtemps, Gunther était tellement animé par la colère et le ressentiment, et ses longues souffrances l’avaient si fortement irrité contre son adversaire, que ce fut merveille que le seigneur Dietrîch en réchappât.
Le courage et la force de tous deux étaient grands. Le palais et les tours retentirent des coups qu’ils assénaient, sur leurs bons casques avec leurs terribles épées. Vraiment le roi Gunther avait un noble courage.
Pourtant le prince de Vérone le vainquit, ainsi qu’il avait vaincu Hagene ; on voyait couler le sang à travers la cotte de mailles, par suite d’un coup de la puissante épée que parfait le seigneur Dietrîch. Pourtant, après tant de fatigues, l’illustre Gunther s’était glorieusement défendu.
Ce chef fut lié par la main de Dietrîch d’un nœud si fort, que jamais roi n’en subira plus de pareil. Il craignait que, s’il eût laissé libres le roi et son homme-lige, ils n’eussent tué tous ceux qu’ils auraient rencontrés.
Dietrîch de Vérone le prit par la main et le mena garrotté devant Kriemhilt. Elle s’écria : — « Soyez le bienvenu, Gunther, vous, le héros du pays burgonde. » — « Que Dieu vous récompense, Kriemhilt, si vous m’adressez ces paroles avec sincérité, » dit Gunther.
« Je m’inclinerais devant vous, ô ma sœur très chérie, si vos salutations étaient faites par affection ; mais je sais, reine, que vous êtes de si sanguinaire humeur, que vous ne ferez à Hagene et à moi que de très funestes saluts. »
Le héros de Vérone prit la parole : — « Femme du très noble roi, jamais prisonniers ne furent si bons chevaliers que ceux que je vous ai remis aujourd’hui, ô illustre dame. Maintenant, par égard pour moi, tous ménagerez ces étrangers. »
Elle répondit qu’elle le ferait volontiers. Alors, les yeux en pleurs, le seigneur Dietrîch s’éloigna de ces glorieux héros. Elle se vengea épouvantablement, la femme d’Etzel. Elle enleva la vie à ces deux guerriers d’élite.
Pour les tourmenter, elle les fit enfermer séparément, et depuis lors ils ne se revirent plus, jusqu’au moment où elle porta à Hagene la tête de son frère. La vengeance que Kriemhilt exerça sur ces deux guerriers fut vraiment complète !
La reine alla trouver Hagene et parla avec haine au guerrier : — « Si vous voulez me rendre ce que vous m’avez pris, vous pourrez encore retourner au pays burgonde. »
Le farouche Hagene répondît : — « Ta prière est superflue, très noble reine, car j’ai juré de ne jamais révéler l’endroit ou se trouve caché le trésor, tant que vivrait l’un de mes maîtres. De cette façon, il ne tombera au pouvoir de personne. »
Il savait bien qu’elle le ferait mourir. Quelle plus grande déloyauté fut jamais ! Il craignait qu’après lui avoir pris la vie, elle ne laissât retourner son frère en son pays.
« Je pousserai les choses à bout, » dit la noble femme, et elle ordonna de tuer son frère. On lui coupa la tête ; elle la porta par les cheveux devant le héros de Troneje. Ce fut pour lui une peine affreuse.
Quand le guerrier vit la tête de son maître, il dit à Krîemhilt : — « Enfin tu es arrivée au but de tes désirs, et tout s’est passé ainsi que je l’avais prévu.
« Maintenant le noble roi est mort et aussi Gîselher le jeune et Gêrnôt. Nul ne sait, hors Dieu et moi, où se trouve le trésor. Femme de l’enfer, il te sera caché à jamais ! »
Elle dit : — « Tu as mal réparé le mal que tu m’as fait. Mais je veux conserver l’épée de Siegfrid. Il la portait, mon doux bien-aimé, la dernière fois que je le vis, et de sa perte, mon cœur a souffert plus que de tous mes autres maux. »
Elle tira l’épée du fourreau sans qu’il pût l’empêcher —
elle voulait enlever la vie au guerrier — et, la soulevant
des deux mains, lui abattit la tête. Le roi Etzel le vit et
en fut profondément affligé.
« Malheur ! s’écria le roi, comment a été tué par les mains d’une femme, le plus vaillant héros qui jamais s’élança dans la bataille ou qui porta un bouclier ! Quelque inimitié que j’eusse contre lui, j’en suis vraiment affligé. »
Alors le vieux Hildebrant parla : — « Elle ne jouira pas du plaisir d’avoir osé le tuer. Quoi qu’il ait pu me faire, et bien qu’il m’ait mis en un pressant danger, je veux pourtant venger la mort du vaillant chef de Troneje. »
Le vieux Hildebrant bondit vers Kriemhilt, et lui donna un terrible coup d’épée. La fureur d’Hildebrant porta malheur à la reine ; à quoi pouvaient lui servir ces cris lamentables ?
De toutes parts des cadavres couvraient la terre, et la noble femme gisait là presque coupée en deux. Dietrîch et Etzel se prirent à verser des larmes. Ils pleuraient amèrement leurs parents et leurs hommes.
Tant de gloire et d’honneur avait péri. Tous les peuples étaient dans l’affliction et le désespoir. La fête du roi se termina d’une façon sanglante, car souvent l’amour finit par produire le malheur.
Je ne puis vous raconter ce qui arriva depuis, si ce n’est qu’on voyait chevaliers, femmes et nobles varlets pleurer la mort de ceux qu’ils avaient aimés. Ici prend fin ce récit : c’est la détresse des Nibelungen.
- ↑ Hildebrant fait allusion à un combat entre Walfher d’Aquitaine et les rois burgondes. Cet épisode de la tradition épique nous a été conservé dans un poème latin intitulé : Waltharius manu fortis, qui fut composé en l’an 920 par Eckehard, abbé de Saint-Gall. — Voir l’édition de J. Grimm, Gœttingen, 1958.