Les Nibelungen/Texte entier

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Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. --352).



LES NIBELUNGEN






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Brux.— Typ. de A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, r. Royale, 3, impasse du Parc.
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LES


NIBELUNGEN


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TRADUCTION NOUVELLE


PAR


ÉMILE DE LAVELEYE


« Uns ist in alten mœren wunders vil geseit
« Von helden lobebœren, von grozer knonheit. »


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DEUXIÈME ÉDITION
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PARIS


LIBRAIRIE INTERNATIONALE
15, BOULEVARD MONTMARTRE, 15
Au coin de la rue Vivienne
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN ET Cie, ÉDITEURS
À BRUXELLES, À LEIPZIG ET À LIVOURNE

1866
Droits de reproduction réservés


PRÉFACE


Le poème des Nibelungen est la seule grande épopée nationale qu’aient produite les peuples de l’Europe depuis l’antiquité.

C’est un monument du plus haut intérêt pour l’histoire du développement de l’esprit humain, car mieux qu’aucun autre il permet de deviner les procédés mystérieux de la formation de la poésie épique, ainsi que nous avons essayé de le montrer[1]. Il appartient non seulement à l’Allemagne, mais aussi à tous les pays qui ont été peuplés ou occupés par les tribus germaniques, car il renferme les traditions héroïques des Francs, des Burgondes et des Goths, et on y trouve le souvenir des anciens mythes que la race conquérante a apportés avec elle en quittant les plateaux de l’Asie. Quoique coloré par le reflet des idées chrétiennes et chevaleresques du moyen âge, il offre une peinture unique des mœurs et des sentiments de la Germanie primitive. Ce poème est une production si importante, que Goethe a cru pouvoir dire qu’il n’était permis à personne de ne pas le connaître.

Et cependant hors de l’Allemagne la grande épopée est peu connue. On en parle fréquemment, mais le nombre de ceux qui l’ont lue est très restreint. Le collège et l’université impriment dans la mémoire de la jeunesse le nom du moindre auteur de vers légers ou grivois ; mais nulle chaire n’a mission de lui parler des traditions épiques des peuples qui ont renouvelé la civilisation européenne. En publiant une traduction nouvelle du Nibelunge-nôt dans un format populaire, notre but a été de contribuer à répandre la connaissance d’une œuvre qui nous touche de plus près que l’Iliade ou l’Énéide, car elle est le produit des facultés poétiques de la race à laquelle nous appartenons.

Notre traduction n’a d’autre mérite que celui de la fidélité la plus scrupuleuse. Nous avons suivi l’original phrase par phrase, mot par mot, sans éviter les négligences, les obscurités, les répétitions qu’il présentait, au risque de manquer presque toujours d’élégance et même parfois de correction. Nous avons aussi conservé l’orthographe des noms de personnes et de lieux. Dans les monuments littéraires des époques primitives, non moins que dans les anciennes inscriptions lapidaires, chaque mot a une valeur propre qu’il faut s’efforcer de lui laisser, car le plus léger changement dans la physionomie des termes suffit pour nous transporter dans un autre temps et dans un autre ordre d’idées. Le texte du Nibelunge-nôt ayant été comme celui des Livres sacrés, l’objet de commentaires étendus et d’études approfondies, nous avons cru devoir le rendre avec la même exactitude respectueuse, malgré ce qu’un semblable travail pouvait offrir de rebutant pour le traducteur et de peu attrayant pour le lecteur.






LA DÉTRESSE
DES
NIBELUNGEN

I. LE RÊVE DE KRIEMHILT

Les anciennes traditions nous rapportent des merveilles et nous parlent de héros dignes de louanges, d’exploits audacieux, de fêtes joyeuses, de pleurs et de gémissements. Maintenant vous pouvez entendre redire l’histoire merveilleuse de ces guerriers valeureux.

Il croissait en Burgondie une jeune fille si jolie, qu’en nul pays il ne s’en pouvait rencontrer qui la surpassât en beauté. Elle était appelée Kriemhilt, et c’était une belle femme ! À cause d’elle beaucoup de héros devaient perdre la vie.

De vaillants guerriers osaient, dans leurs désirs, prétendre comme il sied à la vierge digne d’amour ; personne ne la haïssait ! Prodigieusement beau était son noble corps. Les qualités de cette jeune fille eussent orné toute femme.

Trois rois la gardaient, nobles et puissants : Gunther et Gêrnôt, guerriers illustres, et Gîselher, le plus jeune, un guerrier d’élite. La vierge était leur sœur, et ces chefs avaient à veiller sur elle.

Ces princes étaient bons et nés d’une haute race. Héros accomplis, ils étaient démesurément forts et d’une audace extraordinaire. Leur pays s’appelait Burgondie : ils accomplirent des prodiges de valeur dans le pays d’Etzel.

Ils habitaient en leur puissance à Worms sur le Rhin. Beaucoup de fiers chevaliers de leurs terres les servirent, avec grand honneur, jusqu’au temps de leur mort ; mais eux périrent lamentablement par la jalousie de deux nobles femmes.

Leur mère, reine puissante, s’appelait dame Uote. Leur père Dankrât, qui en mourant leur laissa son héritage, était doué d’une grande force ; dans sa jeunesse, il avait aussi acquis beaucoup de gloire.

Ces trois rois étaient, comme je l’ai dit, d’une haute valeur : aussi leur étaient soumis les meilleurs guerriers dont on ait ouï parler, tous très forts et très intrépides dans les combats.

C’étaient Hagene de Troneje[2] et son frère Dancwart le très agile, et Ortwîn de Metz, et les deux margraves Gêre et Eckewart, et Volkêr d’Alzeye[3], doué d’une indomptable valeur.

Rûmolt, le maître des cuisines, un guerrier d’élite ; Sindolt et Hûnolt, qui devaient diriger la cour et les fêtes comme vassaux des trois rois. Ceux-ci avaient encore à leur service beaucoup de héros que je ne puis nommer.

Dancwart était maréchal. Son neveu, Ortwîn de Metz, était sommelier du Roi. Sindolt, le guerrier choisi, était échanson, Hûnolt, camérier ; ils étaient dignes de remplir les emplois les plus élevés.

En vérité, nul ne pourrait redire jusqu’au bout la puissance de cette cour, l’étendue de ses forces, sa haute dignité et l’éclat de la chevalerie qui servit ses chefs avec joie pendant toute leur vie.

Et voilà que Kriemhilt rêva. Elle vit le faucon sauvage, qu’elle avait élevé pendant tant de jours, étranglé par deux aigles, et jamais rien en ce monde ne pouvait lui causer plus de douleur.

Lorsqu’elle dit son rêve à sa mère Uote, celle-ci ne put l’expliquer à la douce jeune fille autrement qu’ainsi : « Le faucon que tu élevais est un noble époux, que tu dois bientôt perdre, si Dieu ne te le conserve. »

— « Que me parles-tu d’un époux, ma mère bien-aimée ? Sans amour de guerrier toujours je veux vivre, afin qu’à cause d’un homme nulle souffrance ne m’atteigne. Ainsi je resterai belle jusqu’à ma mort. »

— « N’en jure pas si vite, reprit sa mère ; si en ce monde tu es jamais heureuse de cœur, cela te viendra par l’amour d’un époux. Tu deviens une belle femme ; que Dieu t’unisse à un vrai et bon chevalier. »

— « Oh ! ma mère, répondit-elle, laisse-là ce discours ; on a pu voir très souvent et par l’exemple de maintes femmes, que la souffrance est à la fin la suite de l’amour. Je les éviterai tous deux ; ainsi il ne pourra jamais m’arriver malheur. »

Dans la pratique des plus hautes vertus, la noble vierge vécut beaucoup de jours heureux, et elle ne connaissait personne qu’elle voulût aimer. Depuis lors elle devint avec honneur la femme d’un très bon chevalier.

C’était ce même faucon qu’elle avait vu dans son rêve et dont sa mère lui avait dit la signification. Comme elle assouvit sa vengeance sur ses plus proches parents, quand ils l’eurent tué ! À cause de la mort d’un seul moururent les fils de maintes mères.

II. AVENTURES DE SIEGFRID

En ce temps-là croissait dans le Nîderlant le fils d’un roi puissant, — son père se nommait Sigemunt, sa mère Sigelint, — en un burg très fort et connu au loin, situé près du Rhin ; ce burg s’appelait Santen[4].

Je vous dirai combien il était beau ce héros ! Son corps était complètement à l’abri de toute atteinte. Il devint plus tard fort et illustre, cet homme hardi. Ah ! quelle grande gloire il conquit en ce monde !

Ce brave guerrier s’appelait Siegfrid ; il visita beaucoup de royaumes, grâce à son indomptable courage. Par la force de son bras il chevaucha en maints pays. Ah ! quels rapides guerriers il trouva chez les Burgondes.

Du bon temps de Siegfrid et des jours de sa jeunesse, on peut raconter bien des merveilles ; quelle gloire s’attachait à son nom, et combien son corps était beau ! Aussi beaucoup de femmes charmantes l’avaient aimé.

On l’éleva avec le soin qui convenait. Mais que de qualités il sut tirer de son propre fond ! Le pays de son père en fut illustré, tant il se montra accompli en toutes choses.

Il avait atteint l’âge de chevaucher vers la cour. Chacun aimait à le voir. Maintes femmes et maintes vierges souhaitaient que sa volonté le portât toujours près d’elles ; beaucoup lui voulaient du bien, et le jeune chef s’en apercevait.

Rarement laissait-on chevaucher le jeune homme sans gardien. Sigemunt et Sigelint le firent revêtir de riches habits. Des gens sages, qui savaient ce que c’est que l’honneur, veillaient sur lui. C’est ainsi qu’il put acquérir à la fois des hommes et des terres.

Lorsqu’il fut dans la force de l’âge et qu’il put porter des armes, on lui donna tout ce qui lui était nécessaire. Il commença par rechercher les belles femmes qui aimaient, mais en tout honneur, à voir le beau Siegfrid.

Et voilà que son père Sigemunt fit savoir à ses hommes qu’il voulait donner une grande fête aux amis qu’il chérissait. La nouvelle en fut portée dans les pays d’autres rois ; il donnait à chacun, un cheval et un vêtement.

Et partout où l’on connaissait un noble jeune homme qui, selon la race de ses pères, devait être chevalier, on l’invitait à la fête dans le pays : plus tard ils prirent l’épée avec le jeune roi.

On pourrait dire merveille de cette fête solennelle. Sigemunt et Sigelint méritent d’obtenir grande gloire pour leur générosité ; leur main fit de grandes largesses, d’où il advint qu’on vit dans le pays beaucoup d’étrangers chevauchant avec eux.

Quatre cents porte-glaives devaient prendre l’habit en même temps que Siegfrid. Maintes belles vierges étaient infatigables à l’ouvrage, car elles lui étaient favorables. Ces femmes enchâssaient quantité de nobles pierreries dans l’or,

Qu’elles voulaient travailler en broderie sur les vêtements des jeunes et fiers héros ; et il n’en manquait pas. L’hôte royal fit préparer des sièges pour un grand nombre d’hommes hardis, quand Siegfrid, vers le solstice d’été, obtint le titre de chevalier.

Maints riches bourgeois et maints nobles chevaliers se rendirent à la cathédrale. Les sages vieillards faisaient bien de diriger les jeunes gens inexpérimentés, comme autrefois on avait fait pour eux. Ils jouirent là de plaisirs variés et de la vue des divertissements.

On chanta une messe en l’honneur de Dieu. Les gens se pressaient en foule quand les jeunes guerriers furent créés chevaliers, d’après la coutume de la chevalerie, avec de si grands honneurs qu’on n’en vit plus de semblables depuis.

Ils se précipitèrent vers l’endroit où se trouvaient les coursiers sellés. Dans la cour de Sigemunt le tournoi était si animé qu’on entendait retentir la salle et le palais tout entier. Les guerriers à la haute vaillance faisaient un bruit formidable.

On pouvait ouïr les coups des experts et des novices, et le fracas des lances brisées montait jusqu’au ciel. On voyait des mains de plus d’un héros les tronçons voler jusqu’au palais. La lutté était ardente.

L’hôte royal les pria de cesser ; les chevaux furent emmenés. On apercevait maints forts boucliers, brisés, maintes nobles pierreries répandues sur le gazon, ainsi que les plaques des rondaches brillantes. C’était le résultat des chocs.

Les convives du roi allèrent s’asseoir dans l’ordre prescrit. Beaucoup de nobles mets et aussi du vin délicieux, qu’on servit à profusion, leur firent oublier la fatigue. Aux étrangers et à ceux du pays on ne fit pas peu d’honneur.

En grandes réjouissances ils passèrent le jour. Nombre de gens errants s’y montrèrent, qui ne furent guère oisifs. Ils servaient pour des récompenses les riches seigneurs qu’ils trouvaient là. Le pays entier de Sigemunt fut comblé de louanges.

Le Roi donna au jeune Siegfrid l’investiture des villes et des campagnes, comme il l’avait reçue lui-même. Sa main fut prodigue envers ses frères d’armes. Ils se félicitaient du voyage qui les avait conduits dans ce pays.

La fête se prolongea jusqu’au septième jour. Sigelint la Riche, suivant l’usage antique, distribua de l’or rouge pour l’amour de son fils, car elle voulait lui assurer le dévoûment de tous ses hôtes.

On ne trouvait plus guère de pauvres errants. Le roi et la reine octroyaient chevaux et vêtements, comme s’ils n’avaient plus eu qu’un jour à vivre. Jamais cour de roi ne déploya, je crois, autant de munificence.

La fête se termina par des cérémonies dignes de louanges. Des seigneurs puissants dirent souvent depuis lors qu’ils auraient voulu avoir le jeune chef pour maître. Mais Siegfrid ne le désirait pas, le beau jeune homme.

Aussi longtemps que Sigemunt et Sigelint vécurent l’un et l’autre, leur enfant, si cher à tous deux, refusa de porter la couronne ; mais il voulait être le maître, ce guerrier brave et hardi, pour repousser tous les dangers qui pouvaient menacer le pays.

Nul n’osait l’insulter. Depuis qu’il prit les armes, il ne se reposa guère, cet illustre héros. Il ne se plaisait que dans les combats, et la puissance de son bras le fit connaître dans les royaumes étrangers.

III. COMMENT SIEGFRID VINT À WORMS

Aucune souffrance d’amour n’agitait le jeune chef. Il entendit conter qu’il y avait en Burgondie une belle vierge, faite à souhait, par qui il éprouva depuis bien des joies et bien des calamités.

Sa beauté extraordinaire était connue au loin et aussi les sentiments altiers que plus d’un héros avait rencontrés chez la jeune fille. Cela attirait beaucoup d’hôtes du pays de Gunther.

Quoiqu’on en vît un grand nombre sollicitant son amour, Kriemhilt ne pouvait se résoudre dans son cœur à choisir l’un d’eux pour ami. Il lui était encore inconnu celui à qui elle fut soumise depuis.

Il songea à ce haut amour, le fils de Sigelint. Devant la sienne, les poursuites des autres n’étaient que du vent ; il était bien digne d’obtenir l’affection d’une belle femme. Depuis lors, la noble Kriemhilt devint l’épouse du hardi Siegfrid.

Comme ses parents et ses hommes lui conseillaient, puisqu’il portait son esprit vers un fidèle amour, de s’adresser à une femme qui lui convînt, le noble Siegfrid parla : « Je veux prendre Kriemhilt,

« La belle jeune fille du pays des Burgondes, pour sa beauté sans pareille. Il m’est bien connu qu’il n’est pas d’empereur si puissant qui, voulant choisir une femme, ne tâchât d’obtenir cette puissante reine. »

Sigemunt apprit cette nouvelle : ses fidèles en parlèrent et ainsi il connut la volonté de son enfant. Ce lui fut une grande peine qu’il voulût prétendre à cette superbe vierge.

Cela affligea aussi Sigelint, la femme du très noble roi ; elle eut grand souci pour la vie de son enfant, car elle connaissait bien Gunther et ses hommes. On s’efforça de détourner le héros de sa poursuite.

Alors le hardi Siegfrid parla ainsi : « Mon père bien-aimé, sans amour de noble femme je veux toujours vivre, si je ne me tourne là où mon cœur a grande affection. » Tout ce qu’on put dire fut pour lui conseil inutile.

« Si pourtant tu ne veux renoncer à ton projet, dit le roi, je te seconderai activement, et je ferai tout mon possible pour t’aider à l’accomplir. Cependant le roi Gunther a beaucoup d’hommes altiers.

« Et quand il n’y aurait personne autre que Hagene, la forte épée, il est en son arrogance tellement hautain, que je crains beaucoup qu’il ne nous arrive malheur, si nous voulons obtenir la jeune fille superbe. »

— « Quel danger peut nous menacer ? dit Siegfrid. Ce que je ne puis obtenir de lui amicalement, je puis le conquérir par la force de mon bras ; je crois que je soumettrai à la fois le pays et ceux qui l’habitent. »

Alors le seigneur Sigemunt répondit : « Ton discours me déplaît. Quand la nouvelle en sera dite sur le Rhin, tu ne pourras plus chevaucher au pays de Gunther. Gunther et Gêrnôt me sont connus depuis longtemps.

« Personne ne peut par force conquérir cette vierge. » Ainsi parla le roi Sigemunt, cela m’a été assuré. « Mais veux-tu néanmoins chevaucher dans ce pays avec des guerriers ? Si nous avons des amis, ils seront bientôt prêts. »

Siegfrid répondit : « Je n’ai pas le dessein de me faire suivre par mes guerriers comme par une armée en marche ; je serais bien au regret si je devais conquérir ainsi la vierge superbe.

« Mon bras seul saura bien l’obtenir ; je veux, moi douzième, aller au pays de Gunther. Vous voudrez bien m’aider en cela, ô Sigemunt, mon père. » Et l’on donna à ses guerriers des vêtements garnis de fourrures grises et bigarrées.

Et sa mère Sigelint apprit aussi cette nouvelle. Elle commença de s’attendrir sur son enfant bien-aimé, qui devait périr, craignait-elle, par la main des hommes de Gunther. La noble reine se prit à pleurer bien fort.

Siegfrid, le jeune chef, se rendit auprès d’elle et parla à sa mère avec bonté : « Ô dame, vous ne devez point pleurer à cause de mon dessein ; car certes je n’ai nul souci de tous mes ennemis.

« Aidez-moi à accomplir mon voyage au pays des Burgondes ; que moi et mes guerriers nous ayons des vêtements tels que de si fiers guerriers les puissent porter avec honneur. En vérité, je vous en remercierai bien sincèrement. »

— « Puisque tu ne veux pas y renoncer, dit dame Sigelint, je t’aiderai pour ton voyage, ô mon unique enfant ; je donnerai à toi et à tes compagnons les meilleurs habits que porta jamais chevalier. Vous en aurez assez. »

Alors Siegfrid, le jeune homme, s’inclina devant la reine et parla : « Pour mon voyage je ne veux prendre que douze guerriers. Qu’on prépare des vêtements pour eux. Je verrai volontiers ce qui en est de Kriemhilt. »

Alors de belles femmes restèrent assises nuit et jour sans se livrer au repos, jusqu’à ce que les habits de Siegfrid fussent terminés. Il conservait la ferme résolution d’entreprendre son voyage.

Son père lui fit faire un costume de chevalier, qu’il devait porter en quittant le pays de Sigemunt. Plus d’une cotte d’armes fut préparée, ainsi que des heaumes épais et des boucliers brillants et larges.

Le temps de leur voyage vers les Burgondes approchait. Et hommes et femmes commençaient à se demander, soucieux, si jamais ils reviendraient au pays. Les héros firent mettre sur des bêtes de somme, armes et vêtements.

Leurs chevaux étaient beaux et le harnais était en or rouge. Il n’était pas à craindre que personne se comportât avec plus d’audace que Siegfrid et ses hommes. Il désirait partir pour le pays des Burgondes.

Tristement pleurèrent sur lui la reine et le roi. Il les consola tous deux avec affection, et parla : « Vous ne devez point pleurer à cause de moi ; soyez sans souci pour ma vie. »

C’était une douleur pour les guerriers ; mainte femme aussi pleura. Leur cœur leur disait réellement, j’imagine, qu’un si grand nombre de leurs amis devaient trouver la mort. Ils gémissaient avec raison ; ils pressentaient la catastrophe.

Au septième jour, à Worms, sur le sable chevauchaient ces braves. Leurs vêtements étaient d’or rouge et leurs harnais bien travaillés. Les chevaux s’avançaient majestueusement portant les hommes de l’intrépide Siegfrid.

Leurs boucliers étaient neufs, brillants et larges et leurs heaumes magnifiques, lorsqu’il chevaucha vers la cour, Siegfrid le hardi, dans le pays de Gunther. Jamais à des héros on ne vit un équipement si magnifique.

La pointe des épées tombait jusqu’aux éperons. Ils portaient des lances aiguës, les chevaliers d’élite. Siegfrid en portait une bien large de deux empans, dont le tranchant coupait épouvantablement.

Ils tenaient à la main les rênes dorées ; les housses étaient de soie. Ainsi ils entrèrent dans le pays. Partout le peuple les considérait d’abord bouche béante. Et beaucoup d’hommes de Gunther étaient accourus à leur rencontre.

Ces guerriers au grand courage s’avancèrent vers les chefs étrangers, comme il était de droit, et reçurent les hôtes dans le pays de leur seigneur. Ils leur prirent des mains leur bouclier et les rênes de leurs destriers.

Ils voulaient conduire les chevaux vers le palais. Mais aussitôt Siegfrid le Hardi s’écria : « Laissez là nos chevaux, à moi et à mes hommes ! Bientôt nous partirons de ce lieu ; car nous avons de bonnes intentions.

« Celui qui sait la vérité voudra bien me répondre : il me dira où je puis trouver Gunther, le très puissant roi des Burgondes. » L’un d’eux à qui cela était bien connu lui répondit :

« Voulez-vous voir le roi, cela peut très bien se faire. Dans cette grande salle je l’ai vu avec ses héros ; vous entrerez et vous pourrez l’y trouver avec maints guerriers superbes. »

Alors on annonça au roi qu’il était arrivé, des guerriers magnifiquement vêtus, qu’ils portaient de riches cottes d’armes et un équipement superbe et que personne ne les connaissait au pays des Burgondes.

Le roi étonné aurait voulu savoir d’où venaient ces fiers guerriers, en vêtements si brillants, si riches et avec de si bons boucliers neufs et larges. Personne ne pouvait le lui dire, et cela le tourmentait.

Alors Ortwîn de Metz, qui était puissant et brave, répondit au roi : « Puisque nous ne savons qui ils sont, il faut faire appeler mon oncle Hagene et vous les lui ferez voir.

« Les royaumes et les terres étrangères lui sont connus : s’il sait quels sont ces seigneurs, il nous le dira. » Le roi le pria de venir et avec lui ses hommes. On le vit s’avancer superbement en la cour avec ses guerriers.

Hagene demandait ce que voulait le Roi. « Il y a dans ma demeure des héros que personne ici ne connaît. Si tu les as vus déjà, Hagene, tu me feras connaître la vérité. »

— « Je le ferai, dit Hagene. » Il alla vers une fenêtre, et tournant ses yeux vers les étrangers, il les examina. Leurs armes et tout leur équipement lui plurent. Il ne les avait jamais vus au pays des Burgondes.

Il parla : « De quelque part que ces guerriers soient venus vers le Rhin, ils doivent être des chefs ou des messagers de chefs. Leurs destriers sont beaux et leurs habits magnifiques. D’où qu’ils viennent, ce sont des héros de grand courage.

« Certes, ajouta Hagene, je veux bien le dire : quoique je n’aie point vu Siegfrid, pourtant je suis tout disposé à croire, d’après ce qu’il me parait, que c’est là le héros qui s’avance si majestueusement.

« Il apporte des nouvelles en ce pays. La main de ce guerrier a vaincu les hardis Nibelungen, Schilbung et Nibelung, ces fils d’un roi puissant. Il accomplit de grandes merveilles par la force de son bras.

« Comme le héros chevauchait seul et sans suite, il rencontra au pied d’une montagne, ainsi m’a-t-il été dit, près du trésor de Nibelung[5], beaucoup d’hommes hardis, qu’il ne connaissait pas, mais qu’il apprit à connaître alors.

« Tout le trésor de Nibelung avait été apporté hors de la montagne creuse. — Maintenant, écoutez le récit de ces merveilles. — Comme les Nibelungen se mettaient à le partager, Siegfrid les vit et le héros en fut étonné.

« Il vint si près d’eux, qu’il aperçut les guerriers et que les guerriers le virent aussi. L’un d’eux s’écria : « Voici venir le fort Siegfrid, le héros du Nîderlant. » Il lui advint chez les Nibelungen des aventures très extraordinaires.

« Schilbung et Nibelung reçurent fort bien le brave Siegfrid. De commun accord ils prièrent le noble jeune chef, l’homme très beau, de partager le trésor entre eux. Ils le désiraient si ardemment que Siegfrid commença à les écouter.

« Il vit là tant de pierreries, d’après ce que nous avons entendu dire, que cent chariots à quatre roues n’auraient pu les porter, et une quantité plus grande encore d’or rouge du pays de Nibelung. La main du hardi Siegfrid devait partager tout cela.

« Ils lui donnèrent pour sa peine l’épée de Nibelung. Mais ils étaient peu satisfaits du service que leur rendait Siegfrid le bon héros : il ne put en venir à bout, tant ils étaient d’humeur colère.

« Il ne put parvenir à partager le trésor, car les hommes des deux rois se mirent à lui chercher querelle. Mais avec l’épée de leur propre père, appelée Balmung, il leur enleva et le pays et le trésor de Nibelung.

« Ils avaient là pour amis douze hommes hardis, qui étaient de forts géants ; mais à quoi bon ? Siegfrid les abattit de sa main furieuse et dompta sept cents guerriers du pays de Nibelung,

« Avec la bonne épée qui s’appelait Balmung. Par la grande crainte qu’inspiraient à nombre de jeunes guerriers l’épée et l’homme hardi, le pays et les cités se soumirent à lui.

« Déjà il avait frappé à mort les deux rois puissants, quand sa vie fut mise en grand danger par Albrich, qui fit de puissants efforts pour venger ses maîtres, jusqu’à ce qu’il éprouvât lui-même la grande force de Siegfrid.

« Le nain vigoureux ne put lui résister. Comme des lions sauvages ils coururent sur la montagne, où il enleva encore à Albrich la Tarnkappe[6]. Ainsi Siegfrid se rendit maître du trésor, l’homme terrible.

« Ceux qui osèrent le combattre, ceux-là furent tous vaincus. Aussitôt il fit transporter et déposer le trésor là où l’avaient pris les hommes de Nibelung. Albrich le très fort en devint le gardien.

« Il dut lui jurer son serment qu’il le servirait comme un fidèle serviteur. Dès cet instant en toutes choses il lui fut dévoué. » Ainsi parla Hagene de Troneje : « Voilà ce que fit Siegfrid ; jamais aucun guerrier ne conquit plus grande puissance.

« Et je sais encore de lui des choses plus extraordinaires qui me sont bien connues. La main du héros a tué Le Dragon. Il se baigna dans son sang et sa peau est devenue comme de la corne ; on l’a vu souvent, aucune arme ne l’entame.

« Nous devons recevoir au mieux le jeune chef afin que nous n’excitions pas la haine de ce guerrier rapide. Son corps est si beau qu’on est porté à l’aimer. Il a par sa force accompli tant de merveilles ! »

Alors parla le roi puissant : « Tu peux bien avoir raison : vois, comme ils se tiennent prêts au combat à la façon des héros, ces guerriers et lui, l’homme très hardi. Nous devons descendre à la rencontre de cette forte épée. »

— « Vous pouvez le faire sans déshonneur, dit Hagene ; il est de noble race, fils d’un roi puissant. Il est préoccupé, me paraît-il ; le Christ sait pourquoi. Ce n’est pas pour de petites aventures qu’il a chevauché jusqu’ici. »

Alors le roi du pays dit : « Qu’il nous soit le bienvenu ; il est noble et brave, je l’ai bien appris. Cela lui sera utile dans le pays des Burgondes. » Et le roi Gunther alla trouver Siegfrid.

L’hôte royal et ses hommes reçurent l’étranger de telle façon que leur courtoisie ne fut pas en défaut. Le gracieux seigneur s’inclina, voyant qu’on lui adressait de si beaux saluts.

« Je m’étonnais de cette nouvelle, dit aussitôt le Roi, que vous soyez venu, noble Siegfrid, jusque dans ce pays. Qu’êtes-vous venu chercher à Worms sur le Rhin ? » L’étranger dit au Roi : « Je ne vous le cacherai point.

« Le récit me fut fait au pays de mon père qu’ici, près de vous, se trouvaient (j’ai voulu m’en assurer) les plus hardis guerriers que jamais roi ait réunis ; j’en ai beaucoup entendu parler, et pour cela je suis venu jusqu’ici.

« Je vous entendis aussi citer pour votre valeur ; jamais on ne vit, dit-on, roi plus brave. Les gens en parlent beaucoup dans tous les pays. Maintenant, je ne veux point partir sans avoir mis votre bravoure à l’épreuve.

« Je suis aussi, moi, un guerrier et je porterai la couronne. Je voudrais faire en sorte, qu’on dît de moi que je possède avec droit et les gens et le royaume. Pour le mériter j’exposerai mon honneur et ma vie.

« Maintenant, que vous soyez aussi puissant qu’on me l’a dit, je ne m’en inquiète guère ; que cela fasse à quelqu’un peine ou plaisir, je veux vous arracher ce que vous possédez, campagnes et burgs, et me les soumettre. »

Le Roi s’étonna, et ses hommes avec lui, des paroles que Siegfrid leur adressait et de ce qu’il voulait lui enlever son pays. En entendant cela ces guerriers furent agités de colère.

« Comment, dit le roi au héros, ai-je mérité de perdre par la violence d’un étranger le royaume que mon père a longtemps gouverné avec honneur ; nous ferons voir à votre dam que nous pratiquons aussi la chevalerie. »

— « Je ne m’en départirai pas, répondit l’homme hardi, si tes terres ne peuvent avoir la paix par ta valeur, je veux toutes les conquérir. Mais aussi mon héritage, si ta force te le fait obtenir, te sera soumis.

« Ton héritage et le mien seront un égal enjeu. À celui qui pourra triompher de l’autre tout obéira, les gens et aussi les terres. » Alors Hagene et Gêrnôt répondirent à l’instant :

« Nous n’avons aucun désir, dit Gêrnôt, de conquérir des terres et pour ce motif de faire périr quelqu’un par la main des guerriers. Nous avons de riches pays qui nous obéissent d’après la justice et qui ne seraient à nul autre aussi dévoués qu’à nous. »

Tous ses amis enflammés de fureur se trouvaient là. Parmi eux était Ortwîn de Metz ; il dit : « La conciliation est pour moi un dur tourment. Le fort Siegfrid vous a provoqué sans motif.

« Si vous et vos frères vous n’en avez pas le courage, quand même il conduirait avec lui toute une armée royale, j’oserai bien le combattre de façon que désormais l’homme hardi renonce, et pour de bonnes raisons, à sa grande outrecuidance. »

Ceci alluma rudement la colère du héros du Nîderlant ; il dit : « Ton bras ne peut se mesurer avec le mien. Je suis un roi puissant et tu n’es que l’homme du roi. Douze comme toi ne pourraient me résister dans le combat. »

« Aux épées ! cria soudain Ortwîn de Metz. » Certes il était digne d’être le fils de la sœur de Hagene de Troneje. Le roi était tourmenté de ce que celui-ci se taisait si longtemps ; Gêrnôt s’interposa, ce chevalier brave et respecté.

Il dit à Ortwîn : « Calmez votre colère, le seigneur Siegfrid n’a encore rien fait de tel que nous ne puissions tout terminer avec courtoisie. Tel est mon avis. Ayons-le pour ami et il nous en reviendra de l’honneur. »

Alors le fort Hagene parla : « Cela nous fâche, nous et tous tes guerriers, qu’il ait chevauché ici sur le Rhin pour combattre : il aurait dû y renoncer ; mes hommes ne lui ont jamais fait pareille offense. »

Siegfrid répondit, l’homme puissant : « Ce que j’ai dit, vous blesse-t-il, seigneur Hagene ? Alors c’est à vous de choisir, si vous voulez que mes mains deviennent terribles aux Burgondes. »

Mais Gêrnôt s’écria : « Seul, moi je l’empêcherai. » Et il défendit à ses guerriers de parler avec outrecuidance, parce qu’il en avait déplaisir. Siegfrid aussi pensait à la vierge superbe.

« Mais, dit Gêrnôt, pourquoi nous faudrait-il combattre contre vous. Si des héros doivent succomber dans la lutte, nous en aurions peu d’honneur, et vous, peu de profit. » Alors Siegfrid, le fils du roi Sigemunt, répondit :

« Pourquoi Hagene et Ortwîn hésitent-ils à courir au combat avec leurs amis qui sont en si grand nombre parmi les Burgondes ? » Mais on mit fin à tous ces discours ; l’avis de Gêrnôt prévalut.

« Vous nous serez les bien-venus, dit le fils de Uote, vous et vos compagnons qui sont arrivés avec vous. Nous vous rendrons volontiers service moi et ma parenté. » Et on fit verser aux étrangers le vin de Gunther.

Alors le chef du pays parla : « Tout ce que nous avons est à vos ordres suivant l’honneur ; ainsi vous seront soumis et seront partagés avec vous, corps et biens. » À ces mots l’humeur du seigneur Siegfrid se radoucit un peu.

On fit soigner leurs équipements et on chercha pour les écuyers de Siegfrid les meilleurs logements qu’on put trouver. On leur arrangea de bons appartements. Depuis lors, chacun vit très volontiers l’étranger parmi les Burgondes.

On lui fit de grands honneurs pendant plusieurs jours, mille fois plus que je ne puis dire : sa force lui méritait cela, on peut bien le croire. Il n’arrivait guère que quelqu’un le voyant lui portât de la haine.

Dans tous les divertissements du roi et de ses hommes, il leur était toujours supérieur. Quoi que l’on entreprit, si grande était sa force, que personne ne pouvait l’égaler, soit qu’on jetât la pierre, soit qu’on lançât la flèche.

Et comme on se livrait toujours aux jeux avec courtoisie devant les femmes, on voyait très volontiers le héros du Nîderlant. Il avait tourné son cœur vers un haut amour.

À la cour, les belles femmes voulaient savoir la nouvelle : De quel pays étranger est ce fier héros ? Son corps est si beau ! Si riche est son équipement ! Beaucoup leur répondirent : « C’est le roi du Nîderlant. »

N’importe à quel exercice on voulait se livrer, il était toujours prêt. Il portait en son cœur une vierge digne d’amour qu’il n’avait pas encore vue, et elle aussi le portait en son cœur et secrètement elle lui adressait en elle-même de bien douces paroles.

Quand les jeunes hommes, chevaliers et écuyers, joutaient dans la cour, Kriemhilt, la princesse respectée, le regardait souvent par la fenêtre, et alors elle ne désirait pas d’autres divertissements.

S’il avait su qu’elle le voyait, celle qu’il portait dans son âme, grande eût été sa joie ; si ses yeux avaient pu la voir, je puis l’affirmer, rien de plus doux en ce monde n’eût pu lui arriver.

Lorsqu’il se tenait près des guerriers dans la cour, ainsi qu’on fait dans les jeux, le fils de Sigelint paraissait si digne d’amour, que mainte femme le désirait par tendresse de cœur.

Il pensait aussi souvent : Comment arriverai-je à voir de mes yeux cette noble vierge que j’aime de toute mon âme et depuis si longtemps ? Elle m’est encore inconnue et je ne puis pas ne pas en être affligé.

Lorsque les rois puissants chevauchaient en leur pays, les guerriers devaient les suivre sans retard et avec eux aussi Siegfrid : c’était une douleur pour les femmes. Souvent à cause de son amour, il ressentait grande souffrance.

Ainsi il vécut auprès des chefs — telle est la vérité — dans le pays de Gunther une année tout entière, sans avoir vu la femme si digne d’amour, par qui lui advint ensuite beaucoup de bonheur et beaucoup d’affliction.

IV. COMMENT SIEGFRID COMBATTIT LES SAHSEN.

Des nouvelles étranges arrivèrent dans le pays de Gunther : des messagers lui étaient envoyés de loin par des guerriers inconnus, lesquels lui portaient de la haine. Quand on entendit ces récits, il y eut vraiment un grand effroi.

Je vous nommerai ces guerriers : c’étaient Liudgêr, du pays des Sahsen, un chef puissant et respecté, et aussi le roi Liudgast du Tenemark[7]. Ils conduisaient dans cette expédition beaucoup de chefs superbes.

Les messagers que lui envoyaient ses ennemis étaient arrivés dans le pays de Gunther. On demanda à ces hommes inconnus la nouvelle qu’ils apportaient, et on les fit paraître promptement à la cour, devant le roi.

Le roi les salua courtoisement et dit : — « Soyez les bienvenus. Celui qui vous a envoyés, je ne le connais pas ; vous me ferez entendre qui c’est. » Ainsi parla le bon roi. Ils craignaient grandement la fureur de Gunther.

— « Voulez-vous permettre, ô roi, que nous vous disions le message que nous vous apportons ; nous ne vous le cacherons pas. Nous vous nommerons les chefs qui nous ont envoyés ici. Liudgast et Liudgêr veulent vous visiter dans votre terre.

« Vous avez mérité leur colère ; nous avons parfaitement entendu que ces deux chefs vous portent grande haine. Ils veulent mener une armée à Worms sur le Rhin. Beaucoup de guerriers les secondent, soyez-en averti.

« Dans douze semaines l’expédition doit se faire. Si vous avez de bons amis, faites-les venir en hâte, afin qu’ils conservent la paix à vos burgs et à vos campagnes. Bien des casques et bien des boucliers seront brisés ici.

« Ou bien si vous voulez traiter avec nos chefs, faites-leur des offres. Ainsi n’approcheront pas les nombreuses bandes de vos puissants ennemis, qui s’avancent pour l’affliction de votre âme ; car par eux doivent périr beaucoup de bons chevaliers très renommés.

— « Attendez quelque temps, je vous ferai connaître ma volonté quand j’aurai mieux réfléchi, dit le bon roi. À tous mes preux je ne cacherai rien : je me plaindrai à mes fidèles de ce message de violence. »

C’était un grand souci pour Gunther le riche. Ce message ne sortait pas de son esprit. Il fit mander Hagene et d’autres de ses hommes. Il ordonna aussi d’aller très promptement à la cour de Gêrnôt.

Alors arrivèrent là les meilleurs guerriers qu’on pût trouver. Il dit : — « On veut venir nous attaquer ici dans notre pays avec de fortes armées ; veuillez en prendre souci. » Gêrnôt répondit ceci, le chevalier brave et estimé :

— « Nous nous défendrons avec l’épée, » ainsi dit Gêrnôt : « Ceux-là seuls meurent qui sont destinés à mourir ; laissons-les couchés dans la mort. Je ne puis pour cela oublier mon honneur. Nos ennemis nous seront les bienvenus. »

Alors parla Hagene de Trojene : — « Cela ne me paraît pas bon : Liudgast et Liudgêr portent loin l’outrecuidance. Nous ne pouvons avertir tous nos hommes en si peu de temps — ainsi s’exprima le guerrier hardi, — il faut en parler à Siegfrid. »

On donna des logements dans la ville aux messagers. Quoique ce fussent des ennemis, Gunther le puissant ordonna de les très bien servir (ce qui fut parfaitement exécuté), jusqu’à ce qu’il se fût assuré qui d’entre ses fidèles voulait le soutenir.

Plein de souci, le roi ressentait de vifs tourments. Un très vaillant chevalier, ignorant encore ce qui lui était arrivé, le vit ainsi affligé. Il pria le roi Gunther de lui en apprendre la cause.

— « Je m’étonne de cette grande merveille, dit Siegfrid, que vous ayez ainsi changé les façons joyeuses qui pendant si longtemps vous étaient habituelles. » Gunther, le guerrier magnifique, lui répondit :

— « Je ne puis dire à tout le monde les graves préoccupations qu’il me faut porter en secret dans mon cœur. On doit se plaindre de ses tourments de cœur à ses amis. » La figure de Siegfrid devint rouge et pâle.

Il parla ainsi au roi : — « Je ne vous ai rien refusé. Je vous porterai secours dans toutes vos peines. Cherchez-vous un ami, je serai le vôtre, et vous serai fidèle avec honneur jusqu’à ma mort. »

— « Que Dieu vous récompense, seigneur Siegfrid ; vos paroles me plaisent. Et quand personne ne me porterait secours, je me réjouirais de la nouvelle, puisque vous m’êtes si dévoué. Que je vive encore quelque temps et il vous en sera tenu compte.

« Je veux vous faire entendre pourquoi je suis affligé. Par des messagers de mes ennemis j’ai appris qu’ils voulaient me poursuivre jusqu’ici avec des armées, injure que jamais guerriers ne nous ont fait subir dans notre pays. »

— « Ne vous en préoccupez nullement, dit Siegfrid ; calmez vos esprits ; faites ce que je vous demande. Laissez-moi défendre votre honneur et votre intérêt, et priez vos guerriers qu’ils vous viennent en aide.

« Quand vos forts ennemis auraient trente mille hommes, je leur résisterai, n’en eussé-je que mille. Laissez m’en le soin. » Le roi Gunther dit : — « Toujours je vous en serai reconnaissant. »

— « Ainsi, faites-moi obtenir mille de vos hommes, car de mon côté je n’ai que douze guerriers avec moi ; je défendrai votre terre. La main de Siegfrid vous servira toujours fidèlement ;

« Et nous viendront en aide Hagene et aussi Ortwîn, Dancwart et Sindolt, vos guerriers préférés. Volkêr marchera avec nous, l’homme hardi, et il portera l’étendard ; je ne puis le confier à personne mieux qu’à lui.

« Laissez chevaucher les messagers vers le pays de leurs maîtres. Qu’on leur fasse savoir qu’ils nous verront bientôt, afin que nos burgs restent en paix. » Alors le roi fit avertir à la fois et ses hommes et sa parenté.

Les écuyers de Liudgêr parurent à la cour ; ils étaient très joyeux de ce qu’ils allaient rentrer en leur pays. Gunther le bon roi leur donna de riches présents et leur accorda une escorte. Ils étaient fiers de cet accueil.

— « Maintenant dites à mes puissants ennemis, ajouta Gunther, qu’ils feraient très bien de renoncer à leur expédition ; mais s’ils veulent venir me chercher ici dans ma terre et si mes fidèles ne m’abandonnent pas, ils auront fort à faire. »

Alors on apporta de riches présents aux messagers ; Gunther en avait assez à distribuer ! Les hommes de Liudgêr ne voulurent pas les refuser. Quand ils eurent pris congé, ils partirent joyeusement.

Lorsque les envoyés furent arrivés en Tenemark et que le roi Liudgast eut appris comment ils venaient du Rhin et qu’il connut l’outrecuidance des Burgondes, il en fut fortement irrité.

Ils dirent que ceux-ci avaient beaucoup d’hommes intrépides et qu’ils avaient vu parmi eux un guerrier qui était appelé Siegfrid, un héros du Nîderlant. Liudgast en eut grand souci.

Lorsque ceux du Tenemark ouïrent cela, ils se hâtèrent d’autant plus de réunir des alliés, jusqu’à ce que Liudgast eût gagné à son expédition vingt mille guerriers parmi les hommes hardis.

Le brave Liudgêr, chef des Sahsen, les appela à lui et parvint à rassembler quarante mille hommes et encore plus, avec lesquels il voulait chevaucher contre le pays des Burgondes. Le roi Gunther avait aussi envoyé dans son royaume,

Vers ses parents et vers les hommes de son frère qui voulaient marcher dans cette guerre et aussi vers les guerriers de Hagene. Ces héros devaient veiller au péril. Bien des guerriers trouvèrent la mort dans cette lutte.

Ils se préparèrent en hâte pour l’expédition. Au moment du départ, Volkêr, l’homme hardi, porta l’étendard, et quand ils quittèrent Worms sur le Rhin, Hagene de Trojene fut le chef des bandes.

Avec eux chevauchaient aussi Sindolt et le brave Hûnolt qui étaient capables de bien mériter l’or de Gunther ; Dancwart, le frère de Hagene, et puis Ortwîn, qui certes pouvait avec honneur faire partie de l’armée.

— « Seigneur roi, restez ici, dit Siegfrid, puisque vos guerriers veulent bien me suivre, restez près des femmes et portez haut votre courage. J’ai confiance que je saurai défendre à la fois votre honneur et vos biens.

« Ceux qui voulaient vous attaquer à Worms sur le Rhin — ce que je saurai bien empêcher — pourront demeurer chez eux. Nous chevaucherons si rudement dans leur pays, que leur outrecuidance se changera en affliction. »

Quittant le Rhin, ils chevauchèrent avec leurs guerriers à travers la Hesse, contre le pays des Sahsen, où bientôt on combattit. Par pillage et incendie ils dévastèrent tellement le pays, que les deux chefs l’apprirent avec douleur :

Ils arrivèrent sur la Marche ; les écuyers se hâtaient. Siegfrid, le très fort, se prit à demander : — « Qui sera chargé de défendre notre suite maintenant ? Jamais chevauchée n’a été plus destructive pour les Sahsen. »

Ils répondirent : — « Que les jeunes gens veillent sur les chemins avec le hardi Dancwart ; c’est un guerrier rapide, nous en perdrons d’autant moins de monde par la main des hommes de Liudgêr. Que lui et Ortwîn forment aujourd’hui l’arrière-garde. »

— « Moi-même je chevaucherai, dit Siegfrid, la bonne épée, et je ferai bonne garde contre les ennemis, jusqu’à ce que je parvienne à rencontrer ces guerriers. » Et il fut bientôt armé, le fils de la belle Sigelint.

Comme il voulait avancer, il confia l’armée à Hagene et à Gêrnôt, ces hommes très braves. Puis il chevaucha seul vers le pays des Sahsen. En ce jour, plus d’un casque fut brisé par lui.

Il vit devant lui, campée dans la plaine, une grande armée, qui surpassait innombrablement sa troupe. Ils étaient bien quarante mille ou encore plus. Plein d’une noble ardeur, Siegfrid les voyait avec grande joie.

Là aussi un guerrier s’était avancé contre l’ennemi pour faire la garde, et il était très vigilant. Le seigneur Siegfrid le vit, et ce brave guerrier vit Siegfrid. Aussitôt tous deux commencèrent à se surveiller l’un l’autre.

Je vous dirai qui était celui qui faisait ainsi la garde. Il portait à la main un brillant bouclier d’or : c’était le roi Liudgast, qui veillait sur ses bandes. Le très noble étranger bondit superbement.

Le chef Liudgast lui jeta aussi des regards furieux. Ils enlevèrent leurs chevaux, l’éperon dans le flanc. De toute leur force ils poussaient les lances sur les boucliers l’un de l’autre. Le roi puissant fut en ce moment saisi d’un grand trouble.

Après ce coup porté, les coursiers emportèrent les deux fils de roi, l’un passant devant l’autre comme si une tempête eût soufflé ; mais avec la bride ils les ramenèrent en bons chevaliers. Ils s’attaquèrent avec l’épée, ces deux hommes qu’animait la colère.

Alors le seigneur Siegfrid frappa si violemment, que toute la plaine en retentit. Des casques et des grandes épées jaillissaient les étincelles rouges de feu sous la main des héros. Chacun d’eux avait trouvé dans son adversaire son égal,

Car Liudgast frappait aussi sur son ennemi maints et maints coups furieux. Leur bras à tous deux tombait rudement sur le bouclier de l’adversaire. Trente de ses hommes s’étaient aperçus du combat, mais avant qu’ils arrivassent, Siegfrid avait remporté la victoire.

Par trois fortes blessures qu’il fit au roi à travers sa blanche cotte d’armes — elle était cependant bien bonne ! — le sang jaillit des blessures sous le tranchant de l’épée. Le courage du roi Liudgast en fut abattu.

Il pria son ennemi de lui laisser la vie, lui tendit la main et lui dit qu’il s’appelait Liudgast. En ce moment arrivèrent ses guerriers qui avaient bien vu ce qui était arrivé aux deux champions qui faisaient la garde.

Quand Siegfrid voulut emmener le vaincu, il fut assailli par trente de ses hommes ; alors la main du héros défendit son puissant prisonnier en portant des coups prodigieux. Depuis lors, il causa de plus grands dommages encore, le guerrier aux belles couleurs.

Vaillamment il les tua tous les trente, sauf un qu’il laissa vivre. Celui-là chevaucha rapidement et raconta la nouvelle de ce qui venait d’arriver. Aussi pouvait-on voir toute la vérité à son casque rougi.

Ceux du Tenemark, quand ils l’apprirent, éprouvèrent douleur et colère de ce que leur chef était pris. On le dit à son frère qui, pris d’une rage intraitable, commença à mugir, comme si on l’eût fait souffrir lui-même.

Liudgast le héros fut emmené par le bras puissant de Siegfrid aux hommes du roi Gunther. Il le recommanda à Hagene ; quand celui-ci apprit que c’était le roi, ce ne lui fut pas une médiocre joie.

On ordonna aux Burgondes de replier leurs bannières. — « En avant ! dit Siegfrid , bien des choses seront accomplies avant que le jour soit à sa fin, si je conserve la vie. Cela attristera plus d’une belle femme au pays des Sahsen.

« Vous, héros du Rhin, suivez-moi, je puis vous conduire vers l’armée de Liudgêr. Vous verrez briser les casques par la main des vaillants guerriers. Avant que nous retournions, vous éprouverez bien des alarmes.

Gêrnôt et ses hommes s’élancent vers leurs chevaux. Aussitôt le barde intrépide, le Seigneur Volkêr, soulève le drapeau et chevauche devant la bande ; la suite se prépare aussi bravement au combat.

Ils n’étaient pas plus de mille hommes, plus douze chefs. La poussière commença à poudroyer sur les routes ; ils chevauchaient à travers la plaine. On voyait étinceler plus d’un splendide bouclier.

Les Sahsen étaient aussi venus avec leurs escadrons et leurs épées bien fourbies, comme je l’ai appris depuis. Aux mains des héros elles coupaient bien, les épées ! Ils voulaient défendre burgs et terres contre les étrangers.

La troupe du chef des bandes s’ébranla en avant. Siegfrid marchait aussi avec les hommes qu’il avait emmenés du Nîderlant. Dans la tempête de ce jour, plus d’une main devint sanglante.

Sindolt et Hûnolt et aussi Gêrnôt frappèrent à mort maints guerriers dans le combat, avant qu’ils eussent pus sentir combien grande était leur bravoure. Plus d’une belle femme en pleura depuis.

Volkêr et Hagene et aussi Ortwîn souillèrent dans la mêlée l’éclat de maints casques par le sang qu’ils faisaient couler, ces hommes terribles comme la tempête. Maint prodige de valeur fut accompli par Dancwart.

Ceux du Tenemark essayèrent aussi la force de leurs bras, et l’on entendait les boucliers retentir sous les chocs et sous les épées acérées dont on frappait sans cesse. Les Sahsen, braves au combat, firent un grand carnage.

Les Burgondes se ruaient dans la mêlée et taillèrent plus d’une large blessure. On voyait ruisseler le sang sur les selles. Ainsi cherchaient l’honneur, les bons et braves héros.

On entendait les armes acérées retentir bruyamment aux mains des guerriers là où ceux du Nîderlant se précipitaient derrière leur chef, au milieu des escadrons. Ils y arrivèrent héroïquement en même temps que Siegfrid.

Il n’y en eut aucun du Rhin qui les suivit. Sous la main de Siegfrid on voyait des ruisseaux de sang couler à travers les heaumes brillants, jusqu’à ce qu’il trouvât Liudgêr devant ses combattants.

Trois fois il s’était frayé un chemin à travers toute l’armée. Alors Hagene arriva ; il l’aida bien à assouvir sa colère dans le tourbillon. Plus d’un bon guerrier périt sous ses coups.

Lorsque le fort Liudgêr trouva Siegfrid, levant haut dans sa main le bon glaive Balmung et lui tuant nombre des siens, la fureur et la rage du chef furent grandes.

C’était une furieuse mêlée et un grand fracas d’épées ; leurs troupes se ruaient les unes contre les autres. Les héros se cherchaient avec plus d’ardeur, mais les escadrons commencèrent à plier. Une haine furieuse animait les combattants.

Au chef des Sahsen il avait été dit que son frère était prisonnier ; cela l’affligeait profondément. Il savait bien que le fils de Sigelint avait accompli ce fait d’armes. (On l’attribuait à Gêrnôt ; on apprit la vérité depuis).

Les coups de Liudgêr étaient si forts que sous la selle le cheval de Siegfrid pliait. Mais le cheval se releva, et Siegfrid déploya dans la mêlée une force effrayante.

Hagene le soutenait et aussi Gêrnôt, Dancwart et Volkêr ; sous leurs coups beaucoup tombèrent morts ; Sindolt et Hûnolt et Ortwîn, la bonne épée, en abattirent un grand nombre dans la mêlée.

Au sein du tourbillon, les chefs illustres furent inséparables. On vit lancer de la main des guerriers sur les heaumes à travers les boucliers brillants de nombreux javelots. Maintes rondaches magnifiques furent teintes de sang.

Dans la furieuse tempête, les guerriers en grand nombre tombaient de leurs chevaux. Ils se précipitèrent l’un sur l’autre, Siegfrid le hardi et Liudgêr. On voyait voler les traits et plus d’une pique aiguë.

La boucle du bouclier vola en éclats sous la main de Siegfrid. Le héros du Nîderlant pensa qu’il allait remporter la victoire sur les braves Sahsen qu’on voyait fourmiller là. Combien de mailles brillantes brisa le vaillant Dancwart.

Le chef Liudgêr aperçut une couronne peinte sur le bouclier que portait Siegfrid. Il reconnut que c’était l’homme fort, et le héros se prit à crier haut à ses amis :

— « Vous tous, mes hommes, cessez le combat, j’ai vu ici le fils de Sigemunt ; j’ai reconnu le fort Siegfrid. Le mauvais démon l’a envoyé vers les Sahsen. »

Dans le tourbillon du combat, il fit abaisser la bannière : il désirait la paix. Elle lui fut accordée ; cependant il devait se rendre prisonnier dans le pays de Gunther : la main de Siegfrid l’y avait contraint.

De commun accord on cessa le combat. Leurs mains déposèrent casques et boucliers percés à jour. Tous ceux qu’on voyait là portaient les traces sanglantes des mains des Burgondes.

Ceux-ci firent prisonniers qui ils voulaient ; certes ils en avaient le droit. Gêrnôt et Hagene, ces héros rapides, firent mettre les blessés sur des civières ; ils emmenèrent avec eux vers le Rhin cinq cents captifs.

Les guerriers vaincus chevauchèrent vers le Tenemark. Les Sahsen n’avaient pas si bien combattu qu’on pût les louer : cela faisait grande peine aux héros. Ceux qui étaient tombés furent beaucoup pleurés par leurs amis.

Les Burgondes firent transporter les armes vers le Rhin. Le guerrier Siegfrid les avait conquises de ses mains ; il l’avait fait avec grande vaillance, tous les hommes de Gunther devaient l’avouer.

Le seigneur Gêrnôt envoya ses fidèles vers Worms, et il leur enjoignit de dire en son pays les succès qu’ils avaient obtenus, lui et tous ses hommes.

Comme ils coururent, les varlets, par qui tout fut raconté ! Ceux qui naguère avaient souci se réjouirent, pleins de reconnaissance des heureuses nouvelles qui étaient arrivées. De nobles femmes s’informèrent à maintes reprises comment avaient réussi les hommes du puissant roi.

On fit paraître un des messagers devant Kriemhilt. Cela se passa en secret ; ouvertement elle n’eût pas osé ; car parmi les guerriers se trouvait le bien-aimé de son cœur.

Lorsqu’elle vit le messager venir vers sa chambre, Kriemhilt la belle dit avec grande bonté : — « Viens ! dis-moi de chères nouvelles ; je te donnerai de mon or, si tu le fais sans mentir, et je te serai toujours favorable.

« Comment est sorti du combat mon frère Gêrnôt et mes autres fidèles ? Nous a-t-on tué quelqu’un ? Et qui fit le mieux ? Voilà ce que tu dois me dire. » Le messager répondit aussitôt : — « Nous n’avons pas un seul lâche.

« Cependant pour la vigueur dans la bataille, personne ne chevaucha aussi bien, ô noble reine, puisqu’il faut vous le dire, que le très noble étranger venu du Nîderlant. La main du hardi Siegfrid a accompli de grandes merveilles.

« Ce que tous les héros ont fait dans le combat, Dancwart et Hagene et les autres hommes du roi, quoiqu’ils aient combattu d’après les lois de l’honneur, tout cela n’est que du vent au prix de ce que fit à lui seul Siegfrid, le fils du roi Sigemunt.

« Ils ont renversé beaucoup de guerriers dans la mêlée. Mais nul ne peut vous dire les prodiges qu’accomplit Siegfrid quand il chevaucha au plus fort de la bataille. Aux femmes et aux parents des ennemis, il causa d’horribles afflictions.

« Les bien-aimés de beaucoup de femmes y restèrent. On entendait sur les heaumes les coups retentissants qui faisaient de larges blessures ; le sang coulait à flots. Il est de tous points un cavalier intrépide et admirable.

« Que n’a pas accompli Ortwîn de Metz ! Ceux qu’il pouvait atteindre avec son épée, tombaient blessés et la plupart morts. Votre frère leur fit subir les plus grandes pertes.

« Qu’on ait jamais subies dans les combats connus. On doit dire la vérité touchant ces hommes d’élite : les fiers Burgondes se sont conduits de façon à conserver leur bravoure à l’abri de toute honte.

« Leurs mains ont fait vider maintes selles, et aux coups de leurs épées brillantes la plaine retentit avec fracas. Les guerriers du Rhin ont si bien chevauché, que les éviter eût mieux valu pour leurs ennemis.

« Les hardis Troneje firent de grands ravages quand les armées se choquèrent en masses serrées. La main du brave Hagene donna la mort à plus d’un ; il y aurait beaucoup à en raconter ici, en la terre des Burgondes.

« Sindolt et Hûnolt, les hommes de Gêrnôt, et Rûmolt le hardi ont tant fait, que ce sera une douleur éternelle pour Liudgêr d’avoir provoqué tes parents du Rhin.

« Mais le plus prodigieux faits d’armes qui ait eu lieu, le premier et le dernier qu’on ait vu, celui-là la main de Siegfrid très héroïquement l’accomplit. Il amène de puissants prisonniers au pays de Gunther.

« Il les dompta par la force, cet homme si beau. Le roi Liudgêr doit en souffrir le dommage, ainsi que son frère Liudgast, du pays des Sahsen. Maintenant écoutez mon récit, noble reine.

« La main de Siegfrid les a pris tous deux. Jamais on ne conduisit en ce pays des prisonniers en aussi grand nombre, qu’il en vient maintenant vers le Rhin, par suite de ses brillants exploits. »

Aucune nouvelle ne pouvait être plus agréable à Kriemhilt. — « On en amène cinq cents non blessés ou plus, et des blessés, sachez-le, ô dame, quatre-vingts brancards rougis de leur sang. La main du hardi Siegfrid a frappé la plupart d’entre eux.

« Ceux qui par outrecuidance avaient provoqué les hommes du Rhin, sont maintenant prisonniers du roi Gunther. On les amène avec joie dans ce pays. » De splendides couleurs s’épanouirent en fleurs sur ses joues lorsqu’elle apprit cette nouvelle.

Son beau visage devint couleur de rose, quand elle sut qu’il s’était tiré avec bonheur de si grands dangers, Siegfrid le beau jeune homme. Elle se réjouit aussi pour ses fidèles, ainsi qu’il y avait motif de le faire.

Elle parla, la vierge digne d’amour : — « Tu m’as dit de bonnes nouvelles. Tu en auras pour récompense un riche vêtement. Je te ferai porter dix marcs d’or. » On fait volontiers de pareils récits à des dames puissantes.

Au messager on donna sa récompense, l’or et le vêtement. Alors maintes jeunes filles allèrent aux fenêtres ; elles regardaient par les chemins. On y voyait chevauchant nombre des plus braves du pays des Burgondes.

Vinrent d’abord ceux qui étaient sans blessures. Les blessés suivaient ; ils pouvaient s’entendre saluer par leurs amis, sans honte. Le roi chevaucha joyeusement au devant des étrangers. Sa grande affliction s’était changée en allégresse.

Il reçut gracieusement les siens ; il reçut de même les étrangers. Il était juste que le puissant roi remerciât avec bonté ceux qui s’étaient rendus à son appel, puisqu’ils avaient honorablement remporté la victoire dans cette lutte terrible.

Gunther pria qu’on lui dît des nouvelles de ses fidèles qui avaient été frappés à mort durant l’expédition. Il n’avait perdu que soixante hommes. On devait les pleurer comme on pleura depuis beaucoup d’autres héros.

Ceux qui étaient sains et saufs rapportaient au foyer de Gunther maints boucliers hachés, maints heaumes percés à jour. La troupe descendit de cheval devant la salle du roi ; pour cette cordiale réception, on entendait de grands cris de joie.

On fit loger les guerriers dans la ville ; le roi pria qu’on les traitât avec grand soin. Il ordonna de veiller aux blessés et de leur procurer toutes les commodités nécessaires. On vit sa magnanimité à l’égard de ses ennemis.

Il parla à Liudgast : — « Soyez le bienvenu en ce jour. Par votre faute j’ai souffert beaucoup de dommages, dont maintenant j’obtiendrai réparation, si le bonheur ne m’abandonne point. Que Dieu récompense mes fidèles ! Ils ont bien fait leur devoir envers moi. »

— « Vous pouvez les remercier, dit Liudgêr. Jamais roi n’a conquis de si illustres captifs. Pour être bien traités, nous donnerons de grands biens, afin que vous en agissiez gracieusement envers vos ennemis. »

— « Je vous laisserai aller librement tous deux, dit le roi ; mais il me faut des gages que mes ennemis resteront ici près de moi et qu’ils ne quitteront pas mon pays sans mon assentiment. » Liudgêr lui en donna la main.

On les mena se reposer et on leur procura leurs aises. On offrit aux blessés toutes les choses nécessaires ; aux hommes dispos on donna de l’hydromel et de bon vin. Jamais hôtes ne vécurent en plus grande liesse.

On emporta les boucliers brisés. On voyait là bien des selles ensanglantées : on les déroba à la vue, pour que les femmes ne pleurassent point. Maints bons chevaliers revenaient épuisés de fatigue.

Le roi reçut ses hôtes avec grande bonté. Ses terres étaient remplies d’étrangers et d’amis. Il fit soigner avec égard ceux qui avaient de graves blessures ; leur dure arrogance s’était bien adoucie.

On présenta de riches récompenses aux savants dans l’art de guérir, de l’argent sans le peser et de l’or brillant, afin qu’ils pansassent les héros après les périls du combat. De plus, le roi offrit à ses hôtes de très somptueux présents.

Ceux que la fatigue de la route poussait à retourner vers leur demeure, ceux-là on les invitait à rester comme on fait à des amis. Le roi demanda conseil pour savoir comment il récompenserait des hommes qui avaient accompli sa volonté avec si grand honneur.

Alors le seigneur Gêrnôt parla : — « Qu’on les laisse partir ; mais qu’on leur fasse savoir que dans six semaines ils aient à revenir à une grande fête : plus d’un qui souffre de ses blessures sera alors guéri. »

Siegfrid du Nîderlant désirait aussi prendre congé. Quand le roi Gunther apprit son dessein, il le pria très amicalement de rester encore près de lui. Si ce n’eût été pour la sœur du roi, Siegfrid ne l’eût pas fait.

Il était trop riche pour accepter une récompense ; mais il l’avait bien méritée ! Le roi lui était attaché ; ses parents l’étaient aussi, eux qui avaient vu ce que le bras de Siegfrid avait accompli dans le combat.

À cause de la belle, il résolut de rester, afin de la voir : ce qui arriva depuis. Heureusement, selon son désir, la vierge lui fut connue ; après cela, il chevaucha joyeux vers le pays de Sigemunt.

L’hôte royal encourageait en tout temps les exercices de la chevalerie, auxquels se livraient volontiers beaucoup de jeunes gens. Dans ce but il fit élever des sièges devant Worms sur le sable, pour tous ceux qui viendraient au pays des Burgondes.

Vers le temps où ils devaient venir, la belle Kriemhilt avait appris que le roi voulait offrir une grande fête à ses fidèles. Alors une infatigable activité fut déployée par maintes belles femmes,

Pour préparer les robes et les rubans qu’elles allaient porter. Uote la très riche entendit faire le récit de tous les fiers guerriers qui allaient se réunir là ; quantité de riches vêtements furent tirés des coffres.

Pour l’amour de ses enfants, elle fit apprêter des habillements. Ainsi furent parés beaucoup de femmes et de jeunes filles et beaucoup de jeunes guerriers du pays des Burgondes. Elle fit aussi préparer pour les étrangers mains habits magnifiques.


V. COMMENT SIEGFRID VIT KRIEMHILT POUR LA PREMIÈRE FOIS.

On voyait chaque jour chevaucher vers les bords du Rhin ceux qui désiraient assister à la fête. À ceux qui venaient dans le pays par attachement pour le roi, on offrait des chevaux et des vêtements.

Des tables et des sièges étaient préparés pour les plus illustres et les plus braves, comme cela vous a été dit ; trente princes vinrent à la fête. Les femmes se parèrent à l’envi l’une de l’autre pour les recevoir.

Le jeune Gîselher n’eut point de repos. Par lui, par Gêrnôt et par leurs hommes furent cordialement reçus les étrangers et ceux qu’on connaissait déjà. Ils saluaient les guerriers, ainsi qu’il convenait de le faire, suivant les règles de la courtoisie.

Ceux-ci conduisaient dans le pays quantité de selles d’or rouge ; ils apportaient vers le Rhin, à la fête, des boucliers ornés et de beaux vêtements : on vit se ranimer et se réjouir beaucoup de malades.

Ceux qui souffraient au lit de leurs blessures, oubliaient combien dure est la mort. Les malades non guéris cessaient de se plaindre. Ils se réjouissaient à la nouvelle de ces jours de fête.

Comme ils allaient vivre en liesse ! Des plaisirs sans bornes, des joies au delà de leurs forces, goûtèrent tous ceux qui se trouvaient là. Une grande allégresse se répandit dans tout le pays de Gunther.

Un matin de Pentecôte, on vit s’avancer vers la fête, magnifiquement vêtus, beaucoup d’hommes hardis, cinq mille ou même davantage. En plusieurs endroits les divertissements commencèrent à l’envi.

L’hôte royal avait en l’esprit (cela lui était bien connu) combien de tout cœur et loyalement le héros du Nîderlant aimait sa sœur qu’il n’avait pas encore vue, mais en laquelle, plus qu’en toute autre femme, on devait admirer la beauté.

La bonne épée Ortwîn parla au roi : — « Voulez-vous que cette fête vous fasse le plus grand honneur, laissez admirer les plus belles jeunes filles qui font l’orgueil de la Burgondie.

« Quelle serait la joie de l’homme et quel serait son bonheur, s’il n’y avait ni belles vierges, ni femmes superbes ? Laissez paraître votre sœur en présence de vos hôtes. » Le conseil était donné à la satisfaction de maint héros.

— « Je le ferai volontiers, » dit le roi. Tous ceux qui l’entendirent furent très joyeux. Il pria dame Uote et sa fille de vouloir bien, avec leurs vierges, se rendre à la cour.

On prit hors des bahuts de beaux ajustements, on prépara maintes parures, galons et fermoirs, qui étaient soigneusement enveloppés. Plus d’une femme aux belles couleurs se para courtoisement.

Maint jeune guerrier pensa en ce jour qu’il était doux de voir des femmes et qu’en échange il n’eût point accepté la terre d’un chef puissant. Ils voyaient avec plaisir celles qu’ils ne connaissaient pas.

Le roi illustre ordonna qu’avec sa sœur marcheraient pour la servir cent guerriers de leur parenté ; ils portaient l’épée à la main : telle était la suite de la cour dans le pays des Burgondes.

On voyait venir avec eux Uote la très riche. Elle avait pris avec elle un groupe de jeunes femmes, cent ou même plus ; elles portaient de splendides vêtements. Et aussi derrière sa fille marchaient quantité de femmes jolies.

On les voyait toutes sortir d’une grande salle. Beaucoup de héros s’y pressaient, pleins du désir de voir le mieux possible La noble vierge.

Elle s’avançait en ce moment, la charmante, comme l’aurore du matin sortant de sombres nuages, et une grande souffrance quitta celui qui la portait dans son cœur depuis si longtemps. Alors il vit la vierge marcher en sa beauté.

Maintes pierreries brillaient en ses vêtements. Ses couleurs, semblables à celles de la rose, avaient cet éclat qui inspire l’amour. Et quelle qu’en fût son envie, nul n’eût pu soutenir que jamais en ce monde il avait vu quelque femme plus belle.

Comme la Lune éclatante surpasse les étoiles, lorsque sa lumière sort resplendissante des nuages, ainsi elle surpassait les autres femmes. L’âme de maint héros grandit en cet instant.

On voyait marcher devant elle de riches camériers. Les guerriers au grand cœur se pressaient en foule afin de voir la vierge charmante. Le seigneur Siegfrid ressentait à la fois amour et souffrance.

Il pensait en lui-même : « Comment cela s’est-il fait qu’il m’ait fallu ainsi l’aimer ? C’est une illusion d’enfant. Pourtant, si je dois m’éloigner de toi, il me serait plus doux d’être frappé à mort. »

Agité par ces pensées, il devint plusieurs fois rouge et pâle. Le fils de Sigelint était là, digne d’amour, comme s’il eût été peint sur le parchemin par le talent d’un bon maître. Et tous avouaient que jamais on n’avait vu un héros si beau.

Ceux qui accompagnaient les femmes demandèrent que chacun se retirât de leur chemin ; les guerriers obéirent. La vue de ces femmes au noble cœur réjouit les braves ; car on voyait s’avancer en costume splendide maintes femmes charmantes.

Le chef Gêrnôt de Burgondie parla : — « À celui qui vous a si généreusement offert ses services, ô Gunther, mon frère chéri, faites honneur devant tous ces héros. Je ne rougirai jamais de ce conseil.

« Faites approcher Siegfrid de ma sœur, afin qu’elle le salue, nous en serons heureux ; que celle qui jamais ne salua de guerrier, rende hommage à Siegfrid, afin que cette noble épée vous soit acquise. »

Les parents du roi allèrent trouver le héros. Ils parlèrent ainsi au guerrier du Nîderlant : — « Le roi vous invite en sa cour, afin que sa sœur vous salue : c’est pour vous faire honneur. »

Le chef en ressentit de la joie en son cœur. Il portait en son âme tendresse sans amertume : il allait voir la fille de la belle Uote. La jeune fille digne d’amour salua Siegfrid avec grâce et vertu.

Lorsqu’elle vit debout devant elle l’homme au grand courage, une flamme colora ses joues. Elle dit, la belle vierge : — « Soyez le bienvenu, seigneur Siegfrid, bon et noble chevalier. » Ce salut éleva son âme.

Il s’inclina courtoisement et lui offrit ses remercîments.

L’attrait des vœux d’amour les poussait l’un vers l’autre. Ils se regardaient avec de doux regards, le chef et la jeune fille. Cela se faisait à la dérobée.

Si en ce moment sa blanche main fut pressée par tendre affection de cœur, je l’ignore. Mais je ne puis croire qu’ils ne l’aient point fait. Sinon ces deux cœurs agités d’amour auraient eu tort.

Ni en la saison d’été, ni aux jours de mai, jamais il ne sentit en son âme une joie si vive que celle que lui fit éprouver la main de la vierge qu’il désirait pour amie.

Maint guerrier pensa : « Ah ! que ne puis-je aussi marcher à ses côtés, ainsi que je vois Siegfrid, ou reposer près d’elle. En moi s’éteindrait toute haine. » Jamais depuis guerrier ne servit mieux si belle princesse.

Ceux qui étaient venus des pays d’autres rois, admirèrent tous Siegfrid et Kriemhilt. Il fut permis à la jeune fille d’embrasser l’homme vaillant. Jamais il ne lui arriva rien d’aussi doux sur cette terre.

Le roi du Tenemark parla ainsi en ce moment : — « Pour ces hautes salutations, plus d’un a reçu de graves blessures de la main de Siegfrid : et moi-même j’ai éprouvé sa force. Que Dieu éloigne à jamais de lui la pensée de revenir au pays de Tenemark. »

Partout on fit faire place sur le chemin de la belle Kriemhilt. On vit plus d’un guerrier hardi l’accompagner à l’église, magnifiquement vêtu. Bientôt il fut séparé d’elle, le héros très vaillant.

La voilà qui s’avance vers la cathédrale ; mainte femme la suit. Elle est si richement parée que bien des vœux s’élèvent autour d’elle. Elle était née pour être la délectation des yeux de plus d’un guerrier.

Siegfrid attendit avec impatience que les chants eussent cessé. Il pouvait se féliciter du bonheur de savoir que celle qu’il portait en son cœur lui était également favorable. Et lui aussi chérissait en son âme la belle jeune fille, et non sans motif.

Quand, après la messe, elle sortit de la cathédrale ; on invita le héros hardi à aller derechef vers elle. La vierge digne d’amour commença d’abord à le remercier de ce que devant les guerriers il avait si vaillamment combattu.

— « Que Dieu vous récompense, seigneur Siegfrid, dit la noble enfant, de ce que vous avez mérité que les guerriers vous soient si attachés et de si bonne amitié, ainsi que je l’entends dire. » Il se prit à regarder tendrement la vierge Kriemhilt.

— « Je vous servirai toujours, dit Siegfrid la bonne épée, et je ne reposerai mon front que lorsque j’aurai conquis votre faveur, si je conserve la vie. Il doit en être fait ainsi pour votre service, ma dame Kriemhilt. »

Durant douze jours, on vit près du héros la vierge digne de louanges, quand elle s’avançait vers la cour, devant ses fidèles. Avec grande affection on servait le guerrier.

Et il y avait chaque jour, joie, plaisir et grand bruit devant la salle de Gunther, et dedans et dehors beaucoup de vaillants hommes. Ortwîn et Hagene firent merveille.

Tout ce qu’on peut tenter, ils étaient prêts à l’accomplir, sans crainte ni retard, ces héros joyeux au combat. Ces guerriers furent remarqués par tous les hôtes. Ce fut un grand honneur pour le pays entier de Gunther.

On vit s’avancer ceux que leurs blessures avaient retenus. Ils voulaient prendre part aux divertissements des convives et combattre avec la lance et le bouclier. Beaucoup joutèrent avec eux ; leur force était très grande.

Durant la fête, l’hôte royal fit servir les meilleurs mets. Il n’épargnait nulle peine pour éviter le moindre reproche qu’un roi peut encourir en ces circonstances. On le voyait s’avancer amicalement vers ses convives.

Il dit : — « Ô vous, bons guerriers, avant de partir d’ici, acceptez mes présents. Mon intention est de vous être toujours agréable. Ne dédaignez point mon bien, je le veux partager avec vous. Telle est ma ferme volonté. »

Ceux du Tenemark parlèrent ainsi : — « Avant de chevaucher derechef vers notre pays, nous désirons une perpétuelle paix. Il le faut pour nos guerriers. Nous avons perdu sous vos épées un grand nombre de nos amis. »

Liudgast était guéri de ses blessures. Le chef des Sahsen échappa aux suites du combat, mais ils laissèrent quelques morts en ce pays. Le roi Gunther alla trouver Siegfrid.

Il dit au guerrier : — « Conseille-moi, que dois-je faire ? Nos hôtes veulent chevaucher demain matin ; ils offrent une paix durable à moi et à mes hommes. Dis-moi, ô Siegfrid, épée vaillante, qu’y a-t-il à faire ?

« Je te dirai ce que m’offrent ces chefs : si je les laisse partir librement, ils me donneront autant d’or qu’en pourront porter cinq cents chevaux. » Le seigneur Siegfrid dit : — « Ce serait mal agir.

« Laisse-les partir d’ici libres, et que ces nobles guerriers cessent dorénavant leurs incursions hostiles dans votre pays. Que la main des deux chefs vous en soit garant. »

— « Je suivrai ce conseil : qu’ils partent donc. » Il fut annoncé aux ennemis que nul n’accepterait rien de l’or qu’ils avaient offert. Dans leur patrie, ceux qui les chérissaient gémissaient sur ces guerriers vaincus.

On apporta maint bouclier rempli de trésors. Le roi les partagea, sans peser, à ses amis. Il y avait bien cinq cents marcs et même plus. Gêrnôt le très hardi avait donné ce conseil à Gunther.

Ils prirent congé, car ils désiraient partir. On vit s’avancer les hôtes devant Kriemhilt et devant dame Uote, la reine. Jamais depuis guerriers ne furent plus courtoisement salués.

Bien des logements restèrent vides quand ils furent partis pour leur patrie. Pourtant le roi aux habitudes magnifiques demeura avec les siens et avec un grand nombre de nobles hommes. On les voyait chaque jour se rendre chez Kriemhilt.

Siegfrid, le bon héros, voulait aussi prendre congé ; il n’espérait pas obtenir celle qu’il portait en son cœur. Le roi entendit dire qu’il voulait partir ; mais Gîselher le jeune parvint à le détourner du voyage.

— « Où veux-tu donc chevaucher maintenant, noble Siegfrid ? Reste près de nos guerriers ; reste, je t’en prie, près de Gunther et de ses hommes. Il y a ici beaucoup de belles femmes, vous pourriez les voir. »

Le fort Siegfrid dit : — « Laissons là nos chevaux. Je voulais chevaucher loin d’ici. J’ai abandonné ce dessein, rentrez les boucliers. Je voulais retourner en mon pays. Gîselher m’en a honorablement détourné. »

Ainsi l’amitié de ses amis retint le brave. Aussi nulle part, dans aucun pays, n’eût-il pu demeurer avec plus de bonheur. Il en résulta que chaque jour il vit la belle Kriemhilt.

Le chef demeura là pour sa beauté sans mesure. On passa le temps en maints divertissements, mais l’amour le tenait ; il en éprouvait souvent l’angoisse. Par suite de cet amour il souffrit depuis une mort lamentable.

VI. COMMENT GUNTHER ALLA EN ISLANDE VERS BRUNHILT

Derechef des récits se répandirent sur le Rhin. On disait que là-bas, bien loin, il y avait maintes vierges, et le courageux Gunther songeait à en conquérir une. Cela parut bon à ses guerriers et aux chefs.

Au delà de la mer siégeait une reine ; nulle part on ne vit plus la pareille. Elle était démesurément belle et sa force était très grande. Elle joutait de la lance contre les héros rapides qui venaient pour obtenir son amour.

Elle lançait une pierre au loin et bondissait après à une grande distance. Celui qui désirait son amour, devait sans faillir vaincre en trois épreuves cette femme de haute puissance ; s’il perdait en une seule, sa tête était tranchée.

La jeune fille l’avait fait très souvent. Le chevalier l’apprit aux bords du Rhin ; il le savait fort bien, et pourtant son âme se tournait sans cesse vers cette belle femme. Bien des guerriers depuis en perdirent la vie.

Un jour Gunther et ses hommes étaient assis, réfléchissant et cherchant de toute façon quelle femme leur seigneur pourrait prendre, qui lui convînt pour épouse et qui convînt au pays.

Le chef du Rhin parla : — « Je veux traverser la mer pour aller vers Brunhîlt, n’importe ce qui peut m’en arriver. Pour son amour je veux exposer ma vie ; je veux mourir, si elle ne devient ma femme. »

— « Je dois vous le déconseiller, dit Siegfrid ; car cette reine a des coutumes si cruelles, qu’il en coûte cher à celui qui veut conquérir son amour. Puissiez-vous renoncer à ce voyage. »

Le roi Gunther parla : — « Jamais ne naquit une femme si vaillante et si forte que, dans un combat, je ne puisse la dompter, avec cette seule main. » — « Ne parlez pas ainsi, dit Siegfrid, sa force vous est inconnue.

« Quand vous seriez quatre, vous ne pourriez vous préserver de sa terrible fureur. Abandonnez donc votre dessein. Je vous le conseille en bonne amitié ; si vous voulez éviter la mort, que son amour ne vous possède et ne vous entraîne pas ainsi. »

— « Qu’elle soit aussi forte qu’elle voudra, je n’abandonnerai pas ce voyage vers Brunhilt, n’importe ce qui peut m’arriver. Il faut tout tenter pour sa beauté démesurée. Si Dieu le veut, peut-être me suivra-t-elle aux bords du Rhin.

— « Voici mon conseil, dit Hagene : Priez Siegfrid, qu’il supporte avec vous les dangers de l’expédition ; tel est mon avis, car il sait ce qui en est de cette femme. »

Gunther dit : — « Veux-tu m’aider, noble Siegfrid, à conquérir cette vierge digne d’amour ? Fais ce dont je te prie, et si cette belle femme m’appartient, j’exposerai pour te complaire mon honneur et ma vie. »

Siegfrid, fils de Sigemunt, répondit ainsi : « Je le ferai, si tu me donnes ta sœur, la belle Kriemhilt, cette superbe fille de roi. Je ne veux point d’autre prix de mes efforts. »

— « Siegfrid, en tes mains j’en fais le serment, dit Gunther, que la belle Brunhilt arrive en ce pays, et je te donne ma sœur pour femme et puisses-tu vivre heureux avec elle. »

Ils échangèrent leurs serments, les fiers guerriers. Ils eurent à accomplir de rudes travaux, avant de réussir à emmener la vierge aux bords du Rhin. Les braves coururent depuis de grands dangers.

J’ai entendu parler de nains sauvages qui habitent les cavernes et qui portent pour leur défense une chose merveilleuse, la Tarnkappe. Celui qui la porte sur lui, est parfaitement à l’abri

Des coups et des blessures. Nul ne voit la personne qui en est revêtue ; elle peut entendre et voir, mais nul ne l’aperçoit. Sa force aussi en devient beaucoup plus grande. Ainsi nous le disent les traditions.

Siegfrid devait donc porter ce chaperon, qu’il avait enlevé, non sans peine, le héros intrépide, à un nain qui s’appelait Albrich. Les guerriers hardis et puissants se ceignaient pour le voyage.

Lorsque le fort Siegfrid portait la Tarnkappe, il était d’une vigueur terrible. Son corps seul possédait la force de douze hommes. Il conquit avec grande adresse la femme superbe.

Ce chaperon était ainsi fait que celui qui le portait faisait ce qu’il voulait sans être vu. C’est par ce moyen qu’il conquit Brunhilt ; il lui en arriva malheur.

— « Maintenant, avant d’entreprendre le voyage, dis-moi, bonne épée Siegfrid, combien amènerons-nous de guerriers au pays de Brunhilt, afin de nous présenter avec honneur aux bords de la mer. Trente mille combattants seraient bientôt réunis. »

— « Quelle que soit l’armée que nous emmenions, dit Siegfrid, cette reine est si féroce que cette armée succomberait tout entière à sa fureur. Je vous donnerai un meilleur conseil, ô guerrier brave et bon.

« Descendons le Rhin et suivons les us de la chevalerie ; je vous nommerai ceux qui doivent nous suivre : deux autres avec nous deux et personne de plus. Ainsi nous conquerrons cette femme, quoi qu’il puisse en arriver après.

« Je serai l’un des compagnons, tu seras l’autre, le troisième sera Hagene, — de cette façon nous réussirons, — le quatrième Dancwart, l’homme très hardi. Mille hommes ne pourraient jamais nous résister. »

— « Je voudrais bien savoir, dit le roi, avant d’entreprendre cette expédition, qui me remplit de joie, quels habits il conviendrait de porter devant Brunhilt. Dis-moi cela, Siegfrid. »

— « Les plus beaux vêtements qu’on puisse trouver ont toujours été portés dans le pays de Brunhilt. Il faut donc que nous portions de riches habits en présence des femmes, afin qu’il ne nous en advienne point de honte, quand le récit en sera fait. »

Le bon guerrier dit : — « J’irai vers ma mère chérie, afin d’obtenir que ses belles suivantes nous aident à préparer des vêtements que nous puissions porter avec honneur devant la vierge superbe. »

Alors Hagene de Troneje parla courtoisement : « Pourquoi demander ce service à votre mère ? Que votre sœur sache ce que nous voulons. Elle, si pleine de talents, saura choisir les vêtements convenables. »

Gunther fit prévenir sa sœur qu’il la voulait voir, lui et le guerrier Siegfrid. Avant qu’ils vinssent, elle s’était vêtue à souhait, la très belle. Certes la venue des chefs ne lui déplaisait pas !

Sa suite était habillée ainsi qu’il convenait. Les princes s’avancent tous deux. Dès qu’elle l’apprend, elle se lève de son siège et avec modestie va recevoir le très noble hôte et son frère.

— « Soyez les bien-venus, mon frère, vous et votre compagnon. J’apprendrai volontiers, ajouta la jeune fille, ce que vous désirez pour aller vers cette cour lointaine. Faites-moi connaître de quoi il s’agit pour vous, nobles guerriers. »

Le roi Gunther dit : — « Ô dame, je vous le dirai. Malgré notre grande valeur, nous avons de graves soucis. Nous voulons chevaucher avec magnificence vers un pays étranger. Il nous faut pour ce voyage des habits richement ornés. »

— « Asseyez-vous, frère chéri, dit la fille du roi, et dites-moi où sont ces femmes dont vous cherchez l’amour et ces terres qui appartiennent à d’autres chefs. » Et elle prit par la main les deux guerriers d’élite.

Elle les mena tous deux là où elle se tenait assise sur de riches coussins — je ne dois pas l’ignorer — ouvragés de beaux dessins et tout bosselés d’or. Ils eurent douce jouissance près des femmes.

Regards d’affection, aspirations d’amour s’échangeaient souvent entre eux. Siegfrid la portait dans son cœur ; elle était pour lui comme sa propre chair. Depuis, la belle Kriemhild devint la femme du hardi guerrier.

Le roi Gunther parla : — « Ô ma très noble sœur, sans votre concours notre projet ne pourra jamais réussir. Nous voulons jouter dans le pays de Brunhilt. Il nous faut donc de beaux vêtements pour paraître devant les femmes. »

La princesse dit : — « Mon frère très aimé, je vous offre mon aide sans réserve, et je suis prête à vous servir. Si quelqu’un vous refusait quoi que ce soit, ce serait une peine pour Kriemhilt.

« Vous ne devez point, nobles chevaliers, m’adresser de prières. Donnez-moi plutôt des ordres avec courtoisie. Tout ce que vous désirez, je suis prête à le faire, et je le ferai avec plaisir. » Ainsi parla la belle vierge.

— « Nous voulons, sœur chérie, porter de bons vêtements ; que votre blanche main nous aide à les choisir. Que vos femmes les achèvent, afin qu’ils nous aillent bien, car notre volonté ne se départira jamais de cette expédition. »

La jeune fille parla : — « Remarquez ce que je dis. J’ai, moi, de la soie. Faites qu’on m’apporte des pierreries sur un bouclier et nous ferons les vêtements. » Gunther et Siegfrid furent satisfaits.

— « Quels sont, dit la princesse, les compagnons qui doivent être habillés avec vous pour aller vers cette cour lointaine ? » Le roi dit : — « Moi, quatrième : deux de mes hommes, Dancwart et Hagene, m’accompagneront à cette cour.

« Ô dame, faites attention à mes paroles : endéans les quatre jours, pour nous quatre, il nous faut à chacun trois vêtements divers et de bonne étoffe, afin que nous puissions revenir sans honte du pays de Brunhilt. »

Les seigneurs se retirèrent en prenant gracieusement congé d’elle. La belle reine appela hors de leurs appartements trente jeunes filles parmi ses suivantes qui avaient un talent merveilleux pour de semblables ouvrages.

Elles ornèrent de pierreries les soies d’Arabie, blanches comme neige, et les soies de Zazamanc, vertes comme trèfle. Ce furent de beaux vêtements. Kriemhilt les coupa elle-même, la charmante vierge.

Elles couvrirent de soie des garnitures en peau de poissons des mers lointaines, qui semblaient alors extraordinaires à chacun. Écoutez maintenant des merveilles de ces splendides habillements.

Les meilleures soieries des pays de Maroc et de Lybie que jamais fils de roi eût portées, furent employées avec profusion. Kriemhilt laissait bien voir ainsi son bon vouloir pour eux.

Comme ils méditaient une si haute entreprise, la peau d’hermine leur parut convenable, et sur l’hermine des pelleteries noires comme charbon, qui, encore aujourd’hui, parent dans les fêtes les vaillants héros.

Quantité de pierreries étincelaient dans l’or d’Arabie. Le travail des femmes n’était point petit. En sept semaines, les vêtements furent achevés. Les armes furent prêtes en même temps pour les vaillants héros.

Quand tout fut préparé, une forte barque fut construite en hâte sur le Rhin pour les porter vers la mer. Les nobles jeunes filles étaient épuisées de leur travail.

On avertit les guerriers que les vêtements magnifiques qu’ils devaient porter étaient prêts. Tout ce que désiraient les héros avaient été fait : ils ne voulaient point demeurer plus longtemps aux bords du Rhin.

Un messager fut envoyé aux compagnons d’armes pour leur demander s’ils voulaient voir leur nouveaux habillements, et s’ils n’étaient pas trop longs ou trop courts. Ils furent trouvés de bonne mesure. On remercia grandement les dames.

Quiconque les voyait devait avouer qu’il n’avait jamais rien vu de si beau au monde. Et certes ils pouvaient les porter avec plaisir à la cour lointaine. Nul ne peut vous citer de plus beaux vêtements de guerriers.

Les remercîments ne furent point épargnés. Les guerriers très vaillants désiraient prendre congé : ils le firent suivant les us de la chevalerie. Des yeux brillants furent assombris et mouillés de pleurs.

Kriemhilt dit : — « Ô ! frère très aimé, demeurez, il en est temps encore, et recherchez une autre femme (voilà ce que j’appellerais agir sagement) qui ne mette point votre vie en danger. Vous pouvez trouver non loin d’ici une femme d’une haute naissance. »

J’imagine que leur cœur leur disait ce qui devait arriver. Elles pleuraient toutes ensemble dès qu’un mot était prononcé. L’or qui ornait leur poitrine était terni par les larmes abondantes qui tombaient de leurs yeux.

Elle parla : — « Seigneur Siegfrid, laissez-moi recommander à votre fidélité et à votre merci mon frère bien-aimé ; que rien ne l’atteigne au pays de Brunhilt. » Le très hardi en fit le serment entre les mains de Kriemhilt.

Le puissant guerrier parla : — « Si je conserve la vie, soyez sans souci, ô dame, je le ramènerai sain et sauf sur le Rhin ; tenez ceci pour certain. » La belle vierge s’inclina.

On apporta sur le sable les boucliers couleur d’or et le reste de l’équipement. On fit approcher les chevaux ; les héros voulaient partir. Bien des larmes furent versées par mainte belle femme.

Et plus d’une jeune fille digne d’amour se tenait aux fenêtres. Un fort vent enflait la voile de la barque. Les fiers compagnons d’armes étaient emportés sur les flots du Rhin. Voilà que le roi Gunther parla : — « Qui sera le pilote ? »

— « Moi, dit Siegfrid. Je puis vous conduire là-bas sur les ondes, sachez-le, bons héros. Les vrais chemins sur la mer me sont connus. » Ils quittèrent gaîment le pays des Burgondes.

Siegfrid saisit aussitôt un aviron et poussa la barque loin du rivage. Gunther prit lui-même une rame. Ils s’éloignèrent de la terre, ces héros rapides et dignes de louanges.

Ils emportaient des mets succulents et le meilleur vin qu’on pût trouver sur le Rhin. Les chevaux étaient tranquilles ; ils reposaient à l’aise. Le vaisseau marchait aussi doucement. Les guerriers n’eurent point de soucis.

Les forts cordages de la voile furent solidement attachés. Ils firent vingt milles avant la nuit par un bon vent qui soufflait vers la mer. Depuis, leurs rudes travaux affligèrent les femmes.

Au douzième matin, ainsi l’avons-nous entendu dire, les vents les avaient portés au loin vers Isenstein, au pays de Brunhilt. Ce pays n’était connu que de Siegfrid seul.

Lorsque le roi Gunther vit les nombreuses forteresses et les vastes Marches, il s’écria soudain : — « Dites-moi, ami, seigneur Siegfrid, connaissez-vous ceci ? À qui sont ces Burgs et ce beau pays ?

« Je n’ai vu de ma vie, il faut que je dise la vérité, en aucune contrée, plus de forteresses si bien bâties qu’il ne s’en trouve en ce moment devant moi. Il doit être bien puissant, celui qui les a fait construire. »

Siegfrid répondit : — « Cela m’est bien connu : ce sont les Burgs, les terres et le fort d’Isenstein ; c’est moi qui vous l’affirme. Vous pourrez y voir, aujourd’hui même, beaucoup de belles femmes.

« Je vous conseille, ô guerriers, de ne vous point contredire et d’affirmer les mêmes choses : voilà ce qui me parait bon. Si nous paraissons encore aujourd’hui devant Brunhilt, nous devons nous tenir sur nos gardes devant la reine.

« Quand nous verrons la femme digne d’amour avec sa suite, vous, héros, accordez-vous tous pour faire le même récit : que Gunther soit mon seigneur et moi son homme-lige, et tout ce qu’il désire s’accomplira.

« Je m’aventure si loin, non pour satisfaire tes désirs, mais pour Kriemhilt, la belle vierge. Elle est comme mon âme et comme mon propre corps, et j’accomplirai tout ceci afin qu’elle devienne ma femme. »

Ils étaient prêts à exécuter tout ce qu’il leur fit promettre : aucun n’y manqua par orgueil. Ils parlèrent comme il le voulait. Cela leur réussit bien, lorsque le roi Gunther parut devant Brunhilt.

VII. COMMENT GUNTHER CONQUIT BRUNHILT

Pendant ce temps, la barque s’était approchée si près du Burg, que le roi put voir en haut, aux fenêtres, de belles vierges. Il regrettait vivement de ne point les connaître.

Il demanda à Siegfrid, son compagnon : — « Sais-tu quelque chose touchant ces jeunes filles qui, de là-haut, nous regardent sur les flots. Quel que soit le nom de leur seigneur, elles ont certes le cœur haut placé. "

Le seigneur Siegfrid parla : — « Il faut regarder à la dérobée toutes ces jeunes filles, puis me dire celle que tu choisirais si tu en avais la faculté. » — « Je le ferai, dit Gunther, ce chevalier hardi et prompt.  »

« J’en vois une à cette fenêtre, en vêtements blancs comme neige. Ah ! qu’elle est bien faite ! Mes yeux la choisissent pour la beauté de son corps. Si j’en avais le pouvoir, il faudrait qu’elle devînt ma femme. »

— « Le regard de tes yeux a très bien choisi, c’est la noble Brunhilt, la belle vierge vers laquelle aspirent ton cœur et ton esprit et ton âme. » Tous ses mouvements plaisaient à Gunther.

La reine ordonna à ses belles suivantes de se retirer des fenêtres. Elles ne devaient point rester là à contempler les étrangers ; elles étaient prêtes à obéir. Ce que les femmes firent là, nous fut conté depuis.

À l’approche des inconnus elles se parèrent suivant la coutume des jolies femmes. Puis elles vinrent aux lucarnes étroites, d’où elles voyaient les héros. Elles le faisaient par curiosité.

Ils n’étaient que quatre débarquant dans ce pays. Siegfrid le fort menait un cheval par la bride ; les vierges dignes d’amour voyaient cela par la fenêtre ; le roi Gunther en fut depuis hautement honoré.

Siegfried tînt par la bride le cheval caparaçonné, bon et beau, grand et fort, jusqu’à ce que le roi Gunther fût assis en selle. Ainsi le servit Siegfried ; le roi l’oublia bien depuis.

Puis il conduisit aussi son cheval hors de la barque. Jamais il n’avait rendu ce service de tenir l’étrier à quelqu’autre guerrier. Les femmes fières et belles regardaient par les fenêtres.

Les héros très hardis avaient même apparence ; ils avaient tous deux, cheval et vêtements blancs comme neige. Leurs boucliers étaient bien faits ; ils brillaient aux mains de ces vaillants hommes.

Leurs selles étaient ornées de pierreries ; les harnais du poitrail étaient étroits ; il y pendait des sonnettes d’un or rouge et éclatant. Arrivés en ce pays sous l’inspiration de leur courage, ils chevauchaient ainsi magnifiquement vers la salle de Brunhilt.

Ils s’avançaient avec leurs lances bien aiguisées et avec leurs bonnes épées, qui pendaient jusqu’aux éperons ; ils les portaient pointues et très larges, ces hommes braves. Brunhilt voyait tout cela, la vierge digne d’amour.

Avec eux venaient Dancwart et Hagene. Nous avons entendu conter que ces guerriers portaient de riches vêtements, noirs comme l’aile du corbeau. Leurs boucliers étaient neufs et forts, bons et larges.

On les voyait porter des pierreries de l’Inde qui scintillaient splendidement sur leurs habits. Ils laissèrent leur barque, sans garde, sur les flots. Ils chevauchaient vers le Burg, les héros hardis et bons.

Ils y voyaient s’élever quatre-vingt-six tours, trois vastes palais et une salle bien construite en marbre magnifique, vert comme l’herbe des prés. Là siégeaient Brunhilt et sa cour.

Les portes du Burg s’ouvrirent toutes larges. Les hommes de Brunhilt se précipitèrent à leur rencontre et les reçurent comme des hôtes dans le pays de leur souveraine. On prit soin de leurs chevaux et de leurs boucliers.

Un camérier parla : — « Donnez-nous vos épées et vos brillantes cuirasses. » — « Cela ne vous sera pas accordé, dit Hagene de Troneje, nous voulons les porter nous-mêmes. » Alors Siegfrid commença à lui expliquer les us de cette cour :

— « Il est d’usage en ce burg, je dois vous en prévenir, qu’aucun hôte ne porte des armes. Laissez emporter les vôtres. Ce sera bien ainsi. » Hagene, l’homme-lige de Gunther, ne suivit pas volontiers ce conseil.

On fit servir du vin aux héros et on leur offrit toutes les choses convenables. On voyait partout des guerriers rapides, en habillements de prince, se diriger vers la cour. On regardait beaucoup les héros intrépides.

On apprit à Brunhilt que des guerriers étrangers étaient arrivés, en riches costumes et naviguant sur la mer. La vierge belle et bonne commença de s’informer.

— « Dites-moi, dit la reine, quels peuvent être ces guerriers inconnus, de si fière contenance, que je vois là, et pour quels motifs ces héros ont-ils navigué jusqu’ici ? »

Quelqu’un de sa suite parla : — « Ô dame, je puis affirmer que jamais je n’ai vu aucun d’eux. Un seul me parait ressembler à Siegfrid. Il convient de les bien recevoir : tel est mon avis, haute dame.

« Le second de ses compagnons a une noble apparence. S’il en avait le pouvoir, et s’il pouvait les conquérir, il serait digne d’être roi de vastes terres. Il a, parmi les autres, l’air d’un chef.

« Le troisième de ses compagnons parait être très farouche, et pourtant son corps est beau, ô reine puissante : ses regards sont rapides, il les jette sans cesse autour de lui. Son caractère est, je crois, plein de violence.

« Le plus jeune d’entre eux me parait très beau. Je vois ce riche guerrier, modeste comme une jeune fille, marcher avec bonne apparence et avec une grâce charmante. Nous aurions tout à craindre s’il lui arrivait quelque mal.

« Mais quelque douce que soit sa manière d’être et quelque beau que soit son corps, il ferait pleurer maintes jolies femmes s’il entrait en fureur. Son corps est si bien formé qu’on voit qu’il est par toutes ses qualités un guerrier brave et rapide. »

La reine parla. — « Qu’on m’apporte mon armure. Si le fort Siegfrid est venu en mon pays pour obtenir mon amour, il y va de sa vie. Je ne le crains pas au point de devenir sa femme. »

Brunhilt la belle fut bientôt revêtue de son costume, Maintes belles suivantes l’accompagnaient, au nombre de cent ou plus. Leur costume était magnifique. Les hôtes désiraient voir la vaillante femme.

Avec elles marchaient les héros de l’Islande, les guerriers de Brunhilt, portant l’épée au poing, cinq cents ou même davantage. Cela inquiétait les hôtes. Ils se levèrent de leur siège, les héros hardis et fiers.

Quand la reine vit Siegfrid, elle parla aux étrangers d’une façon courtoise : — « Soyez le bien-venu en ce pays, seigneur Siegfrid ; quel est le but de votre voyage ? Je désirerais le connaître. »

— « Bien des grâces, dame Brunhilt, de ce que vous daigniez me saluer, douce fille de prince, avant ce noble chef qui se trouve devant moi. Lui est mon seigneur. Je renonce à l’honneur que vous me faites.

« Il est roi sur le Rhin. Que dirais-je de plus ? Nous avons navigué jusqu’ici pour l’amour de vous. Il veut vous aimer, n’importe ce qui en arrive. Réfléchissez bien : il n’abandonnera pas son dessein.

« II s’appelle Gunther, c’est un roi puissant et fier. S’il obtient votre amour, il ne désirera rien de plus. À cause de vous, je l’ai accompagné jusqu’ici. S’il n’avait pas été mon seigneur, je ne fusse jamais venu. »

Elle dit : — « Est-il vraiment ton seigneur et toi son homme-lige ? Veut-il tenter les jeux que je propose ? S’il est vainqueur, je serai sa femme ; mais si je triomphe une seule fois, il y va de la vie pour vous tous. »

Hagene de Trojene parla : — « Ô dame, laissez-nous voir ces jeux. Il faut qu’ils soient bien rudes, pour que mon seigneur Gunther soit vaincu par vous. Il espère bien obtenir une si belle reine.

— « Il doit lancer la pierre, bondir après et jouter de la lance avec moi. Que votre esprit ne soit pas trop prompt, vous pourriez bien perdre ici l’honneur et la vie. Songez-y. » Ainsi répondit la vierge digne d’amour.

Siegfrid le rapide s’avança vers le roi et le pria de dire à la reine toute sa volonté : — « Soyez sans crainte, je saurai vous préserver par mes artifices. »

Le roi Gunther parla : — « Reine superbe, déterminez ce que vous exigez. J’accomplirai tout cela et même plus, pour votre beau corps. J’y laisserai ma vie, ou vous serez ma femme. »

Quand la reine entendit ces paroles, elle ordonna de préparer les jeux suivant la coutume. Elle fit apporter son armure de combat, une cuirasse d’or et un bon bouclier.

La vierge se revêtit d’une cotte d’armes de soie, que jamais dans le combat nulle épée n’avait entamée. Elle était d’étoffe de Lybie très bien faite, et toute brillante de passementeries bien ouvrées.

Cependant on montrait beaucoup d’orgueil vis-à-vis des guerriers : Dancwart et Hagene en étaient peu satisfaits. Ils s’inquiétaient en leur cœur du sort de Gunther. Ils pensaient : « Ce voyage tournera mal pour nous. »

Pendant ce temps Siegfrid, la puissante épée, était retourné au vaisseau, sans que nul s’en aperçût, pour chercher la Tarnkappe qu’il y avait cachée. Il se glissa rapidement dans la barque ; ainsi, personne ne le vit.

Il se hâta de revenir. Il vit un grand nombre de guerriers là où la reine préparait les jeux. Il s’avança invisible. Nul ne le vit de tous ceux qui étaient présents, grâce à ses artifices.

On traça le cercle où la joute devait avoir lieu en présence d’un grand nombre de vaillants héros. Ils étaient plus de sept cents bien armés, et c’étaient eux qui devaient décider en toute vérité à qui appartiendrait la victoire.

Voici venir Brunhilt. Elle est armée comme si elle voulait combattre pour la terre d’un roi. Elle porte sur son vêtement de soie de nombreuses lames d’or. Sa brillante fraîcheur éclate à ravir sous cet appareil.

Viennent ensuite les serviteurs ; ils lui apportent un bouclier d’or rouge, revêtu de plaques d’acier trempé, grand et large. C’est avec ce bouclier que la vierge charmante voulait combattre.

Les attaches de ce bouclier étaient d’une riche étoffe, sur laquelle brillaient des pierreries vertes comme l’herbe. Elles étincelaient avec un grand éclat dans l’or qui les enchâssait. Il devait être brave celui qui saurait plaire à cette femme.

Ce bouclier d’acier et d’or que la vierge allait porter, était épais — cela nous a été conté ainsi — de trois empans à l’endroit des boucles. C’est à peine si quatre de ses camériers le pouvaient porter.

Lorsque Hagene vit apporter ce bouclier, il s’écria avec colère, le héros de Troneje : — « Eh bien ! roi Gunther, nous laisserons ici notre corps ! Celle à laquelle votre amour ose prétendre, c’est la femme du diable ! »

Apprenez-en plus encore sur ses vêtements : elle en avait de si magnifiques ! Elle portait une cotte d’armes de soie d’Agazouc très noble et très riche. Maintes pierres étincelantes jetaient sur la reine l’éclat de leurs feux.

Voilà qu’on apporte à la vierge une pique lourde et grande, large, énorme, forte, invincible et dont le tranchant coupait terriblement. C’était celle dont elle se servait toujours.

Écoutez les merveilles qu’on raconte du poids de cette pique : elle était forgée de quatre énormes masses de fer. Trois hommes de Brunhilt avaient peine à la porter. Le noble Gunther commença d’en prendre de l’inquiétude.

Il pensa en lui-même : « Que va devenir ceci ! Par le diable de l’enfer, qui pourrait soutenir cette lutte ? Que ne puis-je retourner en vie vers le Rhin, elle serait pour longtemps délivrée de mon amour ? »

Sachez-le bien, il était plein de soucis. On lui apporta toutes ses armes. Le roi puissant était bien armé. D’inquiétude Hagene avait presque perdu la raison.

Le frère de Hagene, le brave Dancwart, parla : — « Je me repens intérieurement de ce voyage. On nous appelait des héros et nous devrions perdre la vie, et des femmes, dans ce pays, nous feraient périr !

« Cela me peine durement que je sois venu dans cette contrée. Si mon frère Hagene avait ses armes et moi les miennes, tons ces hommes de Brunhilt rabattraient un peu de leur fierté.

« Je vous le dis, par ma foi, ils se garderaient de trop d’arrogance. Et quand j’aurais juré mille fois la paix, avant que de voir périr mon chef que j’aime, oui, cette belle vierge perdrait la vie. »

— « Certes nous quitterions librement ce pays, dit son frère Hagene, si nous avions nos armures qui nous sont si nécessaires et aussi nos bonnes épées ; nous saurions bien adoucir l’arrogance de cette belle femme. »

La noble vierge comprit très bien ce que dit le guerrier. La bouche souriante, elle les regarda par dessus l’épaule : — « Puisqu’ils se croient si braves, qu’on leur apporte leurs armures. Remettez aux mains de ces héros leurs armes aiguisées.

« Qu’ils soient armés, cela m’est aussi égal que s’ils étaient là tout nus, — ainsi parla la reine. — Je ne crains la force d’aucun homme que je connaisse. Je compte bien lutter dans le combat contre le bras de qui que ce soit. »

Quand ils reçurent leurs épées, suivant l’ordre de la vierge, le brave Dancwart devint rouge de joie. — « Maintenant joutez comme vous voudrez, dit l’homme intrépide : Gunter est invincible depuis que nous avons nos épées. »

La force de Brunhilt se montra d’une façon effroyable. On lui apporta dans le cercle une lourde pierre, grande et monstrueuse, ronde et énorme. Douze guerriers braves et rapides la portaient avec effort.

Elle avait coutume de la jeter quand elle avait lancé la pique. L’inquiétude des Burgondes devint grande. — « Par mes armes, s’écria Hagene, quelle amante a choisie le roi ! Qu’elle soit en enfer, la fiancée du diable maudit ! »

Elle entoura de brassards ses bras blancs, saisit le bouclier d’une main et leva le javelot. La lutte commençait. Les malheureux étrangers craignaient la fureur de Brunbilt.

Et si Siegfrid n’était pas venu au secours de Gunther, elle lui eût arraché la vie. Siegfrid s’approcha de lui sans être vu et lui toucha la main. Gunther s’aperçut avec inquiétude de son artifice.

« Qui m’a touché ? » pensa l’homme hardi. Il regarda partout et ne vit personne. L’autre parla : — « C’est moi, Siegfrid, ton ami dévoué. Ne crains rien de la reine. »

Il ajouta : — « Que tes mains abandonnent ton bouclier ; laisse-le moi porter et prête attention à tout ce que tu m’entendras dire. Fais les gestes, je ferai l’œuvre. » Quand le roi le reconnut, cela lui fit plaisir.

— « Dissimule ma ruse ; cela vaut mieux pour nous deux. De cette façon la reine n’exercera point sur toi sa superbe arrogance, ainsi qu’elle en a l’intention. Et maintenant regarde comme elle se tient toute prête devant toi au bord du cercle. »

Elle lança la pique avec grande force, la vierge superbe, sur le grand bouclier neuf et large, que le fils de Sigelint portait à son bras. Le feu jaillit de l’acier comme si l’ouragan eût soufflé.

Le tranchant du fort javelot traversa le bouclier, et l’on vit sortir le feu des anneaux de la cotte de mailles. Du coup ces deux hommes si forts tombèrent ; sans la Ternkappe, tous deux étaient morts.

Le sang coula de la bouche de l’intrépide Siegfrid. Mais il se leva vivement, et le guerrier hardi saisit le javelot qu’elle lui avait lancé à travers son bouclier, et sa forte main le brandit à son tour.

Mais il se dit : « Je ne veux point tuer la belle vierge, » et tournant le tranchant du javelot vers son épaule, il le jeta le bois en avant, l’homme fort, avec tant de violence qu’elle se prit à chanceler.

Le feu jaillit de la cotte d’armes comme si le vent l’eût attisé. Le fils de Sigemunt avait lancé la pique avec tant de vigueur qu’elle ne put, malgré sa force, en soutenir le coup. Le roi Gunther n’en eût jamais fait autant.

Brunhilt la belle se releva aussitôt : — « Noble guerrier Gunther, merci de ce coup ! » dit-elle. Elle croyait qu’il l’avait vaincue par sa propre force ; mais non, c’était un homme plus fort qui l’avait abattue.

Alors elle s’avança transportée de fureur. Elle leva haut la pierre, cette noble vierge, et la lança avec vigueur bien loin d’elle. Puis elle bondit après la pierre, et son armure en retentit fortement.

La pierre était tombée à douze brasses de distance. D’un bond elle avait dépassé le jet, la femme au beau corps ! Siegfrid le rapide alla vers l’endroit où se trouvait la pierre. Gunther la souleva, mais ce fut Siegfrid qui la lança.

Il était brave, fort et grand. Il lança la pierre plus loin et bondit aussi plus loin. Par ses artifices il avait assez de force pour enlever avec lui, en sautant, le roi Gunther.

Le saut était accompli, la pierre était là couchée à terre, et l’on n’avait vu personne d’autre que le guerrier Gunther. Brunhilt la belle devint rouge de colère ; Siegfrid avait sauvé Gunther de la mort. Quand elle vit le héros à l’autre extrémité du cercle hors de danger, elle dit à demi-voix à ceux de sa suite : — « Approchez vite, vous mes parents et mes hommes, vous allez devoir vous soumettre tous au roi Gunther. »

Alors ces braves déposèrent leurs armes. Maint homme hardi se mit aux pieds de Gunther, le puissant roi du pays des Burgondes. Ils croyaient qu’il avait jouté avec ses seules forces.

Il les salua gracieusement, car il avait beaucoup de qualités. La vierge digne de louanges le prit par la main et lui accorda tout pouvoir sur sa terre. Les guerriers vaillants et impétueux s’en réjouirent.

Elle pria le noble chevalier de se rendre avec elle dans son palais magnifique. Là on servit mieux les guerriers. La colère de Dancwart et de Hagene s’apaisa.

Siegfrid le rapide était prudent : il se hâta de reporter sa Tarnkappe. Puis il revint là où maintes femmes étaient assises, et lui et les autres guerriers oublièrent leurs soucis.

— « Qu’attendez-vous, Seigneur ? Quand commencerez-vous les jeux que la reine vous propose en si grand nombre ? Faites-nous voir comment vous les accomplirez !

» — L’homme rusé feignait ainsi de n’avoir rien vu. La reine parla : — « Comment se fait-il, seigneur Siegfrid, que vous n’ayez point vu les jeux qu’a accomplis la main de Gunther ? » Hagene, du pays des Burgondes, lui répondit :

— « Tandis que vous étonniez notre courage et au moment où le chef du Rhin l’emportait sur vous dans la joute, Siegfrid, le brave héros, était près du vaisseau. De là vient qu’il ne sait rien. » Ainsi parla l’homme de Gunther.

— « C’est pour moi une bonne nouvelle, dit Siegfrid la bonne épée, que notre voyage réussisse si bien et que vous ayez trouvé votre vainqueur. Et maintenant, noble vierge, vous allez nous suivre aux bords du Rhin ! »

Alors la belle femme parla : — « Cela ne peut se faire ainsi. Mes hommes et mes parents doivent d’abord être appelés. Je ne puis quitter si légèrement mon pays. Il faut avant tout que je prévienne mes meilleurs amis. »

Elle fit chevaucher des messagers de tous côtés. Ils avertirent ses amis, ses parents et ses hommes. Elle les priait de se rendre à Isenstein sans retard, et die leur fit donner à tous des habits riches et magnifiques.

Ils chevauchaient par troupes vers le burg de Brunhilt, le jour entier, du matin au soir : — « Oh ! qu’avons-nous fait ! dit Hagene, nous faisons mal d’attendre ici les hommes de la belle Brunhilt.

« S’ils viennent ici en force (les desseins de la reine nous sont inconnus), alors sa colère n’a qu’à lui revenir, et nous sommes perdus ! Oui ! cette noble vierge est née pour nous causer de grands soucis. »

Le fort Siegfrid parla : — « Je ne le souffrirai point, et ce que vous craignez n’arrivera pas. J’amènerai à votre secours dans ce pays des guerriers d’élite qui vous sont inconnus.

« Vous ne demanderez point après moi. Je voguerai loin d’ici. Que Dieu pendant ce temps garde votre honneur. Je reviendrai bientôt et je vous amènerai mille hommes, des meilleures épées que j’aie jamais connues. »

— « Ne restez point trop longtemps, dit le roi, car c’est à bon droit que nous nous réjouissons de votre aide. » Il répondit : — « Je serai de retour en très peu de jours. Vous direz à la reine que vous m’avez envoyé en mission.

VIII. COMMENT SIEGFRID ALLA VERS LES NIBELUNGEN

De là Siegfrid, portant sa Tarnkappe, alla sur le sable vers le port, où il trouva la barque. Il y entra, toujours invisible, le fils de Sigemunt. Puis il partit aussi rapide que le souffle du vent.

Personne ne voyait celui qui conduisait la barque. Le bâtiment voguait vite par la force de Siegfrid, qui était grande. On croyait qu’un fort vent la poussait ; mais, non, c’était Siegfrid qui la menait, le fils de la belle Sigelint.

En l’espace d’un jour et d’une nuit, il arriva en un royaume très puissant, qui avait cent Marches et plus encore d’étendue. Ce pays s’appelait Nibelungenlant ; c’est là qu’il avait son grand trésor.

Le guerrier arriva seul à une grande île. Le bon chevalier eut bientôt attaché sa barque ; puis il alla vers une montagne, sur laquelle s’élevait un Burg, et il y chercha un asile comme font ceux qui sont fatigués de la route.

Il arriva devant les portes qu’il trouva fermées. Elles défendaient leur honneur, comme cela arrive encore de nos jours. L’homme inconnu se mit à frapper à ces portes. Mais cela était bien prévu : il y avait, à l’intérieur,

Un géant qui gardait le Burg, ses armes toujours auprès de lui. Il parla : — « Qui est-ce qui frappe si fort à la porte ? » L’intrépide Siegfrid déguisa sa voix.

Et dit : — « Je suis un guerrier. Ouvrez-moi cette porte, sinon plus d’un qui préférerait son doux repos et ses aises sentira ma colère. » Cette réponse irrita le gardien.

Alors le géant courageux revêtit son armure et mit son casque sur sa tête. Il saisit vivement son bouclier, l’homme fort, et ouvrit la porte. Furieux il s’élança sur Siegfrid :

— « Qui donc a osé réveiller tant d’hommes hardis ? » Et sa main frappa à coups redoublés. Le superbe étranger commença de se défendre ; mais le gardien fit si bien qu’il lui brisa sa cotte d’armes

Avec une barre de fer. Le héros était en danger, et il craignait presque la terrible mort, tant le géant frappait avec force. Pourtant le seigneur Siegfrid en était satisfait.

Ils combattirent si rudement que tout le Burg en retentit ; on entendait le retentissement jusque dans la salle des Nibelungen. Siegfrid dompta le gardien si bien qu’il le lia. La nouvelle s’en répandit dans tout le pays des Nibelungen.

À travers la montagne, un nain sauvage, Albrîch le vaillant, entendit de loin la lutte. Il s’arma aussitôt et courut vers le lieu où il trouva le noble étranger, qui venait de lier le géant.

Albrîch était brave et aussi très fort. Il portait cotte de mailles et heaume, et dans sa main un pesant fouet d’or. Il courut en hâte à la rencontre de Siegfrid.

Sept lourdes boules étaient attachées à ce fouet, et il en frappa si rudement le bouclier de l’homme hardi qu’il le brisa en grande partie. Le bel étranger craignit pour sa vie.

Il jeta de son bras le bouclier brisé ; il remit au fourreau sa longue épée. Il ne voulait point tuer son camérier ; il épargnait ses hommes : ainsi le lui commandait le devoir.

Se précipitant sur Albrîch, avec ses fortes mains, il prit par sa barbe grise cet homme déjà vieux et l’entraîna avec tant de violence qu’il en cria rudement. L’action du jeune guerrier faisait souffrir Albrîch.

Le nain hardi s’écria à haute voix : — « Laissez-moi sauf. Et s’il ne m’était pas interdit de devenir l’homme-lige d’un autre que d’un héros à qui j’ai juré d’être son serviteur fidèle, je vous servirais avant de mourir. » Ainsi parla l’homme rusé.

Siegfrid lia aussi Albrîch comme le géant, et par sa grande force il lui faisait beaucoup de mal. Le nain se prît à demander : — « Comment vous appelle-t-on ? » — L’autre répondit : — « Je m’appelle Siegfrid ; je croyais être bien connu de vous. »

— « Je me réjouis de l’apprendre, dit le nain Albrîch, j’ai éprouvé par vos hauts faits que c’est avec juste droit que vous êtes le chef de ce pays. Je ferai ce que vous m’ordonnerez, si vous me laissez sauf. »

Le seigneur Siegfrid parla : — « Vous irez en hâte et m’amènerez les meilleurs de nos guerriers, mille Nibelungen ; qu’ils sachent que je suis ici. Je ne veux point vous faire souffrir.

Il délia le géant et Albrîch. Albrîch courut vite là où étaient tes guerriers et il éveilla avec soin les Nibelungen et dit : — « Debout, héros ! il vous faut aller vers Siegfrid. »

Ils bondirent de leurs couches et furent bientôt prêts. Mille guerriers rapides s’habillèrent soigneusement et se rendirent là où se trouvait Siegfrid. On échangea de gracieuses salutations en paroles et en actions.

Maintes lumières furent allumées ; on lui versa une boisson purifiée. Puis, les remerciant tous d’être sitôt venus, il dit : — « Il faut m’accompagner loin d’ici sur les flots. » Il trouva un grand nombre de ces héros bons et braves prêts à le suivre.

Plus de trente mille guerriers étaient accourus. Mille des meilleurs furent choisis parmi eux. On leur apporta leur heaume et le reste de leur armure, car il voulait les conduire au pays de Brunhilt.

Il parla : — « Bons chevaliers, je veux vous en prévenir, il vous faut apporter beaucoup de riches habits à cette cour, car maintes belles femmes vous y verront. C’est pourquoi il convient de vous parer de beaux vêtements. »

Ici quelque ignorant dira légèrement : « Ceci est un conte : comment tant de chevaliers auraient-ils pu se réunir ? Où auraient-ils pris les vivres ? Où auraient-ils pris les vêtements ? Ils n’auraient pu les trouver, quand trente pays les auraient servis. »

Mais vous avez bien entendu parler de la richesse de Siegfrid — le royaume et le trésor des Nibelungen étaient à sa disposition ; — il distribua ce trésor à profusion à ses guerriers, et pourtant il ne diminuait pas, quelque quantité qu’on en prit.

Au matin, de bonne heure, ils partirent. Quels valeureux compagnons Siegfrid réunit là ! Ils avaient avec eux de bons chevaux et de magnifiques habits ; ils arrivèrent ainsi en grande pompe au pays de la dame Brunhilt.

Là se trouvaient derrière les créneaux beaucoup de charmantes filles. La reine parla : — « Quelqu’un sait-il qui sont ceux que je vois voguer là-bas au loin sur la mer ? Ils ont déployé des voiles blanches, qui sont plus éclatantes que la neige. »

Alors le chef du Rhin dit : — « Ce sont mes hommes que dans mon voyage j’avais laissés près d’ici. Je les ai fait prévenir, et les voilà, ô dame, qui arrivent. » On admira avec joie les magnifiques étrangers,

On voyait Siegfrid se tenir en superbe costume sur le devant d’un vaisseau avec un grand nombre d’autres guerriers. La reine dit : — « Seigneur roi, dites-moi, accorderai-je le salut à ces étrangers ou le leur refuserai-je ? »

Le roi répondit : — « Vous irez à leur rencontre en avant de votre palais, afin qu’ils comprennent bien que vous les voyez avec plaisir. » La reine suivit le conseil du roi, et par son salut elle distingua Siegfrid du reste de sa troupe.

On leur assura des logements et l’on eut soin de leurs vêtements. Le nombre des hôtes venus dans le pays était si considérable qu’ils se pressaient partout par bandes. Les hommes hardis désiraient retourner en Burgondie.

Alors la reine parla : — « Je serais reconnaissante à celui qui saurait partager mon or et mon argent à mes hôtes et à ceux du roi, qui sont si nombreux. » Dancwart, l’homme du vaillant Gîselher, répondit :

— « Très noble reine, veuillez me charger des clefs, j’ai confiance de si bien faire le partage, que s’il en résulte quelque honte, elle sera mienne tout entière. » Ainsi parla ce brave guerrier et il montra parfaitement combien il était bienfaisant.

Quand le frère de Hagene eut reçu les clefs, la main de ce héros distribua de riches présents. — À celui qui désirait un marc, on en donnait tant, que tous les pauvres vécurent en liesse.

C’était bien par cent livres qu’il donnaît sans compter. Beaucoup quittèrent la salle en riches vêtements qui jamais n’en avaient porté de pareils. La reine l’apprit : cela lui causa peine et souci.

Alors elle dit : — « Seigneur roi, je me figure que votre camérier ne veut pas me laisser beaucoup de mes vêtements ; il dissipe entièrement mon or. À celui qui saurait encore l’en empêcher, je serais toujours obligée.

« Il donne de si riches présents qu’il parait s’imaginer, ce guerrier, que je pense déjà à ma mort ; mais je veux encore en user et je compte bien dépenser ce que mon père m’a laissé. » Jamais reine n’eut camérier aussi prodigue.

Hagene de Troneje parla : — « Sachez, ô dame, que le roi du Rhin a tant d’or et d’habits à donner que nous sommes résolus de ne rien emporter du pays de Brunhilt. »

— « Non pas, répondit la reine ; pour me faire plaisir, qu’on remplisse vingt coffres de voyage avec de l’or et de la soie, que ma main distribuera quand nous serons arrivés au pays des Burgondes. »

On remplit les coffres de pierres précieuses. Son propre camérier devait présider à cet office, car elle ne voulait plus se fier à l’homme de Gîselher. C’est pourquoi Gunther et Hagene se prirent à rire.

La vierge parla : — « À qui laisserai-je ma terre ? Il faut d’abord que ma main et la vôtre mettent ordre à cela. » Le noble roi répondit : « Faites appeler ici celui que vous préférez, ce sera lui que nous ferons chef. »

La dame vit près d’elle l’un de ses plus proches parents ; il était le frère de sa mère. La vierge lui dit : — « Laissez-moi vous remettre mes burgs et le pays. » Puis ils se préparèrent au voyage. On les vit chevaucher sur le sable.

Elle choisit parmi ses fidèles mille hommes vaillants, qui devaient voguer avec elle vers le Rhin, avec les mille guerriers du pays des Nibelungen. Ils se préparèrent pour le voyage. On les vit chevaucher sur le sable.

Elle emmena avec elle quatre-vingt-six femmes et deux cents vierges, au corps très beau. On ne demeura point plus longtemps ; chacun désirait partir ! Alors, hélas ! commencèrent les pleurs de celles qui restaient.

Avec des marques de haute vertu, la vierge quitta le pays ; elle embrassa ses meilleurs amis, qui se trouvaient près d’elle. Après cet affectueux adieu, on se mit en mer. Jamais plus depuis lors la vierge ne revint au pays de ses pères.

On entendit durant le voyage bien des mains jouer des instruments ; ils eurent toutes sortes de divertissements. Une brise de mer favorable les poussa sur leur route. Ils s’éloignaient du rivage ; maintes filles en pleurèrent.

Toutefois, durant la traversée, elle ne voulut point manifester son amour au roi. Ce bonheur était réservé jusqu’à leur arrivée à Worms dans le Burg, après les noces. Ils y arrivèrent depuis, pleins de joie, avec les héros.

IX. COMMENT SIEGFRID FUT ENVOYÉ À WORMS

Lorsqu’ils eurent navigué neuf jours entiers, Hagene de Troneje parla : « Écoutez ce que je dis : nous avons trop attendu d’envoyer des nouvelles à Worms, aux bords du Rhin. Nos messagers devraient être déjà maintenant près des Burgondes. »

Le roi Gunther répondit : — « Vous avez dit vrai. Personne ne serait plus propre que toi, ami Hagene, à accomplir cette mission. Chevauche donc vers mon pays, nul ne les instruira mieux que toi de notre expédition. »

Hagene reprit : — « Je ne suis pas un bon messager. Laissez-moi demeurer camérier et rester sur les flots. Je veillerai près des femmes sur leurs vêtements jusqu’à ce que nous les amenions au pays des Burgondes.

« Priez Siegfrid de se charger de ce message : grâce à sa force prodigieuse il saura bien l’accomplir. S’il refuse de faire ce voyage, vous le prierez gracieusement, par l’amour de votre sœur, de s’acquitter de cette mission. »

Le roi envoya vers le héros ; il vint dès qu’on l’eut trouvé. Gunther parla : — « Puisque nous approchons de mon pays, je devrais envoyer des messagers à ma sœur bien-aimée et aussi à ma mère, pour leur dire que nous approchons du Rhin.

« Je vous le demande, Siegfrid, faites suivant mon désir et je vous en serai éternellement obligé. » Ainsi parla cette bonne épée. Siegfrid refusa d’abord, l’homme très hardi, jusqu’à ce que Gunther se mît derechef à le prier.

Et lui dît : — « Vous chevaucherez pour l’amour de moi et aussi pour Kriemhilt, la belle vierge, qui vous remerciera avec moi, la femme charmante. » Quand Siegfrid entendit cela, il fut bientôt prêt.

— « Demandez ce que vous voulez, je ne vous refuserai rien. Je l’accomplirai au nom de la belle vierge. Comment refuserais-je quelque chose à celle que je porte en mon cœur. Pour elle, tout ce que vous commanderez est fait. »

— « Eh bien ! dites à Uote, à la reine puissante, que nous sommes grandement satisfaits de ce voyage. Faites connaître à mon frère comment nous avons vaincu. Apprenez aussi cette nouvelle à nos amis.

« Ne cachez rien à ma sœur si jolie. Vous la saluerez de la part de Brunhilt, ainsi que de la mienne, et dites à mes serviteurs et à tous mes hommes que j’ai accompli avec honneur ce que mon cœur désirait.

« Dites à Ortwîn, mon neveu que j’aime, qu’il fasse dresser des sièges aux bords du Rhin. Et qu’on fasse savoir à tous mes autres parents que je veux célébrer magnifiquement mes noces avec Brunhilt.

« Dites à ma sœur que, quand elle aura appris que j’ai abordé avec mes hôtes, elle reçoive gracieusement ma bien-aimée ; j’en serai toujours reconnaissante Kriemhilt. »

Le seigneur Siegfrid prit en hâte congé de la dame Brunhilt et de toute sa suite, ainsi qu’il convenait. Et le voilà qui chevauche le long du Rhin. On n’aurait pu trouver en ce monde un meilleur messager.

Il chevaucha vers Worms avec vingt-quatre guerriers. Il arrivait sans le roi ; quand cela fut su, tous ses fidèles furent remplis de douleur. Ils craignaient que leur seigneur n’eût trouvé la mort au loin.

Ils descendirent de leurs chevaux ; leur cœur était joyeux et fier ; aussitôt Gîselher, le bon jeune chef, s’approcha avec Gêrnôt, son frère. Comme il s’écria vivement dès qu’il ne vit point le roi Gunther avec Siegfrid :

— « Soyez le bien-venu, seigneur Siegfrid ; faites-moi connaître où vous avez laissé mon frère le roi. La force de Brunhilt nous l’a enlevé, j’imagine. Ainsi l’amour auquel il osait prétendre nous a causé grand dommage. »

— « Quittez ces soucis. Mon compagnon d’armes vous offre son salut et à vous et à tous vos parents. Je l’ai laissé sain et sauf, et il m’a envoyé afin que je fusse son messager et que j’apportasse de ses nouvelles dans votre pays.

« Songez promptement à me faire voir la reine et votre sœur, afin que je leur apprenne ce dont m’ont chargé Gunther et Brunhilt ; tous deux sont heureux. »

Alors le jeune Gîselher parla : — « Vous irez vers elle. Vous avez inspiré de l’amour à ma sœur, et elle a conçu beaucoup d’inquiétudes pour mon frère. La vierge vous aime, je puis vous en être garant. »

Le seigneur Siegfrid dit : — « Partout où je pourrai la servir, je le ferai de cœur et avec fidélité. Où sont maintenant les femmes ? c’est là que je désire aller. » Gîselher, l’homme au corps gracieux, alla l’annoncer.

Gîselher le jeune parla à sa mère et à sa sœur quand il les aperçut toutes deux. — « Il est arrivé, Siegfrid le héros du Nîderlant ! Mon frère Gunther l’a envoyé ici aux bords du Rhin.

« Il nous apporte des nouvelles du roi. Vous lui permettrez l’entrée de la cour, afin qu’il vous dise les nouvelles véritables de l’Islande. » Les nobles femmes étaient encore vivement affligées.

Elles saisirent en hâte leurs vêtements et se vêtirent. Puis elles firent prier Siegfrid de se rendre à la cour. Il le fit de bon cœur, car il aimait tendrement la noble Kriemhilt ; elle lui parla avec grande bonté.

— « Soyez le bien-venu, seigneur Siegfrid, héros digne de louanges. Où est mon frère Gunther, le noble et puissant roi ? J’imaginais que nous l’avions perdu par la force de Brunhilt. Hélas ! malheureuse fille que j’étais d’être jamais venue en ce monde. »

L’intrépide chevalier parla : — « Accordez-moi le don du messager. Ô belle femme, vous pleurez sans motif. Je l’ai laissé hors de tout péril, voilà ce que je voulais vous apprendre. Il m’a envoyé avec celle nouvelle vers vous deux.

« Avec sa tendre affection, ô très noble reine, il vous offre ses services, lui et sa fiancée. Ainsi cessez de pleurer. Ils seront bientôt arrivés. » Depuis longtemps elle n’avait appris si douce nouvelle.

Avec une étoffe blanche comme neige, elle essuya les larmes de ses beaux yeux. Puis elle se prit à remercier le messager des nouvelles qu’il avait apportées ; elles la consolaient de ses tourments et de ses pleurs.

Elle pria le messager de s’asseoir ; il y était tout disposé, et la femme digne d’amour lui dit : — « Ce serait sans regret que pour votre message je vous donnerais tout mon or. Vous êtes trop riche pour cela, mais je vous en demeurerai reconnaissante. »

— « Quand j’aurais à moi seul trente pays, dit-il, je recevrais encore avec plaisir des dons de votre main. » « Eh bien ! qu’il en soit fait ainsi, » dit la femme pleine de vertus. Et elle ordonna à son camérier d’aller quérir le don du messager.

Elle lui donna vingt-quatre anneaux, ornés de belles pierres, en récompense. Mais l’âme du héros était ainsi faite qu’il n’en voulut rien garder. Il les distribua aussitôt aux belles femmes qu’il trouva là dans les appartements.

Et la mère de Kriemhilt lui offrit également ses services avec beaucoup de bonté. — « Je vous dirai plus encore, ajouta l’homme hardi, touchant ce dont le roi vous prie lorsqu’il arrivera aux bords du Rhin. Si vous faites cela, ô dame, il vous en sera toujours obligé.

« Je l’ai entendu exprimer le désir que vous receviez bien ses hôtes puissants et que vous lui accordiez d’aller à leur rencontre devant Worms, sur le sable. Voilà ce que le roi Gunther vous fait savoir avec ferme confiance. »

La vierge digne d’amour parla : — « Je suis toute prête à le faire. Je ne refuserai jamais rien de ce qui pourra lui plaire. Il en sera fait ainsi en toute amitié. » Ses couleurs devinrent plus vives par l’amour qu’elle éprouvait.

Jamais messager d’aucun chef ne fut mieux reçu. Si elle l’eût osé, elle l’eût baisé sans nul regret. Il quitta les femmes d’une autre façon, mais toutefois affectueusement. Les Burgondes firent comme il le leur avait conseillé.

Sindolt, Hûnolt et Rûmolt la bonne épée n’épargnèrent point leurs peines en ce moment. Ils firent dresser les sièges, ce dont ils s’acquittèrent parfaitement. Beaucoup de fidèles du roi travaillèrent là avec eux.

Ortwîn et Gêre, les hommes du puissant roi, envoyèrent alors de tous côtés vers ses amis pour les prévenir que des fêtes allaient avoir lieu pour les noces. Maintes belles vierges se préparaient à y assister.

Le palais et ses murs, tout fut orné pour l’arrivée des hôtes. La salle de Gunther fut regarnie en bois sculpté par des ouvriers étrangers, venus en grand nombre. Cette grande fête se préparait bien joyeusement.

Et voilà que partout chevauchaient par les chemins de la contrée les parents des trois rois, qu’on avait avertis afin qu’ils allassent attendre ceux qui devaient venir. Et hors des bahuts on retirait les riches habits.

La nouvelle se répandit qu’on voyait approcher les amis de Brunhilt, et aussitôt en Burgondie la foule accourut en masses pressées. Ah ! que de vaillants guerriers se trouvaient là des deux côtés.

La belle Kriemhilt parla : — « Ô vous, mes filles, qui voulez m’accompagner à la réception, cherchez dans vos coffres les plus beaux vêtements que vous puissiez trouver ; que ceci soit dit aussi pour les femmes. »

Les guerriers arrivèrent et firent apporter des selles magnifiques, toutes garnies d’or rouge, sur lesquelles les femmes devaient monter pour aller de Worms aux bords du Rhin. Jamais ne se verront plus de si beaux harnais.

Ah ! de quel éclat Tor brillait sur les haquenées ! Et sur les rênes maintes nobles pierres étincelaient. On apporta pour les femmes des selles dorées qu’on posa sur des housses éclatantes. Toutes étaient bien joyeuses.

On amena aussi pour elles de charmants coursiers sanglés de belle et forte soie. Ils portaient sur le poitrail de superbes courroies de la meilleure soie dont on ait jamais ouï parler.

On voyait s’avancer d’abord quatre-vingt-dix femmes portant leurs cheveux en bandeaux. Avec Kriemhilt venaient ensuite les plus belles, qui portaient de splendides vêtements. Puis suivaient, également bien vêtues, maintes gracieuses jeunes filles.

Cinquante-quatre d’entre elles, du pays des Burgondes, étaient les plus belles qui se trouvassent à la cour. Leurs blonds cheveux étaient ornés de galons éblouissants. On avait fait avec zèle ce que Gunther avait désiré.

Elles portaient, pour plaire aux guerriers étrangers, les plus belles étoffes qui se pussent voir et les habits les plus riches, qui s’accordaient admirablement avec leurs charmantes couleurs. Il eût été de noire humeur celui à qui l’une d’elles eût pu déplaire.

On voyait beaucoup de robes de zibeline et d’hermine. Plus d’une main et plus d’un bras étaient richement ornés d’anneaux portés au dessus de la soie. Nul ne pourrait vous raconter jusqu’au bout tous ces apprêts.

Sur ces magnifiques vêtements, leur main attacha une ceinture riche, longue et bien brodée pour retenir les nobles plis des étoffes d’Arabie[8]. Le moment des hautes réjouissances approchait pour ces nobles jeunes femmes.

Mainte belle vierge avait la poitrine gracieusement parée de riches fermoirs. Elles auraient seulement pu craindre que les vives couleurs de leur visage ne pussent lutter avec l’éclat de leur vêtement. Nul roi de notre temps ne pourrait réunir une aussi superbe suite.

Quand ces belles femmes eurent revêtu la parure qu’elles devaient porter, une troupe de valeureux guerriers s’avança. Ils étaient armés de boucliers et de lances en bois de frêne.

X. COMMENT BRUNHILT FUT REÇUE À WORMS

De l’autre côté du Rhin, on voyait le roi, suivi de plusieurs chevauchées, s’approcher du rivage ; on menait par la bride les haquenées de maintes jeunes filles. Ceux qui les devaient recevoir étaient tous prêts.

Quand les guerriers de l’Islande et les Nibelungen, les hommes de Siegfrid, arrivèrent sur leurs barques, ils se dirigèrent rapidement — infatigables étaient leurs bras ! — vers l’endroit où se trouvaient les amis du roi, à l’autre bord du fleuve.

Écoutez maintenant le récit comment la reine Uote, la très riche, amena la vierge hors du Burg et chevaucha elle-même. Maints chevaliers et jeunes filles firent connaissance en ce jour-là.

Le margrave Gêre conduisit par la bride le cheval de Kriemhilt, mais seulement jusqu’aux portes du Burg. Au delà Siegfrid, l’homme brave, la servit tendrement. C’était une belle enfant ! Depuis il en fut bien récompensé par la jeune fille.

Ortwîn le hardi chevauchait près de dame Uote. Un grand nombre de chevaliers et de vierges les suivaient. Jamais, il faut l’avouer, on n’avait vu à pareille réception tant de femmes réunies.

Jusqu’à l’arrivée de la barque, de brillants jeux d’armes furent accomplis (il serait mal de l’oublier) par des guerriers fameux devant la belle Kriemhilt. Alors on enleva de la selle maintes femmes richement vêtues.

Le roi et ses illustres hôtes avaient traversé le fleuve. Ah ! devant les femmes, quelles fortes lances volèrent en éclats. On entendait le bruit de maints boucliers violemment entre-choqués. Leurs pointes, richement ornées, résonnaient au loin sous les coups.

Les femmes se tenaient près du rivage. Gunther descendit du vaisseau avec ses hôtes. Il conduisait lui-même Brunhilt par la main. Les vêtements et les splendides pierreries brillaient à l’envi.

Avec mille gracieuses honnêtetés, dame Kriemhilt s’avança pour recevoir dame Brunhilt et sa suite. De leurs blanches mains on les vit écarter les tresses de leurs cheveux quand elles échangèrent leur baiser ; elles le firent en toute affection.

La vierge Kriemhilt parla amicalement : — « Soyez la bienvenue en ce pays, pour moi, pour ma mère et pour tout ce que nous avons de fidèles amis » Et l’on s’inclina de part et d’autre.

Et les femmes s’embrassèrent à plusieurs reprises. Jamais on n’a ouï parler d’une réception aussi affectueuse que celle faite à la fiancée par dame Uote et par sa fille. Plusieurs fois elles baisèrent ses douces lèvres.

Quand les femmes de Brunhilt furent toute descendues sur le sable, maints jeunes guerriers menèrent par la main maintes vierges richement vêtues. Ces nobles jeunes femmes entouraient Brunhilt.

Avant que toutes les salutations fussent achevées, une grande heure s’écoula. Pendant ce temps fut baisée plus d’une bouche rose. Les filles des rois se tenaient encore l’une près de l’autre. Nombre de héros fameux se plaisaient à les contempler.

Ils les suivaient du regard ceux qui avaient ouï dire que nul ne pouvait voir rien de plus beau que ces deux femmes, et on le disait sans mentir ; car dans la beauté de leur corps, rien n’était emprunté ni trompeur.

Ceux qui savaient apprécier les femmes et leurs formes gracieuses, ceux-là louaient la beauté de la fiancée de Gunther. Mais les plus sages qui les avaient mieux comparées, disaient qu’on pouvait bien préférer Kriemhilt à Brunhilt.

Femmes et vierges s’avancèrent les unes vers les autres. Que de beautés magnifiquement vêtues ! Des pavillons de soie et un grand nombre de tentes couvraient toute la campagne devant Worms.

Les parents du roi se pressaient autour de lui. On conduisit les deux reines et toutes les dames vers les endroits protégés du soleil. Les guerriers du pays burgonde les accompagnaient.

Tous les hôtes étaient venus à cheval. On heurta brillamment les lances contre les boucliers. La plaine se couvrit d’un nuage de poussière, comme si tout le pays eût été en flammes. On reconnut bien vite les vrais héros.

Les dames regardaient les jeux des chevaliers. Je crois que Siegfrid passa et repassa maintes fois devant les pavillons, chevauchant l’épée à la main. Il conduisait mille hommes valeureux des Nibelungen.

Suivant l’avis du roi, Hagene de Troneje s’avança et fit cesser amicalement le tournoi, afin de préserver de la poussière ces belles jeunes filles. Tous les étrangers le suivirent à l’instant sans nulle difficulté.

Le Seigneur Gêrnôt parla ainsi : — « Laissez-là vos chevaux jusqu’à ce que vienne la fraîcheur. Nous irons accompagner les belles dames vers le palais, afin que quand le roi voudra chevaucher, vous soyiez tous prêts. »

Aussitôt cessèrent les passes d’armes. On quitta la plaine pour se retirer sous les tentes, où le temps s’écoula agréablement. Les guerriers se tenaient près des dames dont ils espéraient obtenir les faveurs. Ainsi passaient les heures jusqu’au moment du départ.

Avant la tombée de la nuit, le soleil baissant, l’air commençait à fraîchir et l’on ne voulut point s’attarder davantage : dames et chevaliers chevauchèrent vers le Burg. Les yeux se reposaient avec plaisir sûr les charmes de ces belles femmes.

Montrant leur courage, les bons guerriers coururent des passes pour des vêtements, suivant l’usage du pays, jusqu’à ce qu’on arrivât au palais, où le roi mit pied à terre. Là les dames furent servies par les chevaliers comme il convenait à des héros de si haute valeur.

Alors les reines se quittèrent. Dame Uote et sa fille se retirèrent dans leurs vastes appartements, accompagnées de leur suite. De tous côtés on entendait retentir de terribles cris d’allégresse.

On prépara des sièges. Le roi voulait se rendre au banquet avec ses hôtes. On voyait à côté de lui la belle Brunhilt. Dans le pays du roi, elle portait la couronne. Oh ! qu’elle était richement vêtue !

Maints sièges princiers étaient placés autour des bonnes larges tables, toutes couvertes de mets, ainsi qu’on nous l’a raconté. Rien ne manquait de ce qu’on pouvait désirer. Près du roi était assis maint convive de grande lignée.

Les camériers royaux portaient l’eau dans des coupes d’or rouge. Ce serait en vain qu’on dirait qu’à d’autres fêtes de princes on fut mieux servi : nul ne voudrait le croire.

Avant que le chef du Rhin eût pris de l’eau, le seigneur Siegfrid fit ce qu’il avait le droit de faire. Il lui rappela la foi donnée et la promesse faite avant qu’ils eussent vu Brunhilt dans sa patrie, l’Islande.

Il dit : — « Vous devez vous souvenir de ce que votre main me jura : que si jamais dame Brunhilt venait dans ce pays, vous me donneriez votre sœur. Que sont devenus vos serments ? J’ai accompli pour vous dans ce voyage maints rudes travaux. »

Le roi répondit à son hôte : — « Vous m’avez averti avec raison. Certes ma main ne sera point parjure. Je vous aiderai de mon mieux à réussir dans ce projet d’union. » Et il pria amicalement Kriemhilt de se rendre au banquet.

Elle entra dans la salle suivie de plusieurs belles vierges ; mais du haut d’un degré, Gîselher s’écria : « Faites retourner ces jeunes filles, car il faut que ma sœur paraisse seule devant le roi. »

On conduisit Kriemhilt là où se trouvait le roi. De nobles chevaliers de maints pays remplissaient la vaste salle. On les pria de se tenir tranquilles : déjà Brunhilt s’était rendue à la table.

Elle ignorait ce qui allait se passer. Alors le fils de Dankrât dit à son plus proche parent : — « Aidez-moi à ce que ma sœur prenne Siegfrid pour époux. » — Tous s’écrièrent à la fois : — « Elle peut le faire avec honneur. »

Le roi Gunther parla : — « Ô ma très charmante sœur, que par ta vertu mon serment s’accomplisse. Je t’ai promise à un héros. S’il devient ton époux, tu auras rempli mes vœux avec une grande fidélité. »

La noble vierge répondit : — « Mon frère bien-aimé, point n’est besoin que vous me priiez. Je veux toujours faire ce que vous me commanderez. Qu’il en soit donc ainsi. J’aimerai volontiers, seigneur, celui que vous me donnez pour époux. »

Siegfrid rougit de bonheur et d’amour. Le héros offrit son hommage à Kriemhilt. On les fit approcher l’un de l’autre dans le cercle des parents, et on lui demanda si elle acceptait l’homme valeureux.

Un pudique embarras de jeune fille l’arrêta d’abord toute confuse. Mais pour la félicité et la joie de Siegfrid, elle ne le repoussa pas longtemps. Il la prit aussi pour femme, le noble roi du Nîderlant.

Il était fiancé à la vierge et elle à lui. Siegfrid prît doucement dans ses bras la charmante enfant. Puis il embrassa la noble princesse devant rassemblée des héros.

Alors ceux-ci se partagèrent en deux groupes. En face de l’hôte, on voyait assis Siegfrid et Kriemhilt. Maint homme vaillant le servait. Les Nibelungen accompagnaient Siegfrid.

De l’autre côté étaient assis le roi et Brunhilt la vierge. Quand elle vit Kriemhilt à côté de Siegfrid (jamais elle n’eut tant de peine), elle se prit à pleurer. Le long de ses blanches joues, on voyait tomber des larmes.

Le chef du pays lui dit : — « Qu’y a-t-il, ma femme, que vous laissiez obscurcir ainsi le brillant éclat de vos yeux. Il faut vous réjouir plutôt. Mon pays, mes burgs, tous mes vaillants hommes vous sont soumis. »

— « Ah ! plutôt je veux pleurer, répondit la belle vierge : c’est pour votre sœur que j’ai ainsi le cœur marri. Je la vois assise à côté de votre homme-lige, et il me faut pleurer de la voir à ce point abaissée. »

Le roi Gunther reprit : — « Gardez le silence. En un autre moment je vous raconterai pourquoi j’ai donné ma sœur à Siegfrid. Ah ! qu’elle puisse toujours vivre heureuse avec ce héros. »

— « Je le regretterai sans cesse, reprit-elle, à cause de sa beauté et de ses vertus. Si je savais où aller, je fuirais volontiers, et plus jamais je ne serais assise à vos côtés jusqu’à ce que vous m’ayez dit pourquoi Siegfrid est devenu l’époux de Kriemhilt. »

Le roi Gunther répondit : — « Eh bien ! je vous le dirai : sachez donc qu’il possède aussi bien que moi un grand nombre de burgs et un grand pays. Croyez-moi, c’est un roi puissant. C’est pourquoi je lui ai donné pour femme la belle et gracieuse jeune fille. »

Quoi que Gunther pût lui dire, elle conserva sa sombre humeur. Les vaillants chevaliers désertèrent la table. Leurs passes d’armes furent si rudes que tout le Burg en retentit. Et pourtant le roi s’ennuyait auprès de ses hôtes.

Il pensait qu’il serait plus doucement auprès de sa belle femme. Son cœur s’attachait à l’espoir qu’elle s’acquitterait bien de sa dette d’amour. Il se prit à regarder affectueusement dame Brunhilt.

On pria les hôtes de cesser leur tournoi, car le roi désirait conduire sa femme vers la couche nuptiale. Kriemhilt et Brunhilt se rencontrèrent ensemble sur les degrés de la salle. Nulle haine n’existait encore entre elles.

Leur suite les accompagna sans tarder davantage. Les camériers richement vêtus apportaient les lumières. Les guerriers des deux rois se séparèrent. On vit un grand nombre de ces bonnes épées accompagner Siegfrid.

Les chefs arrivèrent tous deux dans leur appartement. Chacun d’eux pensait vaincre par son amour sa femme charmante. Cette idée rendait leurs sentiments plus doux. La félicité de Siegfrid fut complète et sans bornes.

Quand il fut couché auprès de Kriemhilt, il offrit tendrement à la jeune fille son noble amour. Elle lui devint comme sa propre chair. Et certes elle le méritait, cette femme riches en vertus.

Je ne vous dirai pas davantage ce qu’il fit pour elle. Mais écoutez le récit de ce qui arriva à Gunther près de dame Brunhilt. Plus d’un beau cavalier s’est souvent trouvé à plus douce fête auprès d’autres femmes.

La foule s’était retirée, dames et chevaliers. Il se hâta de fermer la porte, car il espérait que son beau corps serait à lui. Mais le moment n’était pas encore venu où elle deviendrait sa femme.

Elle se dirigea vers sa couche en sa blanche chemise de lin. Le noble chevalier se disait : « Maintenant je vais obtenir ce que j’ai désiré depuis tant de jours. » Et certes elle devait bien lui plaire par son éclatante beauté.

De sa main le noble roi éteint la lumière, puis il s’approche de la jeune femme, le guerrier courageux. Il se couche à côté d’elle. Grande est sa joie ! il serre dans ses bras la vierge digne d’amour.

Il allait lui prodiguer les plus tendres caresses, si Brunhilt le lui eût permis. Elle s’irrita si effroyablement, qu’il s’en désola. Il espérait trouver du bonheur, il ne rencontrait qu’inimitié et que haine.

Elle lui dit : — « Noble chevalier, vous allez renoncer à tout ce que vous aviez projeté. Cela ne s’accomplira point. Sachez-le bien, vierge je veux rester, jusqu’à ce que j’apprenne le secret que je vous ai demandé. » Gunther se prit à la haïr.

Par force il voulut obtenir son amour et il déchira son vêtement. La femme puissante saisit soudain une ceinture faite d’un galon très fort, dont elle se ceignait les reins. Elle fit grand mal au roi.

Elle lui lia les pieds et les mains, puis le porta et l’attacha à un clou qui était fixé dans le mur, afin qu’il ne troublât plus son sommeil ; elle lui défendit de l’aimer. Sa force était si grande, qu’il faillit en recevoir la mort.

Il commença à la prier, celui qui aurait dû être le maître. — « Détachez mes liens, très noble vierge. Je ne tenterai plus de vous vaincre, ô belle dame, et je ne viendrai plus guère me coucher si près de vous. »

Elle s’inquiéta peu de la façon dont il se trouvait. Elle était, elle, mollement couchée. Il resta ainsi suspendu toute la nuit, jusqu’au lendemain, quand la lumière du matin vint éclairer la fenêtre. Pendant ce temps les plaisirs du roi n’étaient pas grands.

— « Çà, dites-moi, seigneur Gunther, ne seriez-vous point fâché si vos camériers vous trouvaient ainsi lié par la main d’une femme ? » La belle vierge parla de la sorte. Le noble chevalier répondit : — « Ce ne serait pas non plus à votre avantage.

« Mais j’avoue qu’il m’en reviendrait peu d’honneur. Au nom de vos vertus, laissez-moi venir près de vous, et puisque mon affection vous est si à charge, ma main ne s’approchera plus même de vos vêtements. »

Aussitôt elle détacha ses liens et le laissa libre. Il se remit dans la couche où reposait Brunhilt ; mais il se tenait si loin qu’il ne touchait même pas son fin vêtement ; c’est que même cela, elle ne le voulait point.

Ses suivantes arrivèrent, lui apportant de nouveaux atours : on en avait préparé un grand nombre pour cette matinée nuptiale. Quoique chacun fût joyeux, le chef du pays restait d’humeur sombre, et leur gaité lui faisait mal.

D’après la coutume qu’ils suivirent et avec raison, Gunther et Brunhilt ne tardèrent pas à se rendre à la cathédrale, où l’on chantait la messe. Le seigneur Siegfrid s’y rendit également. La foule s’y pressait très nombreuse.

Là ils reçurent les honneurs royaux qui leur revenaient, la couronne et le manteau. Quand ils eurent été bénis tous les quatre, on admira leur belle prestance, la couronne en tête.

Apprenez qu’un grand nombre de guerriers, six cents ou même davantage, reçurent l’épée ce jour-là en l’honneur du roi. Il y eut grande réjouissance dans le pays des Burgondes ; on entendait retentir les lances aux mains des nouveaux chevaliers.

Les belles vierges étaient assises aux fenêtres. Elles regardaient briller au loin les boucliers éclatants ; mais le roi se tenait écarté de ses hommes. Quoi qu’on fit, on le voyait marcher pensif et triste.

L’humeur de Siegfrid et celle de Gunther étaient bien différentes. Le noble chevalier savait bien ce qui tourmentait le roi. Il s’avança vers lui et lui demanda : « Que vous est-il donc arrivé ? Faites-le moi connaître. »

Gunther répondit à son hôte : — « Avec cette femme j’ai introduit dans ma demeure la honte et le malheur. Quand j’ai voulu lui parler d’amour, aussitôt elle m’a lié fort et ferme. Puis, me traînant, elle m’a suspendu haut et court à un clou fiché dans le mur.

« J’y demeurai plein d’angoisses toute la nuit. Ce ne fut qu’au jour qu’elle me délia. Et elle, elle était là mollement couchée ! Je te le dis en secret, comme à un ami fidèle. » Le fort Siegfrid répondit : — « Vraiment, j’en suis aflligé ;

« Mais je t’en rendrai maître. Cesse de fomenter ta colère. Je ferai en sorte que cette nuit elle soit couchée si près de toi que désormais elle ne te refusera plus jamais son amour. » Ces paroles consolèrent Gunther de sa douleur.

— « Maintenant, regarde mes mains, comme elles sont gonflées. Elle m’a dompté comme si j’étais un enfant. Le sang jaillissait de mes ongles. Je croyais que j’y aurais laissé la vie. »

Le puissant Siegfrid parla : — « Ne crains rien, tu en reviendras. Nos nuits n’ont pas été semblables. Ta sœur Kriemhilt m’est comme ma propre chair. Il faut qu’aujourd’hui même dame Brunhilt devienne ta femme. »

Puis il ajouta : — « La nuit je viendrai dans ta chambre, invisible par l’effet de ma Tarnkappe, de sorte que personne ne pourra se douter de la ruse. Laisse donc tes camériers se rendre à leurs logements.

« J’éteindrai les lumières dans les mains des enfants. Ce te sera le signe que je suis là tout prêt à te venir en aide. Je forcerai cette femme à t’accorder son amour, ou bien j’y laisserai ma vie. »

— « Pourvu que tu ne lui marques point d’amour, répondit le roi, tu peux faire ce que tu veux à ma chère épouse. Du reste, j’en serai satisfait. Quand tu devrais lui prendre la vie, j’y consentirais encore. C’est une femme terrible ! »

— « Je promets sur ma foi, dit Siegfrid, de ne lui point témoigner d’amour. Je préfère ta charmante sœur à toutes les femmes que j’aie jamais vues. » Gunther crut sans arrière-pensée aux paroles de Siegfrid.

Les guerriers se livraient pendant ce temps aux plaisirs et aux dangers des jeux chevaleresques. On mit fin aux tournois et aux chocs des lances, afin que les femmes pussent se rendre dans la grande salle. Les camériers faisaient faire place devant elles.

Chevaux et gens quittèrent la cour. Un évêque conduisait chacune des deux princesses qui se rendait à la table royale. La suite des galants chevaliers venait après elles.

Le roi était assis à côté de sa femme plein d’espoir. Il pensait sans cesse à ce que Siegfrid lui avait promis. Ce seul jour lui sembla durer trente jours au moins. Son âme tout entière était absorbée par l’idée de l’amour de Brunhilt.

Il attendit avec peine qu’on quittât la table. On conduisit la belle Brunhilt et Kriemhilt aussi, chacune vers son appartement. Oh ! quelles vaillantes épées on voyait marcher devant le roi.

Le seigneur Siegfrid était assis tendrement à côté de sa femme charmante ; sa joie était grande et sans mélange. De ses blanches mains elle caressait les siennes, quand tout à coup il disparut à ses yeux sans qu’elle sût comment.

Voilà qu’ils badinaient ensemble et soudain elle ne le voit plus. La reine dit à ses suivantes : — « C’est vraiment un prodige ; où donc peut être passé le roi ? Qui a pu prendre ainsi ses mains hors des miennes ? »

Puis elle cessa de parler. Il était allé là où se tenaient les camériers portant des flambeaux. Il commença par les éteindre aux mains de ces enfants : Gunther comprit que Siegfrid était là.

Le roi savait bien ce qui allait se passer. Aussi fit-il partir dames et damoiselles. Quand cela fut fait le noble prince alla lui-même fermer la porte ; puis il tira deux solides verroux.

Il se hâta de cacher la lumière sous les draperies du lit. Alors commença entre le fort Siegfrid et la belle vierge (il devait en être ainsi) un terrible jeu. C’était à la fois peine et plaisir pour le roi Gunther.

Siegfrid se coucha à côté de la reine. Elle parla : — « Maintenant, seigneur Gunther, quels que puissent être vos désirs, demeurez en repos, si ne voulez subir de nouveau honte et douleur. Sinon mes mains sauront bien vous punir. »

Siegfrid retint sa voix et ne répondit point. Quoiqu’il ne le vit pas, Gunther entendait très bien que rien de mystérieux ne se passait entre eux. Peu de repos les attendait sur cette couche !

Siegfrid fit semblant d’être le puissant roi Gunther, et il prit dans ses bras la vierge digne d’amour. Mais elle le jeta hors du lit sur un banc qui était près de là, avec tant de force, que sa tête résonna bruyamment sur l’escabeau.

Avec une vigueur nouvelle l’homme hardi se releva d’un bond. Il voulait tenter mieux ; mais mal lui en advint, quand il essaya de la dompter. Jamais femme, j’imagine, ne se défendit si rudement.

Comme il ne voulait point se retirer, la vierge se redressa : — « Il ne vous est point permis de lacérer ma blanche chemise. Vous êtes bien outrecuidant ; il vous en arrivera malheur. Je vais vous le faire sentir. » Ainsi dit la belle jeune fille.

Elle saisit dans ses bras le vaillant héros et veut le lier, comme elle avait fait le roi, afin que sur sa couche elle pût goûter le repos. Elle voulait tirer une terrible vengeance de ce qu’il avait déchiré son vêtement.

À quoi servait la grande force de Siegfrid en ce moment où elle déployait la puissance supérieure de ses membres ? Elle l’entraina avec violence — il ne pouvait résister — et le pressa sans merci contre un bahut près du lit.

Hélas ! pensa le guerrier, si je dois ici perdre la vie par les mains d’une vierge, désormais les femmes montreront à leurs maris une humeur plus farouche qu’elles ne l’ont jamais fait.

Le roi entendait tout ; il tremblait pour le héros. Mais la honte saisit Siegfrid au cœur : il commença à s’irriter. Il la repoussa avec une vigueur prodigieuse et reprit contre dame Brunhilt une lutte pleine d’angoisse.

Quelque fortement qu’elle le contînt, sa colère et aussi sa merveilleuse vigueur lui vinrent en aide. Il parvint à se relever malgré elle. Son anxiété était grande. De ci et de là ils s’entre-choquèrent dans la chambre close.

Le roi Gunther était aussi en grande transe. À chaque moment il devait les éviter de côté et d’autre. Ils luttèrent ainsi avec tant de violence, que c’est vraiment merveille qu’ils en soient sortis sains et saufs.

Le roi gémissait sur le danger de tous deux ; mais il craignait bien plus la mort de Siegfrid, car elle avait presque enlevé la vie au guerrier. S’il l’eût osé, il serait volontiers allé à son secours.

La lutte entre eux deux dura longtemps furieuse. Enfin il parvint à ramener la vierge au bord du lit. Quelque vigoureusement qu’elle se défendit, ses forces finirent par s’épuiser. Le roi soucieux avait mille pensées diverses.

Le temps lui parut long avant que Siegfrid parvint à la vaincre. Elle lui serra les mains avec tant de violence que le sang lui jaillit des ongles. C’était une torture pour le héros. Pourtant il contraignit la noble vierge.

À changer l’indomptable volonté qu’elle avait eue d’abord. Le roi entendait tout, quoiqu’il ne dit mot. Siegfrid la pressa contre le lit à lui faire jeter de hauts cris. Par sa grande force il lui faisait terriblement mal.

Alors elle porta la main à son flanc pour saisir sa ceinture et l’en lier. Mais son bras vigoureux la repoussa avec tant de violence que ses membres craquèrent, ainsi que tout son corps. La lutte était finie : elle devint la femme de Gunther.

Elle dit : — « Noble roi, laisse-moi la vie. Pardonne ce que je t’ai fait. Jamais plus je ne me défendrai contre ton amour. J’ai trop éprouvé que tu sais dompter les femmes. »

Siegfrid laissa la dame couchée et se retira comme s’il voulait se dépouiller de son vêtement. Il lui prit du doigt un anneau d’or sans que la noble reine s’en aperçût.

Il lui enleva aussi sa ceinture faite d’un beau tissu tressé. J’ignore s’il le fit par orgueil. Il la donna à sa femme et depuis il lui en arriva malheur. Le roi et la belle vierge demeurèrent l’un près de l’autre.

Il la traita avec grande tendresse, d’une façon digne de tous deux. Elle dut renoncer à sa colère et à sa pudeur. Ses tendresses la firent légèrement pâlir. Hélas ! l’amour chassa sa grande force.

Et depuis lors elle ne fut pas plus forte qu’une autre femme. Il caressa avec amour ses charmes sans pareils. C’est en vain que Brunhilt eût essayé de résister encore. Voilà ce que Gunther avait obtenu par son affection.

Il resta ainsi rempli d’un tendre amour près de sa femme chérie, jusqu’à la pleine clarté du jour. Le seigneur Siegfrid était rentré chez lui, où il fut bien accueilli par sa belle épouse.

Il devina la question qu’elle allait lui adresser. Il cacha longtemps ce qu’il avait apporté pour elle, jusqu’à ce que, portant la couronne, elle fût arrivée dans son pays. Combien peu il sut lui refuser ce qu’il comptait lui donner !

Au matin, le roi était de bien meilleure humeur qu’il ne l’avait été jusque-là. Maint noble homme de divers pays se réjouit de la gaîté du roi. Il offrit ses dons à tous ceux qu’il avait invités.

Les noces durèrent quatorze jours, et pendant tout ce temps jamais ne cessa le bruit des réjouissances auxquelles chacun se livrait. On pèserait difficilement les trésors que le roi dépensa en cette occasion.

D’après les ordres du noble Gunther, ses parents distribuèrent, en son honneur, à maint vaillant guerrier des vêtements et de l’or rouge, des chevaux et de l’argent. Les chefs qui étaient venus se retirèrent tous satisfaits.

Et le roi Siegfrid du Nîderlant donna à ses mille hommes tous les vêtements qu’ils avaient apportés avec eux et de beaux chevaux avec la selle. Ils pouvaient désormais vivre en seigneurs.

Avant qu’on eût distribué tous ces riches présents, le temps parut long à ceux qui désiraient rentrer dans leurs terres. Jamais compagnons d’armes ne furent mieux traités. Ainsi finit la fête des noces et maints guerriers partirent.

XI. COMMENT SIEGFRID RENTRA DANS SON PAYS AVEC SA FEMME.

Lorsque les hôtes furent tous partis, le fils de Sigemunt dit aux hommes de sa suite : — « Nous allons aussi nous préparer à rentrer dans notre pays. » Quand Kriemhilt apprit cette nouvelle, elle s’en réjouit.

Elle dit à son époux : — « Puisque nous partons d’ici, point n’est besoin de tant nous hâter. Mes frères doivent d’abord partager les terres avec moi. » Ces paroles de Kriemhilt peinèrent Siegfrid.

Les princes allèrent vers lui et lui dirent tous trois : — « Sache, roi Siegfrid, que nous sommes toujours prêts à te servir fidèlement jusqu’à la mort. » À cette offre si cordiale, il s’inclina devant eux.

— « Nous partagerons aussi avec toi, ajouta le jeune Giselher, les pays et les burgs qui nous appartiennent. De tout ce qui nous est soumis dans ce vaste royaume, vous aurez votre part avec Kriemhilt. »

Quand le fils de Sigemunt eut entendu les paroles et la volonté des princes, il leur répondit : — « Que Dieu vous rende toujours heureux dans votre héritage, nous pouvons nous en passer, ma chère femme et moi.

« Elle n’a pas besoin de la part que vous voulez lui donner, car elle portera la couronne, et si nous conservons la vie, elle deviendra plus puissante que nulle reine au monde. Pour tout ce que vous ordonnerez du reste, je suis tout à votre service. »

Alors dame Kriemhilt parla : — « Si vous n’avez pas besoin de mon héritage, les guerriers burgondes ne sont point de si peu d’importance. Un roi peut les conduire avec plaisir dans son pays. Je désire que la main de mes frères chéris les partage entre nous. »

Le seigneur Gêrnôt répondit : — « Choisis ceux que tu veux. Tu en trouveras beaucoup ici qui voudront chevaucher avec toi. Parmi trente fois cent guerriers, prends mille hommes destinés à former ta suite. » Kriemhilt envoya aussitôt

Vers Hagene de Troneje et vers Ortwîn pour demander si eux et leurs parents voulaient la suivre. À cette nouvelle, Hagene fut rempli de dépit. Il s’écria : — « Gunther ne peut nous céder à personne.

« Que d’autres chevaliers vous suivent, vous devez bien connaître les usages des Tronejers. Nous devons rester ici à la cour du roi. Nous ne servirons dans l’avenir que celui que nous avons suivi jusqu’à ce jour. »

La chose en resta là et l’on se prépara à partir. Dame Kriemhilt s’attacha une noble suite, trente-deux jeunes filles et cinq cents hommes. Eckewart, le comte, suivit la reine quand elle partit.

Chevaliers et écuyers, dames et damoiselles, prirent congé ainsi qu’il convient. On se sépara après avoir échangé maints baisers. Ils quittaient satisfaits les terres du roi Gunther.

Leurs proches les conduisirent bien loin par le chemin. On fit préparer partout des logements dans le pays du roi là où ils préféraient passer la nuit. Des messagers furent alors envoyés à Sigemunt,

Afin que lui et dame Sigelint pussent savoir qu’ils arrivaient avec la fille d’Uote, la belle Kriemhilt, de Worms d’outre-Rhin. Jamais nouvelle ne leur fut plus agréable.

— « Bien heureux suis-je, dit Sigemunt, d’avoir vécu jusqu’au jour où la belle Kriemhilt marchera ici, la couronne en tête. Je veux que mon héritier soit honoré davantage encore. Il faut que mon fils Siegfrid soit roi lui-même »

Dame Sigelint donna au messager du velours écarlate et un grand poids d’or et d’argent ; ce fut là sa récompense. Elle se réjouit de la nouvelle qu’elle venait d’apprendre. Sa suite s’habilla en toute hâte comme il convenait.

On lui dit ceux qui accompagnaient son fils dans le pays. Elle fit aussitôt préparer des sièges là où il devait s’avancer portant la couronne devant ses fidèles. Les hommes de Sigemunt chevauchèrent à sa rencontre.

Je ne sache pas que personne fut jamais mieux reçu que ne le furent ces héros dans le pays de Sigemunt. Sigelint chevaucha à la rencontre de la belle Kriemhilt avec maintes gracieuses femmes et maints hardis cavaliers,

L’espace d’une journée de marche, jusque-là où se trouvaient les étrangers. Les Nibelungen et les Burgondes avaient souffert bien des incommodités avant d’être arrivés à un grand burg qui s’appelait Santen, où depuis Siegfrid porta la couronne.

La bouche souriante, Sigemunt et Sigelint embrassèrent Kriemhilt avec tendresse, des heures entières ainsi que leur fils. Leurs soucis s’étaient dissipés. Toute la suite était la très bien venue.

On fit approcher les hôtes de la salle de Sigemunt. Puis on enleva les belles jeunes filles de leurs haquenées. Il y avait là maints chevaliers qui se hâtèrent de rendre ce service à ces charmantes femmes.

Quoique la splendeur des noces aux bords du Rhin fût connue, on distribua ici aux guerriers des vêtements plus riches que tous ceux qu’ils avaient portés jusqu’à ce jour. On put raconter merveille de leur grande richesse.

Tandis que les princes étaient assis dans leur splendeur, leur suite portait des habits de couleur d’or, avec des galons et de riches pierreries travaillées dans le tissu. Ainsi les traitait courtoisement la noble reine.

Et voilà que le seigneur Sigemunt prit la parole devant ses fidèles : — « Je fais connaître à tous les parents de Siegfrid qu’en présence de ces guerriers il va porter ma couronne. » Les habitants des Nîderlanden apprirent cette nouvelle avec joie.

Il lui confia sa couronne, son droit de justice et son pays. Depuis lors, Siegfrid en fut le seigneur. Quand il devait juger ou bien discerner ce qui revenait à chacun, il le faisait avec tant d’équité, qu’on craignait grandement l’époux de la belle Kriemhilt.

Il vécut ainsi en grand honneur, et pendant dix ans, cela est certain, il rendit la justice, couronne en tête. Alors la belle reine eut un fils, à la grande satisfaction de tous les parents du roi.

On se hâta de le baptiser et on lui donna le nom de Gunther, ainsi que s’appelait son oncle, et de ce nom il ne devait pas rougir. Heureux s’il eût pu lui ressembler ! On l’éleva avec soin, et il devait en être ainsi.

Vers le même temps mourut dame Sigelint. La noble fille d’Uote s’empara de l’autorité dans le pays, comme il appartenait à une si puissante reine ; mais on pleura beaucoup celle que la mort venait d’enlever.

Aux bords du Rhin également, ainsi l’avons-nous enentendu dire, la belle Brunhilt donna un fils au puissant Gunther dans le pays des Burgondes. On l’appela Siegfrid par affection pour ce héros.

Ah ! comme on le faisait surveiller avec soin. Gunther le très riche lui donna un gouverneur qui devait lui inculquer toutes les vertus pour le temps où il deviendrait homme. Hélas ! depuis lors que d’amis lui enleva l’adversité !

On parlait constamment de la noble façon dont vivaient les valeureux guerriers dans le pays de Sigemunt. Mais on sait que Gunther vivait de même avec ses fidèles.

Le pays des Nibelungen était soumis à Siegfrid — nul de ses parents ne fut jamais aussi riche — ainsi que les deux héros de Schilbung et tout leur bien. Siegfrid en portait le cœur plus haut.

L’homme hardi possédait un trésor, le plus grand que jamais homme posséda, excepté ceux qui l’avaient eu avant lui. Il l’avait gagné par la force de son bras, au pied d’une montagne, et en cette occasion il donna la mort à plus d’un valeureux chevalier.

Il avait des honneurs à souhait, et si rien n’était survenu, on aurait pu dire avec raison de ce noble héros qu’il était le plus heureux de tous ceux qui jamais montèrent un coursier. On craignait sa force et non sans motif.

XII. COMMENT GUNTHER INVITA SIEGFRID À UNE FÊTE.

La femme de Gunther pensait toujours en elle-même : « Pourquoi dame Kriemhilt porte-t-elle si haut la tête ? Siegfrid son époux n’est-il pas notre homme-lige ? Depuis longtemps il n’est pas venu nous servir. »

Voilà ce qu’elle portait dans son cœur, et elle gardait le silence. Ce lui était une grande peine qu’ils lui restassent ainsi étrangers. Elle aurait voulu savoir pourquoi les hommes du Nîderlant lui rendaient si rarement hommage.

Elle voulut demander au roi s’il ne serait pas possible qu’elle revit encore Kriemhilt. Elle lui parla secrètement de ce qu’elle avait dans le cœur. Ce discours plut médiocrement au prince.

— « Comment, dit le puissant roi, les ferions-nous venir jusqu’en ce pays ? Cela serait impossible : ils règnent trop loin d’ici. Je n’oserais point les inviter à venir. » La dame lui répondit avec hauteur :

— « Quand l’homme du roi serait encore plus riche et plus fier, il devrait exécuter ce que son maître lui ordonne. » Gunther sourit pendant qu’elle parlait. Quand il voyait Siegfrid, il ne songeait guère à réclamer de lui son service.

Elle reprit : — « Cher seigneur, pour m’obliger aide-moi à faire venir ici Siegfrid et ta sœur, afin que je les voie encore une fois. En vérité, rien ne me serait plus agréable.

« Comme il m’est doux de penser aux vertus de ta sœur, à son cœur si haut placé, quand nous étions assises côte à côte au temps où je devins ta femme. Elle peut avec raison aimer le beau Siegfrid. »

Elle le pria si longtemps qu’enfin le roi répondit : « Tu sais que je ne verrais nuls hôtes avec plus de plaisir. Tu ne dois point me supplier davantage ; j’enverrai vers eux mes messagers, afin qu’ils se rendent ici aux bords du Rhin. »

Alors la reine dit : — « Fais-moi connaître qui tu veux leur envoyer, et en combien de jours nos amis si chers arriveront dans le pays. Que je sache quels sont les messagers que tu vas expédier. »

— « Je le ferai, dit le prince. J’y enverrai trente de mes hommes. » Puis il les manda devant lui et leur ordonna de porter son message au pays de Siegfrid. De joie Brunhilt leur donna plusieurs magnifiques vêtements.

Le roi parla : — « Guerriers, vous direz en mon nom que j’invite le fort Siegfrid et ma sœur à se rendre ici. Ajoutez que nul au monde ne m’est plus cher qu’eux.

« Engagez-les à se rendre tous deux ici aux bords du Rhin. Ma femme et moi leur en serons éternellement reconnaissants. Avant le prochain solstice d’été, lui et ses hommes verront ici bien des gens prêts à lui faire grand honneur.

« Portez aussi mon hommage au roi Sigemunt et dites-lui que moi et mes fidèles nous lui sommes toujours dévoués. Dites aussi à ma sœur qu’elle ne laisse point de chevaucher vers ses amis. Jamais fête ne sera plus digne d’elle. »

Brunhilt, Uote et tout ce qu’il y avait de dames envoyèrent leurs salutations à maintes femmes aimables et à maints vaillants guerriers du pays de Siegfrid. Les messagers partirent, emportant les paroles du roi.

Ils étaient équipés pour le voyage et avaient reçu chevaux et vêtements. Ils sortirent du pays et se hâtèrent d’arriver au but de leur course. Le roi les avait fait accompagner par une bonne escorte.

En trois semaines ils parvinrent chevauchant au pays où ils étaient envoyés. Ils trouvèrent le héros en la Marche de Norwége, au Burg de Nibelung. Chevaux et gens étaient fatigués du long chemin.

On vint dire à Siegfrid et à Kriemhilt que des cavaliers étaient arrivés qui portaient des vêtements comme on a coutume d’en porter chez les Burgondes. La reine sauta du lit où elle reposait.

Elle ordonna à une de ses suivantes d’aller à la fenêtre, d’où elle vit le brave Gêre au milieu de la cour, suivi de ses compagnons envoyés avec lui. Quelle douce nouvelle après si longue peine de cœur !

Elle dit au roi : — « Voyez-vous ceux qui sont arrivés dans la cour avec le brave Gêre ? Ils nous sont envoyés par mon frère Gunther des bords du Rhin. » — Le fort Siegfrid répondit : — « Qu’ils soient les bien-venus. »

Tous les serviteurs accoururent là où l’on voyait les étrangers. Chacun de son côté dit aux messagers des choses amicales, les plus gracieuses qu’il put trouver. Le seigneur Sigemunt était bien joyeux de leur venue.

On donna des logements à Gêre et à ses hommes, et on prit soin des chevaux. Puis les messagers se rendirent à l’endroit où siégeaient Siegfrid et Kriemhilt. Ils le firent ainsi parce qu’on les invita à entrer au palais.

Le roi et sa femme se levèrent aussitôt. Gêre du pays des Burgondes et ses compagnons d’armes, les hommes de Gunther, furent tous bien reçus. On pria Gêre le très riche d’aller occuper un siège.

— « Permettez-nous, avant d’aller nous asseoir, de vous délivrer notre message. Il convient que nous, étrangers, nous restions debout, malgré la fatigue du chemin ; nous vous dirons ce dont nous ont chargé Gunther et Brunhilt, qui vivent avec grande splendeur,

« Et aussi dame Uote, votre mère. Le jeune Gîselher, le seigneur Gêrnôt et vos parents les plus dévoués nous ont envoyés ici, et du fond du pays des Burgondes ils vous offrent leurs services. »

— « Que Dieu les récompense, dit Siegfrid, j’ai toute confiance en leur affection et fidélité comme en celles d’un ami. Ainsi fait aussi leur sœur. Maintenant, dites-nous comment se passe la noble existence de nos amis.

« Depuis que nous les avons quittés, a-t-on molesté nos braves parents, voilà ce qu’il faut me faire savoir. Je les aiderai toujours avec fidélité à repousser toute attaque, et leurs ennemis gémiront des exploits que j’accomplirai. »

Le margrave Gêre, un bon chevalier, parla ainsi : — « Ils vivent en toute vertu, gloire et honneur. Ils vous invitent à une fête aux bords du Rhin. N’en doutez point, ils vous verront avec bien grand plaisir.

« Et ils prient votre femme de vous accompagner quand l’hiver aura pris fin. Ils désirent vous voir avant le prochain solstice d’été. » Le fort Siegfrid dit : — « Cela se fera difficilement. »

Mais Gêre du pays des Burgondes reprit : — « Votre mère Uote, Gêrnôt et Gîselher vous font prier de ne point refuser. Je les entends chaque jour déplorer que vous viviez si loin d’eux. » Cette nouvelle fit grand plaisir à la belle Kriemhilt.

Gêre était son parent. Le roi le fit asseoir ; puis sans tarder on versa le vin aux hôtes. Voici venir Sigemunt qui avait aperçu les messagers. Le vieux roi parla amicalement aux Burgondes :

— « Guerriers, hommes de Gunther, soyez les bienvenus ; depuis que mon fils Siegfrid a obtenu Kriemhilt pour femme, on aurait dû vous voir plus souvent en ce pays afin d’établir l’amitié entre nous. »

Ils répondirent que, s’il le voulait, ils viendraient volontiers et que le plaisir ferait oublier bien des fatigues. On fit asseoir les messagers et on leur apporta de la nourriture. Siegfrid fit donner à ses hôtes des mets en abondance.

Il leur fallut rester là neuf jours pleins. Enfin les guerriers rapides se plaignirent qu’ils ne pourraient plus retourner jusqu’en leur pays. Le roi Siegfrid avait envoyé quérir ses amis.

Il leur demanda conseil : devait-il se rendre aux bords du Rhin ? — « Gunther qui est mon ami, et ses parents, me font convier à une fête. Je m’y rendrais très volontiers si ses terres n’étaient pas si loin. « Ils prient aussi Kriemhilt de m’accompagner. Maintenant conseillez-moi, mes fidèles, comment arriver jusque-là ? Quand je devrais conduire une armée à travers trente pays, la main de Siegfrid servira bien Gunther jusqu’au bout. »

Ses guerriers répondirent : — « Si vous avez l’intention de faire le voyage pour assister à cette fête, voici ce que, suivant nous, il vous faudra faire. Vous prendrez mille guerriers pour chevaucher avec vous vers le Rhin, afin que vous paraissiez avec honneur parmi les Burgondes. »

Le seigneur Sigemunt des Nîderlanden prit la parole : — « Si vous vous rendez à la fête, faites-le-moi savoir. Si vous n’en faites point fi, je vous accompagnerai là-bas. Je conduirai cent épées qui augmenteront votre troupe. »

— « Mon père chéri, répondit Siegfrid le hardi, si vous voulez chevaucher avec nous, j’en serai très joyeux. D’ici en douze jours je sortirai du pays. » On donna chevaux et vêtements à tous ceux qui en désiraient.

Le noble roi ayant l’intention de faire le voyage, on renvoya les guerriers rapides et valeureux. Par eux il fit dire aux parents de sa femme qu’il se rendrait bien volontiers à la fête.

Siegfrid et Kriemhilt, ainsi l’avons-nous entendu dire, firent tant de présents aux messagers, que leurs chevaux ne purent tout emporter dans leur pays. C’était un homme si riche ! Joyeux ils conduisaient devant eux leurs bêtes de somme.

Siegfrid et aussi Sigemunt habillèrent leurs hommes. Eckewart, le comte, fit chercher les plus beaux vêtements de femme qu’on put se procurer dans toutes les terres de Siegfrid.

On commença de préparer les selles et les boucliers. Aux chevaliers et aux dames qui devaient l’accompagner, on donna ce qu’ils voulurent, afin que rien ne leur manquât. Il désirait amener à ses amis maints hôtes de grande lignée.

Les messagers se hâtèrent par les chemins afin de rentrer dans leur patrie. Gêre, la bonne épée, arrivé au pays burgonde, y fut parfaitement reçu. De leurs chevaux et de leurs haquenées tous descendirent devant la salle de Gunther.

Jeunes et vieux accoururent, comme on fait, pour demander des nouvelles. Le bon chevalier leur dit : — « Ce que je vais dire au roi, vous l’entendrez à l’instant. » Il se rendit avec ses compagnons là où se trouvait Gunther.

De joie le roi sauta de son siège. Brunhilt la belle leur fut bien reconnaissante de leur prompt retour. Gunther dit aux messagers : — « Comment se porte Siegfrid, dont j’ai reçu tant de marques d’affection ? »

Le brave Gêre répondit : — « II a rougi de plaisir, lui et votre sœur aussi. Jamais nul homme n’envoya à ses amis d’aussi bonnes paroles que ne le font à vous le seigneur Siegfrid et son père. »

La femme du riche seigneur interrogea le margrave : — « Dites-moi, Kriemhilt vient-elle aussi ? Son beau corps a-t-il conservé ce charme qui fascinait ? » — « Certainement elle vient, » répondit Gêre la bonne épée.

Uote pria les messagers de se rendre aussitôt devers elle. On aurait bien pu deviner, sans attendre ses questions, ce qu’elle désirait savoir : Kriemhilt était elle en bonne santé ? Comment l’avaient-ils trouvée et viendrait-elle bientôt ?

Ils ne cachèrent pas au palais tous les présents qu’ils avaient reçus du chef Siegfrid. Ils firent voir l’or et les vêtements aux hommes des trois princes. On donna de grandes louanges à la générosité du héros.

— « Pour lui, dit Hagene, donner est chose facile. Quand il vivrait éternellement, il ne pourrait tout dissiper. Sa main tient enfermé le trésor des Nibelungen. Ah ! puisse ce trésor venir un jour au pays des Burgondes ! »

Toute la suite se réjouit de ce que les étrangers allaient arriver. Matin et soir, les hommes des trois princes étaient sans cesse en activité. On commença de préparer maints sièges de seigneur.

Hûnolt le hardi et Sindolt, la bonne épée, avaient grande besogne. Comme ils étaient l’un écuyer tranchant et l’autre échanson, ils dressèrent plus d’un banc ; Ortwîn leur vint en aide. Gunter leur en était reconnaissant.

Comme Rûmolt, le chef des cuisines, dirigeait bien ceux qu’il avait sous ses ordres ! Que de larges chaudrons, que de casseroles et que de vases on voyait réunis ! Il fallait préparer les vivres pour ceux qui allaient venir dans le pays.

L’ouvrage des femmes n’était pas moindre, car elles apprêtaient les vêtements. Les nobles pierreries travaillées dans de l’or jetaient au loin leur éclat, et quand elles s’en paraient, chacun les regardait avec complaisance.

XIII. COMMENT ILS SE RENDIRENT À LA FÊTE

Mais laissons-là toutes leurs fatigues et disons comment dame Kriemhilt et ses vierges se rendirent du pays des Nibelungen vers le Rhin. Jamais haquenées ne transportèrent plus splendides vêtements.

On envoya par la route beaucoup de chevaux de bât, portant les coffres. Et voici que chevauchent avec leurs compagnons Siegfrid, la vaillante épée, et la reine, tous deux pleins de joyeuses pensées. Depuis lors, de grands malheurs vinrent les frapper.

Ils laissèrent chez eux le petit enfant de Siegfrid, le fils de Kriemhilt ; il n’en pouvait être autrement. De ce voyage de fête, il lui arriva grande infortune : jamais plus le petit enfant ne vit son père ni sa mère.

Le seigneur Sigemunt cheminait aussi avec eux. S’il avait pu prévoir ce qui devait survenir bientôt pendant ces réjouissances, certes il n’y aurait pas assisté. Jamais en des personnes plus chères, plus grand malheur ne pouvait l’atteindre.

Ils envoyèrent des messagers en avant pour annoncer leur arrivée. Un grand nombre des fidèles d’Uote et des hommes de Gunther s’avancèrent à leur rencontre. Le roi se prépara en hâte à aller au devant de ses hôtes.

Il alla trouver Brunhilt là où elle se trouvait assise : — « Ainsi que ma sœur t’a reçue quand tu arrivas en ce pays, de même tu recevras la femme de Siegfrid. » — « Je le ferai volontiers, répondit-elle, car, non sans raison, je lui suis dévouée corps et âme. »

— « Ils nous arrivent demain matin, reprit le roi puissant. Si tu veux les recevoir, il faut te hâter, afin que nous ne les attendions pas ici dans le burg. Jamais hôte aussi cher n’est venu vers moi. »

Elle ordonna aussitôt à ses femmes et à ses vierges de chercher de beaux vêtements, les plus riches qu’on pût trouver, afin que sa suite s’en revêtit en l’honneur des étrangers. Point n’est besoin de dire qu’elles le firent volontiers.

Les hommes de Gunther venaient en hâte lui offrir leurs services. Il appela à lui tous ses guerriers. Et voilà la reine qui magnifiquement chevauchait : que de salutations furent faites aux hôtes chéris !

Avec quelles démonstrations de joie on reçut les étrangers ! Il semblait même que dame Kriemhilt n’avait pas si bien reçu Brunhilt à son arrivée au pays des Burgondes. Ils furent heureux ceux qui virent tout cela !

Maintenant voici venir aussi Siegfrid avec ses hommes. De toutes parts, dans la plaine, les guerriers chevauchaient de côté et d’autre en troupes formidables. Personne ne pouvait éviter la foule et la poussière.

Quand le chef du pays aperçut Siegfrid et Sigemunt, comme il leur parla affectueusement ! « Soyez les très bien venus pour moi et pour mes amis. Nous sommes fiers et heureux de votre voyage à notre cour. »

— « Que Dieu vous récompense ! dit Sigemunt, cet homme fidèle à l’honneur. Depuis que Siegfrid acquit votre amitié, j’avais dans l’âme le désir de vous connaître. » Le roi Gunther répondit : » — « La joie m’en a été accordée. »

Siegfrid fut reçu, comme il lui revenait, avec les plus grands honneurs : nul ne lui voulait de mal. Gîselher et Gêrnôt déployèrent une grande activité. Jamais on n’accueillit aussi cordialement des hôtes chéris.

Les femmes des deux rois s’avancèrent l’une vers l’autre. Chacun s’empressa de descendre de cheval : mainte dame charmante fut déposée sur le gazon par la main des guerriers. Comme il y en avait là d’infatigables à rendre service aux femmes !

Les deux gracieuses reines s’accostèrent. Leurs saluts réciproques, qui se firent si affectueusement, causèrent une grande joie au cœur de maint chevalier. On voyait là bien des héros, qui ne se lassaient pas d’obliger les dames.

Les personnes de la suite se serrèrent la main. C’était un plaisir pour les hommes de Gunther et de Siegfrid de voir l’échange des nombreuses salutations et les tendres baisers que se donnaient les dames richement vêtues.

Ils ne s’arrêtèrent pas plus longtemps et cheminèrent vers la ville. Le roi ordonna qu’on montrât à ses hôtes le plaisir qu’on avait à les recevoir. On exécuta devant les jeunes vierges plus d’une joute brillante.

Hagene de Troneje et Ortwîn firent bien voir toute leur vigueur. Nul n’osait désobéir à leurs ordres, et ils rendirent maints services aux étrangers chéris.

Devant la porte du burg, on entendit retentir les boucliers sous les coups et sous les chocs. Le roi et ses hôtes attendirent longtemps avant de passer outre ; le temps s’écoulait vite parmi ces divertissements.

Joyeux ils chevauchèrent devant le vaste palais. On voyait de tous côtés flotter, sur les selles des dames richement vêtues, des caparaçons bien coupés et magnifiquement ornés. Les hommes de Gunther s’avancèrent.

Sans retard ils conduisirent les étrangers à leurs appartements. Pendant ce temps, Brunhilt jetait ses regards sur Kriemhilt, qui était vraiment belle. L’éclat de son teint luttait avec avantage contre la splendeur de l’or.

On entendait retentir de tous côtés dans la ville de Worms les cris de joie des guerriers. Gunther ordonna à Dancwart, son maréchal, de prendre soin d’eux. Celui-ci s’occupa aussitôt de loger convenablement toute leur suite.

Dans les salles et en plein air, on servait à manger : jamais hôtes ne furent mieux traités. Tout ce qu’ils désiraient était à leur disposition. Le roi était si riche que nul n’essuya un refus.

On les servait en toute affection, sans nul mélange d’inimitié. Le roi s’assit à table avec ses hôtes. On pria Siegfrid d’occuper la place qu’il avait eue jadis. Maints vaillants hommes allèrent prendre leur siège avec lui.

Douze cents guerriers étaient assis là à table, en cercle. Brunhilt, la reine, pensait en elle-même que leur homme-lige était le plus riche du monde. Pourtant elle lui voulait encore assez de bien pour ne point le mettre en péril.

Vers le soir, le roi présidant au banquet, plus d’un riche vêtement fut souillé de vin répandu ; car les échansons devaient suffire à toutes les tables. Le service était fait avec une activité extraordinaire.

Quand la fête se fut prolongée assez longtemps, on engagea dames et damoiselles à aller prendre du repos. Le roi montrait de la bienveillance à chacun, de quelque pays qu’il fut venu. On les traita tous avec honneur et bienséance.

Quand la nuit fut à sa fin et que le jour parut, la main des femmes tira des coffres de voyage de riches vêtements sur lesquels brillaient maintes pierres précieuses. On prépara plus d’un splendide costume.

Avant qu’il fit tout à fait jour, un grand nombre de chevaliers et d’écuyers parurent dans la salle. On entendait les sons d’une messe du matin qu’on chantait pour le roi. Maint jeune guerrier s’y rendit, ce dont Gunther leur sut gré.

Le bruit des trompes résonnait au loin avec grand fracas. Le tapage des flûtes et des trompettes était si fort, que Worms la très grande en retentissait tout entière. De tous les côtés les héros au fier courage arrivèrent sur leurs destriers.

Une joute animée commença dans la plaine entre plusieurs braves chevaliers ; il y en avait là un grand nombre. Cela donnait bon courage même aux jeunes cœurs. On voyait briller sous le bouclier maint et maint guerriers valeureux.

Les nobles dames étaient assises aux fenêtres, ainsi que les belles vierges. Leurs vêtements étaient richement ornés. Elles regardaient les divertissements de ces héros intrépides. Le roi avec ses amis commença aussi de chevaucher.

Ainsi passèrent-ils le temps ; certes il ne parut pas long. On entendit dans la cathédrale le son de toutes les cloches. Alors on amena les haquenées, et les dames partirent. Maint homme courageux suivait les nobles reines.

Elles mirent pied à terre sur l’herbe, devant l’église. Brunhilt était encore bien disposée envers ses hôtes. Ils entrèrent, portant la couronne, dans la vaste nef. Depuis lors, l’affection fit place à une épouvantable jalousie.

Après qu’elles eurent entendu la messe, elles se remirent en marche avec la même pompe ; on les vit pleines de joie se diriger vers le banquet. Leur gaîté ne cessa point durant toute cette fête, jusqu’au onzième jour.

La reine roulait cette pensée dans son esprit : « Je ne puis pas attendre plus longtemps. Quelque peine qu’il m’en coûte, il faut que Kriemhilt me dise pourquoi son mari, qui est notre homme-lige, nous a privés si longtemps du service qu’il nous doit. Je ne veux point renoncer à faire cette question. »

Ainsi elle attendit le moment que le diable lui conseilla. Elle transforma les fêtes et les plaisirs en douleurs et en larmes. Ce qui lui tenait au cœur devait venir au jour. Pour cela maint pays fut plongé par elle dans l’affliction.

XIV. COMMENT LES DEUX REINES SE QUERELLÈRENT

Un jour avant la vesprée, les guerriers menaient grand bruit dans la cour du palais. Pour se divertir, ils se livraient à des jeux chevaleresques. Afin de les voir, hommes et femmes étaient accourus en foule.

Elles étaient assises l’une près de l’autre, les deux puissantes reines, et elles pensaient aux deux héros si dignes d’admiration. La belle Kriemhilt parla : — « J’ai un époux, à la main duquel toutes les terres de ce royaume devraient être soumises. »

Dame Brunhilt répondit : — « Comment cela pourrait-il être ? Si nul ne survivait que lui et toi, il est vrai, ce pays pourrait en ce cas lui être soumis. Mais tant que vivra Gunther, il ne peut en être ainsi. »

Kriemhilt reprit alors : — « Le vois-tu bien là-bas, comme il s’avance majestueusement devant les autres guerriers, pareil à la lune brillante parmi les étoiles. Certes, j’ai bien sujet de porter haut mon orgueil. »

Dame Brunhilt dit à son tour : — « Quelque gracieux, quelque loyal et quelque beau que soit ton mari, tu dois mettre avant lui Gunther le héros, ton noble frère. Celui-là, tu ne peux l’ignorer, doit précéder tous les rois sans conteste. »

Kriemhilt prit la parole : — « Mon époux est si digne d’affection que je ne l’ai point loué sans motif. En maintes choses sa gloire est grande, ne le crois-tu pas, Brunhilt ? Il est au moins l’égal de Gunther. »

— « Il ne faut point si mal me comprendre, Kriemhilt, car je ne t’ai point tenu ce discours sans de bonnes raisons. Je le leur ai entendu dire à tous deux, le jour où je vis le roi pour la première fois, où sa volonté de m’avoir pour femme s’accomplit

« Et où il conquit mon amour d’une façon si chevaleresque. Ce jour-là Siegfrid avoua qu’il était l’homme-lige de Gunther. C’est pourquoi je l’ai considéré comme mon vassal depuis que je le leur ai entendu dire. » — La belle Kriemhilt reprit : « En ce cas, mal m’en serait advenu.

« Comment mes nobles frères auraient-ils consenti à me voir ainsi la femme d’un vassal ? Je t’en prie très amicalement, Brunhilt, cesse ces propos de bonne grâce et par affection pour moi. »

— « Certes, je ne les cesserai point, répondit la femme du roi. Comment abandonnerais-je le service personnel de tant de chevaliers qui nous sont soumis avec Siegfrid, par les liens du vasselage ? » Kriemhilt la très belle commença de s’irriter fortement :

— « Tu dois pourtant y renoncer, car jamais il ne sera en ton service. Il est plus haut placé que Gunther mon frère, le très noble homme. Tu cesseras de tenir ces discours que j’ai entendus de ta bouche.

« Et aussi il me parait étonnant, s’il est ton homme-lige et que tu aies sur nous deux une telle puissance, qu’il t’ait si longtemps privée du tribut de ses services. J’en ai assez de ton outrecuidance, et non sans motif. »

— « Tu t’élèves trop haut, répondit la femme du roi ; maintenant je voudrais voir si on rendra à ta personne autant d’honneur qu’à la mienne. » La colère s’était emparée de l’âme de ces deux femmes.

Ainsi parla alors dame Kriemhilt : — « Eh bien ! nous verrons. Puisque tu as osé soutenir que mon mari est un homme-lige, les fidèles des deux princes devront décider aujourd’hui si, à la porte de l’église, j’ai passé devant la femme du roi.

« Il faudra que tu voies en ce jour que je suis de noblesse libre et que mon mari est plus considéré que le tien. Je ne veux plus être outragée à ce sujet. Tu comprendras, encore aujourd’hui, que ta vassale

« Marche, à la cour, devant tous les guerriers du pays burgonde. Je prétends être de plus haute dignité, que nulle reine qui jamais ait porté la couronne, à la connaissance des hommes. » Une haine terrible s’éleva entre ces deux femmes.

Mais Brunhilt répondit : — « Si tu ne veux pas être ma vassale, tu dois alors te séparer de ma suite, toi et tes femmes, quand nous irons à la cathédrale. » — « Par ma foi, il en sera fait ainsi, dit Kriemhilt. »

— « Allons, mes filles, habillez-vous, dit l’épouse de Siegfrid, il faut que ma dignité en sorte aujourd’hui sans déshonneur : il faut faire voir que vous avez de riches vêtements. Puisse-t-elle désirer démentir ce qu’elle m’a soutenu en ce jour. »

Il était facile de leur faire agréer ce conseil : elles cherchèrent leurs riches habits. Femmes et jeunes filles étaient magnifiquement vêtues. Elle s’avança avec sa suite, la noble femme du prince. Le beau corps de Kriemhilt était aussi splendidement orné.

Elle était accompagnée de quarante-trois jeunes filles qu’elle avait amenées aux bords du Rhin, et qui portaient de brillantes étoffes tissées en Arabie. Ainsi ces dames allèrent à l’église en grand apparat. Les hommes de Siegfrid les attendaient devant le palais.

Les gens s’étonnèrent de ce qui se passait. On voyait les reines, séparées, ne plus marcher côte à côte comme de coutume. Il en advint depuis lors malheur et souci à plus d’un guerrier.

La femme de Gunther se tenait devant la cathédrale. Les yeux de maint chevalier prenaient plaisir à considérer les gracieuses dames. Mais voici venir Kriemhilt la très belle avec sa troupe superbe.

Tout ce que jamais noble fille de chevalier porta en fait de vêtements, tout cela n’était qu’un souffle comparé à ceux de sa suite. Elle-même avait tant de richesses sur elle, que trente femmes de roi n’auraient pu montrer ce qu’elle étalait sur sa seule personne.

Quand il l’aurait voulu, nul n’eût osé dire qu’on avait jamais vu porter des costumes aussi riches que ceux que portaient en ce moment ses compagnes si bien mises. Si ce n’eût été pour mortifier Brunhilt, Kriemhilt n’y eût point attaché d’importance.

Elles arrivèrent ensemble devant la vaste église. La dame du logis agit ainsi par grande haine : elle ordonna rudement à Kriemhilt de s’arrêter. « Jamais la femme d’un vassal ne doit marcher devant la femme d’un roi. »

Alors la belle Kriemhilt parla ; elle était animée de fureur : — « Si tu avais pu te taire encore, cela eût mieux valu pour toi. Tu as déshonoré ton beau corps. Comment la concubine d’un homme pourrait-elle jamais devenir la femme d’un roi ? »

— « Qui donc ici appelles-tu concubine ? » s’écria l’épouse de Gunther. — « C’est toi que je nomme ainsi, dit Kriemhilt. Mon mari bien-aimé, Siegfrid, a le premier possédé ton beau corps. Oui, ce n’est pas mon frère qui t’a eue vierge.

« Où donc étaient tes esprits ? C’était par un coupable caprice que tu le laissais aimer par celui qui était ton vassal. C’est donc sans raison, ajouta Kriemhilt, que tu voudrais te plaindre de mes paroles. » — « Par ma foi, répondit Brunhilt, je dirai tout ceci à Gunther. »

— « Eh ! que m’importe ! Ton orgueil t’a trompée. Tu m’as, en tes discours, soumise à ton service ; sache-le bien, tu peux m’en croire, ce sera pour moi une blessure éternelle. Je ne serai plus disposée à t’accorder mon affection et ma confiance. »

Brunhilt se prit à pleurer. Kriemhilt passa outre. Elle entra dans la cathédrale avant la femme du roi, avec toute sa suite. La haine en devint plus grande. Plus d’un œil joyeux versa des larmes amères à ce sujet.

Quoique l’on servit Dieu et qu’on chantât là en son honneur, le temps parut à Brunhilt d’une longueur excessive. Car son corps était abattu et son âme était sombre. Maint guerrier bon et valeureux devait en être la victime.

Brunhilt et ses femmes allèrent se placer devant l’église. Elle pensait : « Kriemhilt doit me faire savoir pourquoi elle m’a ainsi outragée, tout haut, cette femme aux paroles hardies. S’il s’en est vanté, vraiment il lui en coûtera la vie. »

Voici venir Kriemhilt avec maint homme courageux. La fière Brunhilt lui dit : — « Tu vas t’arrêter ici. Tu m’as appelée concubine ; tu dois le démontrer. Tes paroles, tu ne l’ignores pas, m’ont blessée profondément. »

Dame Kriemhilt répondit : — « Tu peux me laisser passer ; car je prouve mon dire par cet anneau d’or que je porte à mon doigt. Siegfrid me l’apporta après la nuit qu’il passa avec toi. » Jamais Brunhilt n’avait eu une journée aussi funeste.

Elle reprit : — « Ce noble anneau d’or m’a été volé. Il y a longtemps qu’on me l’a dérobé méchamment. J’apprends à la fin qui me l’a enlevé. » Ces femmes étaient toutes deux animées d’une terrible colère.

Kriemhilt parla à son tour : — « Je ne veux point passer pour voleuse. Si ton honneur t’est cher, tu aurais mieux fait de garder le silence. Je prouve par cette ceinture, qui entoure ma taille, que je ne mens point. Oui, Siegfrid a été ton amant. »

Elle portait le cordon de soie de Ninive, orné de nobles pierreries ; il était vraiment magnifique. Quand Brunhilt le vit, elle commença de pleurer. Il fallait que Gunther l’apprit et tous ses hommes aussi.

La reine parla ainsi : — « Appelez le souverain du Rhin. Je veux lui faire entendre comment sa sœur m’a outragée. Elle a dit ici en public que j’ai été la femme de Siegfrid. »

Le roi vint avec ses guerriers. Il vit là sa bien-aimée pleurant ; il lui parla avec douceur : — « Dis-moi, femme chérie, qui donc t’a offensée ? » — Elle répondit au roi : — « Ah ! j’ai lieu d’être bien affligée !

« Ta sœur veut me déshonorer sans merci ; je t’en fais ma plainte. Elle prétend que Siegfrid, son mari, m’a eue pour concubine. » Le roi Gunther répondit : — « Elle a eu tort. »

— « Elle porte ici ma ceinture que j’avais perdue et mon anneau d’or vermeil. Je regrette amèrement d’être née. Si tu ne m’affranchis pas de cette grande honte, je ne t’aimerai plus jamais. »

Le roi Gunther parla : — « Qu’on appelle Siegfrid. Qu’il nous fasse savoir si réellement il s’en est vanté, ou bien que le héros du Nîderlant démente le fait. » L’intrépide Siegfrid fut appelé en hâte.

Quand le seigneur les vit si émus (il en ignorait la cause), il s’écria aussitôt : — « Pourquoi ces femmes pleurent-elles, je désirerais le savoir ? Et pour quel motif m’a-t-on appelé ici ? »

Le roi Gunther prit la parole : — « Je suis vivement affligé. Ma femme Brunhilt vient de m’apprendre la nouvelle que tu t’es vanté d’avoir été son premier amant. Ainsi du moins le soutient Kriemhilt, ta femme. Guerrier, as-tu fait cela ? »

— « Non, je ne l’ai point fait, répondit Siegfrid, et si elle l’a dit, je l’en ferai repentir. Je veux te prouver par mon serment suprême, devant tous les hommes, que jamais je n’ai rien avancé de pareil. »

Le roi du Rhin reprit : — « Fais-le nous connaître de cette façon. Si tu prêtes ici le serment que tu m’offres, je te décharge du soupçon de toute fausseté. » On vit alors les Burgondes se former en cercle.

Siegfrid, le très hardi, leva la main pour le serment. L’opulent roi reprit la parole : — « Ta parfaite innocence m’est complètement démontrée. Je suis convaincu que tu n’as point dit ce qu’a prétendu ma sœur. »

— « Elle payera cher d’avoir ainsi contristé ta femme si belle, répondit Siegfrid. Certes, cela m’afflige au delà de toute mesure. » Les deux guerriers braves et magnanimes se regardaient l’un l’autre.

— « On devrait bien apprendre aux femmes à laisser là toutes ces paroles insolentes, ajouta Siegfrid, la bonne épée. Interdis-les à ta femme, j’en ferai autant à la mienne. Une pareille outrecuidance me remplit vraiment de confusion. »

On sépara, et non sans cause, maintes belles dames. Brunhilt était si profondément affligée que les fidèles de Gunther en eurent pitié. Voici venir vers sa suzeraine Hagene de Troneje.

Il lui demanda comment elle était, car il la trouva pleurant. Elle lui raconta tout : aussitôt il promit que l’époux de Kriemhilt en porterait la peine, ou que lui, Hagene ne se livrerait plus jamais à la joie.

Pendant ce discours arrivèrent Ortwîn et Gêrnôt, et ces héros conseillèrent la mort de Siegfrid. Survint aussi Gîselher, le fils de la belle Uote. Quand il entendit leur propos, il leur parla avec loyauté :

— « Ô vous, excellents guerriers, pourquoi feriez-vous cela ? Certes Siegfrid ne mérite point une telle haine, qu’il faille ainsi lui enlever la vie. Un rien excite la colère des femmes ? »

— « Est-ce que nous élèverons des bâtards, répliqua Hagene ; d’aussi braves guerriers en tireront peu d’honneur. Puisqu’il s’est vanté aux dépens de sa suzeraine, il le paiera de sa vie, ou je veux mourir. »

Le roi lui-même parla : — « Il ne nous a rien fait, si ce n’est pour notre bien et notre gloire. Il faut lui laisser la vie. Que vous en semblerait-il si je haïssais ce guerrier ? Il nous fut toujours fidèle et tout dévoué. »

Ortwîn, la bonne épée de Metz, parla : — « À coup sûr sa grande force ne lui servira de rien. Si vous me le permettez, mon maître, je lui ferai tout le mal possible. » Depuis lors, les héros lui devinrent ennemis et sans bonne raison.

Mais personne n’y songea plus, si ce n’est Hagene qui répétait à chaque instant à Gunther, que si Siegfrid cessait de vivre, maint territoire du roi lui serait soumis. Le prince en devint sombre.

Ils en restèrent là. Les joutes recommencèrent. Ah ! quelles fortes lances on brisa devant la cathédrale jusqu’au palais, en présence de la femme de Siegfrid. Mais les hommes de Gunther étaient pleins de mécontentement.

Le roi dit : — « Renoncez à cette fureur sanguinaire. Il est né pour notre gloire et pour notre prospérité. Mais aussi elle est terrible la colère de cet homme merveilleusement brave. S’il apprenait vos desseins, nul ne pourrait lui résister. »

— « Non pas, dit Hagene, si vous voulez y consentir. Je crois pouvoir tout préparer si secrètement qu’il portera la peine des pleurs de Brunhilt. Hagene lui est désormais un ennemi pour toujours. »

Le roi Gunther répliqua : — « Mais comment cela pourrait-il se faire ? » — « Je vais vous le faire savoir, répondit Hagene. Nous ferons venir vers nous, par le pays, des messagers que nul ne connaîtra, et qui viendront nous défier publiquement.

« Alors vous annoncerez à vos hôtes que vous et vos hommes vous allez partir pour la guerre. Cela fait, il vous offrira son service et il y laissera la vie. J’obtiendrai le moyen de le tuer, de la femme même du hardi guerrier. »

Le roi suivit méchamment l’avis de Hagene, son vassal. Ils commencèrent à ourdir cette grande trahison, ces chevaliers illustres, sans que personne s’en doutât. La querelle de deux femmes causa la mort de maint héros.

XV. COMMENT SIEGFRID FUT TRAHI

Au quatrième matin, on vit trente-deux hommes chevaucher vers le palais. On annonça à Gunther, le riche, qu’ils venaient le défier. Ce mensonge causa aux femmes grande inquiétude et grande douleur.

Ils obtinrent audience, et se présentèrent à la cour. Ils dirent qu’ils étaient les hommes de Liudgêr. C’était ce roi que la main de Siegfrid avait vaincu et qu’il avait amené prisonnier dans le pays de Gunther.

Celui-ci salua les messagers et les fit asseoir. L’un d’eux parla : — « Seigneur, laissez-nous debout jusqu’à ce que nous vous ayons dit le message qui vous est destiné ; vous avez pour ennemis, vous ne l’ignorez pas, les fils de maintes mères.

« Liudgast et Liudgêr, auxquels jadis vous avez fait souffrir de grands maux vous défient. Ils veulent chevaucher contre vous dans ce pays avec une armée. » Le roi commença de s’irriter quand il apprit cette nouvelle.

On fit retirer les faux messagers en leur logement. Comment Siegfrid ou tout autre aurait-il pu échapper à ces machinations ? Mais plus tard la peine en retomba sur ceux qui les avaient préparées.

Le roi allait complotant avec ses amis : Hagene de Troneje ne le laissait jamais en repos. Les fidèles du roi auraient voulu tout oublier, mais Hagene ne prétendait pas abandonner son projet.

Un jour, Siegfrid les trouva ruminant leur trahison. Il se prit à les interroger, le héros du Nîderlant : — Pourquoi le roi et ses hommes marchent-ils si tristement ? Si quelqu’un vous a offensé, je vous aiderai toujours à vous venger. »

Le roi Gunther parla : — « Je suis en peine et non sans motif. Liudgast et Liudgêr m’ont défié. Ils veulent s’avancer dans mon royaume à force ouverte. » Le vaillant héros répondit : — Le bras de Siegfrid

« Vous aidera avec ardeur, et à votre grande gloire. Je traiterai encore ces guerriers comme autrefois. Je transformerai en désert leurs burgs et leurs terres, avant que je revienne. Je vous en réponds sur ma tête.

« Vous et vos guerriers, demeurez ici. Laissez-moi m’avancer avec les miens vers les ennemis. Je vous montrerai combien je suis prêt à vous servir. Par moi, sachezle bien, vos ennemis recevront grand dommage. »

— « Tes paroles me réjouissent, » répondit le roi, comme s’il était réellement heureux du secours qu’il lui offrait. L’homme déloyal s’inclina profondément, avec fausseté. Le seigneur Siegfrid ajouta : — « N’ayez point de soucis. »

Maîtres et écuyers se préparèrent pour l’expédition. C’était pour tromper Siegfrid et les siens. Siegfrid ordonna à ceux du Nîderlant de se tenir prêts, et ces guerriers prirent leur équipement de guerre.

Ainsi parla le fort Siegfrid : — « Ô mon père, seigneur Sigemunt, restez ici. Si Dieu nous protège, nous serons bientôt de retour aux bords du Rhin. Vous demeurerez ici en joie auprès du roi. »

On déploya les bannières comme si on allait partir. Il y avait un grand nombre des hommes de Gunther qui ignoraient ce qui était arrivé. Une troupe nombreuse se pressait autour de Siegfrid.

Ils attachèrent sur leurs coursiers casques et cuirasses. Maint fort chevalier du pays se préparait à partir. Hagene de Troneje alla trouver Kriemhilt. Il demanda qu’elle lui donnât son congé, car ils allaient quitter le pays.

— « Quel bonheur pour moi, dit Kriemhilt, que j’aie pu m’attacher un homme qui sache défendre mes bons amis, aussi bien que mon seigneur Siegfrid protège mes parents. Certes, j’en serai fière, dit la reine.

« Sire Hagene, ami qui m’êtes cher, pensez à cela, que je suis prête à vous rendre service et que jamais je ne vous fus hostile. C’est pourquoi, laissez-moi conserver mon époux bien-aimé : il ne doit point porter la peine de ce que j’ai fait à Brunhilt.

» Je m’en suis depuis bien repentie, ajouta la noble femme. Aussi m’a-t-il tant meurtri le corps pour ce motif ! Son âme était affligée que j’eusse dit ces choses ; mais il s’en est vengé, ce héros vaillant et bon. »

Hagene dit : — « Kriemhilt, dame chérie, la réconciliation suivra bientôt, durant ces jours. Mais dites-moi comment je puis vous servir au sujet de Siegfrid votre époux. Je le ferai volontiers, ô dame ; nul ne s’en acquittera mieux que moi. »

— « Je cesserais de craindre que quelqu’un lui ôte la vie dans la mêlée, dit la noble femme, s’il voulait ne se point livrer à sa trop bouillante ardeur. Ainsi le héros valeureux et bon serait à jamais hors de danger. »

— « Vous figurez-vous, ô dame, dit Hagene, qu’on puisse le blesser ? faites-le moi connaître. Par quel stratagème devrais-je m’y opposer ? Pour le garder constamment, j’irai et chevaucherai à ses côtés. »

Elle répondit : — « Tu es de mes parents et moi je suis des tiens. Je confie mon bien-aimé à ta foi, afin que tu veilles sur mon époux chéri. » Elle lui fit connaître des choses qui auraient dû rester secrètes.

Elle dit : — « Mon mari est brave et aussi très fort. Quand il tua le dragon, au pied de la montagne, il se baigna dans son sang, le guerrier magnanime. C’est pourquoi dans les combats nulle arme n’a pu le blesser.

» Pourtant je suis en souci quand il va à la bataille, et lorsqu’il s’expose aux coups de lance poussés par la main des guerriers, je crains de perdre mon époux chéri. Ah ! que de fois j’ai eu grands tourments au sujet de Siegfrid.

» Je te dirai à toi, ami qui m’es cher, en toute confiance — tu garderas ta foi envers moi, n’est-ce pas ? — où l’on peut blesser mon époux bien-aimé. Je te le dirai me confiant en ton affection.

» Tandis que le sang jaillissait tout chaud des blessures du dragon et qu’il s’y baignait, l’excellent chevalier, une très-large feuille de tilleul vint à tomber entre ses épaules. Là il peut être blessé, et voilà ce qui me cause tant de soucis et de peines. »

Hagene de Troneje reprit : — « Cousez une petite marque sur son vêtement, afin que je puisse savoir ou je dois le préserver, tandis que nous serons dans la mêlée. » Elle croyait sauver le héros ; elle préparait sa mort.

Elle dit : — « Avec de fine soie je coudrai sur son vêtement une petite croix peu visible. C’est là que ta main doit défendre mon époux, quand la rencontre deviendra rude et que, dans la mêlée, il se présentera à l’ennemi. »

— « Ainsi le ferai-je, ô ma dame très chérie, répondit Hagene ! » — Elle pensait, la femme, qu’il parlait en toute sincérité, et de cette façon fut trahi l’époux de Kriemhilt. Hagene prit congé d’elle, et partit tout joyeux.

Son maître lui ordonna de dire ce qu’il avait appris.

— « Si vous pouvez empêcher l’expédition, nous irons à la chasse. Maintenant je connais le secret de me rendre maître de lui. Pouvez-vous arranger cela ? » — « Je le ferai facilement, répondit le roi. »

Les compagnons de Gunther étaient très satisfaits. Je pense que jamais chevalier ne machina plus grande trahison que celle-ci, tandis que la reine se fiait complètement à sa loyauté.

Le lendemain matin, le seigneur Siegfrid, avec mille de ses hommes partit chevauchant plein de joie. Il pensait qu’il allait venger l’offense reçue par ses amis. Hagene le suivit de si près, qu’il pût examiner son vêtement.

Quand il eut aperçu la marque, il envoya secrètement deux de ses hommes, qui devaient apporter d’autres nouvelles disant que Liudgêr les avait envoyés vers le roi pour annoncer que le pays de Gunther demeurerait en paix.

Avec quels regrets Siegfrid retourna sur ses pas avant d’avoir vengé l’injure de ses amis ! Les hommes de Gunther le détournèrent avec peine de l’expédition. Il alla près du roi, qui se mit à le remercier.

— « Que Dieu vous récompense, seigneur Siegfrid, vous, mon ami, de ce que vous faites si volontiers ce que je vous demande. Je serai toujours disposé à vous rendre service en raison de ce que je vous dois. Je me confie en vous plus qu’en tous mes autres fidèles.

» Maintenant que nous n’avons plus à conduire notre armée, je veux aller chasser l’ours et le sanglier dans le Waskem-wald, ainsi que je l’ai fait bien souvent. » C’était là le conseil de Hagene, l’homme très déloyal.

« On dira à tous mes hôtes que je veux chevaucher de bon matin. Que ceux qui veulent chasser avec moi se tiennent prêts. Que ceux qui veulent rester se divertissent avec les dames : ainsi ils me feront plaisir. »

Le fort Siegfrid parla d’une royale façon : — « S’il vous plaît d’aller chasser, je vous accompagnerai bien volontiers. Mais vous me prêterez un piqueur et quelques chiens courants. Ainsi je chevaucherai parmi les sapins. »

— « Si vous ne vous contentez pas d’un seul piqueur, répondit aussitôt le roi, je vous en prêterai quatre, qui connaissent parfaitement la forêt et les sentiers que suivent les animaux. Ils ne vous laisseront point revenir semblable à un exilé. »

Le chevalier magnanime chevaucha vers sa femme. Hagene se hâta de dire au roi comment il comptait vaincre le fier guerrier. Jamais ne s’accomplit une aussi grande trahison.

Ces hommes déloyaux préparaient ainsi sa mort, et leurs amis le savaient. Giselher et Gêrnôt ne voulurent pas aller à la chasse. Je ne sais par quelle inimitié ils ne l’avertirent point ; ils en portèrent depuis la peine.

XVI. COMMENT SIEGFRID FUT TUÉ

Gunther et Hagene, ces guerriers très audacieux, vantaient avec déloyauté une partie de chasse dans le bois. Avec leurs lances acérées ils voulaient poursuivre les sangliers, les ours et les bisons. Que pouvait-on faire de plus hardi ?

Au milieu d’eux chevauchait Siegfrid avec une prestance royale. On emportait des vivres de toute espèce. Près d’une source fraîche, il allait perdre la vie : ainsi l’avait voulu Brunhilt, la femme du roi Gunther.

Le vaillant héros alla trouver Kriemhilt, On chargeait sur des chevaux de bât son équipement de chasse et celui de ses compagnons : ils allaient passer le Rhin. Jamais Kriemhilt ne ressentit tant de peine.

Il baisa la bouche de sa bien-aimée : — « Que Dieu m’accorde, femme, de te retrouver en bonne santé, et que tes yeux aussi puissent me revoir. Tu te divertiras avec tes bons parents ; je ne puis rester ici. »

Elle pensa au récit qu’elle avait fait à Hagene ; elle n’osait le lui avouer. Elle se prit à gémir, la noble reine, de ce qu’elle eût jamais reçu l’existence. Elle versa des larmes sans mesure, la femme merveilleusement belle.

Elle dit au guerrier : — « Laisse-là cette chasse. J’ai rêvé cette nuit d’un malheur, comme si deux sangliers sauvages te poursuivaient sur les bruyères ; et les fleurs en devenaient rouges. En vérité, c’est une grande angoisse qui me fait ainsi pleurer.

« Je crains fortement des machinations ennemies. Nous avons pu desservir quelqu’un qui nous aura voué une haine mortelle. Reste ici, cher seigneur, mon dévoûment te le conseille. »

— « Mon amie chérie, dans peu de jours je serai de retour. Je ne connais personne ici qui pourrait me porter de la haine. Tous tes parents me veulent également du bien. Aussi n’ai-je pas mérité de leur part un autre sentiment. »

— « Non, mon seigneur Siegfrid, je crains que tu ne succombes. J’ai rêvé cette nuit d’un malheur, comme si deux montagnes tombaient sur toi, et jamais je ne devais te revoir ! Oh ! si tu veux me quitter, cela me fera de la peine jusqu’au fond du cœur. »

Il saisit dans ses bras la femme riche en vertus et couvrit son beau corps de tendres baisers. Puis il se hâta de se séparer d’elle et de partir. Hélas ! depuis ce moment elle ne le vit plus jamais vivant.

Ils chevauchèrent vers une forêt profonde ; maint guerrier rapide suivait Gunther et Siegfrid, par divertissement. Gêrnôt et Gîselher voulurent rester au palais. Hélas ! Kriemhilt ne vit plus jamais son époux vivant.

Au delà du Rhin, beaucoup de chevaux les précédaient, apportant aux chasseurs du pain, du vin, des viandes, du poisson et d’autres provisions, comme un roi si opulent en a en abondance.

Les chasseurs fiers et impétueux campèrent à l’entrée de la vaste forêt, non loin du débouché des bêtes sauvages. Comme ils allaient chasser dans une vaste plaine, Siegfrid arriva : on en prévint le roi.

De tous les côtés, les compagnons de chasse se tenaient attentifs. L’homme hardi, Siegfrid le très fort, parla : « Guerriers braves et rapides, qui donc nous conduira sur la piste du gibier ? »

— « Voulez-vous que nous nous séparions ici, avant de commencer la chasse ? répondit Hagene. De cette façon, nous pourrons reconnaître, mes seigneurs et moi, qui de nous sera le plus adroit chasseur, dans cette expédition à travers la forêt.

« Nous partagerons gens et chiens, et chacun ira où il lui plaira d’aller. Alors celui qui aura le mieux chassé en recevra des louanges. » Les chasseurs ne restèrent pas longtemps ensemble.

Le seigneur Siegfrid parla : — « Je n’ai nul besoin de chiens, sauf d’un seul limier bien dressé à suivre la piste des bêtes parmi les sapins. Nous allons bien chasser, » dit l’époux de Kriemhilt.

Un vieux chasseur prit un limier qui en peu de temps conduisit le chef dans un endroit où se trouvait beaucoup de gibier. Les compagnons chassèrent tout ce qui se leva, ainsi que le font encore les bons chasseurs de nos jours.

Tout ce que le chien faisait partir, était abattu par la main de Siegfrid le hardi, le héros du Nîderlant. Son cheval courait si vite que rien ne lui échappait. Il reçut les éloges de chacun pour la manière dont il chassait.

Dans tous les exercices il était excessivement adroit. La première bête qu’il tua de sa main fut un sanglier. Bientôt après il trouva un monstrueux lion.

Le limier le fit lever ; le héros lança avec son arc une flèche acérée qui transperça le lion : le monstre se précipita sur le chasseur, mais il ne fit que trois bonds. Les compagnons de chasse de Siegfrid le remercièrent.

Puis en peu de temps il abattit un bison et un élan, quatre aurochs et un terrible cerf à barbe de bouc. Son coursier le portait si vite que rien ne lui échappait. Les biches et les cerfs, il ne les manquait guère.

Le limier trouva un énorme sanglier. Comme il commençait de courir, voici venir le maître chasseur, qui se plaça sur son chemin. Furieux, le sanglier se précipita sur le hardi guerrier.

L’époux de Kriemhilt le frappa avec l’épée, comme nul autre chasseur n’eût su le faire. Quand l’animal fut abattu, on reprit le chien. Ces exploits de chasse furent connus de tous les Burgondes.

Les piqueurs lui dirent : — « Faites-nous cette grâce, seigneur Siegfrid, épargnez une partie du gibier. Car sinon vous rendrez déserts la montagne et la forêt. » À ces mots, le héros rapide et valeureux se mit à sourire.

On entendait de tous côtés retentir des cris. Le vacarme des gens et des chiens était si grand, que la montagne et les sapins en renvoyaient l’écho. On avait lâché vingt-quatre couples de chiens.

Un grand nombre d’animaux perdirent la vie. Les Burgondes croyaient faire en sorte d’obtenir le prix de la chasse ; mais cela ne fut point possible, quand on vit arriver le fort Siegfrid auprès du feu du campement.

La chasse tirait à sa fin, mais n’était pas encore complètement terminée. Ceux qui voulaient s’approcher du foyer, y apportaient la peau de mainte bête et du gibier en abondance. Ah ! que de vivres on prépara pour la compagnie.

Le roi fit annoncer aux chasseurs de haute lignée qu’il allait prendre son repas. On sonna une seule fois très fortement de la trompe, afin qu’on sût au loin qu’on pouvait trouver le noble prince à la halte.

Un des piqueurs de Siegfrid parla : — « J’entends par le son de la trompe que nous devons nous rendre au campement. Je vais y répondre. » Et de tous côtés, le son du cor rappelait les chasseurs.

Le seigneur Siegfrid dit : — « Maintenant, sortons des sapins, » et son cheval le portait légèrement ; ses compagnons le suivaient. Leurs cris firent lever une bête terrible, un ours farouche. Le héros se retourna, disant : — « Je veux donner un divertissement à nos compagnons. Détachez le chien ; je vois un ours, qui va nous accompagner au camp. S’il ne se sauve bien vite il ne nous échappera pas. »

Le limier est lancé : l’ours fuit. L’époux de Kriemhilt veut le dépasser, mais la bête se réfugie dans une clairière remplie d’arbres abattus ; la poursuite y était impossible. Le vigoureux animal croyait bien être là à l’abri des chasseurs.

Le fier et beau chevalier saute à bas de son coursier et s’élance après l’ours, qui à bout de ressources, ne pouvait lui échapper. Le héros le saisit aussitôt, et, sans recevoir aucune blessure, le garrotte en un instant.

Ni griffes ni dents ne peuvent atteindre le guerrier ; il attache l’ours à sa selle, remonte à cheval et, avec grande audace, le ramène au foyer du camp ; c’était un jeu pour ce héros bon et intrépide.

Il chevauchait vers la halte, avec une allure vraiment princière ; sa lance était longue, forte et large ; une belle épée pendait jusque sur ses éperons. Le chef avait aussi un cor magnifique d’or rouge.

Jamais je n’ai ouï parler d’un meilleur équipement de chasse. Il portait un vêtement d’étoffe noire et un chaperon de zibeline, d’une grande richesse. À quels cordons magnifiques était suspendu son carquois !

On l’avait recouvert d’une peau de panthère, à cause de sa bonne odeur. Il portait aussi un arc qu’on devait bander avec un levier, quand il ne le faisait pas lui-même.

Tout son vêtement était orné, du haut jusqu’en bas, de peau de lynx. Sur la riche pelleterie mainte plaque d’or étincelait sur les deux flancs du hardi maître chasseur.

Il portait aussi Balmung, une épée large et belle. Elle était si acérée, que quand on en frappait un casque, elle le fendait sans peine. Ah ! le tranchant en était bon ! Le superbe chasseur était en humeur joyeuse.

Puisque je dois vous faire un récit exact, sachez que son carquois était plein de flèches, dont le fer, large comme la main, était attaché au bois par des plaques d’or. Tout ce qu’il perçait de ses flèches devait bientôt mourir.

Le noble chevalier allait donc chevauchant dans sa magnificence. Quand les hommes de Gunther le virent venir, ils coururent à sa rencontre pour tenir son coursier. Il amenait attaché à sa selle l’ours énorme et terrible.

Quand il fut descendu de cheval, il détacha la corde qui liait les pattes et la gueule de l’ours. Dès qu’ils virent l’animal, les chiens se mirent à aboyer à grand bruit. La bête voulait retourner au bois, ce qui effraya les gens.

Le vacarme fit fuir l’ours vers la cuisine. Oh ! comme il chassa les cuisiniers loin du feu ! Plus d’un chaudron fut renversé, plus d’un brandon dispersé. Ah ! quels bons mets on trouva jetés dans les cendres !

Les chefs et leurs hommes sautèrent de leur siège. L’ours commença de s’irriter. Le roi ordonna de lâcher toute la meute, qui était attachée par des cordes. C’eût été un jour de grand plaisir, s’il avait bien fini !

Sans tarder davantage, avec des arcs et des piques, les plus rapides coururent à la poursuite de l’ours. Il y avait tant de chiens que nul n’osait tirer. Les cris des gens faisaient retentir toute la montagne.

L’ours se mit à fuir devant les chiens. Nul ne pouvait le suivre, si ce n’est l’époux de Kriemhilt, qui l’atteignit l’épée à la main et le frappa à mort. On rapporta le monstre auprès du feu.

Ceux qui voyaient cela, disaient que c’était un homme bien fort. On pria les fiers compagnons de chasse de se rendre à table ; sur une belle pelouse ils étaient assis très nombreux. Ah ! quels mets de chevalier on servit à ces braves chasseurs.

Les échansons, qui devaient apporter le vin, venaient lentement. Du reste, les héros ne pouvaient être mieux servis ; s’ils n’avaient point caché une âme si déloyale, ces guerriers eussent été à l’abri de toute honte.

Le seigneur Siegfrid parla : — « Je m’étonne que, puisqu’on nous apporte tant de mets de la cuisine, les échansons ne nous offrent pas de vin. Si on ne sert pas mieux les chasseurs, je ne veux plus prendre part à aucune chasse.

« J’ai cependant bien mérité qu’on fasse un peu plus attention à moi. » Le Roi, de la table où il était assis, lui répondit avec fausseté : — « Nous ferons volontiers amende honorable pour ce qui a pu vous manquer aujourd’hui. C’est Hagene qui veut nous faire mourir de soif. »

Hagene de Troneje dit : — « Mon cher seigneur, je croyais que la chasse aurait lieu aujourd’hui dans le Spehtshart ; c’est là que j’ai envoyé le vin. Si nous demeurons altérés aujourd’hui, comme je veillerai à éviter chose semblable désormais ! »

Le Niederlander parla : — « Ah ! puissiez-vous en pâtir ! Sept bêtes de somme auraient dû nous amener du vin clairet et de l’hydromel, ou si cela était impossible, on aurait dû nous faire camper aux bords du Rhin. »

Hagene de Troneje répondit : — « Chevaliers nobles et valeureux, je connais tout prés d’ici une fraîche fontaine, et, afin que vous ne vous irritiez point, nous allons nous y rendre. » L’avis qu’il donnait devait causer bien des maux à maints guerriers.

L’homme hardi n’avait pas l’âme faite de façon à deviner leur trahison. Plein de vertus, il était étranger à toute fausseté. Ils devaient porter la peine de sa mort et n’en point tirer avantage.

La soif pressait Siegfrid le héros. Il commanda d’enlever aussitôt les tables, afin d’aller vers la montagne, à la recherche de la source. Hagene avait donné ce conseil dans une intention perfide.

On chargea sur des chariots les bêtes tuées par la main de Siegfrid, et on les transporta à travers le pays. Tous ceux qui voyaient cela, lui accordaient grand honneur. Mais Hagene trahit méchamment sa foi envers Siegfrid.

Comme ils se mettaient en marche vers le grand tilleul. Hagene parla : — « On m’a souvent dit que nul ne pouvait suivre, à la course, l’époux de Kriemhilt. Vondrait-il nous le faire voir ? »

Le brave Siegfrid du Nîderlant répondît : — « Vous pouvez l’essayer. Voulez-vous me suivre jusqu’à la Fontaine ? Nous ferons un pari : si vous y consentez, on accordera le prix à celui qu’on aura vu vaincre. »

— « Hé bien ! nous essaierons, reprit Hagene, la bonne épée. — Le fort Siegfrid ajouta : Je veux même me coucher à vos pieds sur l’herbe. » Comme Gunther entendait cela avec plaisir !

Le valeureux guerrier dit encore : — Je vous dirai plus, je veux porter sur moi ma pique et mon bouclier et tout mon équipement de chasse. » Aussitôt il attacha ensemble son carquois et son épée.

Ils se dépouillèrent de leurs vêtements, et tous deux se tenaient là en leurs blanches chemises. Semblables à deux panthères sauvages, ils coururent sur le trèfle ; mais on vit le hardi Siegfrid arriver le premier près de la fontaine.

En toutes choses, il emportait le prix sur les autres hommes. Aussitôt il détache son épée, dépose ensuite son carquois et sa forte pique contre une branche du tilleul. Près du courant de la source, il se tenait, le superbe étranger.

Les vertus de Siegfrid étaient bien grandes. Il posa son bouclier au bord de l’eau de la fontaine. Mais quelque grande que fût sa soif, il ne voulut point boire avant que le Roi eût bu. Il en reçut bien funeste récompense.

L’eau de la source était fraîche, transparente et bonne ; Gunther se baissa vers le flot ; puis il se releva quand il eut bu. Le brave Siegfrid en eût volontiers fait autant.

Il paya cher sa bonté. Hagene emporta loin de lui l’arc et l’épée, puis il revint en hâte saisir la pique. Alors il chercha la marque sur le vêtement du héros.

Au moment où le seigneur Siegfrid se penchait sur la fontaine pour y boire, il le frappa, à travers la petite croix marquée, si violemment, que le sang du cœur jaillit de la blessure jusque sur les habits de Hagene. Jamais guerrier ne commit pareille scélératesse.

Il laissa la pique fichée dans le cœur. Jamais, devant nul homme au monde, Hagene n’avait fui si affreusement. Quand le fort Siegfrid sentit la profonde blessure.

Furieux il se releva de la source en bondissant. Le bois de la longue pique lui sortait du cœur. Le Chef croyait trouver sous sa main son arc et son épée : Hagene eût été récompensé selon son mérite.

Le héros blessé, ne trouvant point son épée, saisit son bouclier au bord de la fontaine et poursuivit Hagene. L’homme-lige du roi Gunther ne pouvait échapper.

Quoique blessé à mort, Siegfrid le frappa si rudement de son bouclier, que les riches pierreries en jaillirent et qu’il se brisa en éclats. Ah ! qu’il eût voulu se venger, le noble hôte !

Soudain, par sa main, Hagene est abattu. La clairière retentit bruyamment de la force du coup. S’il avait tenu son épée, Hagene était mort. Il s’irritait de sa blessure et sa détresse était grande.

Ses couleurs pâlissent ; il ne peut plus se soutenir. Les forces de son corps puissant l’abandonnent. Sur ses joues blêmes, il porte l’empreinte de la mort. Il fut bien pleuré par les belles femmes.

Il tomba parmi les fleurs, l’époux de Kriemhilt ! Le sang coulait à flots de sa blessure. Il se mit à adresser des reproches à ceux qui avaient déloyalement conseillé sa mort. Sa suprême angoisse le faisait parler.

Le blessé dit : — « Vous, lâches et méchants, à quoi m’a servi tout ce que j’ai fait pour vous, puisque vous m’assassinez ainsi ? Je vous ai toujours été fidèle ; je le paie cher maintenant. Hélas ! vous avez bien cruellement agi envers votre ami !

« À partir de ce jour, ceux qui naîtront de vous seront déshonorés à jamais. Vous avez, sur mon corps, trop satisfait votre haine. Vous serez exclu avec honte du nombre des bons chevaliers. »

Tous les guerriers accoururent là où le blessé était couché. C’était un jour funeste pour beaucoup d’entre eux. Il était plaint par ceux qui avaient quelque loyauté. Il l’avait bien mérité, de la part de tous, ce héros magnanime !

Le roi des Burgondes lui-même déplorait sa mort. Le mourant parla : — « C’est sans raison que celui qui a commis le crime en pleure. Il mérite grand déshonneur. Que n’y a-t-il renoncé ? »

Le féroce Hagene répondit : — « J’ignore ce que vous regrettez. Nos peines et nos soucis sont maintenant terminés. Désormais nous n’en trouverons plus guère qui oseront nous résister. Grâce à moi, nous sommes débarrassés du héros. »

— « Il vous est facile maintenant de vous vanter, dit Siegfrid. Si j’avais connu vos ruses d’assassin, j’aurais bien su défendre ma vie contre vous. Mais ce que je regrette le plus, c’est dame Kriemhilt, ma femme.

« Maintenant, que Dieu ait pitié du fils qu’il m’a donné, auquel on reprochera plus tard que des gens de sa famille ont assassiné un homme. Si j’en ai la force, voilà ce que je veux amèrement déplorer.

« Jamais, dit-il au roi, on n’a commis meurtre plus horrible, que celui dont je tombe la victime. Je vous conservai la vie et l’honneur dans vos plus pressants dangers. J’ai payé bien chèrement tous les services que je vous ai rendus. »

Alors le guerrier blessé à mort ajouta tristement : — « Voulez-vous, noble roi, faire encore quelque chose de loyal en ce monde ? Laissez-moi confier à votre merci ma chère bien-aimée.

« Qu’elle puisse jouir de l’avantage d’être votre sœur. Elle a toujours été ma compagne fidèle, pleine de royales vertus. Mon père et mes guerriers vont m’attendre longtemps ! Non, jamais on n’a traité si cruellement un ami dévoué. »

Sous l’étreinte de la douleur il se tordait affreusement ; il parla d’une voix lamentable : — « Il se peut que plus tard vous vous repentiez de ce lâche assassinat. Croyez-en ma parole véridique, vous vous êtes frappés vous-mêmes. »

Tout autour de lui les fleurs étaient baignées de sang. Il luttait contre la mort. Mais bientôt tout fut fini. L’arme homicide l’avait atteint trop profondément. Il devait mourir là, le guerrier vaillant et magnanime.

Quand les chefs virent que le héros était mort, ils le mirent sur un bouclier d’or rouge ; puis ils se consultèrent pour savoir comment on cacherait que c’était Hagene qui l’avait tué.

Plusieurs d’entre eux dirent : — « Mal nous est advenu. Nous devons tous cacher le fait et dire d’un commun accord : L’époux de Kriemhilt, étant allé chasser seul, des brigands l’ont tué, tandis qu’il chevauchait à travers les sapins. »

Hagene de Troneje répondit : — « Je le ramènerai moi-même au palais. Il m’est bien égal qu’elle apprenne la vérité, celle qui a affligé le cœur de Brunhilt. Je m’inquiète peu de ce qu’elle fera quand elle sera dans les larmes. »

Maintenant vous allez apprendre de moi l’indication exacte de la fontaine où Siegfrid fut tué. Devant l’Otenwald est un village du nom d’Otenhaim : là coule encore la source, on ne peut le mettre en doute.

XVII. COMMENT SIEGFRID FUT PLEURÉ ET ENTERRÉ

Ils attendirent jusqu’à la nuit et repassèrent le Rhin. Jamais chasse plus funeste ne fut faite par des guerriers. Car le gibier qu’ils avaient abattu, fut pleuré par mainte noble femme et maint bon chevalier devait payer de sa vie celle de la victime.

Vous allez entendre le récit d’une bien grande audace et d’une effroyable vengeance. Hagene fit porter le cadavre de Siegfrid, du Nibelunge-lant, devant la chambre où se trouvait Kriemhilt.

Il le fit déposer secrètement devant la porte, afin qu’elle l’y trouvât, au moment où elle sortirait, avant qu’il fit jour, pour aller à matines, auxquelles dame Kriemhilt manquait rarement.

On sonna à la cathédrale, suivant la coutume. Kriemhilt la très belle éveilla ses femmes : elle ordonna qu’on lui apportât ses vêtements et de la lumière. Survint alors un camérier, qui aperçut Siegfrid couché à terre.

Il le vit teint de sang ; ses habits en étaient tout inondés. Il ne savait pas encore que c’était son maître. Il porta dans la chambre le flambeau qu’il tenait à la main : à sa lueur, dame Kriemhilt allait reconnaître l’affreuse vérité.

Comme elle allait se rendre à l’église avec ses femmes, le camérier lui dit : — « Dame, arrêtez-vous. Il y a là, couché devant la porte, un chevalier mort. » — « Hélas ! dit Kriemhilt, quelle nouvelle m’annonces-tu ? »

Avant qu’elle eût vu que c’était son mari, elle se mit à penser à la question de Hagene qui lui avait demandé comment il devait faire pour préserver la vie de Siegfrid. Elle sentit en ce moment le premier coup de la douleur. Par cette mort, toute joie était chassée loin d’elle, sans retour.

Elle s’affaissa à terre et ne dit pas un mot. On voyait là, étendue, la belle infortunée. Les gémissements de Kriemhilt furent terribles et sans bornes. Revenue de son évanouissement, elle faisait retentir tout le palais de ses cris.

Quelqu’un de sa suite parla : — « Quel peut être cet étranger ? » Si grande était la douleur de son âme, que le sang lui sortit de la bouche. Elle s’écria : — « Non, non, c’est Siegfrid mon bien-aimé. Brunhill a donné le conseil, Hagene l’a exécuté. »

Elle se fit conduire là où gisait le héros. De ses mains blanches elle souleva sa tête si belle. Quoique rougie de sang, elle la reconnut aussitôt. Lamentablement il était couché là, le héros du Nîderlant !

La douce reine s’écria avec désespoir : — « Malheur à moi ! Oh ! douleur ! Non, ton bouclier n’est pas lacéré par les épées ; tu as été assassiné. Si j’apprends qui t’a frappé, je le poursuivrai jusqu’à la mort. »

Toutes les personnes de sa suite pleuraient et gémissaient avec elle ; car leur regret était grand d’avoir perdu leur noble seigneur. Hagene avait vengé bien cruellement l’offense de Brunhilt.

L’infortunée parla : — « Allez en toute hâte éveiller les hommes de Siegfrid. Dites aussi ma douleur à Sigemunt ; priez-le de venir avec moi pleurer le vaillant Siegfrid. »

Un messager courut en toute hâte là où reposaient les guerriers de Siegfrid du Nibelunge-lant. La triste nouvelle leur enleva toute joie. Mais ils n’y crurent point, avant d’avoir entendu les gémissements.

L’envoyé se hâta d’arriver près de la couche du roi. Sigemunt, le vieux Chef, ne dormait pas. Je pense que son cœur lui révélait ce qui était arrivé et qu’il ne devait plus jamais voir Siegfrid.

— « Éveillez-vous, seigneur Sigemunt : Kriemhilt, ma maîtresse, m’ordonne de venir auprès de vous pour vous dire qu’un malheur lui est arrivé, qui plus que nul autre malheur l’a frappée au cœur. Vous aurez aussi à gémir avec elle, car cela vous touche de près. »

Sigemunt se souleva et dit : — « Quel est ce malheur de la belle Kriemhilt, dont tu me parles ? » — L’autre répondit en pleurant : — « Je ne puis vous le cacher, oui, le vaillant Siegfrid du Nîderlant a été assassiné. »

Le roi Sigemunt reprit : — « Cesse de railler, je te l’ordonne, et ne répète pas cette affreuse nouvelle, qu’on ait osé dire qu’il a été tué. Car, jamais jusqu’à ma mort, je ne m’en pourrais consoler. »

— « Si vous ne voulez pas croire ce que vous m’avez entendu dire, venez écouter les gémissements que poussent Kriemhilt et sa suite sur la mort de Siegfrid. » Sigemunt s’émut fortement : une angoisse terrible s’empara de lui.

Il sauta à bas de sa couche, ainsi que cent de ses hommes, qui armèrent leurs mains de leurs épées longues et acérées. Ils accoururent aux cris de désolation. Mille guerriers, des fidèles du hardi Siegfrid, arrivèrent ensuite.

Là où l’on entendait les femmes se lamenter tristement. Elles s’aperçurent alors, qu’elles n’étaient pas complètement vêtues. Le désespoir les privait de leurs sens. Une profonde douleur les avait atteintes jusqu’au fond de leur cœur.

Le roi Sigemunt alla trouver Kriemhilt et dit : — « Hélas ! malheur à ce voyage en ce pays ! Qui donc a pu tuer avec tant de barbarie ton époux, mon fils, chez des amis si dévoués ? »

— « Si je parviens à le connaître, dit la très noble dame, jamais ni mon bras ni mon cœur ne lui pardonneront. Je le voue à de tels maux, que par moi tous ses amis seront à jamais condamnés à gémir. »

Le seigneur Sigemunt prit le prince dans ses bras. Les gémissements de ses amis étaient si grands, que de leurs cris de désolation retentissaient le palais, la salle et la ville de Worms tout entière.

Nul ne pouvait consoler la femme de Siegfrid. On dépouilla le corps du héros de ses vêtements, on lava sa blessure et on le plaça sur une civière. Ses amis souffraient cruellement en leur grand désespoir.

Les guerriers du Nibelunge-lant parlaient entre eux : — « Il faut que d’une ferme volonté nous consacrions notre bras à sa vengeance. Il est dans cette maison, celui qui a commis le meurtre. » Tous les hommes de Siegfrid coururent s’armer.

Ces hommes d’élite arrivèrent là au nombre de onze cents et Sigemunt le riche était à leur tête. Il voulait venger la mort de son fils, ainsi que le lui commandait son honneur.

Ils ne savaient pas qui ils devaient attaquer, sinon Gunther et ses fidèles qui avaient accompagné le seigneur Siegfrid à la chasse. Quand Kriemhilt les vit armés, ce fut pour son cœur une nouvelle amertume.

Quelque grande que fût sa douleur, quelque terrible que fût sa détresse, elle craignit tellement de voir succomber les Nibelungen sous la main des fidèles de son frère, qu’elle les arrêta. Elle les admonesta avec douceur, comme l’aurait fait un ami fidèle.

Cette femme riche en infortunes parla : — « Mon seigneur Sigemunt, qu’allez-vous tenter ? Vous ne savez pas combien d’hommes vaillants a le roi Gunther. Vous vous perdrez tous, si vous voulez attaquer ces guerriers. »

Leurs boucliers fortement attachés au bras, ils avaient soif de combattre. La noble reine les pria, leur commanda de s’en abstenir ; ces guerriers magnanimes n’y voulaient pas consentir, car cela leur brisait le cœur.

Elle dit : — « Mon seigneur Sigemunt, laissez-là ce projet jusqu’en des moments plus opportuns. Je serai toujours avec vous pour venger mon époux. Celui qui me l’a ravi, quand je le connaîtrai, me le paiera cher.

« Ils ont ici aux bords du Rhin une trop grande puissance ; c’est pourquoi je ne veux pas vous conseiller la lutte ; ils seraient trente contre un. Que Dieu leur rende largement tout le bien qu’ils nous ont fait !

« Ainsi demeurez ici et souffrons ensemble cet affreux malheur. Quand il commencera à faire jour, tous m’aiderez, guerriers magnanimes, à ensevelir mon époux chéri. » Les guerriers répondirent : — « Qu’il soit fait ainsi, maîtresse bien-aimée. »

Personne ne peut vous redire comme on entendit se lamenter misérablement les femmes et les chevaliers, tellement que toute la ville ouït leurs gémissements. Les nobles gens de la ville accoururent en hâte.

Ils pleurèrent avec les étrangers ; car c’était pour eux une grande peine. Ils ignoraient pour quelles offenses Siegfrid, le noble héros, avait perdu la vie. Les femmes des bons habitants du bourg pleurèrent avec celles de la reine.

On ordonna à des forgerons de faire en hâte un cercueil d’or et d’argent, très grand et très fort, réuni par des plaques de bon acier. L’âme de chacun était profondément attristée.

La nuit était passée, on annonça le jour. La noble dame fit porter à la cathédrale le seigneur Siegfrid, son époux bien-aimé. Tout ce qu’il avait là d’amis suivait en pleurant.

Quand on le porta dans l’église, que de cloches sonnèrent ! On entendait de toutes parts le chant de maints prêtres. Vinrent aussi le roi Gunther avec ses hommes, et le féroce Hagene ; ils eussent mieux fait de s’en abstenir.

Le roi dit : — « Chère sœur, hélas ! quelle souffrance est la tienne ! Que n’avons-nous pu échapper à ce grand malheur ! Nous déplorerons toujours la mort de Siegfrid. » — « Vous le faites sans motif, dit la femme désolée ;

« Si vous aviez dû en avoir du regret, cela ne serait pas arrivé. Ah ! vous n’avez point pensé à moi, je puis bien le dire, puisque me voilà séparée à jamais de mon époux chéri. Hélas ! pourquoi le vrai Dieu n’a-t-il pas voulu que ce fut moi qui fût frappée. »

Ils maintinrent leurs mensonges. Kriemhilt s’écria : — « Que celui qui est innocent, le fasse voir clairement. Qu’il marche en présence de tous vers la civière : on connaîtra bientôt ainsi quelle est la vérité. »

Ce fut un grand prodige, et qui pourtant arrive souvent : dès que le meurtrier approcha du mort, le sang sortit de ses blessures. Voilà ce qui eut lieu, et on reconnut ainsi que Hagene avait commis le crime.

Les blessures saignèrent comme elles avaient fait étant fraîches. Les lamentations avaient été grandes ; elles le furent bien davantage. Le roi Gunther parla : — « Je veux que vous sachiez que des brigands ont assassiné Siegfrid. Ce n’est pas Hagene qui l’a fait. »

— « Ces brigands, répondit-elle, me sont trop bien connus. Maintenant, que la main du Dieu bon venge le crime. Oui, Gunther et Hagene, c’est vous qui l’avez commis. » Les guerriers de Siegfrid songeaient de nouveau au combat.

Une profonde douleur accablait Kriemhilt. Son angoisse devint plus grande encore, quand ses deux frères Gêrnôt et le jeune Gîselher vinrent se placer à côté du mort. Ils le plaignirent avec sincérité, et leurs yeux furent aveuglés par les larmes.

Ils pleurèrent, du fond du cœur, l’époux de Kriemhilt. On allait chanter la messe ; de toutes parts hommes et femmes se dirigèrent vers l’église. Il y en eut bien peu qui ne déplorèrent pas la mort de Siegfrid.

Gêrnôt et Gîselher parlèrent : — « Chère sœur, console-toi de sa mort, puisqu’il n’en peut être autrement. Nous tâcherons de t’y aider tant que nous vivrons. » Mais nul ne pouvait lui donner quelque consolation.

Le cercueil fut prêt vers le milieu du jour. On leva Siegfrid de la civière sur laquelle il était couché. Sa femme ne voulait pas encore le laisser enterrer, ce qui donna beaucoup à faire à tous ses gens.

On enveloppa le mort dans une riche étoffe ; nul, je pense, n’était là qui ne versât des larmes. Uote, la noble femme, et toute sa suite pleuraient, du fond du cœur, sur le beau corps de Siegfrid.

Quand on entendit qu’on chantait à la cathédrale, et qu’on l’avait enfermé dans son cercueil, une grande foule se rassembla. Que d’offrandes on fit pour le salut de son âme ! Même parmi ses ennemis, plus d’un se prit à le regretter !

La pauvre Kriemhilt dit à ses camériers : — « Pour l’amour de moi vous allez devoir vous donner de la peine. Au nom de l’âme de Siegfrid, vous distribuerez son or à tous ceux qui lui veulent du bien et qui me sont dévoués.

Nul enfant, si petit, qui, parvenu à l’âge de raison, ne voulût aller à l’offrande. Avant qu’il fût enterré, on chanta bien cent messes par jour. Les amis de Siegfrid s’y pressaient en foule.

Quand on eut fini de chanter, le peuple se dispersa. Dame Kriemhilt parla : — « Vous ne me laisserez point seule, cette nuit, veiller le corps du héros sans pareil. Avec lui toute joie est enfermée dans cette bière.

« Je veux qu’il reste ainsi trois jours et trois nuits, afin que je puisse encore jouir de la présence de mon époux bien-aimé. Peut-être Dieu ordonnera-t-il que la mort me prenne aussi. Ainsi finirait la douleur de l’infortunée Kriemhilt. »

Les gens de la ville rentrèrent en leur logis. Mais elle ordonna aux prêtres, aux moines et à toute sa suite, de veiller près du héros. Ils eurent de tristes nuits et des journées pénibles.

Plus d’un guerrier resta sans boire et sans manger ; à ceux qui voulaient prendre de la nourriture, on en offrait en abondance ; Sigemunt y pourvoyait ; c’était une grande besogne pour les Nibelungen,

Pendant ces trois journées, avons-nous entendu dire, ceux qui savaient chanter accomplirent une tâche pénible, à cause de la douleur qu’ils éprouvaient. Ils prièrent pour l’âme du guerrier vaillant et magnanime.

On fit également aller à l’offrande avec de l’or pris dans le trésor de Siegfrid, les pauvres qui étaient là et qui ne possédaient rien. Comme il ne devait plus vivre ici-bas, bien des milliers de marcs furent donnés pour son âme.

On distribua ses terres arables aux couvents et aux bonnes gens. On donna aux pauvres de l’argent et des vêtements à profusion. Kriemhilt fit bien voir par ses actions combien son âme lui était dévouée.

Au matin du troisième jour, à l’heure de la messe, le vaste cimetière, près de la cathédrale, était rempli de gens de la campagne qui pleuraient et qui rendaient hommage au mort, comme on le fait à ses amis chéris.

On dit que dans ces quatre jours, trente mille marcs et plus furent donnés aux pauvres pour le salut de son âme. Son corps puissant et d’une si grande beauté était là couché dans le néant.

Quand on eut servi Dieu et que les chants furent terminés, beaucoup d’entre le peuple se tordirent les mains de désespoir. Il fut porté hors de l’église vers la fosse. Là on entendit gémir et pleurer !

Les gens suivirent le corps avec des cris de douleur. Nul n’avait de joie, ni homme ni femme. Avant de le mettre en terre, on chanta et on pria. Ah ! que de bons prêtres étaient présents à son enterrement.

Quand la femme de Siegfrid voulut se rendre vers la fosse, un tel désespoir étreignit son cœur fidèle, qu’on fut obligé de lui verser sur le corps à plusieurs reprises de l’eau de la fontaine. Sa désolation était profonde et sans bornes.

C’est vraiment merveille qu’elle en revint jamais. Maintes femmes étaient près d’elle, qui l’aidaient, tout en gémissant. La reine parla : — « vous, fidèles de Siegfrid, que votre dévoûment m’accorde une grâce.

« Qu’une légère satisfaction me soit donnée au milieu de mon affliction. Faites que je puisse contempler encore une fois sa belle tête, » Pleurante, elle pria si longtemps et si instamment qu’il fallut briser le magnifique cercueil.

On la conduisit vers la fosse. De ses blanches mains elle souleva sa tête si belle, et le baisa mort, le noble et bon chevalier. De douleur, ses yeux si brillants pleurèrent du sang.

Ce fut une séparation déchirante. On l’arracha de là ; elle ne pouvait point marcher ; on vit la noble dame tomber sans connaissance. Son corps si gracieux semblait succomber à ce désespoir.

Quand on eut mis en terre le noble seigneur, ce fut une désolation sans mesure pour tous les guerriers qui étaient venus avec lui du pays des Nibelungen. Jamais plus on ne vit Sigemunt joyeux.

Il y en eut plus d’un qui, pendant ces trois jours, ne but ni ne mangea à force de douleur. Cependant ils ne pouvaient complètement oublier les besoins du corps. Ils se réconfortèrent plus tard, ainsi qu’il arrive souvent.

Kriemhilt demeura évanouie et privée de sentiment, le jour et la nuit et jusqu’au jour suivant. Quoi qu’on pût lui dire, elle ne le comprenait pas. Le roi Sigemunt gisait en proie au même désespoir.

Ce fut avec peine qu’on fit reprendre connaissance au vieux roi. Sa force était épuisée par sa profonde affliction, et il ne fallait point s’en étonner. Ses hommes lui dirent : — « Seigneur rentrez dans votre pays, nous ne pouvons demeurer ici plus longtemps. »

XVIII. COMMENT SIGEMUNT RENTRA DANS SON PAYS

Le beau-père de Kriemhilt alla la trouver et dit à la reine : — « Nous allons rentrer dans notre pays. Nous sommes, je le pense, des hôtes peu aimés aux bords du Rhin. Kriemhilt, femme chérie, venez avec nous dans mon royaume.

Si nous avons perdu, par trahison, votre noble époux, il ne faut point que vous en portiez la peine. Je vous serai toujours dévoué pour l’amour de Siegfrid et de son noble enfant.

« Vous conserverez aussi, ô femme, toute la puissance que votre mari, cette vaillante épée, vous confia jadis : le royaume et la couronne sont à vous. Tous les fidèles de Siegfrid vous serviront volontiers. »

On annonça aux écuyers qu’on allait partir. Ils se hâtèrent de préparer les chevaux. La vie leur était amère près de leurs puissants ennemis. On ordonna aux femmes et aux filles de rassembler les vêtements.

Comme le roi Sigemunt voulait s’en retourner, la mère de Kriemhilt commença de prier celle-ci de rester près de ses parents. La femme privée de joie répondit : — « Cela peut difficilement se faire.

« Comment pourrais-je voir sans cesse devant mes yeux celui par lequel, moi, pauvre femme, j’ai reçu tant d’affliction ? » Le jeune Gîselher parla : — « Ma sœur chérie, par dévoûment tu resteras près de ta mère.

« Tu n’as nul besoin des services de ceux qui ont affligé et désolé ton âme, tu vivras de mon bien. » Elle dit au guerrier : — « Non, cela ne peut être. Il me faut mourir de douleur, si je dois voir Hagene. »

— « J’y obvierai, ô ma sœur bien-aimée, tu seras près de ton frère Gîselher. Je le consolerai, s’il se peut, de la mort de ton époux. » L’abandonnée de Dieu reprit : — « Kriemhilt en a bien besoin ! »

À l’offre si affectueuse du jeune homme, Uote, Gêrnôt et ses fidèles parents ajoutaient leurs prières ; ils la suppliaient de rester avec eux. Parmi les hommes de Siegfrid il en était très peu qu’elle connût.

— « Ils vous sont tous étrangers, dit Gêrnôt. Nul ne vit, si fort soit-il, qui ne doive succomber à la mort. Pensez à cela, chère sœur, et que votre âme se console. Demeurez auprès de vos amis : vraiment vous vous en trouverez bien. »

Elle en crut Gîselher et consentit à rester. On amena les chevaux pour les hommes qui voulaient s’en retourner vers le Nibelunge-lant. Tout l’équipement des guerriers était attaché sur les bêtes de somme.

Le seigneur Sigemunt alla se placer devant Kriemhilt et dit à la dame : — « Les fidèles de Siegfrid attendent près de leurs chevaux, nous allons partir d’ici. Je ne veux plus rester chez les Burgondes. »

Dame Kriemhilt répondit : — « Mes amis m’ont conseillé, ceux du moins qui me sont fidèles, de demeurer ici près d’eux, vu que je n’ai point de parents dans le pays des Nibelungen. » Ce fut une grande douleur pour Sigemunt, quand il entendit ces mots de Kriemhilt.

Le roi Sigemunt reprit : — « Ne vous laissez point dire cela. Devant ma parenté entière, vous porterez la couronne avec toute puissance, ainsi que vous l’avez fait auparavant. Vous ne pâtirez point de ce que nous avons perdu notre héros.

« Pour l’amour de votre petit enfant revenez avec nous. Le laisserez-vous orphelin ? Quand votre fils grandira, il consolera votre âme affligée. En attendant, maint guerrier vaillant et bon vous servira.

Elle dit : — « Mon seigneur Sigemunt, je ne puis point partir avec vous. Quoi qu’il puisse m’en advenir, je dois demeurer ici avec mes parents, qui m’aideront à pleurer. » Cette résolution commença de déplaire aux braves guerriers.

Ils dirent tous ensemble : — « Ah ! nous pouvons bien dire que le plus grand des malheurs nous frappe maintenant, puisque vous voulez demeurer ici auprès de nos ennemis. Jamais chevaliers plus infortunés ne se rendirent à une cour. »

— « Partez sans crainte à la garde de Dieu, dit-elle, on vous donnera une bonne escorte jusqu’en votre pays, et je vous ferai bien protéger. Ô bons guerriers, je recommande à votre dévoûment mon cher petit enfant. »

Quand ils virent qu’elle était décidée à ne point les suivre, ils pleurèrent tous, les hommes de Sigemunt ! Oh ! ce fut bien lamentablement que Sigemunt se sépara de dame Kriemhilt ; il éprouvait une grande affliction.

— « Malheur à cette fête maudite, s’écria le vénérable roi, certes jamais on n’offrira plus à un chef et à ses fidèles de tels divertissements : jamais on ne nous verra plus ici chez les Burgondes. »

Les guerriers de Siegfrid dirent ouvertement : — « Nous ferions peut-être encore le voyage vers ce pays, si nous pouvions découvrir celui qui a assassiné notre maître ; il trouverait parmi les parents de Siegfrid bon nombre de terribles ennemis. »

Sigemunt embrassa Kriemhilt et dit en gémissant, puisqu’elle voulait rester et qu’il le voyait bien ; — « Maintenant nous allons rentrer dans notre pays privés de toute joie. Je comprends seulement en ce moment toute l’étendue de ma douleur. »

Ils quittèrent sans escorte Worms d’outre-Rhin. Ils avaient la certitude que si on les attaquait par inimitié, la main des braves Nibelungen saurait bien les défendre.

Ils ne demandèrent congé de personne. On vit Gêrnôt et Gîselher se diriger affectueusement vers le roi ; son malheur les affligeait. Ils le lui firent savoir, ces héros vaillants et magnanimes.

Le prince Gêrnôt parla courtoisement : — « Dieu sait, du haut du ciel, que je n’ai nulle part au meurtre de Siegfrid. Je n’avais jamais ouï dire qu’il eût ici un ennemi. Je veux le pleurer, et non sans motifs. »

Le jeune Giselher les reconduisit amicalement. Il guida sans obstacle jusque dans le Nîderlant, le roi et ses hommes encore plongés dans la douleur. Oh ! parmi leurs parents ils en trouvèrent peu dans la joie.

Ce qui leur arriva après, je ne puis vous le dire. À Worms, on entendait sans cesse les gémissements de Kriemhilt, l’âme en proie à une douleur dont nul ne pouvait la consoler, si ce n’est Gîselher. Il lui était bon et fidèle.

Brunhilt la belle était assise dans son outrecuidance. Quelles que fussent les plaintes de Kriemhilt, elle s’en inquiétait peu. Plus jamais elle ne lui montra de confiance.

Mais plus tard dame Kriemhilt lui causa aussi des peines amères à son cœur.

XIX. COMMENT LE TRÉSOR DES NIBELUNGEN FUT APPORTÉ À WORMS

La noble Kriemhilt étant ainsi devenue veuve, le comte Eckewart demeura auprès d’elle, dans le pays, avec ses hommes. Il la servait chaque jour et souvent se joignait à sa dame pour pleurer son seigneur.

À Worms, près de la cathédrale, on lui charpenta une demeure large et haute, grande et riche, où elle demeura privée de toute joie, avec sa suite. Elle se rendait volontiers à l’église et y trouvait quelque consolation.

Elle allait chaque jour, l’âme attristée, à la tombe de son bien-aimé. Bien rarement elle y manqua et elle priait le Dieu bon de recueillir l’âme du héros. Que de fois elle le pria d’un cœur fidèle !

Uote et sa suite la consolaient à toute heure. Il y avait dans ce cœur blessé un si effroyable vide, que rien ne pouvait le remplir, quelque consolation qu’on lui offrit. L’angoisse de revoir son doux ami était plus grande

Que ne fut jamais désir de femme vers un époux bien-aimé. À cela on pouvait reconnaître sa grande vertu. Elle gémit jusqu’à la fin, tant que dura sa vie. Mais bientôt elle se vengea cruellement, l’épouse du hardi Siegfrid !

Elle demeura ainsi dans sa douleur, ceci est certain, trois ans et demi, depuis la mort de son époux, sans dire un mot à Gunther et sans voir jamais, pendant ce temps, son ennemi Hagene.

Hagene de Troneje parla au roi : — « Ne pourriez-vous agir de façon que votre sœur redevienne votre amie ? Ainsi l’or des Nibelungen arriverait en ces pays. Vous pourriez y gagner beaucoup, si la reine nous rendait sa confiance. »

Le roi répondit : — « Nous l’essaierons. Mes frères sont près d’elle ; nous les prierons d’intercéder, afin qu’elle nous rende son amitié et qu’elle voie volontiers que nous possédions le trésor. » — « Je ne crois pas, répondit Hagene, que cela puisse jamais arriver. »

Gunther fit appeler en son palais Ortwîn et le margrave Gêre. Puis, quand ils furent là, on introduisit aussi Gêrnôt et le jeune Gîselher. Ils intercédèrent amicalement auprès de dame Kriemhilt.

Gêrnôt, vaillant parmi les Burgondes, parla : — « Vous pleurez trop longtemps la mort de Siegfrid, ô dame. Le roi veut vous démontrer que ce n’est pas lui qui l’a tué. On vous entend toujours gémir si lamentablement. »

Elle répondit : — « Personne ne l’en accuse. C’est la main de Hagene qui a frappé Siegfrid. Quand il apprit de moi où l’on pouvait le blesser, comment pouvais-je deviner la haine qu’il lui portait. Ah ! que n’ai-je évité, ajouta la reine,

« De trahir le secret de son beau corps ? Je n’aurais pas à pleurer maintenant, pauvre femme désolée ! Jamais, je ne pardonnerai à ceux qui ont commis le crime. » Gîselher, le charmant jeune homme, commença de la supplier.

Elle dit : — « Je le saluerai, puisque vous l’exigez de moi. Mais la faute, et elle est grande, en est à vous. Le roi m’a causé tant de maux sans que je les aie mérités ! Ma bouche lui accordera le pardon, mais mon cœur lui est à jamais fermé. »

— « Tout ira mieux plus tard, dirent ses parents. Peut-être fera-t-il que vous soyez encore heureuse. » — « Oui, il vous consolera, dit Gêrnôt le héros. » La femme accablée de douleurs répondit : « Voyez, je fais ce que vous voulez.

« Je ne me refuse plus à saluer le roi. » Elle y consentant, il se présenta devant elle avec ses meilleurs amis. Mais Hagene n’osa paraître en sa présence ; il avait conscience de son crime ; il lui aurait fait trop de mal.

Comme elle voulait bien mettre en oubli sa haine contre Gunther, il convenait qu’il l’embrassât. Si le malheur ne l’avait point frappée par sa faute, il aurait mi hardiment aller la visiter.

Jamais réconciliation entre amis ne se fît avec tant de larmes. La perte qu’elle avait faite, la faisait souffrir. Elle la pardonna à tous, sauf à un seul. Nul ne l’aurait tué, si Hagene ne s’en était chargé.

Peu de temps après, ils firent en sorte que dame Kriemhilt fit chercher le trésor au Nibelunge-lant et le fit conduire aux bords du Rhin. Il était à bon droit le sien ; car c’était sa morgengâbe[9].

Pour le quérir, Gîselher et Gêrnôt partirent. Kriemhilt ordonna à huit mille hommes d’aller le prendre, là ou il était caché sous la garde du guerrier Albrich et de ses plus vaillants amis.

Quand on vit arriver ceux du Rhin pour prendre le trésor, Albrich le très hardi dit à ses compagnons : — « Nous ne pouvons conserver le trésor plus longtemps, si la noble reine le réclame, car c’est sa morgengâbe.

« Pourtant je ne l’eusse jamais livré, si nous n’avions si malheureusement perdu Siegfrid et la Tarnkappe ; car il la portait toujours, l’époux de la belle Kriemhilt.

« Maintenant, hélas ! il est arrivé malheur à Siegfrid, de ce qu’il nous enleva, ce héros, le chaperon enchanté et soumit tout ce pays à sa puissance. » Le camérier se hâta d’aller chercher les clefs.

Les hommes de Kriemhilt et une partie de ses parents se tenaient devant la montagne. Ils emportèrent le trésor vers la mer et le placèrent dans leurs bonnes barques ; on les conduisit sur les flots en remontant le Rhin.

Vous pouvez ouïr merveille de ce trésor. Douze chariots lourds et grands purent à peine le porter, en quatre jours et quatre nuits, de la montagne vers les barques, et chaque chariot devait faire trois voyages par jour.

Ce n’était qu’or et pierreries. Quand on en aurait acheté le monde, sa valeur n’eût pas diminué d’un marc. Ce n’est pas sans motif que Hagene le convoitait.

Dans le trésor se trouvait une petite verge d’or, la baguette du souhait. Celui qui l’aurait su, aurait pu être le maître de tous les hommes, dans l’univers entier. Plusieurs des parents d’Albrich partirent avec Gêrnôt.

Quand le seigneur Gêrnôt et Gîselher l’enfant se furent emparés du trésor, ils se soumirent aussi le pays, les burgs et maints fiers guerriers. Par force ou par crainte, il fallut que tout s’inclinât devant eux.

Quand ils eurent porté le trésor au pays de Gunther et que la reine en eut pris possession, sa chambre et ses tours en furent remplies. Jamais on n’ouït parler d’un aussi prodigieux amas de richesses.

Mais quand il y en eût eu mille fois davantage, si Siegfrid eût pu revivre sain et sauf, Kriemhilt serait volontiers restée près de lui, les mains vides. Plus jamais, un héros n’aura femme aussi fidèle.

Quand elle eut le trésor, elle attira dans le pays maints guerriers inconnus. La main de cette femme donnait tant, que jamais on ne vit bonté si grande. Elle pratiquait beaucoup de grandes vertus, on devait l’avouer.

Elle commença à donner aux pauvres et aux riches de sorte que Hagene songea, que, si elle vivait seulement quelque temps, elle aurait gagné tant d’hommes à son service, que mal pourrait lui en advenir.

Le roi Gunther répondit : — « Son corps et son bien sont à elle. Comment l’empêcherais-je d’en faire ce qu’elle veut ? J’ai obtenu avec peine qu’elle cessât de m’en vouloir. Eh ! qu’importe à qui elle distribue ses pierreries et son or rouge ? »

Hagene dit au roi : — « Un homme habile ne laisserait rien de ce trésor à la disposition d’une femme. Avec ses dons, elle fera tant, qu’un jour viendra où les braves Burgondes pourront bien se repentir de l’avoir laissée faire. »

Le roi Gunther reprit : — « Je lui ai fait le serment que je ne lui causerais plus jamais de peine, et ce serment je veux le tenir ; elle est ma sœur. » — Mais Hagene répliqua : « Eh bien, que je sois, moi, le coupable ! »

Les serments qu’ils avaient faits ne furent point respectés. Ils enlevèrent à la veuve ses immenses richesses. Hagene s’était emparé de toutes les clefs. Gêrnôt entra en fureur quand il apprit cette nouvelle.

Le seigneur Gîselher parla : — « Hagene a commis une grave offense envers ma sœur ; je m’y opposerai. Et s’il n’était mon parent, il le paierait de sa vie. » Derechef la femme de Siegfrid recommença de pleurer.

Alors le seigneur Gêrnôt dit : — « Plutôt que de troubler notre repos par cet or, il nous le faut jeter dans le Rhin, afin qu’il n’appartienne à personne. » Kriemhilt alla en gémissant se placer devant son frère Gîselher.

Elle dit : — « Frère chéri, pense à moi. Il faut que tu sois le protecteur et de mon corps et de mes biens. » — Il répondit à la dame : — « Il en sera fait ainsi, quand nous serons de retour ; maintenant nous avons l’intention de chevaucher. »

Le roi et ses parents sortirent du pays, du moins les plus braves d’entre eux. Seul, Hagene y demeura, à cause de la haine qu’il portait à Kriemhilt, et ce fut pour le dommage de la reine.

Avant que le puissant roi fût de retour, Hagene s’était emparé du trésor. Il le descendit tout entier dans le Rhin près de Loche [10]. Il espérait pouvoir en jouir ; mais il n’en fut pas ainsi.

Depuis lors, il ne put plus rien tirer du trésor, comme il arrive souvent aux traîtres. Il pensait en jouir seul tant qu’il vivrait ; mais désormais le trésor fut perdu et pour lui-même et pour les autres.

Les princes revinrent avec leurs troupes nombreuses. Kriemhilt commença de se lamenter, avec ses femmes et ses filles, de la grande offense qu’elle avait subie : ses pensées étaient amères. Gîselher était prêt à faire preuve de son dévoûment.

Ils se dirent entre eux : — « Il a bien méchamment agi. » Hagene se déroba à la colère des princes, jusqu’à ce qu’il eût de nouveau regagné leur faveur. Ils ne lui infligèrent aucun châtiment ; mais la haine de Kriemhilt était portée à son comble.

Avant que Hagene de Troneje fît disparaître le trésor, ils s’étaient juré, Gunther et lui, par le serment le plus solennel, de le garder caché aussi longtemps que l’un d’eux vivrait. De cette façon, aucun des deux ne pouvait ni le donner aux autres, ni en jouir lui-même.

Le cœur de Kriemhilt était affligé d’une nouvelle douleur. Son époux mort, on venait lui enlever maintenant tout son trésor. Durant sa vie, sa plainte ne finit plus jusqu’à son dernier jour.

Après la mort de Siegfrid — ceci est la vérité — elle demeura, treize ans, en proie à mainte affliction. Elle ne pouvait oublier la mort du héros et elle lui fut fidèle, ainsi l’affirme-t-on généralement.

Après la mort de Dancrât, dame Uote fonda une riche abbaye princière, dotée de beaucoup de fertiles terres à labour qui lui appartenaient. Le couvent de Lôrse [11] les possède encore, et il lui en revient beaucoup d’honneur.

Kriemhilt donna aussi, d’une main prodigue, une grande quantité d’or et de pierreries pour le repos de l’âme de Siegfrid et pour celui de toutes les âmes. On n’a jamais ouï parler d’une femme aussi fidèle.

Depuis que dame Kriemhilt, après avoir pardonné à Gunther, avait perdu le grand trésor par sa trahison, les douleurs de son âme étaient mille fois plus poignantes. La noble et haute dame aurait voulu quitter Worms.

Une résidence d’une grande richesse fut préparée pour dame Uote près de son couvent de Lôrse. La veuve s’y retira, quittant ses enfants. La noble princesse y repose enterrée dans un tombeau.

La reine parla : — ma fille bien-aimée, puisque tu ne peux rester ici, viens près de moi à Lôrse, dans ma demeure ; je t’y laisserai pleurer. » Kriemhilt répondît :

— « À qui donc confierais-je le corps de mon époux ? »

— « Laisse-le couché dans sa tombe, dit dame Uote, »

— « Ô ma mère chérie, le Dieu du ciel ne le veut pas, répondit la douce femme ; je ne le quitterai pas ; car il faut certainement que je remporte avec moi. »

La femme accablée d’afflictions le fit enlever hors de sa fosse. Puis aussitôt après, on enterra ses nobles ossements à Lôrse, près du couvent, avec de grands honneurs. Le héros intrépide repose là dans un grand cercueil.

Au moment où Kriemhilt allait rejoindre sa mère dans le lieu où elle désirait vivre, il lui fallut rester ; il devait en être ainsi. Elle fut retenue par des nouvelles qui arrivèrent de bien loin au delà du Rhin.

XX. COMMENT LE ROI ETZEL ENVOYA EN BURGONDIE DEMANDER KRIEMHILT.

C’était au temps où dame Helche [12] mourut et où le roi Etzel[13] cherchait une autre femme. Ses amis chevauchèrent au pays des Burgondes, vers une veuve altière : elle s’appelait dame Kriemhilt.

La belle Helche, ayant perdu la vie, ils dirent : — « Si vous voulez obtenir une noble et excellente épouse et de la plus haute lignée, prenez cette femme-là ; le fort Siegfrid était son mari. »

Le puissant roi répondit : — « Comment cela pourrait-il se faire, puisque je suis païen et que je n’ai pas reçu le baptême ? Elle est chrétienne et ne voudra pas m’épouser. Ce serait un prodige, si jamais cette alliance avait lieu. »

Les guerriers rapides reprirent : — « Peut-être y consentirait-elle, à cause de votre haute renommée et de votre grande richesse. Il faut cependant tenter de réussir auprès de cette très noble femme. Vous pourrez l’aimer beaucoup, à cause de sa grande beauté. »

Le grand roi dit : — « Qui d’entre vous connaît le pays et les gens des bords du Rhin ? » Le bon Ruedigêr de Bechlâren répondit : — « Je connais dès mon enfance les très hauts et très nobles rois.

« Gunther et Gêrnôt, ces glorieux et bons chevaliers ; le troisième s’appelle Gîselher ; chacun d’eux pratique, le plus qu’il peut, l’honneur et les vertus, et tous leurs ancêtres ont toujours agi de même. »

Etzel parla : — « Ami, dis-moi, portera-t-elle la couronne dans mon pays ? Si sa beauté est aussi grande qu’on me l’a dit, mes meilleurs amis ne s’en repentiront pas. »

— « Elle ressemble pour la beauté à ma dame, la puissante Helche. Il ne peut y avoir au monde plus belle femme de roi. Celui qu’elle choisira pour ami, certes vivra heureux. »

Etzel dit : — « Si je te suis cher, Ruedigêr, demande-la en mariage, et si jamais Kriemhilt partage ma couche, je veux t’en récompenser de mon mieux, car tu auras réellement amené l’accomplissement de mes désirs.

« Je te ferai donner sur mon trésor de quoi te faire vivre joyeusement, toi et tes compagnons, des chevaux, des vêtements, et tout ce que tu voudras. Voilà ce que je ferai préparer en abondance pour les messagers. »

Ruedigêr, le riche margrave, répondit : — « Si je désirais ton bien, ce serait peu louable. Je serai volontiers ton messager aux bords du Rhin, au moyen de mes propres biens, que je tiens de tes mains. »

Alors le roi puissant parla : — « Maintenant, quand voulez-vous aller vers cette femme très digne d’amour ? Que Dieu vous conserve en tout honneur durant le voyage, ainsi que mon épouse. Puisse m’arriver ce bonheur qu’elle nous accorde sa faveur ! »

Mais Ruedigêr reprit : — « Avant que nous quittions le pays, il nous faut préparer des armes et des vêtements, afin que nous paraissions honorablement devant ces princes. Je veux conduire vers le Rhin cinq cents hommes superbes,

« Afin que, quand on nous verra chez les Burgondes, moi et les miens, chacun puisse dire : que jamais roi n’a envoyé de si loin, vers le Rhin, autant d’hommes que tu le fais ;

« Si toutefois tu n’abandonnes pas ton projet pour ce motif qu’elle était soumise jadis à Siegfrid, le meilleur des hommes, le fils de Sigemunt que tu as vu ici. On peut avec vérité lui reconnaître une très grande gloire. »

Le roi Etzel reprit : — « Si elle a été la femme de ce guerrier, ce noble prince était bien digne d’affection et je ne dédaignerai pas la reine pour cette raison. Elle me plaît déjà beaucoup à cause de sa grande beauté. »

Le margrave parla : — « Je vous annonce que nous partirons d’ici, dans vingt-quatre jours. Je ferai savoir à Gœtelint, ma femme bien-aimée, que je serai moi-même le messager vers Kriemhilt. »

Ruedigêr envoya vers Bechlâren. La margrave fut triste et fière à la fois. Il lui faisait dire qu’il allait demander une femme pour le roi ; elle pensa affectueusement à la belle Helche.

Quand la margrave apprit cette nouvelle, elle en fut affligée. Elle pouvait bien pleurer, dans l’incertitude de savoir si elle aurait une maîtresse, comme celle qu’elle avait perdue ; au souvenir de Helche, elle éprouvait intérieurement une grande affliction.

Ruedigêr quitta la Hongrie au bout de sept jours. Le roi Etzel en fut ému et joyeux. Il fit préparer les vêtements dans la ville de Wiene[14] et ne voulut point subir un plus long retard.

Gœtelint l’attendait à Bechlâren avec la jeune margrave, la fille de Ruedigêr. Elles allaient voir avec joie, l’une, son père, et l’autre son mari. De belles femmes attendaient là avec une tendre impatience.

Avant que Ruedigêr quittât Wiene pour chevaucher vers Bechlâren, tous les vêtements étaient prêts et attachés sur les bêtes de somme. Il y en avait beaucoup et on ne leur en enleva guère.

Quand ils arrivèrent à Bechlâren, dans la ville, il offrit le logement à ses compagnons de route, en hôte très amical, et il leur procura toutes leurs aisances. Gœtelint, la riche, voyait arriver le seigneur avec bonheur.

Il en était de même de sa fille chérie, la jeune margrave. Jamais son arrivée ne pouvait être plus agréable. Comme elle voyait avec plaisir les héros du Hiunen-lant ! D’une bouche souriante la noble jeune fille parla :

— « Soyez le très bien venu, ô mon père, avec tous vos compagnons. » Les bons et nobles chevaliers remercièrent gracieusement à l’envi la jeune margrave. Gœtelint connaissait bien les volontés du seigneur Ruedigêr.

La nuit, quand elle reposa à côté de son époux, la margrave se prit à lui demander affectueusement où l’avait envoyé le roi du pays des Hiunen. Il dit : — « Ma femme Gœtelint, je vous le ferai volontiers connaître.

« Je vais demander en mariage une autre épouse pour mon maître, puisqu’il a perdu la belle Helche. Je veux aller aux bords du Rhin vers Kriemhilt qui deviendra ici la dame très puissante des Hiunen. »

— « Dieu veuille, dit Gœtelint, qu’il puisse en être ainsi, puisque nous entendons qu’on lui accorde tant de vertus. Peut-être que dans nos vieux jours, elle me consolera de la perte de ma maîtresse. Nous pouvons bien volontiers lui laisser porter la couronne parmi les Hiunen.

Le margrave parla : — « Ô ma bien-aimée, il faut offrir gracieusement de vos biens à ceux qui doivent m’accompagner aux bords du Rhin. Quand les guerriers voyagent avec quelques richesses, ils portent le cœur haut. »

Elle dit : — « Il n’en est pas un de ceux qui voudront accepter mes dons, à qui je ne donnerai pas ce qui lui convient le mieux, avant que vous partiez d’ici, vous et vos hommes. » — Le margrave dit : « Ce sera pour moi une grande satisfaction. »

Oh ! que de riches étoffes on prit dans son trésor ! On distribua à ces nobles guerriers de quoi les vêtir complètement de la tête jusqu’à l’éperon. Ce qui leur plaisait, Ruedigêr le choisissait pour eux.

Au septième matin, le seigneur avec ses hommes partit de Bechlâren, chevauchant. Ils emportèrent à profusion, à travers le Beierlant[15], des armes et des vêtements. Sur la route ils ne furent guère attaqués par les brigands.

Douze jours après, ils cheminaient sur les bords du Rhin. La nouvelle n’en pouvait rester secrète : on dit au roi et à ses hommes que des étrangers arrivaient. Le chef du pays se prit à demander

Si quelqu’un les connaissait et qu’on devait le lui dire. On voyait leurs chevaux de charge porter de lourds fardeaux et l’on connaissait à cela qu’ils étaient très opulents. On prépara aussitôt des logements dans la grande ville.

Quand les inconnus entrèrent dans la cité, on considéra attentivement ces seigneurs. On se demandait, avec étonnement, d’où ils pouvaient être venus jusqu’aux bords du Rhin. Le roi interrogea Hagene pour savoir quels étaient ces guerriers.

Le héros de Troneje : — « Je ne les ai pas encore vus. Quand nous les aurons examinés, je puis vous affirmer que, n’importe d’où ils arrivent, ils devront venir de bien loin pour que je ne les reconnaisse pas. »

Les hôtes avaient occupé leurs logements. Voici que le messager s’avance magnifiquement vêtu avec ses compagnons. Ils chevauchent vers la cour du palais. Ils portaient de bons vêtements très habilement découpés.

Hagene le rapide parla : — « Si je ne me trompe pas, car il y a longtemps que je n’ai vu ces seigneurs, leur allure me fait croire que c’est Ruedigêr du Hiunen-lant, une vaillante et magnanime épée. »

— « Comment admettre, s’écria aussitôt le roi, que de Bechlâren, il soit venu en ce pays ? » Gunther achevait ces mots quand l’intrépide Hagene vit le bon Ruedigêr.

Lui et ses amis coururent à sa rencontre. Cinq cents chevaliers sautèrent à bas de leurs chevaux. Ceux du Hiunen-lant furent bien reçus ; jamais messagers ne portèrent d’aussi riches vêtements.

Hagene de Troneje parla à haute voix : — « Soyez les très bien venus, guerriers, vous chef de Bechlâren et tous vos hommes. » On reçut les Hiunen rapides, avec grand honneur.

Les plus proches parents du roi s’approchèrent. Ortwîn de Metz dit à Ruedigêr : — « En aucun temps, nous n’avons vu des hôtes qui nous soient aussi agréables ; je puis vous l’affirmer avec sincérité. »

Ils remercièrent avant tout le guerrier de sa salutation. Puis ils se rendirent avec la suite dans la salle où se tenait le roi, avec maint homme vaillant à ses côtés. Le chef se leva de son siège ; il le faisait par grande courtoisie.

Il s’avança avec une véritable affabilité vers le messager ; Gunther et Gêrnôt reçurent avec empressement l’étranger et ses compagnons, ainsi qu’il convenait. Le roi prit Ruedigêr par la main.

Et le conduisit jusqu’au siège où lui-même était assis. Il fit verser aux hôtes — et on le faisait volontiers — d’excellent hydromel et le meilleur vin qu’on pouvait trouver dans tout le pays le long du Rhin.

Gîselher et Gêre étaient venus tous deux. Dancwart et Volkêr apprirent bientôt l’arrivée des étrangers ; ils étaient très satisfaits et ils saluèrent, en présence du roi, ces bons et nobles chevaliers.

Hagene de Troneje dit à son maître : — « Vos fidèles doivent reconnaître, par leurs services, l’amitié que nous fait le margrave. Il convient que l’époux de la belle Gœtelint en reçoive récompense. »

Le roi Gunther parla : — « Je ne veux point le remettre. Dites-moi comment se portent Etzel et Helche du Hiunen-lant. » Le margrave répondit : — « Je vous le ferai savoir avec plaisir. »

Il se leva de son siège, ainsi que tous ses hommes et dit au roi : — « Puisque vous me le permettez, ô prince. Je ne veux point tarder davantage. Je vous ferai connaître très volontiers la nouvelle que je vous apporte. »

Gunther dit : — « Quelle que soit la nouvelle qu’on vous ait chargé de me transmettre, sans demander le conseil de mes amis, je vous autorise à la dire. Faites-la connaître à moi et à mes fidèles, car vous pouvez prétendre ici à tous les honneurs. »

Le messager loyal prit la parole : — « Mon puissant maître vous présente, chef du Rhin, ses services les plus fidèles, à vous et à tous les amis que vous pouvez avoir. Aussi ce message est-il rempli avec grande sincérité.

« Le noble roi m’ordonne de vous faire compatir à sa peine. Son peuple est sans joie ; sa dame est morte, Helche, la très riche, la femme de mon maître. Par cette mort sont devenues orphelines maintes jeunes filles,

« Enfants de nobles princes, qu’elle élevait. C’est pourquoi le pays est rempli d’affliction ; hélas ! elles n’ont plus personne qui prenne soin d’elles avec tendresse. Je pense aussi que la douleur du roi ne s’apaisera que bien lentement. »

— « Que Dieu le récompense, dit Gunther, de ce qu’il offre si gracieusement ses services à moi et à mes amis. Je reçois avec plaisir ses salutations. À leur tour, mes parents et mes fidèles seront ses serviteurs dévoués. »

Le guerrier Gêrnôt de Burgondie parla : — « Le monde doit pleurer toujours la mort de la belle Helche, à cause de toutes les vertus qu’elle pratiquait. » Hagene, la très superbe épée, confirma ce discours.

Alors Ruedigêr, le noble chevalier, parla : — « Si vous me le permettez, ô roi, je dirai ce dont mon maître chéri m’a encore chargé pour vous, son âme étant pleine d’affliction à cause de la perte d’Helche.

« On a dit à mon souverain que le seigneur Siegfried était mort, et que Kriemhilt était sans époux. En est-il ainsi, elle portera la couronne devant les guerriers d’Etzel, si vous y consentez. Voilà ce que mon maître m’a ordonné de vous dire. »

L’opulent roi parla avec grande bienveillance : — « Elle satisfera à mes vœux, si elle accepte votre proposition. Je vous le ferai savoir d’ici en trois jours. Comment pourrais-je refuser à Etzel, avant de connaître sa volonté à elle ? »

Pendant ce temps, on procura aux étrangers toutes leurs aisances. Ils étaient si bien traités, que Ruedigêr reconnut qu’il avait des amis parmi les hommes de Gunther. Hagene le servait volontiers, comme lui Ruedigêr avait jadis servi Hagene.

Ruedigêr demeura là jusqu’au troisième jour. Le roi appela son conseil et agit très sagement. Il demanda à ses parents s’il leur paraissait bon que Kriemhilt prit le noble roi pour époux.

Ils le lui conseillèrent tous, excepté Hagene. Il parla à Gunther » le brave guerrier : — « Si vous avez le sens droit, vous vous en garderez soigneusement : quand même elle le voudrait, n’y consentez jamais. »

— « Pourquoi donc n’y consentirais-je pas ? répondit Gunther. J’accéderai très volontiers à tout ce qui pourra faire plaisir à la reine, car elle est ma sœur. Nous devrions aller au devant de tout ce qui peut être à son honneur. »

Mais Hagene répondit : — « Abandonnez ces propos. Si vous connaissiez Etzel, comme moi je le connais, vous en éprouveriez, et non sans motif, bien des peines et des soucis, dans le cas où elle s’attacherait à lui, ainsi que je vous l’entends dire. »

— « Pourquoi donc ? reprit le roi. Je puis très bien éviter de me rapprocher de lui, et ne pas m’exposer à souffrir de sa haine, quand même elle deviendrait sa femme. » Hagene parla à son tour : — « Jamais ma bouche ne vous donnera ce conseil. »

On fit quérir Gêrnôt et Gîselher pour leur demander s’il leur semblait bon à tous deux que Kriemhilt prit pour époux le puissant et noble roi. Hagene le déconseilla encore, mais nul autre que lui.

Gîselher, la bonne épée des Burgondes, parla : — Maintenant, ami Hagene, vous pouvez montrer encore quelque loyauté. Dédommagez-la des maux que vous lui avez causés. Cessez de combattre ce qui peut être un bien pour elle.

« Car vous avez déjà occasionné tant de douleurs à ma Sœur. » Puis Gîselher, le héros très magnanime, ajouta encore ; — « Si elle avait de la haine contre vous, ce ne serait pas sans motif. Nul n’a jamais ravi à une femme tant de bonheur. »

— « Eh bien, je veux tous faire connaître ce que je vois clairement. Si elle prend Etzel pour époux et qu’elle continue à vivre, elle nous causera beaucoup de maux, n’importe comment il faudra qu’elle s’y prenne. Car, maints guerriers superbes seront là à son service. »

Le hardi Gêrnôt répondit à ces mots : — Il peut bien arriver que nous ne visitions pas le pays d’Etzel, avant leur mort à tous deux. Nous lui serons fidèles et il nous en viendra de l’honneur. »

Mais Hagene reprit : — « Personne ne me soutiendra cela. Je répète que si la noble Kriemhilt doit porter la couronne d’Helche, j’ignore comment elle fera, mais il nous en arrivera malheur. Abandonnez donc ce projet ; cela vaudra mieux pour vous, guerriers. »

Gîselher, le fils de la belle Uote, répondit avec colère : — « Non, nous n’agirons pas tous traîtreusement. Nous devons être joyeux des honneurs qui l’attendent. Quoi que vous puissiez dire, Hagene, je la servirai, moi, fidèlement. »

Quand Hagene entendit ces mots, il s’irrita. Gêrnôt et Gîselher, les fiers et bons chevaliers, et Gunther le riche décidèrent enfin que si Kriemhilt le voulait, ils consentiraient au mariage, sans nul mauvais vouloir.

Alors le prince Gêre parla : — « Je dirai à ma dame qu’elle doit agréer le roi Etzel : tant de guerriers lui sont soumis avec respect. Il peut la dédommager de toutes les peines qu’elle a souffertes. »

Le héros rapide se rendit là où se trouvait Kriemhilt. Elle le reçut amicalement. Comme il lui parla promptement : — « Oui, vous pouvez bien volontiers me saluer et me faire présenter le don du messager. Un grand bonheur vient vous tirer de vos afflictions.

« Pour l’amour de vous, ô dame, un des meilleurs rois qui jamais aient obtenu un royaume avec gloire, ou qui aient porté la couronne, a envoyé en ce pays de nobles chevaliers qui vous demandent en mariage. Voilà ce que vos frères vous font dire. »

— La femme riche en malheurs parla : — « Dieu vous défend, à vous et à tous mes amis, de se jouer à ce point de moi, pauvre infortunée. Que puis-je être pour un homme qui mérita l’amour d’une femme excellente ? »

Elle fit mainte objection. Mais Gêrnôt, son frère, et Gîselher l’enfant, arrivèrent bientôt ; ils la supplièrent amicalement et consolèrent son âme, lui disant que si elle acceptait le roi, ce serait certainement un grand bonheur pour elle.

Nul ne put obtenir de la femme qu’elle consentit à aimer encore un autre homme. Les guerriers insistèrent : « Consentez du moins, si vous ne voulez faire davantage, à recevoir les messagers avec calme. »

— « Je ne m’y refuserai point, dit la noble femme, je verrai volontiers Ruedigêr, à cause de ses nombreuses vertus. Tout autre messager n’eût pas été admis. »

Elle ajouta : — « Vous lui direz de se rendre demain en mes appartements. Je veux qu’il m’entende, et je lui ferai volontiers connaître moi-même ma décision. » Et elle se reprit à gémir lamentablement.

Le noble Ruedigêr ne désirait rien de plus que de voir l’illustre reine. Il se savait si habile, qu’il croyait, si la chose était possible qu’elle se laisserait persuader par lui.

Le lendemain matin de bonne heure, tandis qu’on chantait la messe, vinrent les nobles messagers. La foule était grande ; on voyait maints guerriers superbes, richement vêtus, qui voulaient accompagner Ruedigêr à la cour.

La belle Kriemhilt, au cœur pur, attendait l’illustre et bon envoyé. Il la trouva dans les vêtements qu’elle portait tous les jours, mais sa suite portait de très riches costumes.

Elle alla à leur rencontre jusqu’à la porte et reçut avec grande bonté les hommes d’Etzel. Il s’avança, lui douzième, et on leur fit des offres de service : jamais on n’avait reçu de plus noble messager.

On fit asseoir le chef et ses hommes. Les deux margraves Eckewart et Gêre, ces chevaliers de haute lignée, se tenaient debout devant elle. La présence de la reine en imposait à tous les étrangers.

Ils voyaient assises, devant elle, maintes belles vierges. La très haute dame était tout entière à sa douleur. Le vêtement qui couvrait sa poitrine était humide de larmes brûlantes. Le noble margrave vit bien l’affliction de Kriemhilt.

L’illustre envoyé prit la parole : — « Très noble fille de roi, permettez à moi et à mes compagnons qui sont venus avec moi, de nous tenir debout devant vous, suivant la coutume, et d’exposer la mission qui nous a fait chevaucher jusqu’ici. »

— « II vous est permis, répondit la reine, de dire ce que vous voulez. Je suis disposée à vous écouter très volontiers, car vous êtes un envoyé digne d’estime. » Les autres entendaient bien que son intention était de ne pas céder.

Le chef Ruedigêr de Bechlâren parla : — « Animé d’un grand amour, ô dame, Etzel le puissant roi envoie vers vous jusqu’en ce pays. Pour obtenir votre affection, il a fait partir maints bons guerriers.

« Il vous offre un tendre amour sans nul mélange d’amertume et il est prêt à vous vouer un constant attachement, comme celui qu’il voua à Helche, qui lui tenait tant au cœur. Le regret des vertus de sa femme a souvent attristé ses jours. »

La reine répondit : — « Margrave Ruedigêr, qui connaîtrait ma poignante affliction, certes ne me presserait pas d’aimer encore un autre homme. J’ai perdu un époux plus grand que femme n’en obtint jamais. »

— « Qu’est-ce qui peut consoler de la douleur, reprit le guerrier très hardi, si ce n’est un tendre amour, quand on peut s’y livrer et qu’on peut choisir quelqu’un qui arrive à votre cœur ? Pour tirer votre âme de sa désolation, rien ne vous serait plus salutaire.

« Et si vous consentez à aimer mon noble seigneur, vous aurez en votre puissance trente riches couronnes, et mon maître y ajoutera trente pays de princes que son bras très puissant a su conquérir.

« Et vous deviendriez aussi la souveraine d’un grand nombre d’hommes qui étaient soumis à ma maîtresse Helche et de maintes femmes de race royale, sur lesquelles elle avait puissance. » Voilà ce que dit le fier et brave chevalier.

« Si vous consentez à porter la couronne à ses côtés, mon seigneur vous donnera encore — c’est ce qu’il me charge de vous dire — l’autorité souveraine possédée par Helche. Vous en jouirez avec plein pouvoir sur les hommes d’Etzel. »

La reine parla : — « Comment mon âme pourrait-elle désirer l’alliance de ce héros ? La mort m’a frappée d’un coup si cruel, que j’en dois souffrir jusqu’à mon dernier jour. »

Les Hiunen reprirent : — « reine puissante, votre existence auprès d’Etzel sera si magnifique que, si nos vœux se réalisent, votre bonheur sera complet ; car le puissant roi a tant de guerriers superbes !

« Les jeunes filles de Helche et vos vierges ne formeront ensemble qu’une même troupe gracieuse, qui réjouira le cœur des chevaliers. Dame, suivez notre conseil ; vous vous en trouverez bien. »

Elle dit avec courtoisie : — « Abandonnons ce discours jusqu’à demain matin : alors vous reviendrez et je répondrai au sujet de ce qui vous tient si fort à cœur. » Ils durent suivre sa volonté, ces guerriers bons et vaillants.

Quand ils furent tous rentrés en leur logement, la noble dame fit appeler Gîselher et sa mère. Elle dit à tous les deux qu’il lui seyait de pleurer et rien de plus.

Son frère Gîselher prit la parole : — « Ma sœur, on me dit et je veux bien le croire, que le roi Etzel adoucira toutes tes douleurs, si tu le prends pour époux, et quoi qu’on puisse te conseiller, il me semble que tu ferais bien d’y consentir.

— « Certes, il pourra te consoler, ajouta Gîselher. Du Roten[16] jusqu’au Rhin, de l’Elbe jusqu’à la mer, nul roi n’est aussi puissant, et tu peux le réjouir grandement s’il te choisit pour femme. »

Elle répondit : — « Frère chéri, comment peux-tu me donner ce conseil ? Pleurer et gémir, voilà ce qui me convient désormais. Comment oserais-je me présenter à cette cour, devant ces guerriers ? Si mon corps jadis avait quelque beauté, il l’a maintenant complètement perdue. »

Dame Uote dit alors à sa fille bien-aimée : — « Fais, chère enfant, ce que tes frères te conseillent, suis tes amis ; il t’en arrivera bonheur. Je t’ai vue si longtemps plongée en une si profonde douleur ! »

Souvent elle avait prié Dieu d’accorder encore à Kriemhilt de pouvoir distribuer de l’or, de l’argent et des vêtements, comme elle le faisait jadis avec son époux, quand il vivait. Mais elle ne vécut plus pour d’aussi heureux jours.

Kriemhilt se disait en elle-même : — « Mais si je dois abandonner mon corps à un païen, moi, femme chrétienne, il me faudra toujours sur la terre en porter la honte. Quand il me donnerait tous ses royaumes, non, je ne dois pas le faire. »

Elle en resta là, et toute la nuit jusqu’au jour, la dame reposa sur sa couche en proie à mille pensées. Ses yeux si brillants versèrent des larmes jusqu’au matin, à l’heure où elle se rendit à matines.

Au temps de la messe, les rois étaient arrivés et avaient pris leur sœur par la main, lui conseillant d’agréer la demande du roi du Hiunen-lant. Mais aucun d’eux ne trouva la pauvre femme plus joyeuse.

On fit venir les hommes d’Etzel, qui auraient désiré obtenir leur congé pour partir, soit avec un consentement, soit avec un refus, quoi qu’il en pût être. Quand Ruedigêr arriva à la cour, ses guerriers lui dirent

Qu’il leur semblait bon à tous qu’on pressentit les dispositions du noble Gunther et qu’on le fit à temps, le chemin pour retourner vers leur pays étant bien long. Ruedigêr fut introduit auprès de Kriemhilt.

Le héros se mit à supplier avec grande douceur la noble reine, afin qu’elle fit savoir ce qu’elle voulait répondre au roi Etzel. Il ne trouva chez elle que résistance.

Elle ne voulait plus jamais s’attacher à un autre homme. Le margrave répondit : — « Oh ! comme ce serait mal agir ! Comment voulez-vous laisser dépérir un si beau corps, tandis que vous pouvez devenir avec honneur la femme d’un excellent homme ?

Leurs prières ne servirent de rien, jusqu’à ce que Ruedigêr eût dit secrètement à la noble princesse : — « Il vous vengera du mal que vous avez souffert. » Sa grande souffrance commença de s’adoucir un peu.

Il dit à la reine : — « Cessez de gémir. Quand, chez les Hiunen, vous n’auriez que moi, mes parents dévoués et mes fidèles, si quelqu’un vous avait offensée, il aurait à le payer chèrement. »

L’affliction de Kriemhilt fut diminuée par ce propos. Elle dit : — « Jurez-moi donc par serment que, quoi qu’on me fasse, vous serez le premier à venger mon offense. » Le margrave répondit : — « Je suis prêt à le faire, ô dame. »

Alors Ruedigêr et tous ses hommes lui jurèrent de la servir toujours fidèlement et lui promirent que les magnanimes guerriers du pays d’Etzel ne lui refuseraient jamais rien de ce que pourrait réclamer son honneur. La main de Ruedigêr confirma ses paroles.

La femme fidèle pensait : — « Si je puis me faire tant d’amis, je laisserai les gens dire de moi, femme infortunée, tout ce qu’ils voudront. Que m’importe, si je puis venger encore la mort de mon époux bien-aimé ! »

Elle se disait aussi : — Puisqu’Etzel a tant de guerriers, je ferai ce que je voudrai quand je les commanderai. Il est si riche, que j’aurai de quoi donner. Ah ! le cruel Hagene m’a dépouillée de tout mon bien ! »

Elle dit à Ruedigêr : — « Si je n’avais point appris qu’il est païen, volontiers je me serais rendue à ses désirs et je l’eusse pris pour époux. » Le margrave répondit : — « Ô dame, laissez-là ce discours.

« II n’est pas complètement païen, soyez en sûre. Il était presque converti, mon cher maître, quand il s’est derechef éloigné de la foi. Si vous consentiez à l’aimer, ô dame, il y aurait encore de l’espoir.

« II a tant de guerriers chrétiens, que jamais nul ennui ne vous atteindra près du roi. Qui sait ? peut-être l’amènerez-vous à se faire baptiser ; c’est un motif pour désirer de devenir la femme du roi Etzel. »

Alors ses frères parlèrent : — « Promettez-le, ô ma sœur, et arrachez-vous à votre affliction. » Ils la supplièrent si longtemps, qu’enfin sa triste bouche promit, en présence de ces héros, qu’elle serait la femme d’Etzel.

Elle dit : — « Je vous suivrai, moi, reine infortunée. Je partirai pour le pays des Hiunen aussitôt que possible, si j’avais des amis pour me conduire en ce pays. » Et la belle Kriemhilt offrit sa main aux guerriers.

Le margrave répondit : — « Si vous avez seulement deux hommes, moi j’en ajouterai un grand nombre, et nous parviendrons à vous conduire avec honneur au delà du Rhin. Il n’est point nécessaire, ô dame, que vous restiez plus longtemps parmi les Burgondes.

« J’ai cinq cents hommes et mes parents, qui vous serviront à votre volonté ici et quand nous serons arrivés là-bas, ô reine. Et moi aussi j’agirai de même, quand vous m’en avertirez, afin de ne jamais subir de honte.

« Et maintenant faites préparer vos vêtements pour chevaucher. Jamais les conseils de Ruedigêr ne vous tourneront à mal ; avertissez les vierges que vous voulez emmener. Nous rencontrerons sur la chemin maints guerriers d’élite. »

Elle possédait encore de riches ornements, pour lesquels on joutait du temps de Siegfrid et, au moment de partir, mainte jeune fille pouvait les porter avec honneur. Ah ! que de bonnes selles on prépara alors pour les belles femmes.

Les riches vêtements qu’elles avaient portés jadis, elles les préparèrent tous maintenant pour le voyage ; car on leur disait tant de choses du grand roi ! Elles ouvrirent les coffres qui jusque-là étaient restés bien fermés.

Pendant cinq jours et demi, elles furent très occupées. Elles tirèrent des enveloppes tout ce qui y était enfermé. Kriemhilt commença d’ouvrir son trésor ; elle voulait faire riches tous les hommes de Ruedigêr.

Elle avait encore de l’or du Nibelunge-land, qu’elle avait l’intention de distribuer de sa main aux Hiunen. Cent mulets ne purent suffire à le transporter. Hagene apprit ce qui concernait Kriemhilt.

Il dit : — « Puisque dame Kriemhilt ne me rendra plus jamais sa faveur, il faut du moins que l’or de Siegfrid reste ici. Pourquoi laisserais-je tant de richesses à mes ennemis ? Je sais trop bien ce que Kriemhilt compte faire de ce trésor.

« Si elle l’emporte d’ici, je suis convaincu qu’elle le distribuera pour fomenter de la haine contre moi. Ils n’ont pas de chevaux pour l’emporter : Hagene veut le garder ; qu’on en prévienne Kriemhilt. »

Quand elle apprit ces paroles, ce fut pour elle une douleur mêlée de colère. On les répéta aussi aux trois rois, qui voulurent s’y opposer. Mais cela n’ayant pas eu lieu, le noble Ruedigêr dit très joyeusement :

— « reine très puissante, pourquoi regretteriez-vous cet or ? Le roi Etzel vous est si extraordinairement attaché, que si ses yeux vous voient, il vous donnera tant de richesses que vous ne pourrez jamais les dissiper. Je vous en donne l’assurance. »

La reine répondit : — « Très illustre Ruedigêr, jamais fille de roi n’acquit des richesses aussi grandes que celles dont Hagene m’a dépouillée. » Son frère Gêrnôt s’avança vers la chambre du trésor.

Par l’autorité du roi il introduisit la clef dans la porte. Il distribua l’or de Kriemhilt, d’une valeur de trente mille marcs et plus, et le fit accepter par les étrangers : Gunther l’approuva.

Le guerrier de Bechlâren, l’époux de Gœtelint, prit la parole : — « Quand ma souveraine Kriemhilt pourrait avoir tout l’or qui lui fut apporté du Nibelunge-lant, ni la main de la reine, ni la mienne n’y toucheraient.

« Vous pouvez bien conserver ce trésor, car pour moi je n’en veux pas. J’ai apporté de mon pays suffisamment de mon bien, pour ne manquer de rien le long du chemin, et en partant d’ici j’ai de quoi pourvoir largement aux frais du voyage. »

Mais cependant on offrit aux femmes de la reine, douze coffres remplis du meilleur or qu’on pût trouver. Elles les emportèrent avec elles, ainsi que les ornements de dames dont elles devaient faire usage dans ce voyage.

La violence de Hagene parut par trop forte à Kriemhilt. Elle avait bien encore mille marcs de l’or des offrandes ; elle les distribua, pour l’âme de son cher époux, entre ses hommes dévoués. Il sembla à Ruedigêr qu’elle agissait avec grande bonté.

La reine infortunée dit : — « Où sont mes amis qui pour l’amour de moi veulent quitter leur patrie ? Ils me suivront au pays des Hiunen et prendront mes richesses, pour acheter des chevaux et des habillements. »

Le margrave Eckewart dit à la reine : — « Depuis que j’ai été le premier de votre suite, je vous ai servie avec dévoûment, et jusqu’à la fin de ma vie je veux agir de même envers vous ; » ainsi parla ce guerrier.

« Je veux aussi emmener avec moi cinq cents de mes hommes, qui vous serviront tous avec grand dévoûment. La mort seule pourra nous séparer. » Kriemhilt le remercia de ces paroles ; elle en était profondément touchée.

On fit avancer les haquenées, car ils voulaient partir. Que de larmes versées par des amis ! Uote la très riche et mainte belle jeune fille montrèrent combien elles regrettaient dame Kriemhilt.

Elle emmena avec elle cent riches vierges, vêtues ainsi que cela leur seyait. Les larmes coulèrent de leurs yeux brillants. Elle connut encore la joie, depuis lors, auprès d’Etzel.

Le sire Gîselher et Gêrnôt aussi vinrent avec leur suite, ainsi que l’ordonnait la courtoisie, afin d’accompagner leur sœur chérie. Ils conduisaient au moins mille fiers guerriers d’entre leurs hommes.

Se joignirent à eux Gêre le rapide et Ortwîn et Rumôlt, le chef des cuisines, qui devait aussi les suivre. Ils firent préparer des logements pour la nuit jusqu’aux rives de la Tuonouw[17]. Gunther ne chevaucha point au delà de quelque distance hors de la ville.

Avant de quitter le Rhin, ils envoyèrent en avant des messagers très rapides, vers le pays des Hiunen, afin d’annoncer au roi que Ruedigêr lui avait obtenu pour femme la noble et fière princesse.

Les messagers hâtèrent leur course. Il leur fallait arriver vite, à cause du grand honneur et du riche don du messager qui les attendait. Quand ils apportèrent la nouvelle dans leur pays, jamais le roi Etzel n’en avait reçue d’aussi agréable.

Pour cette douce annonce le roi fit donner aux messagers de tels présents que désormais ils purent vivre en joie et liesse, jusqu’à leur mort. Le plaisir avait chassé l’affliction et les soucis du roi.

XXI. COMMENT KRIEMHILT VOYAGEA.

Laissons chevaucher les messagers. Nous vous ferons savoir comment la reine voyagea à travers le pays et où Gîselher et Gêrnôt se séparèrent d’elle, après lui avoir rendu le service que l’affection leur commandait.

Ils chevauchèrent jusqu’à Vergen[18] sur la Tuonouw. Là ils demandèrent congé à la reine, car ils voulaient s’en retourner vers le Rhin. La séparation ne put se faire sans que les amis dévoués ne versassent des larmes.

Gîselher le rapide dit à sa sœur : « Si tu as besoin de moi, ô dame, ou si tu crains quelque danger, avertis-moi, et pour ton service je chevaucherai jusque dans le pays d’Etzel. »

Ceux qui étaient ses parents lui baisèrent les lèvres. En ce moment, les amis de Kriemhilt firent de tendres adieux aux hommes du margrave. La reine conduisait maintes vierges gracieuses.

Cent quatre, qui étaient vêtues de riches vêtements d’étoffes magnifiquement peintes. On portait de larges boucliers à côté des femmes, pendant la route. Plusieurs superbes guerriers se séparèrent d’elles pour rentrer en leur pays.

Le reste de la troupe s’avança rapidement, descendant à travers le Beierlant. La nouvelle se répandit de l’arrivée d’hôtes nombreux et inconnus. Là où il existe encore aujourd’hui un couvent et où l’Inn mêle ses flots rapides à ceux de la Tuonouw,

Dans la ville de Pazzouw[19] siégeait un évêque. Tous les logements furent désertés et aussi la cour du prince : chacun se précipita dans le Beierlant, vers l’endroit où l’évêque Pilgerim rencontra la belle Kriemhilt.

Ce ne fut certes pas un chagrin pour les guerriers du pays de voir toutes ces belles vierges qui suivaient. Ils courtisèrent du regard ces filles des nobles chevaliers. On donna de bons logis à tous les étrangers.

On leur procura à Pledelingen ce dont ils pouvaient avoir besoin. De toutes parts on voyait accourir la foule. On leur donnait volontiers ce qu’ils désiraient et ils l’acceptaient avec courtoisie. Il en fut ainsi partout.

L’évêque et sa nièce chevauchèrent vers Pazzouw. Quand on eut dit aux habitants de la ville que Kriemhilt arrivait, la fille de la sœur du prince, elle fut bien accueillie par tous les marchands.

L’évêque espérait que ses hôtes séjourneraient quelque temps avec lui ; mais le sire Eckewart prit la parole : — « Cela ne peut être : nous devons descendre vers les terres de Ruedigêr. Un grand nombre de guerriers nous attendent, car ils sont instruits de notre approche. »

La nouvelle en parvint à la belle Gœtelint. Elle se prépara en hâte, elle et sa noble fille. Ruedigêr lui avait fait dire qu’il lui semblait bon qu’elle consolât le cœur attristé de la reine.

En chevauchant à sa rencontre avec ses hommes jusqu’à l’Ense. C’est ce qui fut fait : on vit de toutes parts les chemins couverts de gens qui allaient à la rencontre des étrangers, à pied et à cheval.

La reine était arrivée à Everdingen. Bien des hommes du Beierlant auraient voulu dépouiller les voyageurs, suivant leur coutume, et peut-être les eussent-ils dangereusement assaillis.

Mais le margrave altier les tint en respect ; il conduisait mille chevaliers et même davantage. Et voici venir Gœtelint, la femme de Ruedigêr ; maints bons guerriers la suivaient en magnifique équipement.

Quand on fut arrivé dans la plaine près de l’Ense, au delà de la Trûne[20], on y vit dressés de toutes parts tentes et pavillons, sous lesquels les étrangers devaient passer la nuit. Les vivres étaient offerts aux guerriers par Ruedigêr.

Gœtelint la belle quitta son logement pour marcher en avant. Sur la route s’avançaient maints coursiers superbes aux brides retentissantes. La réception fut très belle et Ruedigêr en eut grande joie.

Ceux qui arrivaient des deux côtés par le chemin chevauchaient magnifiquement. Que de vaillantes épées étaient là ! Mainte jeune fille regardait les joutes qui avaient lieu. Le service de la reine n’était certes pas à charge aux chevaliers.

Quand les hommes de Ruedigêr arrivèrent auprès des étrangers, que de tronçons de lances volèrent dans les airs, brisés par la main des guerriers, dans leurs jeux chevaleresques. On jouta pour prix devant les dames.

Puis on s’arrêta. Les hommes se saluèrent mutuellement avec grande cordialité. On conduisit ensuite la belle Gœtelint là où elle aperçut Kriemhilt. Ceux qui étaient disposés à servir les dames n’eurent guère de loisir en ce moment.

Le chef de Bechelâren chevaucha vers sa femme. C’était un bonheur pour la margrave de le voir revenu sain et sauf des bords du Rhin. Le poids qui pesait sur son cœur avait fait place à une grande joie.

Quand elle l’eut salué, il lui dit de mettre pied à terre sur l’herbe, avec toutes les femmes qui l’accompagnaient. Maints nobles hommes étaient là très affairés. Ils mettaient le plus grand zèle à rendre service aux dames.

Quand la reine Kriemhilt vit venir au devant d’elle la margrave avec sa suite, elle ordonna de ne point aller plus avant. Serrant la bride, elle aussi arrêta son cheval et pria qu’on l’enlevât aussitôt de la selle.

On voyait l’évêque conduire vers Gœtelint la fille de sa sœur, de concert avec Eckewart ; au même moment tous s’écartèrent. L’étrangère baisa Gœtelint sur la bouche.

La femme de Ruedigêr parla très affectueusement : — « C’est un grand bonheur pour moi, ô chère dame, que j’aie pu de mes yeux contempler votre beauté en ce pays. Rien de plus agréable ne pouvait m’arriver maintenant. »

— « Que Dieu vous récompense, très noble Gœtelint, dit Kriemhilt. Si le fils de Botelung et moi nous conservons la santé, ce pourra être un bonheur pour vous de m’avoir vue. » À toutes deux était inconnu ce qui devait arriver.

Les femmes se rencontrèrent avec grande courtoisie. Les guerriers étaient prêts à les servir. Après les salutations échangées, elles s’assirent sur le trèfle ; elles apprirent bien des choses qu’elles ignoraient complètement.

On versa du vin aux dames ; c’était vers le milieu du jour. Mais la noble compagnie ne se reposa point longtemps en cet endroit ; elle se dirigea vers les pavillons de verdure préparés pour elle, où se trouvait en abondance tout ce dont elle avait besoin.

On se reposa la nuit, jusqu’au matin de bonne heure. Ceux de Bechelâren firent tous les préparatifs nécessaires pour recevoir tant d’illustres hôtes. Ruedigêr avait fait en sorte que rien ne leur manquât.

Le burg de Bechelâren était ouvert et aucune des fenêtres dans les murs n’était close. Ils entrèrent chevauchant, les étrangers qu’on voyait volontiers. Le noble seigneur leur fit offrir toutes les commodités désirables.

La fille de Ruedigêr et sa suite s’avancèrent pour recevoir la reine avec la plus grande prévenance. La femme du margrave était présente, ainsi que les jeunes filles, qui se saluèrent affectueusement.

Elles se prirent par la main pour se rendre dans un vaste palais très bien décoré, devant lequel coulait la Tuonouw. Elles s’assirent aux croisées et leur divertissement fut grand.

Je ne puis vous dire tout ce qui se fit encore là. Ils partirent à regret, les guerriers de Kriemhilt, et on les entendit se plaindre ; car leur peine était réelle. Ah ! que de bons chevaliers partirent avec eux de Bechelâren !

Ruedigêr leur offrit gracieusement ses services. La reine donna à la fille de Gœtelint douze bracelets d’or ronge et de très beaux vêtements ; elle n’apportait rien de mieux au pays d’Etzel.

Et quoique le trésor des Nibelungen lui eût été enlevé, elle gagnait le cœur de tous ceux qui la voyaient, avec le peu de bien qui lui restait. De grands dons furent distribués à la suite du chef.

De son côté, la dame Gœtelint traita avec honneur et aussi avec grande affabilité les étrangers du Rhin, de sorte qu’il y en eut bien peu d’entre eux qui ne reçurent point de pierreries ou de riches vêtements.

Quand ils eurent pris le repas du matin et au moment de partir, la dame du logis offrit ses plus dévoués services à la femme d’Etzel. On caressa beaucoup aussi la charmante fille du margrave.

Elle dit à la reine : — « Si jamais cela peut vous plaire, je sais que mon père m’accordera volontiers d’aller vers vous dans le pays des Hiunen. » Kriemhilt sentit bien qu’elle lui était toute dévouée.

Les chevaux étant prêts, ils furent amenés devant Bechelâren. La noble reine prit congé de la femme de Ruedigêr et de sa fille. Beaucoup de belles vierges se séparèrent aussi, avec force salutations.

Elles ne se revirent plus guère après ces jours-là. De Medilicke on apporta maintes riches coupes d’or, dans lesquelles on versa du vin pour les étrangers sur la route ; ils étaient les très bien venus.

En ce lieu siégeait un seigneur appelé Astolt, qui leur montra les chemins à travers l’Osterlant[21], vers Mûtâren, en descendant la Tuonouw. Là on s’empressa de rendre hommage à la reine.

L’évêque se sépara enfin de sa nièce avec de grandes démonstrations d’attachement. Avec quelle ardeur il lui souhaita de vivre heureuse et de s’acquérir de la considération comme Helche l’avait fait. Oh ! que d’honneurs elle obtint depuis chez les Hiunen.

Ensuite on mena les étrangers vers la Treisem[22]. Les hommes de Ruedigêr les servirent avec zèle jusqu’à ce que les Hiunen arrivassent, chevauchant par les plaines. On rendit de grands honneurs à la reine.

Près de la Treisem, le roi du Hiunen-lant possédait un vaste burg qui était très célèbre et qui s’appelait Zeizenmûre[23]. Là siégeait naguère dame Helche ; là elle pratiquait ses nombreuses vertus d’une façon que nulle ne surpassa,

Si ce n’est dame Kriemhilt, qui aussi se plaisait à donner. Après toutes ses infortunes, elle pouvait bien jouir du bonheur d’être honorée par les hommes d’Etzel. Ces héros lui vouèrent le plus grand respect.

La domination d’Etzel était reconnue au loin, et en tout temps on trouvait à sa cour les plus vaillants guerriers, et les plus renommés parmi les chrétiens et parmi les païens. Ils étaient tous accourus auprès de lui.

Toujours chrétiens et païens étaient réunis à sa cour. Rien de comparable n’existe plus, et quelle que fût la façon de vivre de chacun, la bonté du roi faisait que tous recevaient de quoi être satisfaits.

XXII. COMMENT KRIEMHILT FUT REÇUE CHEZ LES HIUNEN

Elle demeura à Zeizenmûre jusqu’au quatrième jour, et pendant ce temps jamais la poussière ne retomba sur la route. Elle était partout soulevée en tourbillons semblables à ceux d’un incendie. C’étaient les hommes du roi Etzel qui chevauchaient à travers l’Osterriche.

On annonça au grand chef — toute douleur s’évanouit de son âme — que Kriemhilt s’avançait magnifiquement par le pays. Le roi se dirigea en hâte vers le lieu où il devait rencontrer la femme digne d’amour.

On voyait chevaucher, par les chemins, devant Etzel des troupes nombreuses de guerriers, de cent langues diverses, chrétiens et païens, tous épées vaillantes. Ils s’avançaient pompeusement au devant des dames.

Maint homme d’entre les Riuzen et les Kriechen[24] chevauchait là. Le Pôlân[25] et le Vlâchen[26] accouraient rapidement ; ils guidaient avec vigueur d’excellents chevaux. Ils ne se cachaient point pour suivre leurs usages.

On voyait là plus d’un guerrier du pays de Kiewe et de sauvages Pesnœre[27]. Ils s’exercèrent beaucoup à tirer de l’arc sur des oiseaux en plein vol. Ils lançaient les flèches au but avec une prodigieuse vitesse.

Dans l’Osterlant il est une ville, au bord delà Tuonouw, nommée Tulnâ[28]. Là Kriemhilt apprit à connaître des coutumes qu’elle n’avait jamais vues jusqu’à ce jour. Beaucoup la reçurent, qui, par elle, devaient éprouver bien des maux dans la suite.

Devant le roi Etzel, chevauchait une troupe d’élite, joyeuse et très riche, belle et magnanime, composée d’au moins vingt-quatre princes puissants et de haute lignée. Ils ne désiraient rien tant que de voir leur souveraine.

Le duc Ramunc du Vlâchenland s’avançait d’abord avec sept cents hommes. On les voyait tous s’élancer comme des oiseaux au vol. Le prince Gibeke venait ensuite avec plus d’un superbe escadron.

Hornboge le rapide, avec mille hommes au moins quitta le roi pour aller à la rencontre de la reine. Ils jetaient de grands cris, suivant la coutume de leur pays. Les chefs des Hiunen chevauchaient aussi très rapidement.

Venaient ensuite le hardi Hâwart de Tenemarke, Irinc, le très agile, incapable de la moindre déloyauté, et Irnvrit de Duringen[29], un homme de grand courage ; afin de faire honneur à Kriemhilt, ils la reçurent

Avec douze cents hommes qu’ils conduisaient en troupe serrée. Suivait le seigneur Blœdel[30], le frère d’Etzel, avec trois mille hommes du Hiunen-lant ; il s’avança majestueusement vers l’endroit où se trouvait la reine.

Puis arrive enfin le roi Etzel et le sire Dietrîch[31] avec tous ses compagnons. On voyait là en superbe équipage maints chevaliers nobles, bons et vaillants. Cette vue releva l’âme de Kriemhilt.

Le seigneur Ruedigêr dit à la reine : « ô dame, c’est ici que je dois recevoir le grand roi. Accordez un baiser à ceux que je vous indiquerai, car vous ne pouvez saluer d’une même façon tous les hommes d’Etzel. »

On enleva de sa haquenée la reine majestueuse. Le très puissant Etzel n’attendit pas davantage : il descendit de cheval avec ses nombreux fidèles et s’avança plein de joie au devant de Kriemhilt.

Deux chefs opulents, ainsi nous le raconte-t-on, marchaient magnifiquement vêtus à côté de la dame, quand le roi Etzel s’avança à sa rencontre et qu’elle reçut le noble prince avec d’affectueux baisers.

Elle écarta ses bandeaux ; ses belles couleurs resplendissaient parmi tout l'or qu’elle portait. Il y avait là bien des gens qui prétendaient que dame Helche n’avait pu être plus belle. Le frère du roi, Blœdel, se tenait à côté d’eux.

Ruedigêr, le riche margrave, lui dit de l’embrasser, ainsi que le roi Gibeke et Dietrîch, qui étaient présents. La femme d’Etzel baisa ainsi douze des guerriers. Elle favorisa d’un salut les autres chevaliers.

Pendant tout le temps qu’Etzel fut près de Kriemhilt, les jeunes cavaliers firent ce qu’on fait encore maintenant : ils se livrèrent à des joutes brillantes. Ainsi faisaient et les guerriers chrétiens et aussi les païens, suivant leurs coutumes.

De quelle façon chevaleresque les hommes de Dietrîch faisaient voler bien haut au dessus des boucliers, les tronçons des lances brisées par leurs fortes mains ! Le bord de maints boucliers fut percé par les coups des Tiuschen[32].

On entendait au loin le bruit des lances qui se rompaient. Tous les guerriers de la contrée et les hôtes du roi étaient accourus, tous nobles hommes. Enfin le roi puissant partit avec dame Kriemhilt.

Non loin de là s’élevait une tente magnifique. La plaine était couverte de pavillons de feuillage, où l’on devait se reposer après les fatigues du jour. Maintes belles jeunes filles y furent conduites par les chevaliers,

À la suite de la reine, qui s’assit sur un siège garni d’étoffe. Le margrave s’était occupé d’arranger avec soin le siège de Kriemhilt. Le cœur d’Etzel en fut réjoui.

J’ignore ce qu’Etzel dit en ce moment. Dans sa main droite il tenait la blanche main de la reine. Ils étaient assis côte à côte, tendrement. Mais Ruedigêr, la bonne épée, ne permit pas encore au roi de lui offrir son amour seul à seule.

On fit cesser partout les tournois. Le grand fracas prit fin après de glorieux exploits. Les hommes d’Etzel se rendirent dans les huttes. On procura à tous des logements suffisants.

Le jour était à sa fin. Chacun se livra au repos jusqu’à ce qu’on vit luire la brillante aurore. Alors les hommes se hâtèrent vers leurs chevaux. Ah ! que de jeux on entreprit en l’honneur du roi.

Le roi commanda aux Hiunen de se préparer pour rendre à la reine les honneurs qu’on lui destinait. De Tulnâ on chevaucha vers la ville de Wiene, où l’on trouva grand nombre de dames très bien vêtues. Elles reçurent avec de grands hommages la femme du roi Etzel.

Tout ce qui était nécessaire était là à leur usage, en grande profusion. Plus d’un héros magnanime se réjouissait aux cris d’allégresse. On se mit à s’installer, et les noces du roi commencèrent au milieu de la joie générale.

Tous ne purent se loger dans la ville. Ruedigêr pria ceux qui n’étaient pas étrangers de prendre des logements dans le pays d’alentour. Je pense que sans cesse on trouvait près de Kriemhilt.

Le seigneur Dietrîch et maint autre guerrier, Ils avaient fort à faire pour distraire l’esprit de leurs hôtes. Ruedigêr et ses amis se livraient à de joyeux divertissements.

La Pentecôte fut le jour des noces, où le roi Etzel reposa à côte de Kriemhilt, dans la ville de Wiene. Auprès de son premier époux elle n’avait pas acquis, j’imagine, le service de tant de guerriers.

Elle se fit connaître par ses dons à ceux qui ne purent la voir. Plus d’un d’entre ceux-ci dit aux étrangers : « Nous croyions que dame Kriemhilt ne possédait plus de richesses et ici elle fait merveille avec ses présents. »

Les noces durèrent dix-sept jours. Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’aucun roi en célébra de plus belles, ou du moins nous l’ignorons. Tous ceux qui étaient là portaient des vêtements neufs.

En aucun temps, je crois, elle ne siégea dans le Nîderlant avec tant de guerriers. Et je pense que Siegfrid, quoiqu’il fût riche en biens, ne s’attacha jamais un si grand nombre de nobles hommes qu’on en voyait là devant Etzel.

Jamais roi ne donna, à ses noces, tant de riches manteaux, grands et larges, ni de si bons vêtements que ceux qui furent distribués à profusion, par la volonté de Kriemhilt, à toutes les personnes qui en voulaient.

Ses amis et aussi les étrangers étaient d’humeur si généreuse qu’ils n’épargnèrent point leur bien. Ils étaient disposés à donner ce que chacun désirait. Plus d’un chevalier, par bonté d’âme, se dépouilla de tout, même de ses vêtements.

La reine pensait au temps où elle était près du Rhin avec son époux chéri ; des larmes mouillèrent ses yeux, mais elle les cacha soigneusement, de façon que nul ne put le remarquer. Elle recevait de grands honneurs après avoir subi tant de souffrances.

Quelle que fût la générosité des autres, elle n’était rien auprès de celle de Dietrîch. Il distribua tout ce que le fils de Botelung lui avait donné. La main du bon Ruedigêr fit aussi des merveilles.

Le prince Bloedel de l’Ungerlant fit vider maints coffres pleins d’or et d’argent, dont on fit largesse. En vérité, les guerriers du roi vivaient bien grandement.

Werbel et Swemel, les joueurs d’instrument du roi, gagnèrent chacun, je pense, au moins mille marcs et même davantage à cette fête, ou la belle Kriemhilt porta la couronne à côté d’Etzel.

Au matin du dix-huitième jour, ils partirent de Wiene. Dans les jeux chevaleresques bien des boucliers furent brisés par les lances que les héros portaient en leurs fortes mains. Le roi Etzel se mit en marche vers le Hiunen-lant.

On passa la nuit dans l’antique Heimburc[33]. Personne ne peut se figurer avec quelle puissance cette immense troupe chevauchait par le pays. Et que de belles femmes aussi on allait trouver dans la patrie !

Ils s’embarquèrent à Misenburc[34] la riche. Le fleuve était couvert, aussi loin qu’on pouvait le voir couler, d’hommes et de chevaux en si grand nombre, qu’il semblait terre ferme. Les femmes fatiguées de la route jouirent là de la douceur du repos.

Maints bons vaisseaux furent attachés ensemble, de façon à mettre tout le monde à l’abri des ondes et du courant. On tendit au dessus de bonnes tentes : c’était comme si on se fût trouvé dans la plaine sur terre ferme.

Ces nouvelles arrivèrent au burg d’Etzel, et hommes et femmes s’y réjouirent. La suite d’Helche, qui jadis servait cette princesse, passa depuis des jours heureux auprès de Kriemhilt.

Là attendait plus d’une noble vierge qui depuis la mort d’Heiche était dans la douleur. Kriemhilt y trouva sept filles de rois, dont la beauté ornait les États d’Etzel.

La jeune dame Herrât dirigeait cette suite. Elle était fille de la sœur de Helche et riche en vertus, l’épouse de Dietrîch et l’enfant d’un noble roi, étant fille de Nentwîn.

Plus tard elle fut l’objet de grands honneurs. Son âme se réjouit de l’arrivée des étrangers ; de grands préparatifs étaient faits pour les recevoir. Qui pourrait vous décrire la vie que le roi mena depuis ? On n’avait pas mieux vécu chez les Hiunen du temps de l’autre reine.

Quand le roi et sa femme eurent quitté les bords du fleuve, on dit le nom de ces dames à la noble Kriemhilt, qui les salua très gracieusement. Oh ! avec quelle puissance elle occupa la place d’Helche !

Chacun lui offrit son loyal service ; la reine distribua à pleines mains de Tor et des vêtements, de l’argent et des pierreries. Elle donna alors tout ce qu’elle avait apporté chez les Hiunen, de par delà le Rhin.

Aussi depuis lors, tous les parents et tous les hommes du roi lui furent-ils soumis avez dévoûment, si bien que dame Helche ne leur commanda jamais d’une manière plus absolue, que ne le fit Kriemhilt jusqu’à sa mort.

La cour et le pays vivaient si honorablement, qu’en tout temps on y trouvait des divertissements suivant le goût et l’humeur de chacun, par l’effet de la générosité du roi et de la bonté de la reine.

XXIII. COMMENT KRIEMHILT PENSA À VENGER SES OFFENSES

Ils vécurent ensemble avec grand honneur jusqu’à la septième année. Pendant ce temps, la reine enfanta un fils ; jamais le roi Etzel n’eut plus grande joie.

Elle ne cessa de renouveler ses instances jusqu’à ce que l’enfant d’Etzel fût baptisé suivant la coutume chrétienne. Il fut nommé Ortliep. Il y eut grande réjouissance dans le pays d’Etzel.

Toutes les bonnes vertus pratiquées par dame Helche, dame Kriemhit s’efforçait maintenant de les imiter chaque jour de plus en plus. Herrât, la femme illustre, l’initiait aux usages ; mais secrètement elle regrettait beaucoup Helche.

La reine était bien connue des étrangers et des gens du pays qui disaient que jamais femme meilleure et plus douce ne posséda pays de roi. Ils tenaient cela pour certain. Elle mérita ainsi pendant treize ans les louanges des Hiunen.

Elle s’était bien aperçue que nul ne s’opposait plus à ses volontés, comme le font parfois les guerriers du roi à la femme de leur souverain. Elle voyait sans cesse devant elle douze rois, et elle se prit à penser aux nombreuses offenses qu’elle avait reçues jadis dans sa patrie.

Elle songeait aussi aux grands honneurs dont elle jouissait dans le Nibelungen-land, où elle était si puissante, quand la main d’Hagene l’en dépouilla en tuant Siegfrid, et elle cherchait les moyens de lui faire porter la peine de son crime.

« J’y parviendrais, se disait-elle, si je pouvais seulement l’attirer en ce pays. » Elle rêva que souvent Gîselher, son frère, marchait à ses côtés, la tenant par la main. Elle l’embrassait fréquemment dans son doux sommeil. Depuis que de soucis elle éprouva !

Je pense que ce fut par l’inspiration du mauvais esprit qu’elle se sépara de Gunther si amicalement, et qu’elle l’embrassa en quittant le pays des Burgondes. Souvent des larmes brûlantes mouillaient ses vêtements.

Soir et matin cette idée occupait son âme : comment on avait pu l’amener, elle, innocente, à épouser un homme païen. C’étaient Hagene et Gunther qui l’avaient réduite à cette extrémité.

Certain désir ne quittait point son cœur. Elle pensait : « Je suis si puissante et je possède tant de richesses que je pourrais bien faire pâlir mes ennemis. Que volontiers je me vengerais de Hagene de Troneje !

« Souvent mon cœur gémit au souvenir de mon bien-aimé. Ah ! si j’étais près de ceux qui m’ont causé tant de maux, que je leur ferais payer cher la mort de mon ami ! C’est avec peine que j’attends encore. » Ainsi parlait la femme d’Etzel.

Kriemhilt était aimée par tous les hommes du roi, et, certes, elle le méritait. Eckewart veillait au trésor, ce qui lui faisait beaucoup d’amis. Nul ne pouvait résister à la volonté de Kriemhilt.

Elle pensait sans cesse : « Je prierai le roi qu’il m’accorde avec courtoisie d’inviter mes amis à venir dans le Hiunen-lant. » Personne ne soupçonnait une résolution hostile chez la reine.

Une nuit, elle reposait à côté du roi : il la tenait dans ses bras, suivant sa coutume, car il aimait tendrement la noble femme, et elle lui était comme sa propre chair. L’illustre reine se prit à penser à ses ennemis,

Et elle dît au roi : — « Mon cher seigneur, je voudrais vous prier, si Je le puis faire avec soumission et si j’ai mérité cette faveur, que vous me fassiez voir que vous avez réellement de l’attachement pour mes amis. »

Le puissant roi parla ; son âme était loyale : — « J’accède à votre demande. Je me réjouis de tout ce qui arrive d’heureux à ces guerriers. Car jamais, par l’affection d’une femme, je n’ai acquis d’aussi excellents amis. »

La reine répondit : — « Oui vous l’avez très bien dit ; j’ai beaucoup d’illustres parents. C’est pourquoi je m’afflige de ce qu’ils consentent si rarement à me visiter en ce pays. J’entends les gens m’appeler exilée. »

Le roi Etzel répondit : — « ma femme très chérie, si cela ne leur paraissait pas trop loin, j’inviterais volontiers de par delà le Rhin vers ce pays, ceux que vous voudriez voir. » La dame se réjouit de ce que sa volonté allait s’accomplir.

Elle dit : — « Si vous voulez me montrer de la confiance, mon cher seigneur, vous enverrez des messagers à Worms au delà du Rhin, et je ferai savoir à mes amis le désir qui me tient au cœur. Ainsi maints bons et nobles chevaliers se rendront en ce pays. »

Il reprit : — « Tout ce que vous commanderez se fera. Vous ne pouvez désirer voir vos amis, les enfants de la noble Uote, plus vivement que moi-même. Il me peine fortement qu’ils nous soient si longtemps demeurés étrangers.

« Si cela vous plaît, ma femme bien-aimée, j’enverrai avec plaisir vers vos amis, au pays des Burgondes, mes deux joueurs de viole. » Et aussitôt il fit paraître devant lui ces deux bons joueurs.

Ils accoururent en hâte vers le lieu où le roi siégeait à côté de la reine. Etzel leur dit qu’ils seraient ses messagers vers le pays des Burgondes, et il leur fit préparer force beaux vêtements.

On prépara des habillements pour vingt-quatre cavaliers. Le roi leur expliqua ensuite la mission dont il les chargeait pour Gunther et ses hommes. Dame Kriemhilt leur parla aussi en secret.

Le puissant roi prit la parole : — « Je vous dirai comment vous devez agir. Je présente à mes amis des sentiments d’affection et de bienveillance, et je les prie de vouloir se rendre en mon pays. Certes je n’ai guère connu d’hôtes qui me fussent aussi chers.

« Et si les parents de Siegfrid veulent consentir à écouter mes vœux, qu’ils viennent sans plus tarder, cet été, à ma fête. Car une partie de ma félicité dépend de la présence des parents de ma femme. »

Le joueur de viole, le hardi Swemel, parla : — « Quand cette fête aura-t-elle lieu dans vos États ? Il faut que nous puissions l’annoncer là-bas à vos amis. » Le roi Etzel répondit : — « Aux jours du prochain solstice d’été. »

— « Nous ferons ce que vous ordonnez, dit Werbel. » La reine fit amener secrètement les messagers dans sa chambre et leur parla. Depuis lors, maints guerriers en pâtirent.

Elle dit aux deux envoyés : — Vous pouvez gagner une bonne récompense, en exécutant mes instructions avec dévoûment et en disant dans ma patrie ce dont je vais vous charger. Je vous comblerai de biens et je vous donnerai de magnifiques vêtements.

« À aucun de mes amis que vous pourrez voir à Worms près du Rhin, vous ne direz que jamais vous ayez vu mon humeur assombrie. Vous offrirez mes services à tous ces héros hardis et bons.

« Priez-les de consentir à ce que le roi leur demande et à me tirer ainsi de ma peine, car les Hiunen pourraient croire que je suis sans ami. Ah ! si j’étais un chevalier, j’irais moi-même vers eux.

« Dites aussi à Gêrnôt, mon noble frère, que nul ne lui est plus dévoué que moi. Priez-le d’amener en ce pays nos meilleurs amis, afin qu’il m’en revienne de l’honneur.

« Dites bien à Gîselher, qu’il songe à cela, que jamais je n’ai éprouvé nulle peine de son fait. Mes yeux le verront avec bonheur, car je l’aime tendrement pour la grande fidélité qu’il m’a montrée.

« Expliquez à ma mère les honneurs dont je jouis ici. Et si Hagene de Troneje refusait de les accompagner, qui donc leur montrerait le chemin à travers le pays ? Car depuis son enfance la route qui mène chez les Hiunen lui est bien connue. »

Les envoyés ignoraient le motif pour lequel ils ne pouvaient laisser Hagene de Troneje aux bords du Rhin. Ils s’en repentirent depuis. Avec lui maints guerriers furent voués à une mort cruelle.

Ou leur donna lettre et message. Ils emportaient beaucoup de richesses et pouvaient vivre grandement. Etzel et sa belle femme leur donnèrent congé, et ils partirent revêtus de bons habillements.

XXIV. COMMENT WERBEL ET SWEMEL ACCOMPLIRENT LEUR MESSAGE.

Quand Etzel eut envoyé ses messagers vers le Rhin, cette nouvelle vola de pays en pays. Par des courriers rapides, il pria et commanda qu’on vint à sa fête. Plus d’un y reçut la mort !

Les envoyés, quittant le Hiunen-lant, cheminèrent vers les Burgondes, où ils devaient aller inviter les trois nobles rois et leurs hommes à se rendre auprès d’Etzel. Ils hâtèrent leur course.

Ils arrivèrent chevauchant à Bechelâren : on les y reçut avec empressement. Ruedigêr et Gœtelint ne manquèrent point de faire offrir leurs services à ceux des bords du Rhin ; ainsi fit aussi leur fille.

Ils ne laissèrent point partir les hommes d’Etzel sans présents, afin qu’ils pussent mieux accomplir leur voyage. Ruedigêr fit dire à Cote et à ses enfants, que nul margrave ne leur était plus dévoué.

Ils firent aussi présenter à Brunhilt leurs services et leurs biens, fidélité constante et dévoument sans bornes.

Après avoir entendu ce discours, les envoyés se décidèrent à partir. La margrave pria Dieu de les conduire du haut du ciel.

Avant que les envoyés arrivassent au Beier-land Werbel, le très agile, alla trouver le bon évêque. Ce qu’il fit dire à ses amis du Rhin, je l’ignore, je sais seulement qu’il donna par affection

De son or rouge aux messagers ; puis il les laissa partir. L’évéque Pilgerim prit la parole : — « Que je serai heureux de voir ici les fils de ma sœur, car je ne puis guère aller les trouver sur le Rhin ! »

Je ne puis vous dire le chemin qu’ils suivirent à travers les terres pour se rendre aux bords du Rhin. Nul n’osa leur enlever leur argent ni leurs vêtements, par crainte de la colère d’Etzel, si grande était la puissance de ce roi plein de gloire.

En douze jours, Werbel et Swemel arrivèrent au Rhin dans le pays de Worms. On annonça au roi et à ses fidèles que des envoyés étrangers approchaient. Gunther se prit à interroger.

Il parla ainsi, le chef du Rhin : — « Qui nous dira d’où viennent ces étrangers qui chevauchent dans notre royaume ? » Personne ne le savait jusqu’à ce que les ayant vus, Hagene de Troneje dit à Gunther :

— « II nous arrive de grandes nouvelles, je puis vous l’affirmer. J’ai vu venir les joueurs de viole d’Etzel. C’est votre sœur qui les a envoyés vers le Rhin. À cause de leur maître, ils seront les bienvenus parmi nous. »

Les étrangers bien armés chevauchaient en ce moment devant le palais. Jamais joueurs d’instrument d’aucun prince ne parurent si magnifiquement vêtus. La suite du roi alla aussitôt les recevoir. On leur assigna des logements et on les engagea à ne point changer de vêtements.

Leurs costumes de voyage étaient si riches et si bien faits, que les envoyés pouvaient se présenter avec honneur devant le roi. Pourtant ils ne voulurent point les porter plus longtemps à cette cour : ils firent demander si quelqu’un les voulait accepter.

On trouva immédiatement des gens disposés à les recevoir très volontiers et on les leur envoya. Alors les étrangers se revêtirent d’habillements beaucoup plus beaux, comme il sied aux envoyés d’un roi de le faire.

Les fidèles d’Etzel reçurent l’invitation de se rendre là où siégeait le roi. On les voyait avec plaisir. Hagene s’avança courtoisement au devant des messagers et les reçut avec affabilité. Les braves l’en remercièrent.

Il se mit à leur demander des nouvelles : comment se portait le roi et ses hommes. Le joueur de viole répondit : — « Jamais le pays n’a été si heureux, ni les hommes si joyeux, si vous voulez le savoir. »

Ils s’avancèrent vers le roi. Tout le palais était plein. On reçut les étrangers avec d’amicales salutations, ainsi que cela se faisait dans les autres pays des rois. Werbel trouva un grand nombre de héros près de Gunther.

Le roi les salua courtoisement : — « Soyez tous deux les bienvenus, joueurs de viole des Hiunen, ainsi que vos compagnons d’armes. Pour quel motif, Etzel le puissant vous a-t-il envoyés ainsi vers le pays des Burgondes ? »

Ils s’inclinèrent devant le roi, puis, Werbel parla : — « Mon maître chéri vous offre ses loyaux services, ainsi que votre sœur Kriemhilt. Ils nous ont envoyés, nous, guerriers, en toute confiance. »

Le riche prince répondit : — « Je suis heureux de cette nouvelle. » Ensuite il demanda : « Comment se portent Etzel et Kriemhilt, ma sœur, du pays des Hiunen ? » Le joueur de viole prit la parole : — « Je vous le ferai savoir.

« Jamais personne ne fut plus heureux qu’eux d’eux, sachez-le bien, et il en est de même de leur chevalerie, de leur parenté et de leurs fidèles. Ils se réjouirent tous de notre voyage, quand nous quittâmes notre patrie. »

— « Merci pour ses services qu’il me fait offrir. Merci aussi à ma sœur. Je suis heureux que le roi et ses hommes vivent en joie, car ce n’était pas sans inquiétude que j’avais demandé de leurs nouvelles. »

Les deux jeunes rois s’étaient aussi rendus là, car ils avaient appris l’arrivée des étrangers. Gîselher l’enfant les vit avec plaisir, à cause de sa sœur, et leur parla gracieusement :

— « Messagers, vous êtes les très bienvenus parmi nous. Si vous vouliez vous rendre plus souvent ici, aux bords du Rhin, vous y trouveriez des amis que vous verriez volontiers. Et certes, vous n’auriez guère à craindre en restant dans ce pays. »

— « Nous comptons sur toutes sortes d’honneurs de votre part, répondit Swemel. Mon éloquence ne suffit pas à vous exprimer avec quels sentiments d’affection nous ont envoyés ici et Etzel et votre noble sœur, dont la destinée est si heureuse.

« La femme de notre roi vous rappelle que vous avez toujours eu pour elle affection et dévoûment, et que votre cœur et votre bras lui furent constamment fidèles. Ensuite nous sommes envoyés vers le roi, afin de le prier de chevaucher vers le pays d’Etzel.

« Celui-ci nous a donné l’ordre de vous en prier. Le puissant Etzel vous invite tous, et si vous ne voulez pas consentir à aller visiter votre sœur, il voudrait savoir alors ce qu’il vous a fait

« Pour que vous évitiez ainsi et lui et son royaume. Et quand même vous auriez oublié votre sœur, il mérite bien, lui du moins, que vous consentiez à le visiter. Si cette visite avait lieu, ce serait une grande joie pour lui. »

Le roi Gunther prit la parole : — « Après sept nuits passées, vous apprendrez la résolution que j’ai prise, de concert avec mes amis. Durant ce temps, vous irez dans vos logements et y jouirez d’un bon repos. »

Mais Werbel reprit : — « Ne pourrions-nous être admis à voir notre dame la très riche Uote, avant que nous cherchions du repos ? » Le noble Gîselher, répondit très courtoisement :

— « Personne ne vous le refusera. Et si vous voulez vous rendre auprès d’elle, vous aurez satisfait aux vœux de ma mère. Car à cause de dame Kriemhilt, ma sœur, elle vous verra très volontiers : vous serez les bienvenus. »

Gîselher les mena auprès de la princesse. Elle vit avec joie les messagers du Hiunen-lant et elle les salua affectueusement, cette âme pleine de vertus ! Les envoyés lui exposèrent amicalement et courtoisement l’objet de leur mission.

— « Ma maîtresse vous offre, dit Swemel, fidélité et service. S’il pouvait se faire qu’elle vous vît souvent, croyez bien que pour elle nulle joie au monde ne serait plus grande. »

La reine parla : — « Cela ne peut être. Quelque plaisir que j’eusse à voir fréquemment ma fille chérie, elle vit, hélas ! trop loin de moi, la femme du noble roi. Quelle soit toujours heureuse, ainsi que son époux Etzel !

« Avant que vous quittiez ce pays, faites-moi savoir quand vous avez l’intention de partir ; depuis longtemps je n’ai vu aucun messager aussi volontiers que vous. » Les jeunes guerriers promirent de le faire.

Les envoyés du Hiunen-lant se retirèrent en leur logement. Le roi puissant avait convoqué ses amis ; le noble Gunther demanda à ses hommes si le message leur plaisait. Plusieurs se mirent à dire

Qu’ils chevaucheraient volontiers vers le pays d’Etzel. Les meilleurs de ceux qui se trouvaient là lui donnèrent ce conseil, sauf le seul Hagene qui ressentait à la fois de la colère et de la peine. Il dit à part au roi : — « Vous êtes en contradiction avec vous-même.

« Vous savez cependant fort bien ce que nous avons fait : nous devons toujours nous défier de Kriemhilt ; car de ma main, j’ai donné la mort à son époux. Comment oserions-nous aller dans le pays d’Etzel ? »

Le roi puissant reprit : « Ma sœur avait oublié sa haine avant de quitter ce pays ; elle a pardonné — ses affectueux baisers l’ont prouvé — tout ce que nous avons pu faire. À moins, Hagene, qu’elle ne vous en veuille à vous seul. »

— « Quoi qu’elle puisse vous mander par ces envoyés des Hiunen, ne vous laissez pas tromper, dit Hagene. Voulez-vous aller voir Kriemhilt ? vous y pourrez perdre et la vie et l’honneur. Elle a la vengeance tenace, la femme du roi Etzel. »

Le prince Gêrnôt dit à celui qui donnait ce conseil : — « Si vous avez des raisons de craindre la mort dans les États des Hiunen, est-ce que pour cela nous devons renoncer à voir notre sœur ? Cela serait très mal fait. »

Alors le prince Gîselher dit au guerrier : — « Puisque vous vous sentez coupable, ami Hagene, demeurez donc ici. Gardez-vous de tout danger et laissez de plus hardis aller avec nous vers notre sœur. »

La bonne épée de Troneje commença à s’irriter : — « Je ne veux pas que vous ameniez avec vous en votre expédition quelqu’un qui soit plus prêt que moi à vous accompagner : je vous le ferai bientôt voir, puisque vous ne voulez point renoncer à votre projet. »

Le chef des cuisines, Rûmolt, le guerrier, s’adressa au roi : — « Vous pouvez traiter suivant votre bon plaisir étrangers et amis ; vous en avez plein pouvoir. Je ne pense point que personne vous ait donné en otage.

« Si vous ne voulez point suivre l’avis de Hagene, écoutez celui de Rûmolt, car je suis votre serviteur dévoué et fidèle. Croyez-moi, restez ici et laissez en paix le roi Etzel auprès de Kriemhilt.

« Comment pourriez-vous vivre plus heureux qu’ici ? Vous êtes à l’abri de tous vos ennemis. Revêtissez-vous de beaux habits, buvez le meilleur vin et aimez femme gracieuse.

« On vous servira de bons mets, les meilleurs qu’eut jamais roi au monde. Et si cela ne suffit pas, restez du moins pour votre belle épouse, au lieu d’aller comme un enfant exposer votre vie.

« Je vous conseille de rester ici, votre pays est riche. Il est plus facile de payer rançon, étant ici, que chez les Hiunen. Qui sait comment il en est là-bas ? Vous resterez, seigneur, c’est l’avis de Rûmolt. »

— « Non, nous ne resterons pas, dit Gêrnôt ; comment ne nous rendrions-nous pas à l’invitation que ma sœur et le puissant Etzel nous ont si gracieusement adressée ? Qui ne désire y aller peut demeurer en ce pays. »

Hagene répondît : — « Quoi que vous décidiez, que mes discours ne vous offensent point. Croyez-en mon conseil sincère, si vous voulez braver le péril, du moins vous n’irez chez les Hiunen qu’en bon état de défense.

« Puisque vous ne voulez pas renoncer à votre projet, convoquez vos hommes, les plus braves que vous ayez, ou que vous puissiez vous procurer ; et parmi eux je choisirai mille bons chevaliers. Ainsi l’inimitié de Kriemhilt ne pourra vous être dangereuse. »

— « Je veux bien suivre cet avis, dit aussitôt le roi. » Il envoya des messagers au loin dans le pays, et trois mille guerriers et même plus encore accoururent. Ils ne pensaient pas que de si terribles infortunes allaient les atteindre.

ils chevauchaient gaîment par le pays de Gunther. On fit donner des vêtements et des chevaux à tous ceux qui allaient quitter le pays des Burgondes. Le roi trouva avec bonheur parmi eux maints bons chevaliers.

Hagene de Troneje et Dancwart, son frère, amenèrent à eux deux, quatre-vingts guerriers sur le Rhin. Ils arrivèrent en tenue de chevaliers dans le royaume de Gunther. Ils portaient riches armures et beaux vêtements, ces hommes agiles !

Voici venir le hardi Volkêr, un noble joueur de viole, se rendant à la cour avec trente hommes qui portaient des costumes dignes d’un roi. Il fit dire à Gunther qu’il comptait aller chez les Hiunen.

Je veux vous dire quel était ce Volkêr : c’était un homme de haute lignée. Beaucoup de bons guerriers du pays des Burgondes lui étaient soumis. Comme il savait jouer de la viole, on l’appelait le ménestrel.

Hagene choisit mille guerriers. Il savait bien ce qu’avaient accompli leur bras dans les terribles mêlées et les exploits qu’ils avaient faits ; car il les avaient vus à l’œuvre. Nul ne pouvait contester leur valeur.

Les envoyés de Kriemhilt avaient grand ennui ; car ils craignaient beaucoup leur maître. Chaque jour ils demandaient congé afin de partir ; mais Hagene ne le leur accordait point et il agissait ainsi par malice.

Il dit à son seigneur : — « Nous nous garderons bien de les laisser partir, avant que nous soyons prêts à les suivre nous-mêmes sept nuits après leur départ. Si quelqu’un nous veut du mal, nous en serons ainsi mieux instruits.

« Et par suite dame Kriemhilt ne pourra se préparer à nous faire éprouver du dommage par ses instigations. Et si elle en a le dessein, il pourra lui en coûter cher ; nous conduirons avec nous vers les Hiunen tant d’hommes d’élite ! »

Les boucliers, les selles et tous les habillements qu’ils voulaient emporter dans le royaume d’Etzel étaient prêts pour tous ces guerriers hardis. On convoqua les envoyés de Kriemhilt en présence de Gunther.

Quand ces messagers furent venus, Gêrnôt prit la parole : — « Le roi veut se rendre à l’invitation d’Etzel. Nous irons volontiers à la fête qu’il prépare, afin de voir notre sœur ; n’ayez nul doute à cet égard. »

Le roi Gunther parla : — « Pouvez-vous bien nous dire quand a lieu la fête et vers quel jour il nous faut y aller ? » Swemel répondit : — « En vérité, la fête est fixée au prochain solstice d’été. »

Le roi les autorisa (ce qui n’était pas encore arrivé), s’ils désiraient voir dame Brunhilt, à se présenter devant elle de son consentement. Mais Volkêr s’y opposa pour l’amour de sa maîtresse.

— « Ma dame Brunhilt n’est pas aujourd’hui en assez bonne disposition pour vous recevoir, dit le brave chevalier ; attendez jusqu’à demain et on vous introduira près d’elle. » Quand ils comptaient la voir, cela ne pouvait jamais se faire.

L’opulent roi, qui était très bienveillant pour les messagers, leur fit porter, par grande générosité, de l’or sur de larges boucliers ; il en possédait beaucoup ! Leurs amis leur faisaient aussi de superbes présents.

Gîselher et Gêrnôt, Gêre et Ortwîn faisaient voir combien ils étaient bons. Ils offrirent également aux messagers de riches présents que ceux-ci n’osèrent accepter, à cause de leur maître.

Swemel dit alors au roi : — « Seigneur roi, laissez là ces présents en votre pays ; car nous ne pouvons rien emporter ; notre maître nous a défendu d’accepter des dons, et en effet nous n’en avons guère besoin. »

Le prince du Rhin était très mécontent qu’ils refusassent ainsi les biens d’un roi si riche. Il leur fit accepter son or et ses vêtements, qu’ils emportèrent depuis au pays d’Etzel.

Avant de partir, ils voulurent voir Uote. Le jeune Gîselher amena les joueurs de viole en présence de sa mère. La dame les chargea de dire à sa fille qu’elle se réjouissait de tous ses honneurs.

La reine fit donner aux deux ménétriers de l’or et des galons, au nom de l’affection qu’elle portait à Kriemhilt et au roi Etzel. Ils les reçurent volontiers ; car ces présents leur étaient donnés en toute loyauté.

Alors les envoyés prirent congé des hommes et des femmes. Très joyeusement, je puis vous l’assurer, ils chevauchèrent jusqu’en Souabe. Gêrnôt les fit reconduire jusque-là par ses guerriers, afin que personne ne les attaquât.

Quand ceux qui devaient veiller sur eux les eurent quittés, la puissance d’Etzel les protégea sur tous les chemins. Nul ne leur enleva ni chevaux ni vêtement ». Ils se dirigèrent à grande vitesse vers le royaume des Hiunen.

Partout ou ils connaissaient des amis, ils leur annonçaient que bientôt les Burgondes viendraient des bords du Rhin dans le pays d’Etzel. La nouvelle en parvint aussi à l’évêque Pilgerin.

Quand ils descendirent le chemin devant Bechelâren, on ne manqua pas d’avertir Ruedigêr et dame Gœtelint, la femme du margrave. Leur âme était joyeuse en pensant à ceux qu’ils allaient voir.

On apercevait les joueurs de viole se hâtant de porter leurs nouvelles. Ils trouvèrent Etzel dans sa ville de Gran. Ils dirent au roi toutes les offres de service qu’on lui faisait ; il en devint rouge de joie.

Quand la reine apprit que ses frères viendraient dans ce pays, elle en fut tout heureuse. Elle récompensa les envoyés par des dons magnifiques, car elle voulait les honorer grandement.

Elle parla : — « Maintenant dites-moi, vous deux, Werbel et Swemel, quels sont ceux de mes parents qui viendront à la fête, parmi les meilleurs que nous avons invités à se rendre en ce pays ? Dites-moi aussi ce qu’a dit Hagene, quand il a appris la nouvelle ? »

— « Il vint au conseil un matin de bonne heure, et il y prononça peu de bonnes paroles. Les autres conseillant le voyage au Hiunen-lant, le féroce Hagene soutint qu’ils y risqueraient leur vie.

« Les rois vos frères viendront tous trois en superbe appareil. Quant à tous ceux qui les livrent, je n’ai pu l’apprendre. Volkêr le joueur de viole, a promis de les accompagner. »

— « Je me passerais très bien, dit la femme du roi, de voir jamais ici Volkêr. Je suis attachée à Hagene, c’est un bon guerrier. Mon cœur bat de joie à l’idée de le voir parmi nous. »

La reine alla trouver le roi. Comme dame Kriemhilt parla gracieusement ! — « Ces nouvelles vous plaisent-elles, mon cher seigneur ? Voilà enfin que ce que je désirais tant, va s’accomplir. »

— « Ta volonté est ma joie, dit alors le roi ; non, jamais mes propres parents ne m’ont causé un tel plaisir en venant dans mon pays. Je me réjouis tant de voir tes amis, que tous mes soucis ont disparu. »

XXV. COMMENT TOUS LES SEIGNEURS SE RENDIRENT CHEZ LES HIUNEN

Les hommes du roi, chargés de ces fonctions, firent préparer partout, dans le palais et dans les salles, des sièges magnifiques pour les hôtes chéris qui devaient arriver. Depuis lors il advint, par le fait de ces derniers, de bien grands malheurs au roi.

Maintenant laissons-les occupés à leurs préparatifs. Jamais guerriers d’une âme plus haute ne se rendirent chez un roi en plus superbe façon. Ils avaient tout ce qu’ils désiraient, des armes et des vêtements.

Le prince du Rhin habilla ses hommes au nombre de mille et soixante, ainsi que je l’ai appris, et neuf mille varlets, afin de se rendre à la fête. Ceux qui restèrent dans leur patrie les pleurèrent depuis lors.

On apporta à la cour à Worms tous les effets nécessaires. Un vieil évêque de Spire dit à dame Uote : — « Nos amis veulent se rendre à cette grande fête ; que Dieu les protège ! »

La noble Uote parla à ses enfants : — Ô bons héros ! demeurez ici. J’ai rêvé cette nuit d’une effroyable calamité. Tous les oiseaux de ce pays étaient morts. »

— « Celui qui s’en rapporte aux songes, dit Hagene, celui-là ne sait jamais dire la vérité sur ce qui intéresse son honneur. Je désire que mes maîtres, après avoir pris congé, se rendent à la cour d’Etzel.

« Nous chevaucherons avec plaisir vers le pays des Hiunen, où la main des vaillants guerriers servira leurs rois, ainsi que nous le verrons à la fête de Kriemhilt. »

Hagene conseilla le voyage. Depuis lors il s’en repentit. II s’y serait bien opposé, si Gêrnôt ne l’avait attaqué par des paroles injurieuses. Lui rappelant Siegfrid, l’époux de Kriemhilt, il disait : — « C’est pour ce motif que Hagene veut renoncer au grand voyage à la cour d’Etzel. »

Hagene de Troneje répondit : — « Jamais je n’agis par crainte. Accomplissez, ô héros, ce que vous avez pris la résolution de faire. Je vous accompagnerai volontiers au pays d’Etzel. » Depuis lors il brisa maints casques et maints boucliers.

Les vaisseaux étaient prêts et un grand nombre de guerriers se trouvaient là ; on chargea tout ce qu’ils avaient de vêtements ; on travailla jusqu’au soir. Bientôt ils quittèrent le pays très joyeusement.

On établit sur l’herbe, de l’autre côté du Rhin, les tentes et les huttes à l’endroit où l’on voulait camper. La belle femme du roi le pria de demeurer près d’elle. Cette nuit encore, elle serra son beau corps dans ses bras.

Un bruit de trompettes et de flûtes s’éleva le matin de bonne heure, au moment du départ. L’ami embrassa encore tendrement ceux qu’il aimait. La femme du roi Etzel les sépara bientôt d’une façon si cruelle !

Les fils de la belle Uote avaient un homme-lige hardi et fidèle. Au moment de leur départ il avoua en secret au roi ce qu’il avait sur le cœur ; il dit : « II me faut gémir de ce que vous fassiez ce voyage à la cour du roi Etzel. »

Il s’appelait Rûmolt, et c’était un héros à la main prompte. Il ajouta : — « À qui comptez-vous laisser vos gens et votre pays ? Personne ne peut-il donc, ô guerriers, vous détourner de votre projet ? L’invitation de Kriemhilt ne me parait pas de bon aloi. »

— « Que le pays te soit confié et aussi mon petit enfant, répondit le roi, et protège bien les femmes : telle est ma volonté. Console le cœur de celui que tu verras pleurer. La femme du roi Etzel ne nous fit jamais de mal. »

Les chevaux étaient prêts pour les rois et pour leurs hommes. Maints chevaliers, qui menaient vie honorable, se séparèrent, avec de tendres baisers, de leurs belles femmes, qui devaient, bientôt, les pleurer amèrement.

Quand les guerriers rapides partirent sur leurs chevaux, on vit les femmes demeurer là tout affligées. Leur cœur leur prédisait que cette longue séparation devait leur causer de grands chagrins. Pareilles appréhensions attristent toujours l’âme.

Quand les rapides Burgondes se mirent en marche, un cri de désolation traversa le pays ; des deux côtés des monts, hommes et femmes pleuraient. Mais, quoi que fissent leurs gens, eux ils partirent joyeux.

Mille héros Nibelungen, portant le haubert, les suivaient : ils laissaient dans leur patrie maintes belles femmes qu’ils ne revirent plus. La blessure de Siegfrid faisait toujours souffrir Kriemhilt.

Les hommes de Gunther dirigèrent leur course vers le Mayn, à travers l’Osterfranken. Hagene les conduisit, car il connaissait la route. Leur maréchal était Dancwart, le héros du pays burgonde.

Tandis qu’ils chevauchaient de l’Osterfranken vers le Swanevelt, on pouvait les admirer pour leur superbe allure, ces héros dignes de louange. Au douzième matin, le roi arriva à la Tuonouwe.

Hagene de Troneje marchait en avant de toute la troupe, et souvent il vint en aide aux Nibelungen. Le guerrier hardi mit pied à terre sur le sable, et en hâte, il attacha son cheval à un arbre.

L’eau était débordée et toutes les barques cachées. Les Nibelungen eurent grand souci, ne sachant comment traverser le fleuve, qui était excessivement large. Plusieurs superbes chevaliers mirent pied à terre.

— « Prince du Rhin, dit Hagene, de graves accidents peuvent nous survenir. Tu peux t’en convaincre toi-même : l’eau est débordée et le courant est très fort. Oui, je crains que nous ne perdions ici maints bons guerriers. »

— « Que voulez-vous me dire, répondit le fier Gunther. De par votre valeur ! ne nous découragez point davantage. Cherchez plutôt le moyen de nous faire arriver à l’autre bord, de façon que nous amenions avec nous nos chevaux et nos bagages. »

— « Je ne suis pas si fatigué de la vie, dit Hagene, que je veuille me noyer dans ce fleuve si large. Avant cela, plus d’un homme succombera par ma main au pays d’Etzel ; j’en ai du moins la bonne volonté.

« Vous, bons et vaillants chevaliers, demeurez au bord de l’eau, j’irai moi-même chercher le long du fleuve les bateliers qui nous passeront dans le pays de Gelpfrât. » Et le fort Hagene saisit son excellent bouclier.

Il était bien armé : outre le bouclier, il portait solidement fixé son heaume très brillant, et sur sa cotte de mailles, une très large épée, qui, des deux tranchants, coupait d’une effroyable façon.

Il cherchait et recherchait les nautonniers. Tout à coup il entendit bruire les eaux ; il se mit à écouter : c’étaient des femmes blanches qui faisaient ce bruit dans une source limpide. Elles voulaient se rafraîchir et baignaient ainsi leur corps.

Hagene les aperçut ; il se glissa invisible jusque près d’elles. Comme elles fuirent rapidement quand elles le virent ! Elles étaient fières de lui avoir échappé. Le héros prit leurs vêtements et ne leur fit nul autre mal.

L’une de ces femmes des eaux, son nom était Hadburc, parla : — « Noble chevalier Hagene, si vous nous rendez nos vêtements, nous vous ferons connaître comment se passera votre voyage à la cour des Hiunen. »

Semblables à des oiseaux, elles planaient autour de lui sur les flots. Il lui parut que leurs sens étaient puissants et subtils. Il en fut d’autant plus disposé à croire ce qu’elles allaient lui dire. Elles l’instruisirent clairement de ce qu’il désirait savoir.

Hadburc dit : — « Vous pourrez bien chevaucher au pays d’Etzel. Je vous donne ma foi pour garant que jamais héros ne se seront mieux présentés dans nul royaume, et n’auront reçu d’aussi grands honneurs. En vérité, vous pouvez le croire. »

Hagene se réjouit en son cœur de ce discours. Il leur donna leurs vêtements sans plus tarder. Quand elles eurent revêtu leurs voiles merveilleux, elles exposèrent au vrai ce que devait être le voyage dans le pays d’Etzel.

L’autre femme des eaux prit la parole, elle s’appelait Siglint : — « Hagene, fils d’Aldrian, je veux t’avertir. Pour ravoir ses vêtements, ma tante t’a menti. Si tu arrives chez les Hiunen, tu seras terriblement trompé.

« Il faut t’en retourner, il en est encore temps. Votre destinée est telle, vaillants héros, qu’il vous faut mourir au pays d’Etzel. Ceux qui s’y rendront ont la mort sur leurs pas. »

Mais Hagene répondit : — « Vous trompez sans nécessité. Comment se pourrait-il faire que nous soyons tous tués là par l’inimitié d’une seule personne. » Elles commencèrent alors de lui exposer plus clairement leur prédiction.

L’une d’elles parla : — « Il doit en être ainsi : nul d’entre vous n’en réchappera, nul, excepté le chapelain du roi. Nous le savons de science certaine, il retournera sain et sauf au pays de Gunther. »

L’audacieux Hagene répondit en colère : — « Il me serait trop difficile de dire à mes maîtres que nous devons tous perdre la vie chez les Hiunen. Maintenant indique-nous un moyen pour traverser le fleuve, ô la plus sage des femmes ! »

Elle dit : — « Puisque tu ne veux pas renoncer à ce voyage, sache que là-haut, au bord des ondes, s’élève un logis. Tu y trouveras un nautonnier et nulle part ailleurs. » Il crut à la réponse qu’elle faisait à sa demande.

L’autre parla encore au guerrier impatient : — « Attends un moment, sire Hagene, tu es vraiment trop pressé. Apprends encore mieux comment tu arriveras à l’autre bord. Le seigneur de cette Marche s’appelle Else.

« Son frère se nomme Gelpfrât la bonne épée ; il est prince dans le Beierlant. Vous aurez des obstacles à vaincre, si vous voulez traverser la Marche. Il faudra bien vous mettre en défense, et en agir très prudemment avec le nautonnier.

« Il est d’une humeur si féroce, que vous n’en reviendrez point, si vous n’êtes pas courtois avec cet homme fort. Désirez-vous qu’il vous passe, accordez-lui bonne récompense. Il garde ce pays et il est dévoué à Gelpfrât.

« S’il ne vient point de ton côté, appelle-le de par delà le fleuve et dis-lui que tu te nommes Amelrîch. C’est le nom d’un brave héros qui, pour certaine inimitié, quitta ce pays. Aussitôt qu’il entendra ce nom, le nautonnier viendra vers toi. »

L’orgueilleux Hagene s’inclina devant les femmes ; il n’eu dit pas davantage et demeura silencieux. Il remonta le flot le long de la rive jusqu’à ce qu’il vît la demeure à l’autre bord.

Il se mit à appeler à haute voix jusqu’au delà du fleuve : — « Viens ici me prendre, dit le brave guerrier, et je te donnerai pour salaire un bracelet en or très rouge ; car, sache-le bien, il est absolument nécessaire que je passe. »

Le nautonnier était si riche, qu’il ne lui convenait pas d’être aux ordres des gens. Aussi acceptait-il rarement un paiement quelconque, et ses serviteurs étaient aussi très fiers. Hagene restait toujours de ce côté-ci de l’eau.

Alors il cria avec tant de force, que tous les échos du fleuve retentirent de la puissance de sa voix ; car le héros était excessivement fort : — « Viens me prendre, moi, Amelrîch. Je suis un des hommes d’Else qui ai quitté le pays par suite d’une grande inimitié. »

Il lui présenta, au bout de son épée levée en l’air, un bracelet d’or rouge, beau et brillant, afin qu’il le passât dans la terre de Gelpfrât. Le fier nautonnier saisit lui-même la rame en sa main.

Il était d’humeur très difficile, ce batelier ! Le désir d’une grande récompense lui amena une mauvaise fin. Il voulut gagner l’or rouge de Hagene et il reçut ainsi une mort affreuse par l’épée du chevalier.

Le nautonnier rama vigoureusement jusqu’à l’autre bord. Ayant entendu nommer quelqu’un qu’il ne trouva pas, il entra dans une terrible colère quand il vit Hagene, et, furieux, il adressa la parole au héros :

— « Il est possible que votre nom soit Amelrîch. Mais vous ne ressemblez guère à celui que je croyais ici, lequel est mon frère de père et de mère. Maintenant que vous m’avez trompé, vous resterez à l’autre bord. »

— « Non point, par Dieu le tout puissant, répondit Hagene. Je suis un guerrier étranger et d’autres chevaliers sont confiés à mes soins. Acceptez donc de bonne amitié la récompense que je vous offre pour me passer à l’autre rive, je vous en serai vraiment très reconnaissant. »

Le nautonnier reprit : — « Non, cela ne peut se faire. Mes seigneurs bien-aimés ont des ennemis, et pour ce motif, je ne mène aucun étranger dans ce pays. Si vous aimez à vivre, descendez vite de ma barque sur le rivage. »

— « N’agissez pas ainsi, dit Hagene, mon cœur en est attristé. Acceptez de ma main, par amitié, cet or très pur et passez à l’autre bord nos mille chevaux et autant d’hommes. » Le farouche nautonnier reprit : — « Non, jamais je ne le ferai. »

À ces mots il leva une forte rame large et pesante et frappa sur Hagene, qui, du coup, tomba sur ses genoux au fond de la barque : il en éprouva grande douleur. Jamais le héros de Troneje n’avait rencontré si féroce batelier.

La fureur de celui-ci redoubla contre l’orgueilleux étranger. Il asséna sur la tête de Hagene un coup de son aviron avec tant de force, qu’il le brisa en éclats. C’était un homme fort ; mais il devait en arriver malheur au batelier d’Else.

Plein de colère, Hagene saisit promptement le fourreau de son épée et en tire la bonne lame ; il lui abat la tête et la jette à terre. Bientôt les Burgondes apprirent ce qui venait d’arriver.

Au moment où il frappa le batelier, la barque fut emportée par le courant, ce qui le dépita fortement. Avant qu’il parvint à la ramener, il sentit la fatigue. C’est qu’il employait toutes ses forces, l’homme du roi Gunther.

Il ramait à coups si précipités, que la forte rame se rompit dans ses mains. Il voulait arriver jusqu’aux guerriers qui se trouvaient sur le bord. Mais il n’y avait point d’autre rame ; il lia les débris en hâte, Avec une courroie de bouclier, qui était un cordon étroit. Descendant le courant, il mena la barque vers une forêt, où il trouva son maître sur le rivage. Maints vaillants hommes coururent à sa rencontre.

Les bons chevaliers l’accueillirent avec force salutations. Quand ils virent fumer dans la barque le sang sorti de la terrible blessure que Hagene avait faite au batelier, ils se mirent à l’interroger vivement.

Le roi Gunther, voyant couler le long du bateau le sang encore chaud, prit la parole : — « Dites-moi, sire Hagene, qu’est-il advenu du batelier ? Votre terrible force lui a, j’imagine, enlevé la vie. »

Il répondit par un mensonge : — « J’ai trouvé la barque près d’un saule sauvage, et ma main l’a détachée. Je n’ai vu ici aujourd’hui aucun batelier, et par mon fait nul n’a souffert aucun dommage. »

Gêrnôt, le prince burgonde, parla : — « Il me faudra en ce jour pleurer la mort d’amis bien-aimés, puisque nous n’avons pas les bateliers nécessaires pour nous conduire à l’autre bord. C’est pourquoi mon âme est inquiète. »

Hagene s’écria à haute voix : — Vous, varlets, déposez sur l’herbe les bagages. J’étais, si je ne m’abuse, le meilleur nautonnier qu’on pût trouver sur les bords du Rhin. Oui, je vous passerai dans le pays de Gelpfrât, j’en ai la conviction. »

Afin d’arriver plus vite à l’autre bord, ils poussèrent, à force de coups, les chevaux dans le fleuve ; ceux-ci nagèrent si bien, que l’eau n’en engloutit pas un seul ; mais quelques-uns dérivèrent par suite de la fatigue.

La barque était énorme, forte et très large. Elle transporta à l’autre bord en une fois cinq cents hommes et plus avec leur suite, les vivres et leurs armes. Maints bons chevaliers durent se mettre aux rames, en ce jour.

Ils portèrent dans le bateau leur or et leurs vêtements, puisqu’ils devaient faire la traversée. Hagene les dirigeait ; il conduisit ainsi à l’autre bord, dans le pays inconnu, maints beaux guerriers.

Il transporta à l’autre rive mille nobles chevaliers, ainsi que ses propres guerriers. Il y en avait même davantage. Il passa aussi les neuf mille varlets. De tout le jour, la main de l’audacieux héros de Troneje ne se reposa point.

Tandis qu’il les conduisait sains et saufs sur les ondes, il pensa, la bonne épée, à l’étrange prédiction que lui avaient faite les sauvages femmes des eaux. Peu s’en fallut qu’il n’en coûtât la vie au chapelain du roi.

Il alla trouver le prêtre près des objets sacrés. La main de celui-ci était appuyée sur les reliques ; mais cela ne pouvait le sauver. Quand Hagene le regarda, le pauvre serviteur de Dieu dut se trouver mal à l’aise.

D’un mouvement rapide, il le lança hors de la barque. Plusieurs s’écrièrent : « Arrêtez, seigneur, arrêtez. » Gîselher le jeune commença de s’irriter, mais Hagene n’écouta rien, qu’il n’eût exécuté son projet.

Gêrnôt, le prince burgonde, parla : — « Hagene, à quoi vous sert maintenant la mort du chapelain ? Si un autre avait agi de la sorte, vous en seriez affligé. Pour quelle faute avez-vous pris ce prêtre en haine ? »

Le prêtre nageait bien ; il se fût sauvé, si quelqu’un lui était venu en aide ; mais il n’en put être ainsi, car le fort Hagene (grande était sa colère) le repoussa au fond de l’eau : ce qui ne parut bon à personne.

Le pauvre chapelain voyant qu’il n’aurait nul secours, se dirigea vers l’autre rive ; mais son angoisse était grande. Quand il ne put plus nager, la main de Dieu le soutint et enfin il aborda vivant sur le sable de l’autre bord.

Il se releva, le pauvre prêtre, et secoua ses habits. Hagene reconnut à cela qu’il n’y avait pas à éviter le sort qu’avaient prédit les sauvages femmes des eaux. Il se dit : — « Tous ces guerriers doivent perdre la vie. »

Quand ils eurent déchargé la barque et emporté tout ce que les vaillants hommes des trois rois y avaient mis. Hagene la brisa en pièces qu’il jeta dans les flots. Les bons et valeureux guerriers s’en étonnèrent grandement.

« Pourquoi faites-vous cela, frère, dit Dancwart ; comment passerons-nous le fleuve, quand nous reviendrons chevauchant de chez les Hiunen vers les pays du Rhin ? » Hagene lui dit plus tard qu’ils n’y retourneraient plus.

Mais en ce moment le héros de Troneje répondit : — « Je le fais de crainte que nous n’ayons quelque lâche avec nous, qui voudrait s’enfuir poussé par la crainte. Celui-là trouvera dans le fleuve une mort honteuse. »

Quand le chapelain du roi vit Hagene briser le navire, il lui adressa de nouveau la parole de l’autre rive : — « Assassin sans loyauté, que vous ai-je fait pour que vous vouliez ainsi me noyer, moi, innocent de tout crime ? »

Hagene lui répondit : — « Laissons-là ces discours. Sur ma foi, il me peine fort que vous vous soyez aujourd’hui échappé de mes mains. Je le dis sans moquerie. » Le pauvre chapelain reprit : — « Certes, j’en remercie Dieu.

« Je vous crains peu, soyez-en sûr. Cheminez vers les Hiunen, moi je repasse le Rhin. Que Dieu ne vous permette plus de revoir le Rhin, voilà ce que je désire ardemment, car vous m’avez presque enlevé la vie. »

Ils emmenaient avec eux un homme du pays des Burgondes, un héros au bras vaillant. Son nom était Volkêr. Quelles que fussent ses dispositions, il parlait toujours avec éloquence. Tout ce que faisait Hagene recevait l’approbation de ce joueur de viole.

Leurs chevaux étaient prêts, leurs bêtes de somme chargées. Ils n’avaient encore éprouvé dans le voyage aucune contrariété qui les affligeât, si ce n’est l’accident du chapelain du roi ; celui-là dut s’en retourner à pied jusqu’au Rhin.

XXVI. COMMENT DANCWART TUA GELPFRÂT

Quand ils furent tous arrivés sur l’autre rive, le roi se mit à demander : — « Qui nous montrera le bon chemin, afin que nous ne nous égarions pas ? » Le fort Volkêr répondit : — « Moi je m’en charge. »

— « Maintenant, dit Hagene, veillez bien, chevaliers et varlets. Qu’on suive de près ses amis, voilà ce qui me parait bon. Je vais vous faire connaître une malencontreuse nouvelle : nous ne retournerons plus au pays burgonde.

« Deux femmes des eaux m’ont annoncé ce matin de bonne heure que nous ne reviendrions pas de ce voyage. Maintenant, voici ce que je conseille de faire : armez-vous, héros ! et soyez bien sur vos gardes. Nous avons ici de puissants ennemis, et il ne faut s’avancer qu’en bon état de défense.

« J’espérais convaincre de mensonge ces blanches ondines. Elles m’avaient dit que nul d’entre nous ne reverrait sa patrie, sauf le chapelain. C’est pour ce motif que je l’eusse si volontiers noyé aujourd’hui. »

Cette nouvelle vola d’escadron en escadron. Plus d’un héro agile en devint sombre ; car ils se mirent à penser avec souci à cette dure mort qui les attendait en ce voyage de fête, et certes ce n’était pas sans motif.

Ils avaient passé le fleuve près de Mœringen ; c’était là que le nautonnier d’Else avait été tué. Mais Hagene parla : — « Puisque je me suis déjà fait des ennemis sur la route, certes ici on nous arrêtera.

« ce matin de bonne heure, je tuai le batelier, sachez ce fait. Donc mettons hardiment la main à l’œuvre, et si Gelpfrât avec Else ose attaquer notre suite, qu’il leur en arrive malheur !

« Je sais qu’ils sont assez braves pour ne pas attendre longtemps. C’est pourquoi faites aller les chevaux plus doucement, afin que personne ne s’imagine que nous fuyons par le chemin. » — « Je suivrai ce conseil, répondit Gîselher la bonne épée.

« Qui conduira nos troupes à travers le pays ? » — « Ce sera Volkêr, répondit-on, car ce brave ménestrel connaît les chemins et les sentiers. » Avant qu’on eût achevé ces paroles, on vit debout et bien armé

Le rapide joueur de viole. Il attacha son heaume ; son costume de bataille était d’une magnifique couleur. Il fixa au haut de sa lance une banderole rouge. Depuis lors il se trouva avec les rois dans un terrible danger.

La nouvelle de la mort du nautonnier était arrivée à Gelpfrât, qui n’en pouvait douter. Else le très fort en était aussi instruit ; tous deux en étaient affligés. Ils firent quérir leurs guerriers, qui furent bientôt prêts.

En peu de temps, je veux vous le raconter, on vit accourir autour d’eux beaucoup de terribles escadrons, qui avaient accompli maint exploit en de cruelles guerres. Au moins, sept cents hommes vinrent au secours de Gelpfrât.

Quand ils s’avancèrent à la rencontre de leurs redoutables ennemis, leurs chefs les conduisirent. Ils voulaient immédiatement attaquer les audacieux étrangers. Bientôt plus d’un, parmi les amis de ces seigneurs, succombe.

Hagene de Troneje avait arrangé les choses ainsi : comment un héros aurait-il pu mieux protéger sa parenté ? Lui-même faisait la garde, la nuit, avec ses hommes et son frère Dancwart ; tous le faisaient volontiers.

Le jour était écoulé ; ils n’en jouissaient plus. Hagene craignait des dangers et des malheurs pour ses amis. Ils chevauchaient à l’abri de leurs boucliers à travers le Beierlant. Peu de temps après les héros furent attaqués.

Des deux côtés de la route et très près derrière eux, ils entendirent résonner les sabots des chevaux ; les ennemis arrivaient rapidement. Le hardi Dancwart dit : « C’est ici qu’on veut nous assaillir, attachez vos heaumes ; suivez mon conseil. »

Ils arrêtèrent leur marche, ainsi qu’il convenait de le faire. Ils voyaient dans les ténèbres briller les boucliers bien polis. Hagene ne voulut point se taire plus longtemps. Qui donc les poursuivait ainsi par le chemin ? Voilà ce que Gelpfrât devait lui dire.

Le margrave du Beierlant répondit : — « Nous cherchons nos ennemis et nous avons couru après eux. J’ignore qui m’a tué mon nautonnier, un héros si habile ! C’est pour moi une grande peine. »

Hagene de Troneje reprit : — « Ce batelier était-il à vous ? Il ne voulait pas nous passer ; moi je suis le coupable ; c’est moi qui ai tué cet homme fort. Mais en vérité, j’y ai été obligé, car j’ai presque reçu de ses mains une mort horrible.

« Je lui offris pour récompense de l’or et des vêtements, afin qu’il nous transportât, ô héros, en ton pays. Il s’en irrita si fort, qu’il me frappa avec un énorme aviron ; cette attaque excita ma fureur !

« Je tirai mon épée et, me défendant contre sa rage, je lui fis une profonde blessure ; cet homme brave en mourut ; mais je suis prêt à composer pour sa perte, suivant que vous le trouverez bon. » On commença à se disputer de part et d’autre : les esprits étaient très excités.

— « Je savais bien, dit Gelpfrât, que si Gunther et sa troupe passaient par ici, nous souffririons du dommage par la main de Hagene de Troneje. Mais il n’échappera pas. Ce guerrier doit répondre pour la mort du nautonnier. »

Hagene et Gelpfrât abaissèrent leurs lances au dessus des boucliers, afin d’en percer leur ennemi. Tous deux désiraient la mort de leur adversaire. Else et Dancwart se lancèrent l’un contre l’autre, ils éprouvèrent leur valeur ; Ah ! ce fut un rude combat.

Quand des guerriers se sont-ils jamais mieux battus ? D’un coup terrible la main de Gelpfrât poussa l’audacieux Hagene à bas de son cheval. La courroie de sa cuirasse se rompit ; il apprit ce que c’était qu’un combat.

Le bruit des lances de leurs hommes retentissait au loin. Hagene, jeté sur le gazon par la violence du choc, se releva : sa fureur contre Gelpfrât redoubla.

J’ignore qui tint leurs chevaux. Hagene et Gelpfrât étaient tous deux à terre sur le sable ; ils s’élancèrent l’un sur l’autre. Leurs compagnons s’entre-choquèrent en une effroyable mêlée.

Quelle que fût la rage de Hagene à assaillir Gelpfrât, le noble margrave n’en abattit par moins une grande partie de son bouclier ; le feu en jaillit. L’homme-lige du roi Gunther faillit bien perdre la vie.

Il se mit à appeler Dancwart à haute voix : — « À l’aide, frère chéri, un héros au bras rapide m’a assailli ; il en veut à ma vie. » Le hardi Dancwart répondit : — « Moi je vais vous séparer. »

Le héros bondit vers eux et, d’un coup de son épée bien acérée, il étendit Gelpfrât mort à ses pieds. Else aurait voulu venger le vaincu ; mais lui et sa troupe se retirèrent avec de grandes pertes.

Son frère était tué, lui-même était blessé. Plus de quatre-vingts de ses guerriers demeurèrent sur le champ de bataille en proie à l’affreuse mort. Leur maître était obligé de fuir devant les hommes de Gunther.

Ceux du Beierlant, se retirant de la route, on entendit encore retentir de terribles coups. Les hommes de Troneje se mirent à la poursuite des ennemis, qui, voulant échapper à la mort, fuyaient en toute hâte.

Quand il les vit reculer ainsi, Dancwart, la bonne épée, parla : — « Nous allons aussitôt rebrousser chemin, et nous les laisserons chevaucher ; ils sont tout baignés de sang. Hâtons-nous de rejoindre nos amis, voilà ce que je vous conseille. »

Quand ils repassèrent sur le lieu du combat, Hagene de Troneje dit — « Héros, nous allons voir qui nous manque et qui nous avons perdu ici, dans cette rencontre, par la fureur de Gelpfrât. »

Ils avaient perdu quatre des leurs, qu’ils pleurèrent avec raison, mais ils étaient bien vengés ; car, de l’autre côté cent ou même an plus grand nombre des hommes du Beierlant étaient tués. Les boucliers des guerriers de Troneje étaient tout ternis et humides de sang.

La lune brillante perça à moitié les nuages. Hagene dit : — « Personne ne dira à notre maître ce que nous avons fait : laissons-le reposer, cette nuit, sans soucis. »

Ceux qui avaient combattu là le suivaient, mais la fatigue faisait beaucoup souffrir la troupe. — « Combien de temps chevaucherons-nous encore, demandèrent plusieurs d’entre eux ? » Le brave Dancwart répondit : — « Il n’y a point ici de logis à avoir.

« Vous devez tous cheminer jusqu’à ce que vienne le jour. » Volkêr, le rapide, qui prenait soin de la suite, fit demander au maréchal : « Où arriverons-nous aujourd’hui et où nos chevaux et nos chers seigneurs pourront-ils se reposer ? »

Le hardi Dancwart répondit : — « Je ne puis vous le dire ; mais nous ne pouvons nous reposer avant que le jour vienne ; alors, où que nous nous trouvions, nous nous coucherons sur l’herbe. » Quand ils entendirent ces paroles, tous furent bien mécontents !

Sans qu’on s’en aperçût, ils restèrent tout rougis de sang, jusqu’à ce que le soleil, se levant au dessus des monts, les éclairât de ses rayons brillants. Alors le roi vit qu’ils s’étaient battus. Le héros irrité parla :

— « Qu’y a-t-il maintenant, ami Hagene ? Vous avez tenu peu de compte de ma présence, me semble-t-il, puisque vos cottes de mailles sont à ce point humides de sang. D’où cela vient-il ? » Hagene répondit : — « C’est Else qui nous a attaqués cette nuit.

« Il s’est jeté sur nous à cause de la mort de son nautonnier. La main de mon frère a tué Gelpfrât. Else a fui, l’extrême danger l’y obligeait. Cent des siens, quatre des nôtres ont succombé dans le combat. »

Nous ne pouvons indiquer au juste l’endroit où ils s’arrêtèrent. Tous les gens de la campagne apprirent promptement que les fils de la noble Uote se rendaient à la cour. Bientôt après ils furent parfaitement reçus à Passouwe.

L’évêque Pilgerin, l’oncle du noble roi, était très heureux de voir arriver dans le pays ses neveux avec tous leurs hommes. Ils s’aperçurent vite qu’il leur voulait du bien.

Tous leurs amis allèrent les recevoir sur la route. Comme on ne pouvait les traiter tous à Passouwe, ils durent chercher une plaine au delà de l’eau, afin d’y dresser des huttes et des tentes.

Ils s’arrêtèrent en cet endroit un jour et une nuit entière. Comme on prit soin d’eux ! Après cela il leur fallut chevaucher vers le pays de Ruedigêr, qui apprit bientôt la nouvelle de leur venue.

Fatigués du chemin, les cavaliers s’étaient déjà approchés du Hiunen-lant, et ils prenaient du repos, quand ils trouvèrent dans la marche un homme endormi, auquel Hagene de Troneje enleva sa forte épée.

Ce bon chevalier s’appelait Eckewart ; il eut grande peine d’avoir perdu ainsi son arme, au passage de ces héros ; car ceux-ci trouvaient la Marche de Ruedigêr très mal gardée.

— « Hélas ! honte à moi ! s’écria Eckewart, oh ! que le voyage des Burgondes m’afflige ! Depuis que j’ai perdu Siegfrid, toute joie est anéantie pour moi. Hélas ! seigneur Ruedigêr que j’ai mal rempli mon devoir envers toi ! »

Hagene entendant le désespoir de ce noble guerrier, lui rendit son épée et y ajouta six bracelets d’or rouge : — « Reçois-les de bonne affection, ô héros, et sois mon ami. Tu es un guerrier intrépide, puisque tu restes ici seul !

— « Dieu te récompense de tes bracelets, dit Eckewart ! Et pourtant votre voyage chez les Hiunen m’afflige. Vous avez tué Siegfrid et ici l’on vous hait. Soyez bien sur vos gardes, voilà ce que je vous conseille en toute sincérité. »

— « maintenant c’est à Dieu à nous protéger, répondit Hagene ; ces guerriers, les rois et leurs hommes, n’ont qu’un souci, trouver un logement dans ce pays où nous puissions nous reposer cette nuit.

« Nos chevaux sont épuisés par la longueur du chemin et nos vivres sont à bout. Ainsi parla Hagene la bonne épée. Nous n’en trouverons pas facilement. Nous aurions besoin d’un hôte qui nous accordât par générosité le pain pour cette nuit. »

Eckewart prit la parole : — « Je vous indiquerai cet hôte, et en aucun pays vous n’aurez rencontré une maison plus hospitalière que celle-là, si vous voulez voir Ruedigêr, ô héros rapides.

« Il réside le long de la route et c’est le meilleur hôte qui jamais tint maison. Son cœur enfante des vertus comme le doux mois de mai fait éclore les fleurs dans l’herbe. Quand il peut être utile à des héros, son âme en est joyeuse. »

Le roi Gunther dit : — « Voulez-vous êtes mon envoyé près de mon bon ami Ruedigêr et lui demander si, pour l’amour de moi, il veut nous recevoir, moi, mes parents et nos hommes. Et tout temps je reconnaîtrai de mon mieux les obligations que je lui aurai. »

— « Volontiers serai-je votre envoyé, » dit Eckewart, et avec grand plaisir il se mit en route et annonça à Ruedigêr tout ce qu’il avait appris. De longtemps celui-ci n’avait reçu si bonne nouvelle.

On vit un guerrier accourir vers Bechelâren. Ruedigêr le reconnut et dit : — « Voilà sur la route, Eckewart, un des fidèles de Kriemhilt, qui approche en toute hâte. » Il s’imaginait que les ennemis lui avaient causé quelque dommage.

Il s’avança en avant de la porte, où il rencontra le messager. Celui-ci détacha son épée et la déposa près de lui. Il ne cela point longtemps la nouvelle qu’il apportait à l’hôte et à ses amis : il la leur dit aussitôt.

Il parla au margrave : — « Je suis envoyé vers vous par Gunther, mon seigneur, du pays des Burgondes, par son frère Gîselher et aussi par Gêrnôt. Chacun de ces héros vous offre ses services.

« Hagene et Volkêr agissent de même avec zèle et dévoûment. Et je vous dirai plus : le maréchal du roi vous fait savoir par moi que ces bons compagnons ont bien besoin de vos logements. »

D’humeur souriante Ruedigêr répondit : — « Je suis heureux d’apprendre que ces nobles rois ont besoin de mes services, qui certes ne leur seront pas refusés. S’ils viennent chez moi, vraiment j’en serai fier. »

— « Dancwart le maréchal vous fait savoir qui vous recevrez avec lui, chez vous. Il y aura soixante chefs rapides et mille bons chevaliers avec neuf mille serviteurs. » Ruedigêr avait l’âme joyeuse.

— « Recevoir de pareils hôtes est un bonheur pour moi. Je me félicite d’avoir en ma demeure ces illustres seigneurs, à qui j’ai bien rarement rendu quelque service. Je m’avancerai à leur rencontre avec mes parents et mes hommes. »

Chevaliers et varlets se précipitèrent vers leurs chevaux. Tout ce que leur maître leur commandait leur paraissait bon. C’est pourquoi ils se préparaient d’autant plus volontiers à obliger les étrangers. Dame Gœtelint, assise dans ses appartements, ne savait rien encore.

XXVII. DE LA RÉCEPTION QUE FIT RUEDIGÊR

Le margrave alla trouver les dames, sa femme et sa fille, et leur dit aussitôt l’heureuse nouvelle qu’il avait apprise que les frères de leur reine allaient arriver en sa demeure.

— « Mon épouse bien aimée, dit Ruedigêr, vous recevrez gracieusement les nobles rois avec leur suite, quand ils arriveront dans la cour. Vous saluerez aussi avec affabilité Hagene, l’homme de Gunther.

« Un guerrier l’accompagne, qui se nomme Dancwart, et un autre qui s’appelle Volkêr, doué de grands talents.

Vous et ma fille les embrasserez tous les six et vous les entourerez de prévenances courtoises. » Les femmes le promirent ; elles étaient prêtes à le faire.

Elles cherchèrent dans les coffres les habits magnifiques qu’elles voulaient mettre pour aller à la rencontre de ces seigneurs. Grande hâte fut faite par maintes belles dames.

On ne voyait guère aux femmes de couleurs empruntées. Elles portaient sur leur tête de brillants diadèmes d’or, qui formaient de riches coiffures, afin que le vent ne dérangeât pas leurs beaux cheveux. Elles étaient éblouissantes de beauté.

Laissons là les femmes très occupées de ces soins. Les amis de Ruedigêr firent grande diligence dans la plaine pour aller trouver les princes ; ceux-ci furent bien reçus dans le pays du margrave.

Quand le margrave les vit approcher, joyeux il parla à ses hôtes chéris : — « Que vous et vos hommes soient les bienvenus, seigneurs ! C’est avec grand bonheur que je vous vois ici en ma terre. »

Les princes s’inclinèrent avec confiance, sans nulle haine. Il montrait bien à quel point il leur était dévoué ; il salua particulièrement Hagene, qu’il avait connu jadis. Il en fit autant à Volkêr, du pays burgonde.

Il reçut aussi Dancwart, mais ce brave guerrier prit la parole : — « Puisque vous voulez bien nous accueillir, qui donc prendra soin de nos gens que nous avons amenés avec nous ? » Le margrave répondit : — « Reposez en paix cette nuit.

« On veillera bien sur tout ce que vous avez apporté avec vous en ce pays, chevaux, argent et habillements. J’établirai si bonne garde, que rien ne sera perdu, rien, pas même pour la valeur d’un demi-éperon.

« Vous, varlets, dressez les tentes dans la plaine, je suis garant de tout ce que vous perdrez ici. Enlevez les brides ; laissez les chevaux en liberté. » Peu d’hôtes les avaient aussi bien reçus.

Les étrangers s’en réjouirent. Quand tout fut bien disposé, les chefs partirent de là. Tous les serviteurs se couchèrent sur l’herbe, où ils goûtèrent un bon repos. Je crois que durant leur voyage ils ne s’étaient jamais trouvés si bien.

La noble margrave s’était avancée devant le Burg avec sa fille charmante. Autour d’elle se tenaient des femmes très aimables et maintes jolies vierges. Elles portaient des vêtements magnifiques et beaucoup de joyaux.

Les nobles pierreries de leurs riches costumes jetaient au loin leur éclat ; elles étaient très bien mises. Voici venir les étrangers, qui aussitôt mirent pied à terre. Ah ! quelles façons courtoises déployèrent les Burgondes.

Soixante-trois vierges et maintes autres dames, dont le corps était fait à souhait, s’avancèrent au devant d’eux avec un grand nombre d’hommes vaillants. Que de gracieux saluts furent faits à ces nobles femmes !

La margrave baisa les trois rois et ainsi fit sa fille. Hagene se tenait à côté d’eux. Ruedigêr dit à sa fille d’embrasser le guerrier. Elle le regarda et le trouva si effrayant, qu’elle eût désiré s’en abstenir.

Mais elle dut accomplir ce que son père commandait. Elle changeait de couleur et devenait tour à tour à la fois rouge et pâle. Elle baisa aussi Dancwart, puis le joueur de viole. Cet honneur lui était fait à cause de la force de son bras.

La jeune margrave prit par la main le jeune Gîselher du pays des Burgondes. Ainsi fit sa mère pour Gunther, l’homme hardi. Elles amenèrent les héros avec grande joie.

L’hôte, marchant à côté de Gêrnôt, s’avança vers une très grande salle. Là, tous, dames et chevaliers, s’assirent. On fit verser aux étrangers le meilleur vin. Jamais héros ne furent aussi bien traités.

Chacun fixait des regards ravis sur la fille de Ruedigêr. Elle était si bien mise ! Maint bon chevalier lui déclara son amour en pensée, et certes elle le méritait, car son âme était élevée et pure.

Mais ce qu’ils espéraient ne pouvait se réaliser. On voyait de toutes parts dames et demoiselles ; il y en avait un grand nombre. Le noble ménestrel portait un cœur dévoué à Ruedigêr.

On se sépara alors suivant la coutume. Dames et chevaliers allèrent d’un côté différent. On dressa les tables dans la vaste salle, puis on servit magnifiquement les étrangers inconnus.

Par affection pour ses hôtes, la noble margrave se rendit à table. Elle laissa sa fille près des enfants, où il lui seyait de rester. Vraiment les étrangers regrettèrent de ne pas la voir.

Quand ils eurent suffisamment bu et mangé, on introduisit de nouveau les belles dans la salle. Les mots plaisants ne furent pas épargnés. Volkêr parla beaucoup ; c’était un guerrier brave et habile.

Le vaillant joueur de viole dit à haute voix : « — Ô très puissant margrave, Dieu en a agi miséricordieusement avec vous ; car il vous a donné une femme véritablement belle et une vie bien heureuse.

« Si j’étais prince, ajouta ce guerrier, et si je portais la couronne, je voudrais obtenir votre charmante fille ; voilà ce que mon cœur souhaiterait. Elle est ravissante à voir et avec cela noble et bonne. »

Le margrave répondit : — « Comment se pourrait-il que jamais roi recherchât ma fille bien-aimée ? Nous sommes exilés tous deux, ma femme et moi, et n’ayons rien à donner. À quoi peut servir sa beauté ? »

Gêrnôt répliqua, cet homme aux façons gracieuses : — « Si j’avais à choisir une amie à mon gré, certes je serais toujours heureux d’avoir pareille épouse. » Alors Hagene parla très courtoisement :

— « Mon seigneur Gîlselher doit songer déjà à prendre femme, et la jeune margrave est de si haute lignée, que moi et tous ses hommes la servirions volontiers. Il faut qu’elle vienne chez les Burgondes, la couronne en tête. »

Ce discours plut fort à Ruedigêr et aussi à Gœtelint ; elle s’en réjouissait dans l’âme. Bientôt après les guerriers firent en sorte que le noble Gîselher la prit pour femme, car elle convenait bien à un roi.

Qui peut résister à ce qui doit s’accomplir ? On pria la jeune fille de se rendre à la cour, et on accorda par serment la vierge charmante au prince. Lui, à son tour, promit d’aimer cette personne digne de toute tendresse.

On assigna à la jeune femme des burgs et des terres. La main du noble roi et du sire Gêrnôt le confirma par serment. Voilà ce qui fut fait. Le margrave prit la parole : — Puisque moi je n’ai point de burgs,

« Je vous serai du moins dévoué avec fidélité et constance. Je donne à ma fille de l’or et de l’argent autant que cent bêtes de somme en peuvent porter à grande peine, afin que cela puisse honorablement satisfaire ce héros. »

On les fit se tenir tous deux dans un cercle, suivant la coutume. Maints jeunes hommes d’humeur joyeuse étaient placés en face d’eux. Ils réfléchissaient en eux-mêmes, comme le fait souvent la jeunesse en pareil cas.

Quand on se mit à demander à l’aimable vierge si elle acceptait le guerrier, elle en fut à moitié attristée. Pourtant elle pensait à choisir le beau jeune homme, mais cette question effarouchait sa pudeur, ainsi qu’il arrive à plus d’une vierge.

Son père Ruedigêr lui conseilla de dire oui et qu’elle l’acceptait volontiers. Aussitôt le jeune Gîselher s’avança vers elle et lui prit ses blanches mains. Combien peu elle jouit de sa présence !

Le margrave parla : — « nobles et puissants rois, quand vous retournerez en Burgondie, suivant la coutume, je vous donnerai mon enfant, afin que vous l’emmeniez avec vous. » Ils le promirent.

Grands furent les cris de joie, mais il fallut cependant y mettre fin. On engagea la jeune femme à se retirer en sa chambre et les hôtes à dormir en repos jusqu’au jour. Alors on prépara des vivres. Ruedigêr les traita avec la plus grande bonté.

Quand ils eurent pris leur premier repas, ils voulurent partir vers le Hiunen-lant. — « Certes je m’y opposerai, dit le noble chef, vous resterez encore ici, car rarement j’ai eu chez moi des hôtes qui me fussent aussi chers. »

Dancwart répondit : — « Cela ne peut être. Où prendriez-vous les vivres, le pain et le vin, si vous deviez avoir encore aujourd’hui tant de gens à nourrir ? » Quand Ruedigêr entendit cela il répliqua : — « Laissez là ce discours.

« Non, mes très chers seigneurs, vous ne refuserez pas : je vous donnerai bien les vivres pendant quatorze jours, à vous et à toute la troupe qui vous a accompagnés. Le roi Etzel ne m’a encore rien pris jusqu’à présent. »

Ils eurent beau s’en défendre, il leur fallut rester là jusqu’au quatrième matin. Le généreux margrave fit des choses dont on parla au loin. Il donna à ses hôtes et des chevaux et des vêtements.

Cela ne pouvait durer plus longtemps ; ils devaient partir. Ruedigêr, le vaillant, en ses grandes largesses n’épargnait rien. Quoi qu’on désirât, il l’accordait à chacun. Tous avaient lieu d’être satisfaits.

La noble suite amena devant la porte un grand nombre de chevaux tout sellés. Maints chefs étrangers s’avancèrent, portant le bouclier à la main ; car ils voulaient chevaucher vers le pays d’Etzel.

Le margrave avait offert ses présents avant que les nobles étrangers vinssent dans la salle. Il pouvait vivre largement et avec grand honneur. Il avait accordé sa charmante fille à Gîselher.

Il présenta à Gêrnôt une arme d’excellente qualité, qu’il porta depuis glorieusement dans les combats. La femme du margrave se réjouit de ce don, et pourtant ce fut par cette épée que depuis Ruedigêr perdit la vie.

Il donna à Gunther, ce héros digne de louange une armure de bataille, que le noble et puissant roi pouvait porter avec honneur, quoiqu’il acceptât rarement des dons. Gunther remercia pour ce présent la main du généreux Ruedigêr.

Gœtelint offrit à Hagene, ainsi qu’il lui convenait, ses dons affectueux. Puisque le roi en acceptait, il ne pouvait se rendre, lui, à la fête sans recevoir aussi un tribut de ses mains. Pourtant il le refusa.

— « De tout ce que j’ai jamais vu, dit Hagene, je ne désire rien tant posséder que ce bouclier pendu là à ce mur ; je voudrais bien le porter à mon bras au pays d’Etzel. »

Quand la margrave entendit les paroles de Hagene, elles réveillèrent ses douleurs. Elle se prit à pleurer. Elle pensait avec un intime regret à la mort de Nuodung[35], que Witeg avait tué ; elle ne put retenir ses gémissements.

Elle dit au guerrier : — « Je vous donnerai ce bouclier. Que le Dieu du ciel n’a-t-il permis qu’il vécût encore celui qui le portait à son bras ! Il fut tué dans le combat, je le pleurerai toujours. Hélas ! malheureuse ! je ne puis m’en empêcher. »

La noble margrave se leva de son siège et de ses blanches mains prit le bouclier. La dame le porta à Hagene et il le mit à son bras. Ce don était offert avec honneur au héros.

Une enveloppe de brillantes étoffes voilait son éclat. Jamais le soleil ne fit reluire les nobles pierreries d’un meilleur bouclier. Celui qui eût voulu l’acheter aurait bien dû payer mille marcs.

Hagene ordonna d’emporter le bouclier. Mais voici Dancwart qui se rend à la cour. La fille du margrave lui donna de riches vêtements, qu’il porta chez les Hiunen, l’âme joyeuse.

De tous les présents qu’ils reçurent rien ne serait venu en leurs mains, sans la grande générosité de Ruedigêr, qui les leur offrit si cordialement. Et pourtant ils devinrent ses ennemis au point de le tuer.

Volkêr, le très agile, alla courtoisement se placer devant Gœtelint avec sa viole ; il lui joua ses plus doux accords et chanta son lai. Ce fut ainsi qu’il prit congé, en partant de Bechelâren.

La margrave se fit alors apporter un coffret. Vous pouvez ouïr quels furent ses dons affectueux : elle y prit douze bracelets et les remit aux mains du guerrier. — « Vous les prendrez avec vous au pays d’Etzel,

« Et pour l’amour de moi, vous les porterez à la cour, afin qu’à votre retour, on puisse me dire comment vous m’avez servie à la fête. » Il accomplit depuis tout ce que la dame avait désiré.

Le seigneur dit aux étrangers : — « Afin que vous cheminiez plus agréablement, je vous conduirai moi-même, et je vous ferai respecter de telle sorte, que personne ne puisse vous molester en chemin. » Les bêtes de somme furent chargées en toute hâte.

Ruedigêr était prêt avec cinq cents hommes, des chevaux et des vêtements qu’il emmenait gaîment avec lui à la fête. Aucun d’eux ne revint vivant à Bechelâren.

Le seigneur en partant embrassa tendrement son amie ; ainsi fit aussi Gîselher, comme le lui conseillait sa vertu. Ils baisaient leurs belles femmes, les tenant dans leurs bras. Depuis lors les yeux de maintes jeunes dames versèrent des larmes.

Partout les fenêtres s’ouvrirent. Ruedigêr avec ses hommes allait monter à cheval. Leur cœur leur prédisait d’affreux malheurs. Maintes femmes pleuraient et aussi maintes vierges.

Elles avaient grand regret de leurs amis bien-aimés, que depuis elles ne revirent plus jamais à Bechelâren. Et pourtant ils chevauchaient joyeusement sur le sable, descendant la Tuonouwe vers le Hiunen-lant.

Le très vaillant chevalier, le noble Ruedigêr, parla aux Burgondes : — « Annonçons, sans plus tarder, la nouvelle que nous approchons de la terre des Hiunen. Jamais Etzel n’aura appris rien d’aussi agréable. »

Le messager chevaucha rapidement descendant à travers l’Osteriche. Il annonçait partout aux gens que les héros de Worms d’outre-Rhin arrivaient. Rien ne pouvait être plus agréable aux fidèles du roi.

Les messagers apportaient donc en toute hâte la nouvelle que les Nibelungen se rendaient chez les Hiunen. — « Tu les recevras bien, Kriemhilt, ma femme, dit Etzel ; ils viennent à ton grand honneur, tes frères bien aimés. »

Dame Kriemhilt se tenait à une fenêtre. Elle attendait ses parents ; ainsi fait un ami pour ses amis. Elle vit venir maint homme de sa patrie. Le roi, également instruit de leur venue, en souriait de joie.

« Quel bonheur ! quel plaisir pour moi, dit Kriemhilt, mes parents apportent avec eux maints boucliers neufs et des hauberts éblouissants. Que celui qui veut prendre mon or pense à mes affections, et je lui serai toujours attachée.

« Quoi qu’il en puisse arriver après, je ferai en sorte que ma vengeance frappe en cette fête l’homme cruel qui m’a enlevé mes joies. Maintenant j’en aurai satisfaction. »

XXVIII COMMENT KRIEMHILT REÇUT HAGENE.

Quand les Burgondes arrivèrent dans le pays, le vieil Hildebrant, de Vérone, l’apprit et il dit à son maître qu’il en avait souci. Il le pria de bien recevoir les chevaliers adroits et vaillants.

Wolfhart l’agile fit amener les chevaux. Maints forts guerriers chevauchèrent avec Dietrîch dans la plaine, où ils voulaient saluer les étrangers. On avait dressé en cet endroit mainte belle tente.

Quand Hagene les vît s’avancer de loin, il dit très courtoisement à ses maîtres : — « Maintenant, guerriers rapides, descendez de vos coursiers, et allez à la rencontre de ceux qui veulent vous recevoir.

« Voici venir une troupe qui m’est bien connue. Ce sont les guerriers très agiles de l’Amelungen-lant. L’homme de Vérone les conduit ; ils portent l’âme très haute : ne dédaignez nul des hommages qu’on vous rendra. »

Descendus de cheval, maints chevaliers et varlets se tenaient à côté de Dietrîch, et c’était à bon droit. Ils s’avancèrent vers les étrangers jusqu’au lieu où ces héros s’étaient arrêtés, et saluèrent avec affabilité ceux du pays burgonde.

Vous désirez sans doute ouïr ce que le chef dit aux fils d’Uote, quand il les vit ainsi venir à sa rencontre. Ce voyage l’affligeait, et il s’imaginait que Ruedigêr le savait et le leur avait dit.

— « Soyez les bienvenus, seigneurs Gunther et Gîselher, Gêrnôt et Hagene, et vous aussi Volkêr et Dancwart le rapide. Ne savez-vous pas que Kriemhilt pleure encore toujours le héros du Nibelungen-lant ? »

— « Elle peut pleurer longtemps, dit alors Hagene, il y a mainte année qu’il est tombé frappé à mort. Elle doit chérir maintenant le roi des Hiunen. Siegfrid ne reviendra plus ; il y a longtemps qu’il est mis en terre. »

— « Laissons là maintenant les blessures de Siegfrid. Aussi longtemps que dame Kriemhilt vivra, de grands malheurs sont à craindre. » Ainsi parla Dietrîch, le seigneur de Vérone. « C’est pourquoi prenez garde à vous, soutien des Nibelungen. »

— « Comment me garderais-je ? dit le noble roi. Etzel nous a expédié des messagers, qu’aurais-je pu demander de plus, afin que nous chevauchions vers son pays. Et ma sœur Kriemhilt m’a aussi envoyé ses invitations. »

— « Je vous donnerai un conseil, dit Hagene : priez le seigneur Dietrîch et ses bons chevaliers de vous mieux expliquer quelles sont les intentions de dame Kriemhilt. »

Ils se mirent à parler entre eux, les trois puissants rois, Gunther, Gêrnôt et le sire Dietrîch : — « Maintenant, dites-nous, noble et bon chevalier de Vérone, comment vous avez connu les dispositions de la reine ? »

Le seigneur de Vérone parla : — « Que vous dirai-je ? J’entends chaque matin la femme d’Etzel pleurer, les sens perdus, et se plaindre au Dieu du ciel de la mort du fort Siegfrid. »

— « Maintenant nous ne pouvons éviter les dangers dont vous nous parlez, dit l’homme hardi ; Volkêr, le joueur de viole et moi nous irons à la cour, et nous verrons bien ce qui peut nous arriver chez les Hiunen, à nous, guerriers agiles. »

Les intrépides Burgondes chevauchèrent vers la cour. Ils s’avancèrent magnifiquement, suivant la coutume de leur pays. Maint brave guerrier parmi les Hiunen admirait la prestance et l’armure d’Hagene de Troneje.

Comme on faisait le récit — il circulait partout — qu’il avait tué Siegfrid du Nîderlant, le plus fort de tous les hommes, l’époux de Kriemhilt, on s’interrogeait beaucoup touchant Hagene.

Ce héros était bien fait, cela est certain, il était large d’épaules ; ses cheveux étaient mêlés d’une teinte grise ; ses jambes étaient longues, son visage effrayant, sa démarche imposante.

On installa les chefs burgondes dans leurs logements. La suite de Gunther fut éloignée d’eux : c’était un conseil de la reine, qui lui portait une violente haine. Il en résulta que plus tard on égorgea les serviteurs dans leur logis.

Dancwart, le frère de Hagene, était maréchal. Le roi lui recommanda instamment sa suite, afin qu’il en prit soin et qu’il lui donnât à profusion ce dont elle avait besoin. Le héros des Burgondes leur portait à tous un cœur dévoué.

Kriemhilt, la belle, alla, suivie de ses compagnes, recevoir les Nibelungen avec une âme fausse. Elle baisa Gîselher et le prit par la main. Voyant cela, Hagene de Troneje attacha plus fortement son casque.

— « Après de semblables salutations, dit Hagene, de rapides guerriers peuvent bien prendre souci : on salue différemment le roi et ses hommes-liges. Nous n’avons pas fait un heureux voyage, en nous rendant à cette fête. » — Elle dit : — « Soyez le bienvenu pour ceux qui vous voient volontiers. Moi je ne vous salue pas pour l’amitié que vous me portez. Dites-moi, que m’apportes-vous de Worms d’outre-Rhin, pour que vous soyez tellement le bienvenu pour moi ?

— « Que signifient ces paroles ? répondit Hagene ; est-ce que les guerriers doivent maintenant vous apporter des présents ? Je vous savais très riche, si j’ai bien compris ce qu’on m’a dit, et c’est pourquoi je n’ai pas apporté avec moi en ce pays de présents pour vous. »

— « Eh bien, maintenant vous m’en direz davantage. Le Trésor des Nibelungen, qu’en avez-vous fait ? Il m’appartenait, vous le savez très bien. Voilà ce que vous auriez dû m’apporter, ici, au pays d’Etzel. »

— « En vérité, madame Kriemhilt, il y a bien des jours que je n’ai visité le trésor des Nibelungen. Mes maîtres m’ordonnèrent de le couler dans le Rhin, et là il doit rester jusqu’aux derniers jours. »

La reine reprit : — « Je l’avais bien pensé ! Vous ne m’avez rien apporté en ce royaume, de tous ces biens qui étaient à moi et dont je disposais. Et à cause de cela, j’ai eu grande affliction et mainte sombre journée. »

— « Je vous apporte le diable, dit Hagene. Je suis assez chargé de mon bouclier, de ma cotte de mailles, de mon heaume brillant et de mon épée en ma main ; voilà pourquoi je ne vous apporte rien. »

— « Je ne parle pas de la sorte parce que je désire plus d’or. J’en ai tant à donner que je puis me passer de vos dons. Un meurtre et deux vols, commis à mes dépens, voilà ce dont moi, infortunée, je voudrais recevoir satisfaction. »

Alors la reine s’adressa à tous les guerriers : — « On ne portera aucune arme dans la salle. Vous, héros, vous me les remettrez. Je les ferai bien garder. » — « Par ma foi, dit Hagene, il n’en sera point ainsi.

« Non, douce fille de roi, je ne désire point cet honneur, que vous portiez au logis mon bouclier et les autres pièces de mon armure. Aussi vrai que vous êtes une reine, mon père ne m’apprit pas cela. Je veux être mon propre camérier ! »

— « Hélas ! ô douleur ! dit dame Kriemhilt, pourquoi mon frère et Hagene ne veulent-ils pas donner à garder leurs boucliers ? Ils sont prévenus. Si je savais qui l’a fait, je le vouerais à la mort. »

À ces mots, le seigneur Dietrîch répondit avec colère : — « C’est moi qui ai averti ces riches et nobles princes et l’audacieux Hagene, le guerrier burgonde. Mais, femme de l’enfer, vous ne m’en ferez pas porter la peine. »

La femme d’Etzel fut saisie de confusion. Elle craignait grandement Dietrîch. Elle le quitta aussitôt sans dire un mot ; mais elle lança sur ses ennemis des regards furieux.

En ce moment, deux guerriers se prirent par la main. L’un était le seigneur Dietrîch et l’autre Hagene. Le héros très magnanime parla courtoisement : — « Votre arrivée chez les Hiunen m’afflige véritablement,

« Parce que la reine vous a parlé de la sorte. » Hagene de Troneje répondit : — « Nous aviserons à tout cela. » Ils s’avancèrent chevauchant côte à côte, ces deux hommes vaillants. Ce que voyant, le roi Etzel se prit à interroger :

« Je voudrais bien savoir, dit le roi très puissant, quel est le chef que le sire Dietrîch a reçu là si amicalement. Il porte le cœur haut : quel que soit son père, il est certes un bon guerrier ! »

Un des fidèles de Kriemhilt répondit au roi : — « Il est né à Troneje. Son père se nomme Âldriân. Quelque gracieusement qu’il se comporte, c’est un homme terrible. Je vous ferai bientôt remarquer, que je ne vous ai pas menti. »

— « Comment connaitrais-je qu’il est si terrible ? » dit le roi : il ignorait encore tous les pièges cruels dans lesquels la reine entraîna depuis ses parents, au point qu’elle n’en laissa pas un s’en retourner de chez les Hiunen.

« Je connais bien Âldriân, car il fut mon homme-lige.

Il s’acquit ici, près de moi, gloire et grand honneur. Je le fis chevalier et lui donnai mon or. Comme il m’était fidèle, je lui devais être attaché ;

» C’est pourquoi je connais tout ce qui regarde Hagene. Deux beaux enfants étaient en otages chez moi, lui et Walter d’Espagne. Ici ils devinrent hommes. Je renvoyai Hagene en sa patrie. Walter s’enfuit avec Heltegunt. »

Il se remémorait ainsi des faits qui s’étaient passés autrefois. Il revoyait son ami de Troneje, qui dans sa jeunesse lui avait rendu de grands services. Bientôt, en sa vieillesse, Hagene lui tua maint ami très chéri.

XXIX. COMMENT HAGENE NE SE LEVA PAS DEVANT ELLE

Les deux héros dignes de louange se quittèrent, Hagene de Troneje et le seigneur Dietrîch. L’homme-lige du roi Gunther regarda par dessus son épaule pour chercher un compagnon de guerre, qu’il trouva aussitôt.

Il vit, se tenant près de Gîselher, Volkêr le beau joueur de viole. Il le pria de l’accompagner ; car il connaissait bien son humeur belliqueuse. Volkêr était de tout point un chevalier bon et vaillant.

Ils laissèrent les chefs à la cour. On les vit partir seuls, à eux deux, traverser la cour et se diriger à quelque distance de là vers un vaste palais. Les guerriers d’élite ne craignaient l’inimitié de personne.

Ils s’assirent devant cette demeure, sur un banc, en face d’une salle où se tenait Kriemhilt. Leurs magnifiques armures répandaient leur éclat autour de leur personne. Beaucoup de ceux qui les voyaient, auraient voulu les connaître.

Les Hiunen considéraient avec stupéfaction les audacieux héros, comme on considère des bêtes fauves. La femme d’Etzel les regarda par la fenêtre. L’âme de la belle Kriemhilt fut affligée à leur vue.

Cela la faisait penser à ses souffrances ; elle se prit à pleurer. Les hommes d’Etzel s’étonnaient de ce qui pouvait ainsi assombrir son cœur. Elle dit : — « Hagene en est la cause, héros vaillants et bons. »

Ils répondirent à la dame : — « Comment cela s’est-il fait ? car naguère encore nous vous avons vue joyeuse. Quelque brave que soit celui qui vous a affligée, dites-nous de vous venger, et il lui en coûtera la vie. »

— « À celui qui vengera mon offense, toujours je serai obligée. Je suis prête à lui accorder tout ce qu’il désirera.

« Je vous en prie à genoux, ajouta la femme du roi, vengez-moi de Hagene, et qu’il perde la vie ! »

Aussitôt soixante hommes hardis ceignirent l’épée. Pour l’amour de Kriemhilt, ils voulaient aller trouver Hagene et tuer ce guerrier très vaillant, ainsi que le joueur de viole. Ils se consultèrent à cet effet.

La reine, voyant la troupe si peu nombreuse, dit aux guerriers d’une humeur irritée : — « Quittez la résolution que vous avez prise. Jamais vous ne pourrez lutter en si petit nombre contre le terrible Hagene.

« Mais quelque vaillant et quelque fort que soit Hagene de Troneje, celui qui est assis près de lui, Volkêr le joueur de viole est encore beaucoup plus fort. C’est un homme terrible. Non, vous ne devez pas attaquer si légèrement ces héros. »

Quand ils entendirent cela, un plus grand nombre d’entre eux, quatre cents s’armèrent. La superbe reine se réjouissait à l’idée du mal qu’elle allait infliger à ses ennemis. Il en résulta maints soucis aux guerriers.

Quand elle vit sa troupe bien armée, la reine parla aux héros rapides : — « Maintenant, attendez encore. Demeurez ici en paix. Je m’avancerai portant la couronne vers mes ennemis.

« Je reprocherai à Hagene de Troneje, l’homme de Gunther, le mal qu’il m’a fait. Je le connais si outrecuidant qu’il ne me le déniera pas. Mais aussi le mal qui lui en arrivera, ne m’affligera guère. »

Le joueur de viole, cet homme prodigieusement brave, voyant la noble reine descendre les degrés pour sortir du palais, s’adressa à son compagnon d’armes :

« Voyez, ami Hagene, comme elle s’avance superbe, celle qui nous a invités traîtreusement en ce pays. Jamais je ne vis avec femme de roi marcher tant d’hommes portant l’épée à la main et armés en guerre.

« Savez-vous, ami Hagene, s’ils ont de la haine contre vous ? S’il en est ainsi » je vous conseille de bien veiller à votre vie et à votre honneur. Oui, cela me paraît sage, car si je ne m’abuse, ils ont le cœur irrité,

« Et tous sont larges d’épaules. Il est temps pour celui qui veut se défendre ! Je crois qu’ils portent leurs brillantes cottes de mailles, mais personne ne m’a dit à qui ils en veulent. »

Hagene, l’homme hardi, répondit, l’âme ulcérée : — « Je sais bien que c’est pour m’attaquer qu’ils ont pris en main leurs armes brillantes ; mais je puis encore leur échapper et retourner au pays des Burgondes.

« Maintenant, dites-moi, ami Volkêr, consentez-vous à me secourir, si les hommes de Kriemhilt veulent m’attaquer ? Au nom de l’amitié que vous me portez, répondez ; moi désormais je vous serai toujours fidèlement dévoué. »

— « Certes, je vous viendrai en aide, dit le joueur de viole. Et quand je verrais marcher contre nous le roi avec tous ses hommes, tant que je vivrai, je ne reculerai pas d’un pied de vos côtés, par crainte. »

— « Maintenant, très noble Volkêr, je rends grâces au Dieu du ciel. Quand ils m’attaqueraient, quel autre secours dois-je désirer ? Puisque vous voulez me venir en aide, ainsi que je l’apprends, l’affaire deviendra très périlleuse pour ces guerriers. »

— « Levons-nous de notre siège, ajouta le joueur de viole. Elle est reine. Si elle passe devant nous, rendons-lui honneur, c’est une femme noble. Et ainsi on prisera davantage nos personnes. »

— « Non, pour l’amour de moi, dit Hagene. Ils pourraient croire, ces hommes, que j’agis par crainte et que je veux m’en aller. Jamais, pour aucun d’entre eux, je ne me lèverai de mon siège.

« Certes, il nous convient de laisser là cette courtoisie. Pourquoi ferais-je honneur à qui me porte de la haine ? Jamais je ne le ferai, tant que la vie me restera. Et d’ailleurs je m’inquiète peu de l’inimitié de la femme du roi Etzel. »

L’arrogant Hagene posa sur ses genoux une épée très brillante ; sur le pommeau se détachait un jaspe éclatant, plus vert que l’herbe. Kriemhilt reconnut bien que c’était celle de Siegfrid.

En reconnaissant l’épée, toute sa douleur la reprit. La poignée était d’or, le fourreau fait d’un galon rouge. Cela lui rappela ses malheurs ; elle se mit à pleurer. Je pense que Hagene le hardi avait agi ainsi à dessein.

Volkêr le rapide plaça près de lui sur le banc un archet puissant, long et fort, tout semblable à un glaive large et acéré. Les deux chefs superbes étaient là assis sans nulle peur.

Ces deux hommes audacieux étaient si altiers, qu’ils ne voulurent point se lever de leur siège par crainte de qui que ce fût. La noble reine passa devant eux et leur fit un salut plein de haine.

Elle parla : « Maintenant, sire Hagene, qui vous a envoyé quérir, que vous ayez osé chevaucher en ce pays, vous, qui savez bien tout le mal que vous m’avez fait ? Avec un peu de bon sens, vous eussiez bien pu renoncer à ce voyage. »

— « Personne ne m’a envoyé quérir, répondit Hagene, mais on a invité en ce pays trois chefs, qui sont mes maîtres. Je suis leur homme-lige, et en de semblables voyages de cour, je suis rarement resté en arrière, »

Elle reprit : — « Mais dites-moi plus : pourquoi avez-vous agi de façon à toujours provoquer ma haine ? Vous avez tué Siegfrid, mon époux bien-aimé, dont je déplorerai de plus en plus la mort jusqu’à ma fin. »

Il dit : — « En voilà assez, n’en dites pas davantage. Oui, je suis ce Hagene, qui a tué Siegfrid, le héros au bras puissant. Ah ! comme il a payé cher les paroles injurieuses que dame Kriemhilt a adressées à la belle Brunhilt !

« Oui, sans mentir, cela est ainsi, puissante reine ; c’est moi qui suis la cause de tous vos maux. Maintenant en tire vengeance qui veut, homme ou femme. Je ne veux pas le nier, je vous ai fait grand dommage. »

Elle reprit : — « Vous l’entendez, guerriers, il ne désavoue pas tous les maux qu’il m’a causés. Maintenant, hommes d’Etzel, je ne m’inquiète plus de ce qui pourra en résulter pour lui. » Ces guerriers audacieux commencèrent de s’entre-regarder.

Quiconque eût commencé le combat, il eût certes dû en céder l’honneur aux deux compagnons, car maintes fois ils avaient vaincu dans les batailles. Par crainte, les Hiunen abandonnèrent le projet qu’ils avaient formé.

L’un d’eux prit la parole : — « Pourquoi me regardez-vous ? Je renonce à accomplir ce que j’ai promis, car, pour les dons de personne, je ne veux perdre la vie. Oui, la femme du roi Etzel veut nous conduire à mal ! »

Un autre parla à son tour : — « J’ai même sentiment. Quand on me donnerait des tours entières de bon or rouge, je ne voudrais pas combattre ce joueur de viole, à cause des terribles regards que je lui ai vu jeter.

« Je connais aussi Hagene depuis sa jeunesse et je crois facilement tout ce qu’on peut dire de lui. Je l’ai vu dans vingt-deux combats, et par son fait, que de femmes ont eu le cœur brisé !

« Lui et le héros d’Espagne ont accompli bien des exploits, pendant que, près d’Etzel, ils combattaient en maintes batailles, en l’honneur du roi. Cela est arrivé souvent, et pour ce motif, on ne peut contester la gloire de Hagene.

« Alors le guerrier était encore adolescent. Les jeunes gens de ce temps-là, comme ils ont grisonné maintenant ! Il est dans toute la force de son esprit, et c’est un homme terrible. Il porte Balmung, qu’il acquit déloyalement. »

Là-dessus on se sépara sans combattre : ce fut un grand crève-cœur pour la reine. Les Hiunen se retirèrent, car ils craignaient de recevoir la mort de la main du ménestrel, et certes ils eussent été en grand péril !

Le joueur de viole parla : — « Nous avons bien vu maintenant que nous rencontrons ici des ennemis, comme nous l’avons entendu dire. Allons rejoindre le roi à la cour, et personne alors n’osera attaquer nos maîtres.

« Souvent les hommes renoncent par crainte à leurs projets, quand l’ami se tient fidèlement à côté de son ami, et s’il a du bon sens, il n’agira jamais autrement. Un sens droit empêcherait la perte de bien des hommes. »

— « Je vous suivrai, » dit Hagene. Ils allèrent trouver les guerriers richement vêtus, qui se préparaient pour la réception à la cour. Volkêr le hardi se mit à parler à très haute voix

À ses maîtres : — « Combien de temps demeurerez-vous ici à vous laisser presser par la foule ? Rendez-vous à la cour, et apprenez du roi quelles sont ses dispositions. » On vit se rassembler ces héros braves et bons.

Le prince de Vérone prit par la main Gunther le très puissant, du pays des Burgondes. Irnfrit prit Gêrnôt, l’homme très hardi, et l’on vit Ruedigêr s’avancer vers la cour avec Gîselher. »

Mais, de quelque façon qu’on se réunit pour se rendre à la cour, Volkêr et Hagene ne se séparèrent point jusqu’à la fin de leurs jours, excepté dans un seul combat. Et à ce sujet, de nobles femmes pleurèrent bien amèrement.

On vit s’avancer vers la cour, avec les rois, leur illustre suite, mille hommes hardis et soixante chefs qui les avaient accompagnés et que Hagene avait choisis en son pays.

Hâwart et Irinc, deux hommes d’élite, marchaient de compagnie à côté des rois. Puis, Dancwart et Wolfhart, une épée glorieuse, qui tous deux excellaient en vertus avant tous les autres.

Au moment où le puissant souverain du Rhin entra dans le palais, Etzel ne demeura point assis. Il se leva de son siège quand il les vit venir. Jamais roi ne fit un aussi brillant accueil :

« Soyez les bienvenus, seigneur Gunther, et vous, seigneur Gêrnôt et Gîselher, votre frère. Je vous fis offrir mes services avec affection et loyauté à Worms sur le Rhin. Que toute votre suite soit également la bienvenue parmi nous.

« Et vous aussi vaillants guerriers, Volkêr le très brave et Hagene, soyez les bienvenus en ces pays, pour moi et pour ma femme. Elle vous a envoyé maints messagers sur le Rhin. »

Hagene de Troneje répondit : — « Oui, je l’appris. Et si je n’étais pas venu chez les Hiunen à la suite de mes maîtres, j’aurais chevauché de moi-même vers ce pays pour vous faire honneur. » Le noble roi prit alors ses chers hôtes par la main.

Il les mena jusqu’au siège où il était assis auparavant. On versa aux étrangers, avec empressement, dans de larges coupes d’or, de l’hydromel, du môraz[36] et du vin ; et il souhaita très cordialement la bienvenue aux étrangers.

Le roi Etzel parla : — « Oui, je puis vous l’affirmer, rien ne pouvait m’être plus agréable en ce monde, ô héros, que votre venue. La reine est ainsi délivrée d’une grande tristesse.

« Je me demandais toujours avec surprise ce que j’avais pu vous faire, moi, qui avais reçu tant de nobles hôtes, pour que vous ne consentissiez pas à venir en ce pays. C’est pour moi un bien grand bonheur de vous avoir vus. »

Ruedigêr répondit, ce chevalier au noble cœur : — « Vous pouvez en effet les recevoir avec plaisir. Leur loyauté est grande. Les parents de ma souveraine ont voulu vous faire honneur, car ils ont amené chez vous maint illustre guerrier. »

Les chefs s’étaient rendus à la cour du puissant Etzel, le soir du solstice d’été. Rarement on a ouï parler d’une réception aussi magnifique que celle de ces héros. Le temps du banquet étant venu, le roi se rendit à table avec eux.

Jamais hôte ne siégea plus magnifiquement à côté de ses convives. On leur servit avec profusion à boire et à manger ; on était prêt à leur donner tout ce qu’ils désiraient. Tant de merveilles avaient été racontées de ces héros !

Etzel, le riche, avait appliqué à une construction ses soins, son argent et un immense travail. Il avait fait élever dans un vaste burg un palais, des tours, des appartements sans nombre

Et une salle royale, longue, haute et large, parce que tant de guerriers le venaient visiter en tout temps. Sans le reste de la suite, douze nobles et puissants rois étaient près de lui. Et toujours il avait à ses côtés plus de guerriers estimés.

Qu’aucun souverain ne s’en attacha jamais, d’après ce que j’ai appris. Entouré de ses parents et de ses hommes-liges, il vivait en une haute félicité ; ce bon prince avait l’âme réjouie du bruit des passes-d’armes auxquelles se livraient les chevaliers agiles.

XXX. COMMENT HAGENE ET VOLKÊR FIRENT LA GARDE

Le jour était à sa fin et la nuit approchait. Les guerriers, fatigués du chemin, s’inquiétaient de savoir où ils trouveraient une couche, et quand ils se reposeraient. Hagene s’en occupa et bientôt ils l’apprirent.

Gunther parla au roi : — « Que Dieu vous accorde une vie heureuse. Nous voulons aller dormir ; donnez-nous congé, et si vous l’ordonnez, nous viendrons demain de bonne heure. » Le roi se sépara joyeux de ses hôtes.

On vit alors les étrangers pressés de tout côté. Volkêr, le très hardi, parla aux Hiunen : « Comment osez-vous ainsi marcher devant les pieds de ces chefs ? Si vous ne voulez vous en abstenir il vous en arrivera malheur.

« J’assénerai sur l’un de vous un tel coup d’archet, que s’il a un ami fidèle, celui-là le pleurera. Pourquoi ne reculez-vous pas devant nos chefs ? Vous devriez pourtant le faire, me paraît-il. On nous nomme tous des guerriers, mais nous ne sommes pas d’égal courage ! »

Tandis que le joueur de viole parlait ainsi avec colère, Hagene le très vaillant regarda derrière lui et dit : « Le valeureux ménestrel vous donne un bon conseil, héros de Kriemhilt, allez, retournez en vos logis.

« Je doute qu’aucun de vous exécute le projet que vous avez formé. Mais si vous voulez commencer, attendez jusqu’à demain au matin. Nous sommes étrangers, laissez-nous donc reposer cette nuit. Oui, je crois que jamais chevaliers ne l’auront fait aussi volontiers. »

On amena les étrangers dans une vaste salle, où l’on avait préparé pour tous les guerriers des lits très riches, larges et longs. Dame Kriemhilt méditait contre eux les plus funestes attentats.

On y voyait de superbes couvertures en étoffes éclatantes d’Aras et maints rideaux de lit en soie d’Arabie la plus belle qu’on pût voir, ornés de galons du plus brillant éclat.

Ces lits étaient garnis de fourrures d’hermine et de zibeline noire, qui devaient les couvrir durant le repos de la nuit, jusqu’au jour brillant. Jamais un roi ne fut si magnifiquement couché avec sa suite.

— « Malheur à notre logis de cette nuit, dit Gîselher, l’enfant ; malheur à nos amis qui nous ont accompagnés ! Quoique ma sœur nous ait invités si gracieusement, je crains qu’à cause d’elle nous ne soyons tous tués ! »

— « Quittez ces soucis, dit Hagene, la forte épée, je veux cette nuit faire moi-même la garde. Je pense que je saurai bien vous protéger jusqu’à ce que vienne le jour.

« Ainsi, soyez sans crainte. Après, chacun s’en tirera comme il pourra. »

Tous s’inclinèrent à ce discours et le remercièrent. Puis ils se dirigèrent vers leurs couches. Ces beaux guerriers ne tardèrent pas longtemps à s’étendre pour se reposer. Hagene, le héros intrépide, commença de s’armer.

Le joueur de viole, Volkêr, la bonne épée, prit la parole : — « Si vous ne vous y opposez pas, Hagene, je veux faire la garde avec vous cette nuit jusqu’à l’aurore de demain. » Le héros remercia très affectueusement Volkêr :

— « Que le Dieu du ciel vous récompense, très cher Volkêr ; en mes plus grands soucis je ne désirerais personne de plus que vous seul, quel que puisse être le danger. Je saurai bien vous en tenir compte, si la mort ne m’en empêche. »

Tous deux se revêtirent de leur brillante armure. Chacun prit son bouclier à la main, et sortant de la salle, ils allèrent se placer devant la porte. Là ils veillèrent sur leurs compagnons, et ils le firent loyalement.

Volkêr, le rapide, détacha de son bras un fort bouclier et le posa contre le mur de la salle, puis y rentra pour prendre son violon. Alors il veilla sur ses amis, comme il convenait à un héros tel que lui.

Il s’assit sur une pierre, sous la porte du palais. Jamais il n’a existé un plus brave joueur de viole. Il tira des cordes de son instrument des sons si doux, que les fiers étrangers remercièrent tous Volkêr.

Les cordes résonnaient et toute la salle en retentissait. Son habileté et sa force étaient toutes deux extraordinairement grandes. Il se mit à jouer plus doucement et plus moelleusement. Il endormit sur sa couche maint guerrier plein de soucis.

Quand il s’aperçut qu’ils s’étaient assoupis, le héros remit le bouclier à son bras, et sortant de la salle, alla se replacer devant la porte pour garder les Burgondes contre les hommes de Kriemhilt.

Vers le milieu de la nuit, ou plus tôt, je ne puis le dire exactement, il arriva que Volkêr, le hardi, vit briller des heaumes dans les ténèbres. Les hommes de Kriemhilt auraient bien voulu assaillir les étrangers.

Avant d’envoyer ces guerriers, Kriemhilt leur avait dit : — « Si donc vous les trouvez, au nom de Dieu, je vous enjoins de ne tuer qu’un seul homme, le déloyal Hagene ; vous laisserez la vie aux autres.

Le joueur de viole parla : — « Ami, sire Hagene, il nous convient de lutter ensemble contre le danger. Je vois des gens armés s’approcher du palais ; si je ne m’abuse, ils veulent nous attaquer. »

— « Taisez-vous, dit Hagene ; laissez-les approcher davantage. Avant qu’ils nous aperçoivent, nos mains abattront à coups d’épée plus d’un casque, et nous les renverrons bien mal arrangés à dame Kriemhilt. »

Un guerrier d’entre les Hiunen vit bientôt que la porte était gardée et s’écria à l’instant : — « Nous devons renoncer à notre dessein ; je vois le joueur de viole qui fait sentinelle.

« Il porte sur sa tête un heaume éclatant dur et poli, fort et d’une seule pièce. Et sa cotte de mailles luit aussi comme un feu. À côté de lui se tient Hagene. Ah ! les étrangers sont bien gardés. »

Aussitôt les Hiunen se retirèrent. Quand Volkêr s’en aperçut, furieux, il dit à son compagnon : — « Maintenant laissez-moi aller vers ces guerriers, je leur demanderai des nouvelles des fidèles de Kriemhilt. »

— « Non pas, pour l’amour de moi, dit Hagene si tous vous éloignez de ce palais, ces guerriers rapides vous pousseront avec leur épée à une telle extrémité, qu’il me faudra vous secourir, quand ce serait aux dépens de la vie de tous mes parents.

« Si nous sommes alors engagés tous deux dans le combat, deux ou quatre d’entre eux se précipiteront à l’instant vers cette salle et porteront à nos amis endormis de tels coups que nous ne les oublierons jamais. »

Mais Volkêr répondit : — « Faisons du moins en sorte de leur faire connaître que nous les avons vus, afin que les hommes de Kriemhilt ne puissent nier qu’ils ont voulu commettre une déloyauté à notre égard »

Aussitôt Volkêr leur cria : — « Où allez-vous ainsi armés, guerriers rapides ? Allez-vous à la maraude, hommes de Kriemhilt ? En ce cas nous irons à votre aide mon compagnon et moi. »

Personne ne répondit. Il devint furieux. — « Fi ! méchants lâches, dit ce bon héros ; auriez-vous donc voulu nous assassiner pendant notre sommeil ? pareil malheur est rarement arrivé à d’aussi braves guerriers. »

On raconta à la reine que les hommes qu’elle avait envoyés n’avaient rien fait. Elle en fut affligée et avec raison. Alors elle songea à d’autres moyens. Son âme était en proie à la fureur. Elle allait faire périr des héros vaillants et bons.

XXXI. COMMENT ILS SE RENDIRENT À L’ÉGLISE

— « Ma cotte de mailles me refroidit tellement dit Volkêr, que je pense que la nuit ne durera plus très long temps ! je sens à la fraîcheur de l’air qu’il sera bientôt jour. » Ils éveillèrent leurs compagnons qui dormaient encore.

Le matin brillant vînt éclairer les étrangers dans la salle. Hagene commença d’éveiller tous les chevaliers afin de leur permettre de se rendre à l’église pour la messe.

On se mit à faire résonner au loin les cloches suivant les usages chrétiens.

Des chants discordants se faisaient entendre : ce qui montrait bien la séparation qui existait entre chrétiens et païens. Les hommes de Gunther voulaient se rendre à l’église : tous s’étaient levés en même temps de leurs couches.

Les guerriers s’avancèrent en costumes si magnifiques, que jamais héros ne portèrent de plus beaux vêtements. Cela affligea Hagene : il dit : — « Héros il faut ici revêtir d’autres habits,

« Car vous êtes suffisamment avertis. Au lieu de roses, il vous faut porter des armes à la main ; au lieu de chaperons ornés de pierreries, vos bons casques bien polis. Car nous connaissons les dispositions hostiles de dame Kriemhilt.

« Il nous faudra combattre aujourd’hui, je veux que vous le sachiez. Au lieu de chemises de soie, portez de bons hauberts, et en place de riches manteaux, vos forts et larges boucliers, afin que si quelqu’un vous attaque, vous soyez en bon état de défense.

« Mes chers seigneurs, et vous parents et fidèles, allez de bon cœur à l’église et gémissez auprès de Dieu sur vos soucis et sur votre détresse. Car soyez certains que pour nous la mort approche.

« N’oubliez pas le mal que vous avez fait et tenez-vous, en présence de Dieu, humbles et suppliants. Je veux vous en avertir, très illustres guerriers, si le Dieu du ciel ne nous sauve, vous n’entendrez plus jamais la messe. »

Les princes et leurs hommes se dirigèrent vers l’église. Hagene, le hardi, les fit arrêter sur le champ sacré du repos, afin qu’ils ne se séparassent point et il leur dit : — « Nul ne sait encore ce qui nous arrivera de la part des Hiunen.

« Déposez, mes amis, vos boucliers à vos pieds, et si quelqu’un vous fait un salut hostile, répondez-lui par de profondes blessures. Voilà le conseil de Hagene, et on apprendra ainsi, que vous savez vous conduire d’une façon digne de louange. »

Volkêr et Hagene allèrent tous deux se placer devant la vaste église. Ils agissaient ainsi, parce qu’ils savaient que la femme du roi serait obligée de passer tout près d’eux. Leur âme était en proie à la fureur.

Voici venir le souverain du pays et aussi sa belle femme ; leurs personnes étaient revêtues de riches vêtements, ainsi que les guerriers rapides qu’on voyait marcher à leur suite. Les escadrons de Kriemhilt soulevaient la poussière.

Quand le puissant roi vit les rois et leurs hommes tous armés, il s’écria aussitôt : — « Comment se fait-il que je voie mes amis marcher le heaume en tête ? Sur ma foi, cela m’afflige. Quelqu’un vous a-t-il offensés ?

« J’en ferai amende honorable de la façon qui vous paraîtra bonne. Quelqu’un vous a-t-il affligé le cœur ou l’âme, je lui ferai bien sentir que j’en ai grand regret ! Quoi que vous demandiez, je suis prêt à vous l’accorder ! »

Hagene répondit à ces paroles : — « Nul ne nous a rien fait. Mais c’est la coutume de mes maîtres de rester à toutes les fêtes, armés durant trois jours. Si l’on nous faisait quelque offense, nous en avertirions Etzel. »

Kriemhilt entendit très bien ce que dit Hagene. Comme elle le regarda haineusement dans les yeux ! Pourtant elle ne voulut pas dire quelle était la coutume de son pays, quoiqu’elle l’eût connue si longtemps parmi les Burgondes.

Quelque furieuse et quelque violente que fût sa haine contre ces héros, si quelqu’un eût dit la vérité à Etzel, il aurait pu empêcher ce qui arriva depuis, mais par trop grand orgueil nul ne voulait la lui avouer.

Une grande foule accompagnait la reine, et nos deux compagnons ne voulurent pas céder la place de la largeur de deux mains ; cela peina les Hiunen. Elle fut forcée de froisser en passant les guerriers très valeureux.

Cela ne plut pas aux camériers d’Etzel. Ils auraient provoqué la fureur des deux héros, s’ils l’avaient osé devant le noble roi. On se pressa beaucoup dans la foule, mais il n’y eut rien de plus.

Quand le service divin fut terminé et qu’on voulut partir, un grand nombre de Hiunen arrivèrent à cheval. A côté de Kriemhilt on voyait maintes belles vierges, et au moins sept mille chevaliers chevauchaient près de la reine. Kriemhilt était assise avec ses femmes à la fenêtre, à côté d’Etzel : cela plaisait au roi. Elles voulaient voir chevaucher les héros très adroits. Oh ! que de guerriers étrangers passaient devant elles, à cheval dans la cour.

Le maréchal était arrivé avec ses varlets. Dancwart, le très hardi, avait pris avec lui toute la suite de ses maîtres, venue du pays burgonde. On admira les selles que portaient les chevaux des Nibelungen.

Les rois et leurs fidèles étant venus à cheval, Volkêr le fort se mit à leur conseiller de faire un tournoi suivant les us de leur pays. Les guerriers se livrèrent alors à de brillantes passes d’armes.

Ils ne se repentirent pas des conseils du héros. Le choc et le vacarme des lances devinrent très grands. Dans la vaste cour, maints chevaliers se réunirent ; Etzel et Kriemhilt, se mirent aussi à regarder.

Six cents guerriers vinrent au tournoi à l’encontre des étrangers ; c’étaient les hommes de Dietrîch. Ils voulaient se divertir avec les Burgondes ; comme ils l’eussent fait avec plaisir, s’il le leur avait permis !

Ah ! que de bons chevaliers étaient venus avec eux ! On avertit le seigneur Dietrîch, et il défendit aux siens de jouter avec les Burgondes. Il craignait pour eux, et ce lui était un grand souci.

Quand les hommes de Vérone furent partis, voici venir ceux de Bechelâren, les fidèles de Ruedigêr, au nombre de cinq cents, qui couverts de leurs boucliers chevauchent devant la salle. Mais le margrave désirait qu’ils évitassent les passes d’armes.

Il s’avança prudemment vers sa troupe et dit à ses hommes, qu’ils pouvaient bien s’apercevoir que les guerriers de Gunther étaient de sombre humeur et qu’ils lui feraient plaisir en renonçant au tournoi.

Quand ces braves héros se furent retirés, ceux de Duringen, ainsi qu’on nous l’a dit, et ceux du Tenemark s’avancèrent au nombre d’au moins mille hommes hardis. On vit, sous les coups, voler en éclats les tronçons des lances.

Irnfrit et Hâwart chevauchèrent dans la joute. Ceux du Rhin luttèrent fièrement contre eux. Ils poussèrent maints coups de lances à ceux du Duringen-lant. Plus d’un magnifique bouclier fut percé à jour.

Voici venir sire Blœde avec trois mille hommes des siens. Etzel et Kriemhilt les aperçurent aussitôt, car ces jeux chevaleresques avaient lieu devant eux. La reine les voyait venir avec plaisir, par haine des Burgondes.

Elle pensait en elle-même — et c’est ce qui arriva plus tard, — « s’ils font offense à quelqu’un, je puis bien espérer que le combat commencera. Alors je pourrai me venger de mes ennemis, et dès ce moment mes soucis prendront fin. »

Schruntàn et Gibeke, Ramunc et Hornboge chevauchèrent dans le tournois suivant les us des Hiunen. Ils tinrent tête aux héros du pays burgonde. Les éclats des lances volèrent au dessus du mur de la salle du roi.

Quoi que fissent les adversaires des guerriers de Gunther, ce n’était que du fracas. On entendait le bruit du choc des boucliers retentir au loin dans le palais et dans la salle. Ils acquirent là grande gloire et grand honneur.

Les jeux étaient si animés et si ardents, qu’à travers les caparaçons l’écume blanche découlait des bons coursiers que montaient ces héros. Ils joutèrent contre les Hiunen de la façon la plus courtoise.

Alors le brave Volkêr, le noble ménestrel, parla : — « Je crois que ces guerriers n’oseraient point tenir devant nous. J’ai entendu dire qu’ils nous haïssaient. Jamais plus belle occasion ne peut s’offrir à eux.

« Maintenant, ajouta Volkêr, il faut faire conduire nos chevaux en nos logements, puis revenir chevaucher vers le soir, quand il en sera temps. Peut-être qu’alors la reine accordera la palme aux Burgondes. »

Voilà qu’ils voient s’avancer un chevalier plus beau qu’aucun des Hiunen qui avaient paru jusqu’alors. Certes, il devait avoir là en ce moment la bien-aimée de son cœur. Il marchait si magnifiquement vêtu qu’on eût dit un noble fiancé.

Volkêr parla : — « Non, je ne puis y résister ; ce chéri des dames doit sentir ma lance. Nul ne peut l’empêcher, il y va de sa vie. Je m’inquiète peu de la colère de la femme du roi Etzel. »

— « Non, pour l’amour de moi, dit aussitôt Gunther, les gens nous le reprocheront, si nous sommes les assaillants. Laissez commencer les Hiunen, cela vaudra beaucoup mieux. » Le roi Etzel était toujours assis auprès de la reine.

— « Je veux augmenter la mêlée, dit Hagene ; faisons voir aux femmes et aux guerriers, comment nous savons chevaucher, et cela sera bien fait ; car aussi bien on n’accordera nulle louange aux fidèles de Gunther. »

Volkêr, le très rapide, rentra de nouveau dans l’arène et causa ainsi grande affliction à maintes femmes. Il poussa sa lance à travers le corps du riche champion des Hiunen. Aussitôt on vit pleurer mainte vierge et mainte dame.

Hagene et ses hommes, au nombre de soixante, s’élancèrent en toute hâte vers Volkêr, là où les joutes avaient lieu. Etzel et Kriemhilt voyaient très bien tout cela.

Les trois rois ne voulurent point laisser le hardi ménestrel, sans secours parmi les ennemis. Mille de leurs guerriers arrivèrent, chevauchant avec adresse et faisant tout ce qu’ils voulaient, de la façon la plus courtoise.

Quand le riche Hiune fut frappé mortellement, on entendit ses parents crier et gémir. Toute la suite demanda : — « Qui a fait cela ? » — « C’est le joueur de viole, Volkêr, l’audacieux ménestrel. »

Les parents du margrave du Hiunen-lant réclamaient à grands cris leurs épées et leurs boucliers. Ils voulaient tuer Volkêr. De la fenêtre, le roi suivait avec anxiété tout ce qui se passait.

De toutes parts on entendit les Hiunen pousser de grandes clameurs. Les rois et leur suite mirent pied à terre devant la salle, et les guerriers burgondes poussèrent les chevaux de côté. Mais voici le roi Etzel qui sépare les deux troupes.

Il arrache une épée acérée des mains d’un de ses parents d’entre les Hiunen et, la brandissant, il les écarte tous. Sa colère était grande. — « Oh ! comme je perdrais l’affection de ces héros,

« Si vous tuiez ici ce noble ménestrel, s’écria le roi Etzel ! Ce serait très mal agir. J’ai bien vu comment il a couru, quand il a tué ce Hiune. Cela est arrivé sans sa faute, par suite de ce que le cheval a bronché.

« Il faut laisser mes hôtes en paix. » Et il le reconduisit lui-même. On mena les chevaux vers les logements, où maints valets les pansèrent avec zèle et avec de grands soins.

Le roi se rendit au palais avec ses amis, et il contint sévèrement toutes les haines. On dressa les tables et on leur apporta de l’eau. Ceux du Rhin avaient un grand nombre de forts ennemis.

Quoique Elzel s’en affligeât, on vit mainte troupe armée se presser avec impétuosité sur les pas des princes, au moment où ils se rendirent à table ; c’était par haine de ces étrangers. Ils voulaient venger leur parent, si l’occasion s’en présentait.

— « D’aimer mieux manger avec que sans vos armes, dit le chef du pays, la discourtoisie est déjà trop grande. Mais si l’un de vous fait la moindre offense à mes hôtes, il y va de sa tête ; vous, Hiunen, sachez cela. »

Avant que les seigneurs fussent assis, un long temps s’écoula. De grands soucis agitaient Kriemhilt. Elle dit : — « Prince de Vérone, je vous demande avis, secours et dévoûment ; je suis dans une situation pleine d’angoisses. »

Hiltebrant, ce guerrier digne de louange, répondit : — « Celui qui frappera les Nibelungen, le fera sans mon concours ; nul trésor ne m’y déterminerait. Au reste, il lui en arriverait malheur ; car ces guerriers agiles et adroits n’ont pas encore été vaincus. »

Elle reprit : — « Oh ! Hagene m’a si grandement offensée ! Il assassina Siegfrid, mon époux chéri. Tout mon or serait à celui qui le séparerait de ses compagnons. Mais si quelqu’autre en pâtissait, j’en aurais une grande affliction. » Maître Hiltebrant parla : — « Comment pourrait-on arriver à le tuer à côté des siens ? Il vous est facile de voir que si l’on attaquait ce héros, il s’élèverait aussitôt un combat si terrible que riches et pauvres devraient y périr. »

Le sire Dietrîch, animé de nobles sentiments, ajouta : — « Cessez ce discours, noble reine. Vos parents ne m’ont fait nulle offense qui pût me pousser à engager le combat avec ces vaillants guerriers.

« Cette demande vous honore peu, noble femme d’un roi ; il est mal de vouloir enlever la vie à vos parents. Ils sont venus en toute confiance dans ce pays. Siegfrid ne sera pas vengé par la main de Dietrîch. »

Ne pouvant trouver nulle déloyauté dans le Véronnais, elle promit aussitôt de remettre aux mains de Blœde une vaste Marche, que possédait jadis Nuodunc. Bientôt Dancwart, en le tuant, lui en fit oublier le don.

Elle dit : — « Vous viendrez à mon aide, seigneur Blœde. Mes ennemis, ceux qui ont assassiné Siegfrid, mon époux chéri, sont dans cette demeure. À celui qui m’aidera à me venger je serai toujours obligée. »

Blœde lui répondit : — « Ô dame, vous savez bien qu’à cause d’Etzel, je ne puis satisfaire votre haine, car il est très attachée vos parents. Si je leur faisais quelque mal, la colère du roi tomberait sur moi. »

— « Oh ! que non ! seigneur Blœde, je vous serai toujours dévouée. Je vous donnerai pour récompense de l’or et de l’argent, et une belle femme, la veuve de Nuodunc. Vous aurez plaisir à caresser sa personne digne d’amour.

« Et avec elle je vous donnerai tout le bien, les terres et les burgs. Si vous obtenez la Marche où siégeait Nuodunc, vous pourrez, noble chevalier, vivre toujours dans les plaisirs. J’accomplirai fidèlement tout ce que je vous promets aujourd’hui. »

Quand le seigneur Blœde connut la récompense, cette dame lui plaisant à cause de sa beauté, il se prépara à obtenir la femme charmante en combattant. Mais le guerrier devait perdre la vie dans cette entreprise.

Il dit à la reine : — « Rentrez dans la salle ; avant que personne puisse s’en douter, je provoquerai une lutte. Il faut que Hagene expie le mal qu’il vous a fait. Je vous livrerai lié l’homme-lige du roi Gunther. »

— « Maintenant, vous tous, qui êtes à moi, armez-vous, s’écria Blœde. Nous irons trouver nos ennemis dans leur logis. La femme d’Etzel l’exige de moi. C’est pourquoi, ô héros, nous devons tous exposer notre vie. »

La reine quittant Blœde prêt à combattre, alla à table avec Etzel et avec ses hommes. Elle avait préparé une terrible trahison contre les étrangers.

Je veux vous dire comment elle se rendit au banquet. On voyait des rois puissants la précéder, portant la couronne, puis maints hauts princes et d’illustres guerriers rendre de grands honneurs à la reine.

Le roi fit donner des sièges dans la salle à tous ses hôtes, plaçant près de lui les meilleurs et les plus élevés en dignités. Il fit servir des mets différents aux chrétiens et aux païens, mais de tout avec profusion. Ainsi le voulait ce roi sage.

Le reste de leur suite mangea dans son logement. On avait mis près d’eux des serviteurs qui devaient leur fournir des mets avec empressement. Bientôt cette hospitalité et cette joie furent remplacés par des gémissements.

Comme on ne pouvait autrement provoquer le combat, Kriemhilt — son ancienne douleur était toujours là au fond de son âme — fît porter à table le fils d’Etzel. Comment, pour se venger, une femme pourrait-elle agir plus cruellement ?

Voici venir aussitôt quatre hommes-liges d’Etzel. Ils portèrent Ortlieb, le jeune prince à la table du roi, où Hagene était également assis. L’enfant devait mourir sous les coups de sa haine mortelle.

Quand le roi vit son fils, il parla affectueusement aux parents de sa femme : — « Voyez, mes amis, c’est mon fils unique, celui de votre sœur. Aussi tous vous serez bons pour lui.

« S’il se développe en raison de son origine, il deviendra un homme hardi, puissant et très noble, fort et bien fait. Si je vis encore quelque temps, je lui donnerai douze royaumes, et alors la main du jeune Ortlieb pourra bien vous servir.

« C’est pourquoi, je vous en prie, mes chers amis, quand vous retournerez vers le Rhin, emmenez avec vous le fils de votre sœur et agissez avec affection envers cet enfant.

« Élevez-le dans des idées d’honneur, jusqu’à ce qu’il devienne homme. Et si quelqu’un en votre pays vous a offensés, il vous aidera à vous venger, quand ses forces seront venues. » Kriemhilt, la femme du roi Etzel, entendit ce discours.

— « Oui, ces guerriers pourront se confier à lui, dit Hagene, s’il atteint l’âge d’homme, mais ce jeune roi est prédestiné périr vite. On me verra rarement aller à la cour d’Ortlieb.

Le roi fixa les yeux sur Hagene ; ce discours l’affligeait. Le noble prince ne répondit rien, mais ces paroles troublèrent son âme et assombrirent son humeur. Les intentions de Hagene ne s’accordaient pas avec ces divertisments.

Ce que Hagene avait dit de l’enfant, affligea tous les chefs, ainsi que le roi. Ils étaient mécontents de devoir le supporter. Ils ignoraient ce que devait faire bientôt ce guerrier.

Beaucoup de ceux qui l’entendirent étaient si irrités qu’ils auraient voulu l’attaquer à l’instant. Le roi lui-même l’eut fait, si son honneur le lui eût permis. Il était poussé à bout. Mais bientôt Hagene fit plus encore : il tua l’enfant sous ses yeux.

XXXII. COMMENT BLŒDE FUT TUÉ

Les hommes de Blœde étaient prêts. Ils s’avancèrent au nombre de mille, revêtus de hauberts, vers le lieu où Dancwart était à table avec les varlets. La plus grande animosité éclata entre les guerriers.

Quand le sire Blœde passa devant les tables, Dancwart, le maréchal, le reçut avec empressement : « Soyez le bienvenu ici, mon seigneur Blœde. Je m’étonne de ce qui se passe, et qu’allez vous m’apprendre. »

— « Il ne t’est point permis de me saluer, dit Blœde, car ma venue doit t’apporter la mort, à cause de ton frère, Hagene qui a tué Siegfrid. Il faut que les Hiunen t’en fassent porter la peine à toi et à maint autre guerrier. »

— « Oh ! non pas, seigneur Blœde, dit Dancwart, car ainsi nous pourrions bientôt nous repentir de notre voyage à cette cour. J’étais encore un petit enfant quand Siegfrid perdit la vie ; j’ignore ce que me reproche la femme du roi d’Etzel. »

— « Je ne puis t’en dire davantage à ce sujet, tes parents Gunther et Hagene commirent le crime ; maintenant défendez-vous, étrangers ; vous ne pouvez en réchapper. Il faut que votre mort serve de satisfaction à Kriemhilt. »

— « Ainsi vous ne voulez point renoncer à vos projets, dit Dancwart ? J’ai regret de mes excuses ; j’aurais mieux fait de me les épargner. » Le guerrier rapide d’un bond se leva de table. Il tira une épée acérée qui était forte et longue.

Et il asséna sur Blœde un coup si prompt de cette épée, qu’à l’instant sa tête vola à ses pieds. « Ce sera là la Morgengâbe, dit Dancwart le héros, pour la fiancée de Nuodunc, à qui tu voulais offrir ton amour.

« On peut la fiancer demain à un autre époux, et s’il veut avoir le don des fiançailles, on le traitera de la même façon. » Un Hiune qui leur était dévoué lui avait dit que la reine leur préparait de mortelles embûches.

Quand les fidèles de Blœde le virent étendu mort, ils ne voulurent point épargner plus long temps les étrangers. Avec une rage furieuse et l’épée levée, ils se jetèrent sur les serviteurs. Plus d’un s’en repentit bientôt.

Dancwart cria à haute voix à tous les gens de la suite : — « Vous voyez bien, nobles varlets, quel est le sort qui vous attend. Ainsi donc, étrangers que nous sommes, défendons-nous bien. Certes nous sommes en péril, quoique Kriemhilt nous ait invités si gracieusement. »

Ceux qui n’avaient point d’épée prirent des bancs et soulevèrent de dessous les pieds maints longs escabeaux. Les varlets burgondes ne voulaient point reculer. Les lourdes chaises bosselèrent maintes cuirasses.

Ah ! comme ces serviteurs, loin de leur patrie se défendirent furieusement ! Ils repoussèrent les gens armés hors du bâtiment. Cinq cents d’entre ceux-ci ou même plus restèrent morts sur la place. Tous les gens de la suite étaient humides et rouges de sang.

Cette terrible nouvelle fut racontée aux guerriers d’Etzel — c’était pour eux une amère douleur — que Blœde et ses hommes avaient été tués, et que c’étaient le frère de Hagene et les varlets qui l’avaient fait.

Avant que le roi s’en aperçût, les Hiunen animés par la haine, se réunirent au nombre de deux mille ou même plus. Ils allèrent aux varlets — il devait en être ainsi — et de toute la suite n’en laissèrent pas échapper un seul.

Les infidèles amenèrent une puissante armée devant ce bâtiment. Les serviteurs étrangers se défendirent bravement ; mais à quoi bon leurs valeureux efforts ? Ils devaient succomber. Peu de temps après on en vint à une terrible catastrophe.

Vous pouvez ouïr des merveilles d’un événement épouvantable. Neuf mille serviteurs étaient couchés à terre massacrés, ainsi que douze chevaliers hommes-liges de Dancwart. On le vit tout seul résister encore aux ennemis.

Le bruit s’apaisa, le fracas cessa. Dancwart, la bonne épée, regarda par dessus son épaule et s’écria : — « Malheur ! que d’amis j’ai perdus ! Maintenant je dois tout seul, hélas ! tenir tête à l’ennemi. »

Les coups d’épée tombaient pressés sur son corps. Mainte femme de héros pleura ce moment : levant son bouclier il en serra plus fort les courroies et fit ruisseler des flots de sang sur plus d’une cotte de mailles.

— « Malheur à moi ! quelle souffrance, s’écria le fils d’Adriân. Maintenant reculez, guerriers Hiunen ! Laissez-moi prendre de l’air ; que le vent me rafraîchisse, car je suis fatigué du combat. » Et l’on vit le héros s’avancer bravement.

Ainsi épuisé de la lutte il s’élança hors de ce logis. Que d’épées résonnèrent sur son heaume ! Ceux qui n’avaient pas vu les merveilles faites par son bras, bondirent à l’encontre du guerrier du pays burgonde.

— « Dieu veuille, dit Dancwart, que je puisse avoir un messager, pour faire savoir à mon frère Hagene en quelle extrémité me réduisent ces assaillants. Il me délivrerait d’eux ou il tomberait tué à mes côtés. »

Les Hiunen répondirent : — « Tu seras, toi, le messager, quand nous te porterons mort devant ton frère. Alors l’homme-lige de Gunther connaîtra enfin la douleur. Tu as causé ici tant de maux au roi Etzel. »

Il reprit : « — « Cessez vos menaces et éloignez-vous de moi, ou j’inonderai encore de sang la cuirasse de plus d’un d’entre vous. J’irai raconter moi-même la nouvelle à la cour et je me plaindrai à mon seigneur de vos furieuses attaques. »

Il se défendit si vigoureusement contre les hommes d’Etzel qu’ils n’osèrent plus l’attaquer avec l’épée. Ils lancèrent leurs piques dans son bouclier, qui en devint si lourd, qu’il dut le laisser tomber de son bras.

Ils crurent bien le vaincre, maintenant qu’il ne portait plus son bouclier. Mais que de profondes blessures il leur fit à travers leurs heaumes ! Maint homme hardi tomba devant lui. L’audacieux Dancwart en acquit beaucoup de gloire.

Des deux côtés ils s’élancèrent sur lui, mais plus d’un s’était avancé trop vite au combat. Il courut devant ses ennemis, comme devant les chiens fuit le sanglier dans la forêt. Pouvait-il se montrer plus brave ?

Il marqua sa route, en la rendant humide du sang qu’il versait. Un seul guerrier a-t-il jamais combattu ses ennemis mieux qu’il ne le fit ? On vit le frère de Hagene se diriger fièrement vers la cour.

Sommeliers et échansons entendant le retentissement des épées, laissèrent tomber de leurs mains le vin et les mets qu’ils apportaient aux convives. Il rencontra devant les degrés maint ennemi vigoureux.

— « Comment donc ! sommeliers, dit le héros fatigué, songez à servir convenablement vos hôtes, apportez de bons mets à ces seigneurs et laissez-moi donner des nouvelles à mes maîtres chéris. »

Parmi ceux qui, confiant en leur force, s’avancèrent devant les marches, il en frappa quelques-uns de si lourds coups d’épée, que tous par crainte remontèrent les degrés. Sa force puissante avait accompli de grands prodiges.

XXXIII. COMMENT LES BURGONDES SE BATTIRENT CONTRE LES HIUNEN

Quand l’audacieux Dancwart pénétra sous la porte, il ordonna à la suite d’Etzel de reculer. Tout son vêtement était couvert de sang ; il portait nue en sa main une épée très acérée.

Au moment même où Dancwart se présentait à la porte, on portait çà et là, de table en table, Ortlieb, le prince de haute lignée. Ces horribles nouvelles causèrent la mort du petit enfant.

Dancwart, cria à haute voix au guerrier : — « Frère Hagene, vous restez trop longtemps assis. Je me plains à vous et au Dieu du ciel de notre détresse. Chevaliers et varlets ont été massacrés en leur logis. »

L’autre lui répondit : — « Qui a fait cela ? » — « C’est le sire Blœde avec ses hommes. Mais aussi il l’a payé cher, je veux bien vous le dire : de ma main je lui ai abattu la tête. »

— « C’est un léger malheur, dit Hagene, quand on vous apprend qu’un guerrier a perdu la vie par la main d’un héros. Les belles femmes auront d’autant moins à le plaindre.

« Mais dites-moi, frère Dancwart, comment êtes-vous si rougi de sang ? J’imagine que de vos blessures vous souffrez grande douleur. Qui que ce soit, dans ce pays, qui vous les a faites, quand le mauvais démon lui viendrait en aide, il devrait le payer de sa vie. »

— « Vous me voyez sain et sauf. Mes habillements sont humides de sang ; mais il a coulé des blessures d’autres guerriers. J’en ai tué un si grand nombre aujourd’hui, que je ne saurais les compter, dussé-je faire mon serment. »

Hagene parla : — « Frère Dancwart, garde-nous la porte et ne laisse pas sortir un seul de ces Hiunen. Je veux parler à ces guerriers, ainsi que la nécessité nous y oblige. Nos gens de service ont reçu d’eux une mort imméritée. »

— « Puisque je suis camérier, répondit l’intrépide jeune homme — il me semble que je saurai bien servir de si puissants rois — je garderai ces marches à mon honneur. » Rien ne pouvait être plus funeste pour les guerriers de Kriemhilt.

Hagene reprit la parole : — « Je m’étonne grandement de ce que ces Hiunen murmurent entre eux. Je pense qu’ils se passeraient volontiers de celui qui garde la porte et qui a apporté ici aux Burgondes la fatale nouvelle.

« Il y a longtemps que j’ai entendu dire que Kriemhilt ne pouvait oublier ses afflictions de cœur. Maintenant buvons à l’amitié et payons l’écot du vin du roi. Et d’abord, au jeune prince des Hiunen. »

Et Hagene, ce brave héros, frappa l’enfant Ortlieb si terriblement, que le sang jaillit le long de son épée sur ses mains, et que la tête sauta jusque sur les genoux de sa mère. Alors commença parmi ces guerriers un grand et effroyable carnage.

Il asséna sur le maître qui soignait l’enfant un si fort coup de son épée, qu’à l’instant sa tête tomba au pied de la table. C’était une triste récompense qu’il donnait là à ce maître.

Voyant près de la table d’Etzel un ménestrel, il s’élance vers lui dans sa fureur, et lui abat la main droite sur sa viole : — « Voilà pour ton message dans le pays des Burgondes.

— « Hélas ! ma main, s’écria Werbel. Seigneur Hagene de Troneje, que vous ai-je fait ? Je vins en toute loyauté au pays de vos maîtres. Et maintenant que j’ai perdu ma main, comment ferai-je résonner les accords ? »

Et quand il n’eût jamais plus joué de la viole, qu’importait à Hagene ! Plein de fureur, il fit aux guerriers d’Etzel de profondes et mortelles blessures et en tua beaucoup. Ah ! que de guerriers il mit à mort dans cette salle !

Volkêr, le très agile, se leva de table d’un bond, et son archet résonna fortement en sa main. Le ménestrel de Gunther joua des airs effrayants. Ah ! que d’ennemis il se fit parmi les Hiunen hardis !

Les trois nobles rois se levèrent aussi de table ; ils auraient voulu séparer les combattants, avant que de plus grands malheurs arrivassent. Mais, malgré toute leur bonne volonté, ils ne purent rien empêcher, tant était terrible la colère de Volkêr et de Hagene.

Le seigneur du Rhin, voyant qu’il ne pouvait arrêter le combat, fit lui même maintes larges blessures à travers les cottes de mailles polies de ses ennemis. C’était un héros adroit : il le fit voir d’une effroyable façon.

Le fort Gêrnôt s’élança aussi dans le combat. Avec l’épée tranchante que lui avait donnée Ruedigêr, il mit à mort plus d’un Hiune. Il causa de terribles maux aux guerriers d’Etzel.

Le plus jeune fils de dame Uote se jeta aussi dans la mêlée. Il poussa son glaive magnifique à travers les heaumes des fidèles d’Etzel du Hiunen-lant. La main du valeureux Gîselher accomplit maints prodiges.

Quelques braves qu’ils fussent tous, les rois et leurs hommes, on vit avant tous les autres, Gîselher, ce vaillant héros, se tenir au premier rang en face des ennemis ! Il en renversa plus d’un dans le sang avec une force terrible.

Les hommes d’Etzel se défendirent aussi vigoureusement. On voyait les étrangers parcourir la salle royale, hachant autour d’eux avec leurs épées étincelantes. De tous côtés on entendait un effroyable bruit de cris et de clameurs.

Ceux qui étaient dehors voulaient pénétrer à l’intérieur, où étaient leurs amis. Mais ils gagnaient peu de terrain du côté de la porte. Ceux qui étaient dans la salle en auraient voulu sortir ; mais Dancwart n’en laissa aucun ni monter ni descendre les degrés.

Il en résulta une grande presse vers la porte, et les épées retentissaient en tombant sur les casques. Le hardi Dancwart fut en grand danger ; mais son frère y veilla, ainsi que le lui commandait son affection.

Hagene cria très haut à Volkêr : — « Voyez-vous là-bas, compagnon, mon frère lutter contre les Hiunen sous leurs coups redoublés ? Ami, sauve mon frère, ou nous perdons ce héros. »

— « Certes je le ferai, » dit le joueur de viole, et il se mit en marche à travers le palais, jouant de l’archet. Une épée de fin acier résonnait en sa main à coups pressés. Les guerriers du Rhin le remercièrent avec empressement.

Volkêr le hardi dit à Dancwart : — « Vous avez supporté aujourd’hui de terribles attaques ; votre frère me prie d’aller à votre secours. Voulez-vous vous placer dehors, moi je me mettrai en dedans de la salle. »

Dancwart le rapide se plaça en dehors de la porte, et il repoussait des degrés quiconque se présentait pour y monter. On entendait ses armes retentir aux mains du héros. Ainsi faisait à l’intérieur, Volkêr du pays burgonde.

Le brave ménestrel cria au dessus des têtes de la foule : — « La salle est bien fermée, ami sire Hagene. Oui, les mains de deux héros ont mis le verrou à la porte d’Etzel ; elles valent bien mille barreaux. »

Quand Hagene de Troneje vit la porte si bien gardée, il jeta son bouclier sur l’épaule, le vaillant et illustre guerrier. Puis il se mit à tirer vengeance du mal qu’on leur avait fait. Alors ses ennemis perdirent tout espoir de conserver l’existence.

Quand le seigneur de Vérone vit que Hagene, le fort, brisait tant de casques, il sauta sur son banc, le roi des Amelungen, et s’écria : — « Oui, Hagene verse la plus déplorable des boissons. »

Le souverain du pays avait de grands soucis, il n’en pouvait être autrement — ah ! que d’amis chéris furent tués sous ses yeux — et lui-même échappa, à grand’peine, à ses ennemis. Il était assis là plein d’angoisses : à quoi lui servait d’être roi ?

Kriemhilt, la riche, appela Dietrîch : — « Venez à mon aide, noble chevalier, sauvez-moi la vie au nom de tous les princes du pays des Amelungen, car si Hagene m’atteint, je serai tuée à l’instant. »

— « Comment vous aiderais-je ici, dit le seigneur Dietrîch, ô noble reine ? Je veille pour moi-même ! Les hommes de Gunther sont si animés de fureur, qu’en ce moment je ne puis sauver personne. »

— « Oh ! si vraiment, sir Dietrîch, noble et bon chevalier, montrez aujourd’hui votre vertu et votre courage, en m’aidant à sortir d’ici, ou bien j’y trouverai la mort. La crainte de ce danger m’oppresse. Oui ! ma vie est en danger ! »

— « Je veux bien essayer si je puis vous être de quelque secours ; car de longtemps je n’ai vu tant de vaillants chevaliers si furieux. Oui, je vois sous les coups d’épée le sang jaillir à travers les casques ! »

Ce guerrier d’élite se mit à élever une voix si puissante, qu’elle résonnait comme le son d’une corne de bison et que le vaste Burg en retentit. La force de Dietrîch était démesurément grande.

Gunther, entendant crier cet homme dans cette terrible tempête, se mit à écouter et dit : — « La voix de Dietrîch est venue à mon oreille. Je crois que nos guerriers lui auront tué quelqu’un des siens.

« Je le vois sur la table faire signe de la main. Amis et parents du pays burgonde, cessez le combat ; laissez-moi voir et écouter ce que mes hommes ont fait ici à ce guerrier. »

Le roi Gunther priant et commandant, ils arrêtèrent leurs épées au fort de la mêlée. Il se fit un effort plus grand encore pour que personne ne frappât plus. Gunther demanda en hâte au chef de Vérone de quoi il s’agissait.

Et il dit : — « Très noble Dietrîch, qu’est-ce que mes amis vous ont fait ici ? Je suis prêt à en faire amende honorable et à composer avec vous. Quoi qu’on vous ait fait, c’est pour moi une peine très amère. »

Le seigneur Dietrîch parla : — « Il ne m’est rien arrivé. Laissez-moi sortir de la salle et quitter en paix cette rude mêlée avec ma suite. En vérité, je vous en serai toujours obligé. »

Le guerrier Wolfhart s’écria : — « Pourquoi si vite supplier ? Ce ménestrel n’a pas si bien fermé la porte, que nous ne l’ouvrions assez large pour pouvoir en sortir. » — « Taisez-vous donc, dit le seigneur Dietrîch, vous faites le diable ! »

Le roi Gunther répondit : — « Certes je veux vous le permettre. Emmenez hors de ce palais peu ou beaucoup de gens, excepté mes ennemis. Ceux-là resteront ici ; car ils m’ont fait trop de mal ici au pays des Hiunen. »

Quand il entendit cela, Dietrîch prit à son bras la noble reine, dont l’angoisse était grande, et de l’autre côté il emmena Etzel. Et maints superbes guerriers l’accompagnèrent.

Le noble margrave Ruedigêr prit la parole : — « Si quelqu’un de plus parmi ceux qui sont prêts à vous servir, peut sortir de la salle, faites-le-nous savoir. Une paix constante doit régner entre bons amis. »

Gîselher du pays burgonde répondit : — « Paix et concorde régneront entre nous, puisque vous et vos hommes vous nous êtes fidèles. C’est pourquoi sortez d’ici avec vos amis sans nulle inquiétude. »

Quand le seigneur Ruedigêr quitta la salle, cinq cents hommes ou même davantage le suivirent. Les chefs y avaient consenti en toute confiance. Depuis il en arriva grand dommage au roi Gunther.

Un guerrier d’entre les Hiunen, voyant Etzel marcher à côté de Ruedigêr, voulut profiter de l’occasion pour sortir ; mais le joueur de viole lui donna un coup tel que sa tête vola aux pieds d’Etzel.

Quand le souverain du pays fut enfin hors du palais, il se retourna, et considérant Volkêr : — « Malheur à moi, à cause de ces hôtes ! C’est une horrible calamité que tous mes guerriers doivent succomber sous leurs coups !

« Malheur à cette fête ! dit l’illustre roi ; il en est un dans la salle qui se bat comme un sanglier farouche ; il se nomme Volkêr et c’est un ménestrel. Je n’ai évité la mort qu’en échappant à ce démon.

« Ses chants ont une harmonie funèbre, ses coups d’archet sont sanglants, et à ses accords maints guerriers tombent morts. Je ne sais pas pourquoi ce joueur de viole nous en veut, mais jamais je n’eus d’hôte qui me fit tant de mal. »

Le seigneur de Vérone et Ruedigêr, ces illustres guerriers, se rendirent en leur logis. Ils ne voulaient point se mêler de la lutte, et ils ordonnèrent à leurs hommes de ne point rompre la paix.

Et si les Burgondes avaient pu prévoir tous les malheurs qui devaient leur arriver par la main de ces deux hommes, ceux-ci ne seraient point si facilement sortis du palais. Ils eussent d’abord fait sentir à ces braves la force de leurs bras.

Ils avaient laissé sortir de la salle ceux qu’ils voulaient. Alors un effroyable tumulte s’éleva dans cette enceinte, Les étrangers se vengèrent de tout ce qui leur était arrivé. Que de casques il brisa, Volkêr le très hardi !

Gunther, l’illustre roi, se tourna vers l’endroit d’où venait le bruit : — « Entendez-vous, Hagene, ces chants que Volkêr chante aux Hiunen, quand ils s’approchent des degrés. Son archet est trempé dans le sang. »

— « Je regrette vivement, dit Hagene, d’être jamais resté en ma demeure séparé de ce guerrier. J’étais son compagnon et lui le mien. Si jamais nous rentrons dans notre patrie, je veux être encore son ami fidèle.

« Maintenant, vois, noble roi, combien Volkêr t’est dévoué ; il mérite largement ton or et ton argent. Son archet coupe le dur acier. Il brise sur les casques les ornements au loin étincelants.

« Jamais je ne vis joueur de viole combattre aussi bravement que l’a fait le guerrier Volkêr aujourd’hui. Ses chansons retentissent à travers heaume et bouclier. Oui, il doit monter de bons chevaux et porter de magnifiques vêtements. »

De tous les parents et de tous les amis des Hiunen, aucun n’échappa. Le bruit cessa, car nul ne combattait plus. Ces héros hardis et adroits déposèrent les épées qu’ils tenaient en leurs mains.

XXXIV. COMMENT ILS JETÈRENT LES MORTS HORS DE LA SALLE

Après une telle fatigue, tous les chefs s’assirent, et Volkêr et Hagene sortirent de la salle. Ils s’appuyèrent sur leurs boucliers, ces hommes audacieux, et ils eurent ensemble un sérieux entretien.

Gîselher, la bonne épée du pays burgonde, parla : — « Nous ne pouvons pas encore, chers amis, nous livrer au repos. Il nous faut porter les morts hors de ce palais, car, je vous le dis en vérité, nous serons attaqués derechef.

« Il ne faut pas qu’ils restent plus longtemps sous nos pieds. Avant que les Hiunen parviennent à nous vaincre dans le combat, nous leur ferons encore maintes blessures, qui seront pour moi une grande consolation. Oui, s’écria Gîselher, j’en ai le ferme espoir. »

— « Je suis heureux d’avoir de semblables maîtres, dit Hagene ; le conseil que notre jeune seigneur nous donne aujourd’hui, est vraiment digne d’une vaillante épée. C’est pourquoi, Burgondes, vous pouvez en être très joyeux. »

Ils suivirent l’avis donné et portèrent hors de la porte sept mille corps, qu’ils jetèrent en bas et qui tombèrent à terre devant les degrés de la salle. Les lamentables cris de leurs parents se firent alors entendre.

Plusieurs d’entre eux avaient des blessures si légères, que bien soignés ils eussent pu guérir. Mais par suite de cette chute terrible, ils devaient succomber. Tous leurs amis en gémirent, car c’était pour eux une peine amère.

Le ménestrel Volkêr, ce héros intrépide, prit la parole : — « Maintenant je vois la vérité de ce que l’on m’a dit. Les Hiunen sont des lâches ; ils pleurent comme des femmes. Oh ! bien plutôt ils devraient soigner les blessés.

Un margrave, croyant qu’il parlait ainsi à bonne intention et voyant un de ses parents gisant dans le sang, le prit dans ses bras et voulut l’emporter. Mais le hardi joueur de viole retendit mort d’un coup de pique.

Les autres voyant cela, prirent aussitôt la fuite. Ils se mirent tous à maudire le ménestrel ; mais celui-ci brandit un javelot dur et acéré qu’un des Hiunen avait dirigé contre lui,

Et le lança au loin, au delà de la foule, jusqu’à l’extrémité du burg ; il indiqua ainsi aux hommes d’Etzel un endroit plus éloigné de la salle, où ils devaient s’arrêter. Tous craignaient sa force indomptable.

Plusieurs milliers d’hommes se tenaient devant le palais. Volkêr et Hagene se mirent à parler au roi Etzel et à lui dire toute leur pensée. Ils en eurent depuis des soucis ces bons et vaillants héros.

— « C’est une grande consolation pour les peuples, dit Hagene, de voir les chefs combattre toujours à leur tête. C’est ainsi que fait ici chacun de mes maîtres, qui fendent les casques et font ruisseler le sang le long de leurs épées.

Etzel était brave, et saisit son bouclier : — « Soyez prudent, dit dame Kriemhilt, offrez plutôt aux guerriers de l’or, plein votre bouclier ; car si Hagene vous atteint, vous êtes un homme mort.

Le roi était si brave qu’il ne voulait point reculer, ainsi que le font souvent de riches princes de nos jours. On dut l’entrainer de ce lieu, en saisissant les courroies de son bouclier. Hagene, le farouche, commença de le railler.

— « C’est à coup sûr une parenté éloignée qui unit Etzel à Siegfrid. Il aima Kriemhilt avant que jamais vous l’ayez vue. Pourquoi donc, ô roi sans courage, as-tu comploté contre moi ? »

La femme du noble roi entendit ce discours. La colère de Kriemhilt fut grande qu’on osât ainsi se moquer d’elle en présence des hommes d’Etzel, et elle reprit ses machinations contre les étrangers.

Elle dit : — « Celui qui tuera Hagene et qui m’apportera ici sa tête, recevra de l’or rouge plein le bouclier d’Etzel. Et je lui donnerai en outre pour récompense de bons burgs et des terres. »

— « Je ne sais pas pourquoi ils tardent tant, dit le ménestrel, jamais je ne vis guerriers se conduire si lâchement, quand on leur offrait une si grande récompense. Pour ce motif, jamais le roi ne doit leur rendre sa faveur. »

Etzel, le très puissant, était dans l’angoisse et dans l’affliction. Il pleurait amèrement ses parents et ses fidèles qui avaient été tués. Des guerriers très valeureux de maints pays se tenaient à ses côtés et pleuraient avec le roi sur ses grandes infortunes.

— « Je vois là-bas rester lâchement immobiles, maintes gens qui mangent honteusement le pain du roi et qui l’abandonnent maintenant dans cette rude extrémité. Honte à jamais sur eux ! »

Les meilleurs d’entre eux pensaient : — « Il nous dit la vérité. » Mais nul ne fut plus profondément blessé au cœur que Irinc, le héros du Tenelant. Et bientôt on en fit l’expérience.

XXXV. COMMENT IRINC FUT TUÉ

Irinc, le margrave du Tenemark, s’écria : « — J’ai longtemps cherché la gloire et je me suis vaillamment conduit dans maintes batailles entre peuples divers ; qu’on m’apporte mes armes : je veux lutter contre Hagene. »

— « Je ne vous le conseille pas, lui cria Hagene ; faites, au contraire, reculer les guerriers Hiunen ; car si deux ou trois d’entre vous pénètrent dans la salle, je les jetterai à terre du haut des degrés, assez mal portants. »

— « Ce que tu dis ne m’arrêtera pas, dit Irinc peu intimidé ; j’ai tenté des entreprises plus périlleuses : avec mon épée seule je veux te combattre. À quoi te servira la forfanterie qui a éclaté dans tes paroles ? »

Le brave Irinc fut bientôt armé, ainsi que Irnfrit de Düringen, un vaillant jeune homme, et le fort Hâwart, avec mille hommes au moins. Ils étaient prêts à soutenir Irinc dans son entreprise.

Le ménestrel vit approcher une grande troupe, qui s’avançait bien armée avec Irinc. Ils portaient, fortement attachés, maints bons boucliers. Le hardi Volkêr en fut animé de colère :

— « Vois-tu, ami Hagene, s’avancer Irinc, qui promit de lutter contre toi avec sa seule épée ? Est-ce qu’il est donc permis à des héros de mentir ? Je méprise cette manière d’agir : mille guerriers bien armés ou plus marchent avec lui. »

— « Ne m’accuse pas de mentir, dit l’homme-lige de Hâwart. Je suis prêt à faire ce à quoi je me suis engagé : nulle terreur ne m’y fera renoncer. Quelque terrible que soit Hagene, seul je lutterai contre lui ! »

Irinc supplia instamment ses parents et ses fidèles de le laisser combattre seul le héros ; ils y consentirent à regret, car ils connaissaient la grande valeur de Hagene du pays burgonde.

Pourtant il les pria si longtemps qu’à la fin ils cédèrent. Quand ses compagnons virent sa ferme volonté et qu’il recherchait de l’honneur, ils le laissèrent aller. Un terrible combat s’engagea entre eux deux.

Irinc du Tenemark portait haut la pique et il se couvrait de son bouclier, ce noble et valeureux guerrier. Il remonta les degrés de la salle pour rejoindre Hagene. Un effroyable fracas s’éleva, aux coups des combattants.

Leurs bras lancèrent les piques, à travers les épais boucliers, jusque sur leur armure polie et avec tant de force que les bois des javelots volèrent au loin. Ces deux vaillants hommes, animés par la colère, saisirent leurs épées.

La force de l’audacieux Hagene était extraordinairement grande. Irinc asséna sur lui des coups si violents que toute la salle en résonna. Le palais et les tours retentissaient de ces terribles chocs. Mais le guerrier ne put venir à bout de son dessein.

Irinc quitta Hagene sans l’avoir blessé. Il se mit à marcher vers le ménestrel, croyant pouvoir le vaincre par la vigueur de ses coups ; mais ce superbe héros sut bien se défendre.

Le ménestrel frappa si rudement de son épée, que la garniture de fer du bouclier vola en éclats. Alors il laissa là Volkêr, qui était un homme terrible, et s’élança sur Gunther, le roi des Burgondes.

L’un et l’autre étaient forts au combat ; mais, quels que fussent les coups que Gunther et Irinc se portassent, ils ne firent point couler le sang des blessures ! Leurs armures, qui étaient belles et fortes, les préservèrent.

Alors il quitta Gunther pour s’élancer sur Gêrnôt. Il fit jaillir les étincelles hors de sa cotte de mailles. Gêrnôt, le roi burgonde, frappa presque à mort le hardi Irinc.

D’un bond il s’éloigna du prince ; il était si agile ! Le héros abattit quatre Burgondes de la noble suite venue de Worms d’outre-Rhin. La fureur de Gîselher était au comble.

« — Dieu en est témoin, sire Irinc, dit Gîselher le jeune, vous me paierez la mort de ceux que votre main vient de frapper à l’instant. » Et il se jeta sur lui et atteignit si rudement le héros du Tenemark qu’il le jeta à terre.

Celui-ci tomba sur ses mains dans le sang, et tous crurent que ce vaillant guerrier ne porterait plus jamais un coup dans les combats. Pourtant Irinc était couché sans blessure aux pieds de Gîselher.

Le choc de son casque et le fracas de l’épée avaient troublé complètement ses sens, et le brave guerrier n’avait plus conscience de la vie. Le fort Gîselher avait fait cela par la puissance de son bras.

Quand l’étourdissement produit par la violence des coups sur la tête se fut dissipé, Irinc pensa : « Je suis encore vivant et je n’ai point de blessure ; maintenant, j’ai appris à connaître la force de Gîselher. »

Il entendait ses ennemis à ses côtés : s’ils l’avaient su vivant, ils l’eussent achevé complètement. Il apercevait aussi Gîselher tout près de lui. Il réfléchissait aux moyens d’échapper à ses ennemis.

Avec quelle vigueur il bondit hors du sang ! Grâce à sa grande agilité, il s’élança hors de la salle, et rencontrant là Hagene, il lui asséna des coups rapides de son bras puissant.

Hagene se dit : « Il faut que tu sois la proie de la mort. Si le diable ne te protège, tu n’en réchapperas pas. » Pourtant Irinc blessa Hagene à travers la visière de son casque, il porta cette blessure avec Waske qui était une arme excellente.

Quand le sire Hagene eut reçu ce coup, il fit tournoyer effroyablement son épée dans sa main. L’homme-lige d’Hâwart dut céder devant lui. Hagene descendant l’escalier se mit à le poursuivre.

Irinc, le très hardi, leva son bouclier au dessus de sa tête ; mais quand cet escalier eût eu trois fois plus de degrés, Hagene ne lui eût pas laissé porter un seul coup. Oh ! que de rouges étincelles jaillirent de son casque.

Irinc revint sain et sauf vers les siens. Kriemhilt apprit la nouvelle de la blessure qu’il avait faite à Hagene de Troneje, durant le combat : c’est pourquoi la reine se prit à le remercier hautement.

— « Que Dieu te récompense, Irinc, illustre et excellent héros. Tu as consolé mon cœur et raffermi mon courage. Oui, je vois en ce moment l’armure de Hagene rougie de son sang. » Kriemhildt reconnaissante lui prit elle-même le bouclier de son bras.

— « Remerciez-le modérément, dit Hagene. Veut-il encore tenter la lutte ? cela serait digne d’un guerrier, et alors s’il en revient, ce sera un vaillant homme ; ne-vous réjouissez pas trop de la blessure que j’ai reçue.

« Si vous voyez ma cotte de mailles rougie de sang, cela m’excitera à donner la mort à plus d’un. Cette petite blessure anime ma colère pour la première fois. Le guerrier Irinc m’a bien légèrement atteint. »

Irinc du Tenelant se plaça contre le vent. Il se rafraîchit dans sa cotte de mailles et délia son heaume. Tout le monde disait que sa force était grande. Le margrave en conçut un indomptable orgueil.

Alors Irinc s’écria : — « Mes amis, sachez qu’il faut que vous m’armiez à l’instant. Je veux encore essayer si je ne puis dompter cet homme outrecuidant. » Son bouclier était haché ; il en reçut un meilleur.

Bientôt le héros fut mieux armé qu’auparavant. Il saisit une lance puissante ; poussé par la haine, il voulait s’en servir pour abattre Hagene. Mais Hagene, l’homme très hardi, allait le recevoir rudement.

Hagene, la bonne épée, ne l’attendit pas. Il bondit en bas des degrés à sa rencontre, lançant un javelot et brandissant son épée ; sa colère était terrible. La force d’Irinc ne lui servit guère.

Ils frappaient sur leurs boucliers au point que des flammes rougeâtres semblaient les allumer. L’homme-lige d’Hâwart reçut à travers bouclier et cuirasse une profonde blessure de l’épée de Hagene ; elle lui enleva la vie pour toujours.

Quand Irinc, le guerrier, sentit la blessure, il leva son bouclier à la hauteur de la visière de son casque. Le coup qu’il avait reçu lui semblait mortel. Pourtant, peu après, l’homme-lige de Gunther lui en porta un plus terrible.

Hagene trouva à ses pieds une pique tombée à terre ; il la lança sur Irinc, le héros du Tenelant, avec tant de force, que le bois lui sortait tout droit de la tête ; Hagene, le chef hardi lui avait fait subir une mort cruelle.

Irinc fut obligé de reculer vers ceux du Tenelant. Avant de délier le heaume on brisa le bois qui avait pénétré dans la tête. Sa mort approchait. Ses parents se prirent à verser des larmes ; leur affliction était profonde.

Voici venir la reine qui se penche sur lui. Elle commença de pleurer le fort Irinc ; elle s’affligeait de ses blessures. Sa douleur était poignante. Le noble et brave guerrier parla ainsi devant ses parents.

— « Cessez vos plaintes, ô très illustre femme ; à quoi peuvent servir vos pleurs ? Je dois perdre la vie par suite des blessures que j’ai reçues. La mort ne veut pas me laisser plus longtemps à votre service et à celui d’Etzel. »

Puis, il dit à ceux de Duringen et du Tenelant : — « Vos mains ne recevront jamais les présents de la reine, son or rouge et brillant. Et si vous attaquez Hagene, c’est comme si vous couriez au devant de la mort. »

Sur ses joues pâlies, Irinc, le très vaillant, portait les signes de la mort. C’était pour tous une amère douleur que l’homme-lige d’Hâwart dût succomber. Ceux du Tenemarck voulaient recommencer le combat.

Irnfrit et Hâwart s’élancèrent vers le palais avec mille hommes. On entendit de toutes parts des cris effrayants, un grand et terrible fracas. Oh ! que de javelots acérés on lança aux Burgondes.

Irnfrit, le hardi, courut vers le ménestrel ; mais il reçut grand dommage de sa main. Le noble joueur de viole atteignit le landgrave à travers son casque épais ; il était au comble de la fureur.

Le seigneur Irnfrit frappa le hardi ménestrel si fort que sa cotte de mailles en fut lacérée, et que toute son armure fut couverte d’une flamme sanglante. Pourtant le landgrave tomba mort au pied du joueur de viole.

Hâwart et Hagene s’étaient rencontrés. Celui qui les vit assista à des prodiges. Aux mains de ces héros, les épées retombaient rapides, mais Hâwart devait succomber sous les coups de l’homme du pays burgonde.

Quand les Tenen et les Duringen virent leurs maîtres morts, une épouvantable mêlée s’engagea devant le palais avant que par la force de leurs bras ils pussent atteindre la porte. Maints heaumes et maints boucliers furent hachés en cet endroit.

— « Arrière, s’écria Volkêr et laissez-les entrer ; ils ne parviendront jamais au but qu’ils poursuivent. En peu de temps ils succomberont dans la salle, et ils gagneront en mourant les présents qu’a promis la reine. »

Quand ces hommes audacieux eurent pénétré dans la salle, plus d’un eut la tête abattue et trouva la mort sous leurs coups précipités. Il se battit bien, le hardi Gêrnôt ; ainsi fit également Gîselher, la bonne épée.

Mille et quatre étaient entrés dans le palais. Les épées rapides en tournoyant lançaient des éclairs. Tous ceux qui étaient entrés furent tués. On put raconter des merveilles des Burgondes.

Le fracas s’apaisa : le silence se fit. De toutes parts le sang des guerriers morts coulait par les ouvertures et par les trous destinés à dégager les eaux. Voilà ce qu’avaient fait les bras puissants des hommes du Rhin.

Ceux du pays burgonde s’assirent pour se reposer. Ils déposèrent leurs armes et leurs boucliers ; mais le hardi ménestrel se tenait toujours debout devant le palais. Il attendait que quelqu’un osât encore venir l’attaquer.

Le roi se lamentait désespéré et ainsi faisait la reine. Vierges et femmes avaient l’âme déchirée. Je crois vraiment que la mort était liguée contre eux. Bientôt les étrangers tuèrent encore plus d’un guerrier.

XXXVI. COMMENT LA REINE FIT METTRE LE FEU À LA SALLE DU BANQUET

— « Maintenant déliez vos casques, dit Hagene le guerrier, moi et mon compagnon nous veillerons sur vous. Et si les hommes d’Etzel veulent encore tenter l’assaut, j’avertirai mes chefs le plus tôt que je pourrai. »

Maints bons chevaliers désarmèrent leur front. Ils s’assirent dans le sang, sur les corps meurtris de ceux que leurs mains avaient tués. Les nobles étrangers étaient surveillés par leurs ennemis.

Avant le soir, le roi et la reine firent en sorte que les guerriers Hiunen pussent tenter l’assaut avec plus de succès. On voyait réunis à leurs côtés plus de vingt mille hommes qui devaient se rendre au combat.

Une épouvantable tempête se déchaîna contre les étrangers. Dancwart, le frère de Hagene, cet homme très rapide, quitta ses maîtres et bondit devant la porte, en face des ennemis. On crut qu’il était tué ; mais il reparut sain et sauf.

La terrible lutte dura jusqu’à ce que la nuit y mit fin. Les étrangers se défendirent ainsi qu’il convient à de bons héros pendant tout un long jour d’été contre les hommes d’Etzel. Ah ! que de braves combattants tombèrent morts devant eux.

Ce fut au solstice d’été que ce grand massacre eut lieu, et que dame Kriemhilt vengea ses afflictions de cœur sur ses plus proches parents et sur maints guerriers. Depuis lors le roi Etzel ne connut plus la joie.

Elle n’avait point prévu un si grand carnage. Dans son cœur, elle avait espéré mener les choses à ce point que nul autre que le seul Hagene n’eût perdu la vie. Mais le mauvais démon étendit le désastre sur tous.

Le jour était écoulé ; ils avaient angoisses et soucis. Ils pensaient qu’une prompte mort valait mieux pour eux que de souffrir longuement en d’atroces douleurs. Ces fiers et adroits guerriers désiraient faire la paix.

Ils prièrent qu’on voulût conduire le roi vers eux. Brillants de l’éclat de leurs armes et teints de sang, ces héros et les trois princes sortirent du palais. Ils ne savaient à qui se plaindre de leurs maux effroyables.

Etzel et Kriemhilt s’avancèrent tous deux. Le pays était le leur ; ce qui augmenta la troupe qui les accompagnait. — Le roi dit : — Maintenant, parlez, que voulez-vous de moi ? Vous croyez obtenir la paix ; mais cela peut difficilement se faire.

« Après les maux affreux que vous m’avez fait souffrir, jamais tant que je vivrai, vous ne jouirez de la paix. Vous avez tué mon enfant et un si grand nombre de mes parents. C’est pourquoi toute réconciliation et composition vous sont à jamais refusées. »

Gunther répondit à ces mots : — « Une pénible nécessité nous a poussés. Tous mes gens de suite ont été tués dans leurs logements par tes guerriers. Comment avais-je mérité cela ? Je suis venu à toi en toute confiance ; je croyais que tu m’étais dévoué. »

Gîselher, le jeune, de Burgondie, parla : — « Vous, héros d’Etzel, qui êtes encore vivants, quel reproche avez-vous à m’adresser ? Que vous avais-je fait ? Je suis venu vers ce pays en ami. »

— « Oui, répondirent-ils, c’est votre bonté qui a rempli ce burg et toutes nos terres de désolation ! Ah ! nous souhaiterions que vous ne fussiez jamais venu de Worms d’outre-Rhin. Hélas ! que vous avez fait d’orphelins en ce pays, vous et vos frères ! »

L’âme irritée, Gunther, la bonne épée, répliqua : — « Voulez-vous, quittant cette violente haine, en venir à un accommodement avec nous, chefs étrangers ? cela sera bon pour nous tous. Nous n’avons pas mérité tout ce qu’Etzel nous fait subir. »

Le roi parla à ses hôtes : — « Mes maux et les vôtres ne sont pas égaux. La cruelle nécessité à laquelle j’ai été réduit, les dommages sans nombre que j’ai soufferts, voilà les motifs pour lesquels nul de vous ne doit revoir sa patrie ! »

Le fort Gêrnôt parla au roi : « Que Dieu puisse vous inspirer de nous traiter amicalement. Voulez-vous nous tuer, nous étrangers, laissez-nous descendre avec vous dans la plaine. Ainsi il vous en reviendra de l’honneur !

« Là le sort qui nous attend se décidera vite. Vous avez encore tant d’hommes valides prêts à nous combattre, que nous ne pourrons leur échapper, nous qui sommes fatigués de la lutte. Combien de temps pourrions-nous résister dans cette mêlée ? »

Les guerriers d’Etzel étaient prêts à consentir à ce qu’ils sortissent du palais. Kriemhilt l’entendit : c’était pour elle une amère douleur. Aussitôt la paix fut refusée aux chefs du Rhin.

— « Non, non, beaux guerriers ! Je vous conseille en toute confiance de ne pas exécuter le projet que vous avez conçu de laisser sortir de la salle ces hommes avides de carnage ; sinon tous vos parents seront frappés à mort.

« Quand nul autre ne survivrait que les enfants d’Uote. mes nobles frères, s’ils arrivent à respirer le vent et à rafraîchir leurs cottes de mailles, vous êtes tous perdus. Jamais il n’est venu en ce monde d’aussi hardis guerriers. »

Le jeune Gîselher prit la parole : — « ma très charmante sœur, je m’attendais bien peu à une semblable extrémité quand tu m’invitas à traverser le Rhin pour venir en ce pays. Comment ai-je mérité la mort de la part des Hiunen ?

« Je t’ai toujours été fidèle, jamais je ne te fis aucun mal. Je me suis rendu à ta cour dans la pensée que tu m’étais dévouée, ô ma sœur chérie. Pense à nous avec cette affection que tu ne peux nous refuser. »

— « Je ne puis avoir de miséricorde pour vous ; je n’ai que de la haine. Hagene de Troneje m’a causé tant de tourments ! Aussi longtemps que je vivrai, il n’y aura ni oubli, ni composition. Il faut que vous me le payiez tous, s’écria la femme d’Etzel.

« Voulez-vous me livrer le seul Hagene comme prisonnier ? je ne refuserai point de tous laisser la vie ; car vous êtes mes frères et les enfants de ma mère. Alors je parlerai de réconciliation ainsi que tous ces guerriers qui m’entourent. »

— « Le Dieu du ciel ne le veut point, dit Gêrnôt. Quand nous serions mille, nous succomberions tous, nous, tes parents et tes fidèles, avant que nous te livrions un seul homme prisonnier. Cela ne sera jamais. »

— « Il nous faut plutôt mourir, s’écria Gîselher. On n’enlèvera personne de notre garde de chevaliers. Que ceux qui veulent nous attaquer, sachent que nous sommes ici ; car je ne trahirai ma foi envers aucun de nos amis. »

Le hardi Dancwârt parla, il ne lui convenait pas de se taire : — « Mon frère Hagene ne sera pas seul. Il pourra en arriver malheur à ceux qui nous refusent ici la paix ; nous vous le ferons bien sentir, je vous le dis en vérité. »

La reine prit la parole : — « Vous, guerriers adroits, approchez-vous des degrés et vengez mon offense. Je vous en serai toujours obligée, comme je devrai l’être en effet. Oui, par moi, l’outrecuidance de Hagene recevra son salaire.

« N’en laissez pas sortir un seul de la salle, je ferai mettre le feu aux quatre coins du palais. Ainsi, je saurai venger toutes mes offenses. » Bientôt tous les guerriers d’Etzel furent prêts.

Ils repoussèrent dans la salle, à coups d’épée et à coups de javelots, ceux qui étaient dehors. Ce fut un grand fracas. Mais les princes et leurs hommes ne voulurent point se séparer. Ils ne pouvaient renoncer à la fidélité qu’ils se devaient les uns aux autres.

Alors la femme d’Etzel fit mettre le feu à la salle. On tortura par les flammes les corps de ces héros. Bientôt, par suite du vent, l’incendie embrasa tout le palais. Jamais guerriers, je rois, ne subirent pareil supplice.

Beaucoup criaient : — « Hélas ! cruelle extrémité ! mieux nous eût valu trouver la mort dans le combat. Que Dieu ait pitié de nous ! Nous sommes tous perdus. Maintenant la reine fait tomber sur nous sa colère d’une façon effroyable ! »

L’un d’eux prit la parole : — « Nous devons succomber ; à quoi nous servent maintenant les salutations que le roi nous envoya ? La grande chaleur me fait tellement souffrir de la soif, que je crois bien que ma vie s’éteindra bientôt en ces tourments. »

Hagene de Troneje, le bon guerrier, répondit : — « Que ceux qui souffrent l’angoisse de la soif, boivent du sang. Dans une pareille chaleur, cela vaut mieux que du vin. Il ne peut rien y avoir de meilleur en ce moment. »

Le guerrier se dirigea vers un mort, s’agenouilla devant lui, délia son casque, puis se mit à y boire le sang qui coulait des blessures. Quelque étrange que ce fût, cela parut lui faire grand bien.

— « Que Dieu vous récompense, dit l’homme épuisé, pour l’avis que vous m avez donné de boire ce sang. Rarement un meilleur vin m’a été versé. Si je survis, je vous en serai toujours reconnaissant. »

Quand les autres entendirent qu’il s’en trouvait bien, il y en eut beaucoup qui se mirent aussi à boire du sang. Cette boisson accrut la force de leurs bras. Bientôt maintes belles femmes en perdirent leurs amis bien-aimés.

Les brandons enflammés tombaient de toutes parts sur eux dans la salle ; mais ils les faisaient glisser à terre, s’en préservant avec leurs boucliers. La fumée et la chaleur les faisaient beaucoup souffrir. Je pense que jamais héros ne furent exposés à d’aussi grands tourments.

Hagene de Troneje leur dit : — « Tenez-vous près des murs de la salle. Ne laissez point tomber les brandons sur les visières de vos heaumes. Enfoncez-les avec les pieds plus profondément dans le sang. Ah ! c’est une triste fête que la reine nous offre. »

Le voûte qui couvrait la salle, préserva beaucoup les étrangers, et un grand nombre parvint à échapper à la mort. Mais ils souffrirent des flammes qui pénétraient par les fenêtres. Fidèles à ce que leur commandait leur courage, ainsi se défendirent ces guerriers.

La nuit s’écoula pour eux au milieu de ces tourments. Le hardi ménestrel et Hagene, son compagnon, se tenaient encore devant le palais, appuyés sur leurs boucliers et attendant de plus rudes assauts de la part des hommes d’Etzel.

Le joueur de viole dit : — « Maintenant, rentrons dans la salle : ainsi les Hiunen croiront que nous sommes tous morts dans le supplice qu’ils nous ont fait subir. Mais ils nous verront encore dans la mêlée tenir tête à plus d’un. »

Le jeune Gîselher de Burgondie parla : — « Je crois que le jour va venir ; un vent frais se lève. Le Dieu du ciel nous laissera encore vivre heureux quelque temps. Ma sœur Kriemhilt nous a donné une fête épouvantable ! »

L’un d’eux dit : — « Je vois le jour, et puisque un sort plus favorable ne nous est pas réservé, armons nous, et pensons à défendre notre vie. Bientôt nous verrons venir vers nous la femme du roi Etzel. »

Le souverain du pays croyait que ces hôtes étaient morts des suites du combat et par les tortures des flammes. Mais il y avait encore là vivants, six cents hommes hardis, les meilleures épées que jamais roi ait eues à son service.

Ceux qui surveillaient les étrangers avaient bien vu que parmi eux beaucoup étaient vivants, quoi qu’on eut fait pour les faire souffrir et pour tuer les chefs et leurs hommes. On les voyait sains et saufs marcher dans la salle.

On dit à Kriemhilt que beaucoup d’entre eux vivaient encore. La reine répondit : — « Il n’est pas possible qu’aucun d’eux ait survécu à l’assaut des flammes. Je croirais bien plutôt qu’ils sont tous morts.

Les princes et leurs hommes auraient bien voulu échapper à cette extrémité, si l’on avait voulu leur faire miséricorde ; mais ils ne purent rencontrer de pitié chez les hommes du Hiunen-lant. Ils vengèrent leur mort d’un bras indomptable.

Au matin de ce jour, on les salua par des attaques redoublées : les héros furent en péril. On leur lança maints forts javelots ; mais ces chefs nobles et hardis se défendirent d’une façon chevaleresque.

Le courage des hommes d’Etzel était singulièrement excité, parce qu’ils voulaient mériter les présents de Kriemhilt ; ils désiraient également accomplir les ordres du roi. Aussi maints d’entre eux furent bientôt atteints par la mort.

On peut raconter merveille des promesses et des dons de Kriemthilt. Elle fit apporter de l’or rouge à pleins boucliers. Elle le distribuait à qui le désirait et à qui le voulait accepter. Jamais plus grandes récompenses ne furent données pour attaquer des ennemis.

Une grande partie des guerriers accourut. Le hardi Volkêr leur dit : — « Nous sommes ici ! Jamais je ne vis des héros accourir aussi volontiers au combat que ceux qui ont reçu l’or du roi pour notre perte. »

Beaucoup d’entre les Burgondes criaient : — « Allons, héros, plus prés ! Que nous en arrivions enfin au dénoûment. Nul ne succombera ici que ceux qui doivent mourir. » Aussitôt on vit leurs boucliers hérissés de javelots.

Que dirai-je de plus ? Au moins douze cents hommes les assaillirent de tous côtés. Les étrangers calmèrent leur ardeur en faisant de terribles blessures. Nul ne pouvait séparer les combattants : aussi le sang coula à flots,

Sous les coups mortels qui étaient portés de toutes parts. On entendait chacun appeler ses amis à son secours. Les braves de l’illustre et puissant roi furent tous tués. Leurs parents qui les chérissaient, en reçurent une profonde affliction.

XXXVII COMMENT LE MARGRAVE RUEDIGÊR FUT TUÉ

En cette matinée, les hôtes avaient bien combattu. L’époux de Gœtelint vint en la cour, et il vit de tous côtés un terrible carnage. Il en pleura intérieurement, le très loyal Ruedigêr.

— « Malheur à moi, s’écria le guerrier, d’avoir jamais reçu la vie ! Et que personne ne puisse empêcher de si grands désastres ! Bien volontiers j’interviendrais pour rétablir la paix, mais le roi s’y refuserait, car il voit sans cesse croître l’étendue de ses maux. »

Le bon Ruedigêr envoya vers Dietrîch pour demander s’ils ne pourraient pas calmer le courroux du grand roi. Le chef de Vérone lui fit répondre : — « Qui pourrait l’arrêter ! Le roi Etzel ne veut point que quelqu’un s’interpose. »

Un guerrier d’entre les Hiunen voyant Ruedigêr debout, les yeux remplis de larmes (combien il en avait déjà versées !), dit à la reine : — « Voyez, comme il se tient là immobile, celui qui a le plus de puissance auprès d’Etzel,

« Et à qui tout est soumis, le pays et ses habitants. Comment Ruedigêr a-t-il obtenu tant de burgs qu’il a reçus de la munificence du roi ? En ce combat, il n’a pas encore frappé un seul coup digne de louange.

« Il me semble qu’il s’inquiète peu de ce qui se passe ici, depuis qu’il a obtenu tout ce qu’il désirait avoir. On prétend qu’il est plus brave que nul autre ; mais dans ces moments difficiles, cela n’a guère paru. »

L’homme très loyal avait l’âme affligée ; quand il entendit ce discours, il regarda le guerrier en face et pensa : — « Tu le payeras cher. Quoi ! tu dis que je suis lâche ! Tu as prononcé cette parole trop haut dans cette cour. »

Et serrant le poing, il s’élança vers le Hiune et le frappa si violemment qu’à l’instant il l’étendit mort à ses pieds. La détresse du roi Etzel en fut augmentée.

— « Va-t’en, lâche bavard, s’écria Ruedigêr, j’ai assez de peine et de douleur dans le cœur. Comment oses-tu me reprocher que je ne me batte point ? Certes, je devrais haïr ces étrangers,

« Et je leur aurais fait tout le mal que j’aurais pu, si je n’avais conduit ces guerriers ici. Oui, j’ai été leur guide au pays de mon maître. C’est pourquoi mon bras infortuné ne doit point les attaquer. »

Etzel, le grand roi, parla au margrave : — « Comment ! Est-ce ainsi que vous nous aidez, très noble Ruedigêr ? Nous avons déjà tant de morts en ce pays, que point n’était besoin d’en augmenter le nombre ! Vous avez très mal agi. »

L’illustre chevalier répondit : — « Il a insulté à mon courage. Il m’a reproché les honneurs et les biens que j’ai acceptés de vos mains ; aussi il en est arrivé malheur au menteur ! »

Voici venir la reine qui avait vu comment la colère du héros avait frappé le Hiune. Elle le plaignit lamentablement. Ses yeux se remplirent de larmes. Elle dit à Ruedigêr : — « Comment avons-nous mérité, le roi et moi,

« Que tu augmentes encore notre affliction ? Tu nous as toujours dit, noble Ruedigêr, que, pour nous, tu voulais tout exposer, ta vie et ton honneur ? J’entends tous les guerriers te placer bien au dessus des autres.

« Eh bien, je te rappelle l’hommage que ta main m’a juré, quand tu me conseillas, ô chevalier d’élite, d’épouser Etzel Tu me promis de me servir jusqu’à la mort de l’un de nous deux. Ah ! pauvre femme, jamais je ne me suis trouvée en semblable extrémité. »

— « C’est la vérité. Je vous jurai, noble femme, que pour vous j’exposerais et ma vie et mon honneur. Mais je n’ai point juré de perdre mon âme, et c’est moi qui amenai à votre fête ces princes de si illustre naissance. »

Elle reprit : — « Souviens-toi, Ruedigêr, de ta grande fidélité, de ta constance et du serment que tu fis d’être toujours prêt à venger mes outrages et mes malheurs. »

Le margrave répondit : — « Je vous ai rarement refusé quelque chose. » Le puissant Etzel se mit aussi à supplier. Tous deux se jetèrent aux pieds du guerrier. On vit le noble margrave l’âme profondément troublée. Ce très loyal héros parla lamentablement :

— « Malheur à moi, abandonné de Dieu, d’avoir vécu jusqu’à ce jour ! Il faut que je renonce à mon honneur, à ma loyauté et aux vertus que Dieu m’a commandées. Hélas ! Dieu du ciel ! pourquoi la mort ne peut-elle m’enlever ?

« Quel que soit le parti que je repousse ou que j’embrasse, j’aurai mal et très méchamment agi. Et si j’abandonne à la fois la reine et ses frères, tout le monde me le reprochera. Oh ! que celui qui m’a donné la vie, m’éclaire en ce moment ! »

Le roi et la reine aussi le supplièrent avec instances. Il s’ensuivit que maints guerriers perdirent la vie de la main de Ruedigêr et que lui-même succomba. Vous pouvez entendre maintenant comment il périt lamentablement.

Il savait qu’il ne pouvait lui en revenir que dommage et profonde affliction. Ah ! qu’il eût volontiers refusé à la reine et au roi ! Il craignait beaucoup, s’il tuait un de ses hôtes, de devenir odieux à tout le monde.

Il dit au roi, cet homme très hardi : — « Seigneur roi, reprenez tout ce que j’ai eu de vous, terres et burgs ; je n’en veux rien garder ; je préfère aller pieds nus en pays étranger !

« Dépouillé de tout bien, je quitterai vos terres, prenant par la main ma femme et ma fille. Plutôt perdre la vie que de renoncer à ma loyauté. Oui, j’ai mal fait de prendre votre or rouge. »

Le roi Etzel parla : — « Qui donc viendra à mon secours ! Eh bien, Ruedigêr, venge-moi de mes ennemis et je te donnerai un royaume avec ceux qui l’habitent. Roi puissant, tu marcheras à côté d’Etzel. »

Mais Ruedigêr répondit : — « Comment m’engager dans ce combat ? Je les ai invités à entrer sous mon toit ; je leur ai offert amicalement le boire et le manger et je leur ai donné mes présents : puis-je contribuer à leur mort ?

« On croira peut-être que je manque décourage ; mais jamais je n’ai refusé aucun service à ces très nobles princes ou à leurs hommes. Aussi je me repens de l’alliance que j’ai conclue avec eux.

« J’ai donné ma fille à Gîselher, le bon chevalier. Elle ne pouvait en ce monde être mieux mariée sous le rapport des vertus et de l’honneur, de la loyauté et de la richesse. Jamais je ne vis roi animé de si beaux sentiments. »

Alors Kriemhilt prit la parole : — « Très noble Ruedigêr, ayez pitié de nos afflictions à tous deux, au roi et à moi. Pensez bien à ceci, que jamais souverain ne reçut des hôtes qui leur firent autant de mal. »

Le margrave répondit à la noble femme — « Aujourd’hui Ruedigêr doit payer de sa vie le bien que vous et son seigneur lui avez fait. C’est pourquoi il me faut mourir ; cela ne peut durer davantage.

« Je sais qu’en ce jour mes burgs et mes domaines perdront leur maître par la main de ces étrangers ; je recommande à votre bonté ma femme et mon enfant, et les nombreux exilés qui sont à Bechelâren. »

— « Maintenant, que Dieu te récompense, Ruedigêr, » dit le roi. Lui et la reine étaient joyeux, tous deux. « Nous aurons toujours soin de tous tes gens. Mais j’ai foi en mon bonheur, toi-même tu en réchapperas. »

Ruedigêr allait hasarder son âme et son corps. La femme d’Etzel se prit à pleurer. Il dit : — « Je dois accomplir ce que je vous ai promis. Hélas ! ô mes amis, je vais vous combattre malgré moi ! ».

On le vit quitter le roi, l’âme affligée. Il alla non loin de là trouver ses guerriers et leur dit : — « Vous allez vous armer, ô mes fidèles. Malgré moi il me faut combattre les vaillants Burgondes. »

Ils ordonnèrent aussitôt qu’on allât chercher leurs armes. Heaumes et boucliers furent apportés par leurs gens de suite. Bientôt les fiers étrangers connurent la funeste nouvelle.

Ruedigêr et cinq cents de ses hommes s’étaient armés. En outre, marchaient avec lui douze chefs, qui voulaient obtenir le prix du courage au plus fort de la mêlée. Ils ne savaient pas que la mort fût si près d’eux.

On vit s’avancer Ruedigêr, le heaume en tête. Les hommes du margrave portaient des épées bien acérées, et au bras leurs boucliers larges et brillants. Le joueur de viole les aperçut ; ce fut pour lui une peine amère.

Le jeune Gîselher vit venir son beau-père, le casque attaché. Comment pouvait-il supposer qu’il ne vint pas avec des intentions bienveillantes ? Le noble prince en eut l’âme joyeuse.

« Quel bonheur ! s’écria Gîselher, la bonne épée, que nous nous soyons fait en chemin de tels amis. Par ma femme nous avons acquis de grands avantages. Sur ma foi, je suis heureux que ce mariage se soit fait. »

— « J’ignore ce qui peut ainsi vous réjouir, dit le ménestrel. Où avez-vous jamais vu s’avancer tant de guerriers, le heaume en tête, l’épée à la main, dans une intention de paix et d’accommodement ? Ruedigêr veut mériter à nos dépens ses burgs et ses terres. »

Avant que le joueur de viole eût achevé ce discours, le noble Ruedigêr était devant le palais. Il déposa à ses pieds son bon bouclier. Il ne pouvait plus offrir à ses amis ni ses services ni ses salutations.

Le noble margrave jeta ces mots dans la salle : — « Maintenant, vaillants Nibelungen, il faut songer à vous défendre. Vous deviez jouir de mon amitié, et à présent vous devez repousser mes attaques. Naguère nous étions amis, et en ce moment je dois renoncer à cette alliance. »

Cette nouvelle terrifia ces hommes affligés, car nul d’entre eux ne fut satisfait de devoir combattre celui auquel ils étaient dévoués. Ils avaient déjà reçu tant de rudes assauts de leurs ennemis !

— « Veuille le Dieu du ciel, dit Gunther, la vaillante épée, que vous puissiez encore faire miséricorde et nous montrer cette amitié sur laquelle nous comptions. Je me confie en vous ; non, vous ne ferez point ce que vous avez dit. »

— « Je ne puis agir autrement, dit l’homme intrépide ; je dois vous combattre car je l’ai promis. Défendez-vous donc, héros valeureux, si votre vie vous est chère. La femme du roi Etzel ne veut point m’en dispenser. »

— « Vous nous provoquez trop tard, dit le roi illustre. Dieu vous récompensera, très noble Ruedigêr, du dévoûment et de l’affection que vous nous avez montrés, si vous voulez persévérer dans vos sentiments affectueux à notre égard. « Si vous nous laissez la vie, nous tous servirons toujours pour la bienveillance que vous nous aurez montrée. Pensez aux superbes présents que vous nous fîtes, très noble Ruedigêr, quand vous nous conduisîtes au pays d’Etzel, chez les Hiunen.

Ruedigêr, le bon chevalier, dit : — « Ah ! que je voudrais encore pouvoir vous donner pleine mesure de mes dons, ainsi que j’en avais l’espérance. Alors je ne serais exposé à aucun reproche. »

— « Arrêtez noble Ruedigêr, dit Gêrnôt, car jamais seigneur n’accueillit ses hôtes aussi amicalement que vous nous avez reçus. Vous en recevrez la récompense, si nous conservons la vie. »

— « Plût à Dieu, très noble Gêrnôt, dit Ruedigêr, que vous fussiez aux bords du Rhin et moi mort, conservant mon honneur, puisque je suis obligé de vous combattre. Jamais guerriers étrangers n’ont été si maltraités par leurs amis. »

— « Seigneur Ruedigêr, dit Gêrnôt, que Dieu vous récompense de vos riches présents. Oh ! votre mort m’affligerait, car avec vous périraient tant de vertus et de courage ! Je porte ici l’arme que vous m’avez donnée, bon chevalier.

« Dans cette cruelle extrémité, elle ne m’a jamais fait défaut et sous son tranchant maint guerrier a perdu la vie. Elle est brillante et fidèle, magnifique et bonne. Je pense que plus jamais chef n’offrira un don si riche.

« Si vous ne voulez renoncer à votre dessein, si vous nous attaquez et qu’un des amis que j’ai ici tombe sous vos coups, avec votre épée je vous enlèverai la vie. Alors, Ruedigêr, j’en serai au désespoir, ainsi que votre illustre femme. »

— « Dieu veuille, seigneur Gêrnôt, qu’il en soit ainsi ; que votre volonté s’accomplisse de tout point et que la vie de vos amis soit sauve. Je vous confierai ma femme et ma fille. »

L’enfant de la belle Uote, le prince burgonde, parla : — « Pourquoi agir ainsi, Ruedigêr ? Tous ceux qui m’ont accompagné, vous sont dévoués ; vous avez tort de nous attaquer. Vous allez avant l’heure rendre veuve votre charmante fille.

« Si vous et vos guerriers vous m’attaquez maintenant, vous me récompenserez mal de la confiance que j’ai eue en vous plutôt qu’en tout autre, quand je vous ai demandé votre fille en mariage. »

— « Souvenez-vous de la foi jurée, noble et illustre roi, si Dieu vous sauve d’ici. Ainsi parla Ruedigêr. Que la jeune femme ne pâtisse pas à cause de moi. Au nom de vos propres vertus, conservez-lui votre affection. »

— « Je le ferai volontiers, répondit Gîselher, le jeune ; mais si mes illustres parents qui sont ici doivent mourir de votre main, alors il faudra rompre l’alliance fidèle qui m’unit à vous et à votre fille. »

— « En ce cas, que Dieu ait pitié de nous ! » dit l’homme vaillant. Et tous levèrent leurs boucliers comme pour attaquer les étrangers dans la salle de Kriemhilt. Alors, du haut des degrés, Hagene s’écria à haute voix :

— « Arrêtez un instant, très noble Ruedigêr, ainsi dit Hagene ; mes seigneurs et moi, nous ne vous avons pas encore suffisamment expliqué en quelle extrémité nous sommes. De quel avantage notre mort, à nous étrangers, peut-elle être pour Etzel ?

« Je suis en grand souci, ajouta Hagene : les Hiunen ont haché à mon bras le bouclier que dame Gœtelint m’a donné. Je l’avais porté amicalement dans le pays d’Etzel.

« Que le Dieu du ciel m’accorde de pouvoir posséder encore un aussi bon bouclier que celui que vous avez à votre bras, ô très noble Ruedigêr, et alors je n’aurai plus besoin de haubert dans le combat. »

— « Bien volontiers vous ferais-je don de mon bouclier, si j’osais vous le présenter en présence de Kriemhilt. Mais n’importe ! prenez-le, Hagene, et portez-le à votre bras. Puissiez-vous l’emporter au pays des Burgondes ! »

Quand il offrit si généreusement de lui donner son bouclier, bien des yeux pleurèrent à chaudes larmes. Ce fut le dernier présent que Ruedigér de Bechelàren fit à un guerrier ; depuis ce moment, il n’en fit jamais plus.

Quelque farouche et quelque animé de fureur que fût Hagene, il fut ému de ce don que ce bon héros lui faisait, si près de ses derniers moments. Maints nobles chevaliers se prirent à pleurer avec lui.

— « Que le Dieu du ciel vous rémunère, très noble Ruedigêr, jamais votre pareil n’existera plus, faisant des dons si magnifiques à des guerriers étrangers. Dieu permettra que votre vertu vive à toujours.

« Malheur à moi à cause de cette nouvelle, ajouta Hagene ; nous avions déjà tant de maux à souffrir. Qu’il nous faille encore combattre contre des amis, voilà ce dont je me plains à Dieu. » Le margrave répondit : — « C’est aussi pour moi une profonde douleur. »

— « Je vous tiendrai compte de votre don, très noble Ruedigêr. Quoi que puissent faire à votre égard ces illustres chefs, jamais ma main ne vous touchera dans le combat, quand même vous tueriez tous ceux du pays burgonde. »

À ces mots, le bon Ruedigêr s’inclina courtoisement. On pleurait de toutes parts, c’était pour tous une peine extrême que nul ne pouvait détourner cette pénible lutte avec Ruedigêr. Le père de toute vertu allait mourir.

Du haut du palais, Volkêr le ménestrel parla : — « Puisque mon compagnon Hagene a fait trêve avec vous, mon bras aussi vous respectera fidèlement. Ah ! vous l’avez bien mérité, quand nous sommes arrivés en votre pays.

« Très noble margrave, vous porterez pour moi ce message. La margrave m’a donné ces bracelets d’or rouge, pour m’en parer à cette fête. Vous les pouvez voir vous-même à mon bras et en témoigner. »

— « Plût à Dieu tout-puissant, dit alors Ruedigêr, que la margrave vous eût encore donné davantage. Soyez certain que je remplirai votre message auprès de ma femme bien-aimée, si jamais je la revois. »

Quand il lui eut fait cette promesse, Ruedigêr leva son bouclier. Son âme s’enflamma, et, sans tarder plus longtemps, il se jeta sur les étrangers en vaillant guerrier. Le puissant margrave porta maints coups rapides.

Tous deux, Volkêr et Hagene, se tinrent sur les plus hauts degrés, ainsi que l’avaient promis ces deux bonnes épées. Mais Ruedigêr trouva devant la porte tant de vaillants combattants, qu’il commença la lutte avec grands soucis.

Gunther et Gêrnôt, dans un dessein meurtrier, le laissèrent pénétrer dans la salle. Ils avaient des sentiments de héros. Gîselher se tint à l’écart mais non sans regret. Il espérait encore en la vie ; c’est pourquoi il évitait Ruedigêr.

Les hommes du margrave s’élancèrent sur les ennemis et on les voyait suivre leur maître avec le plus grand courage. Ils portaient à la main leurs épées tranchante, qui hachèrent maints heaumes et maints superbes boucliers.

Les guerriers fatigués portèrent cependant à ceux de Bachelâren des coups rapides et terribles, qui les atteignirent jusqu’aux os, à travers les cottes de mailles. Ils accomplirent de prodigieux exploits dans la mêlée.

La vaillante troupe avait pénétré dans la salle. Volkêr et Hagene bondirent à sa rencontre. Sauf au seul chef, ils ne donnaient trêve à personne. Sous les atteintes de leurs bras terribles, le sang découlait à travers les casques.

On entendait dans la salle retentir d’une façon effrayante le choc des épées. Sous les coups, les garnitures des boucliers tombaient brisées, et les riches pierreries s’éparpillaient dans le sang. La bataille était si acharnée que jamais il n’y en aura plus de pareille.

Le prince de Bechelâren marchait de ci et de là, comme un guerrier qui sait faire valoir sa force dans la mêlée. Ce jour-là Ruedigêr prouva bien qu’il était un héros vaillant et digne de louange.

les deux chefs Gêrnôt et Gunther se tenaient fermes, et dans le combat ils donnèrent la mort à plus d’un combattant. Gîselher et Dancwart ne se ménageaient guère, et par eux plus d’un vit arriver sa dernière heure.

Ruedigêr montrait qu’il était très fort, brave et parfaitement armé. Ah ! que de héros il abattit ! Ce que voyant un Burgonde sentit la colère s’emparer de lui. La mort du noble Ruedigêr en fut hâtée.

Le vaillant Gêrnôt interpela le héros ; il dit au margrave : — « Vous ne voulez pas laisser échapper un seul de mes hommes, très noble Ruedigêr. Cela me contriste démesurément ; je ne puis le supporter plus longtemps.

« Puisque vous m’avez enlevé un si grand nombre de mes amis, votre présent pourra vous causer du dommage. Tournez-vous de mon côté, homme très noble et très brave ; je veux, du mieux que je pourrai, mériter le don que vous m’avez fait. »

Avant que le margrave parvint jusqu’à lui, plus d’une cotte de mailles fut teinte de sang. Ils s’élancèrent l’un vers l’autre, ces deux hommes avides de gloire. Chacun d’eux parait les coups terribles qui lui étaient destinés.

Mais leurs épées étaient si tranchantes que rien ne pouvait les arrêter. Ruedigêr, le bon chevalier, atteignit Gêrnôt à travers son casque dur comme un roc, et le sang coula à flots. Mais cet excellent et valeureux guerrier le lui rendit avec usure.

Il brandit haut en ses mains l’épée qu’il avait reçue de Ruedigêr, et quoique blessé à mort, il en porta un coup si terrible que, traversant l’épais bouclier, elle tomba sur la visière du casque. L’époux de Gœtelint devait en mourir.

Non, jamais don plus magnifique ne reçut pire récompense. Tous deux frappés réciproquement par la main l’un de l’autre, Gêrnôt et Ruedigêr, tombèrent dans la mêlée. Quand il vit cette terrible catastrophe, la colère s’empara de Hagene.

Le héros de Troneje parla : — « Un affreux malheur nous est arrivé. Nous avons fait en ces hommes une si grande perte, que jamais nous ne la réparerons, et leurs gens et leurs pays non plus. Maintenant, que les guerriers de Ruedigêr en portent la peine. »

De part et d’autre, il n’y eut plus de merci. Beaucoup, tombés sans blessures, auraient pu facilement échapper. Mais telle était la presse, en cette mêlée, que sans être atteints, ils se noyaient dans le sang.

— « Hélas ! mon frère est tué en ce jour ! Ah ! le malheur nous frappe de tous côtés. Je regretterai toujours le noble Ruedigêr. La perte est pour les deux partis, et notre affliction est immense. »

Quand le jeune Gîselher vit son frère mort, il réduisit ceux qui étaient entrés dans la salle à une suprême détresse. La mort recueillait en hâte ceux qui lui étaient dévoués. Pas un de ceux de Bechelâren n’en réchappa.

Gunther et Gîselher, ainsi que Hagene, Dancwart et Volkêr, ces bonnes épées, vinrent là où les deux hommes étaient étendus, et ces héros se prirent à pleurer.

— « La mort nous frappe cruellement, dit Gîselher, le jeune. Maintenant, cessons de pleurer et exposons-nous au vent, afin que, fatigués du combat, nous puissions rafraîchir nos cottes de mailles. Je crains que Dieu ne nous laisse plus longtemps la vie. »

Les guerriers étaient épuisés ; les uns s’assirent, les autres s’appuyèrent sur leurs boucliers. Les héros de Ruedigêr gisaient à terre morts. Le bruit du combat était apaise. Le silence dura si longtemps qu’Etzel s’en irrita.

— « Malheur ! s’écria la femme du roi, Ruedigêr ne nous a pas servis assez fidèlement, pour faire tomber nos ennemis sous ses coups. Il leur permettra de rentrer au pays des Burgondes.

« À quoi nous sert, roi Etzel, que nous ayons donné au héros tout ce qu’il a désiré ? Maintenant il a mal agi. Celui qui devait nous venger, veut faire la paix. » Volkêr répondit à ces paroles, le très beau guerrier :

— « Hélas ! noble femme du roi, il n’en est pas comme tu le prétends. Si j’osais dire qu’une aussi grande dame en a menti, je dirais que vous avez prononcé sur le compte de Ruedigêr des mensonges diaboliques. Lui et ses guerriers ont été tristement déçus touchant la paix.

« Il a exécuté si vaillamment les ordres du roi, que lui et sa suite sont tombés morts ici. Maintenant, Kriemhilt, regarde autour de toi : à qui vas-tu donner tes ordres ? Ruedigêr, le héros, vous a servis jusqu’à sa dernière heure.

« Si vous ne voulez pas me croire, on vous le fera voir. » Alors, afin de lui briser le cœur, on apporta le héros, la tête fendue, là où le roi pouvait l’apercevoir. Jamais les fidèles d’Etzel n’éprouvèrent plus grande affliction.

Quand ils virent apporter le corps du margrave, nul écrivain ne pourrait ni décrire, ni raconter les effroyables gémissements que les hommes et les femmes poussèrent en ce moment, l’âme en proie au désespoir.

Le désespoir d’Etzel n’était pas moindre. Le puissant roi poussait des cris de douleur semblables au rugissement du lion. Ainsi faisait aussi sa femme. Ils se lamentèrent effroyablement sur la mort du bon Ruedigêr.

XXXVIII. COMMENT TOUS LES HOMMES DU SEIGNEUR DIETRÎCH FURENT TUÉS

On entendait de tous côtés de si grandes lamentations que les tours et le palais retentissaient à ce bruit. Un des hommes de Dietrîch de Vérone l’entendit aussi. Comme il se hâta d’aller porter cette importante nouvelle !

Il parla au chef : — « Écoutez, mon seigneur Dietrîch, de tout le temps que j’ai vécu, certes je n’ai entendu de plus grandes et de plus effroyables plaintes que celles qui viennent de frapper mon oreille. Il me semble que le roi lui-même a succombé dans cette fête !

« Comment, sans cela, seraient-ils tous en si grande affliction ? Le roi ou Kriemhilt, l’un des deux est mort, tué par la haine de ces hôtes hardis. Un grand nombre de guerriers superbes pleurent épouvantablement. »

Le prince de Vérone répondit : — « Mon fidèle très chéri, ne vous hâtez point si fort. Quoi qu’aient pu faire ces guerriers étrangers, ils y ont été poussés par la nécessité. Et laissez-les jouir de cet avantage, que je reste, moi, en paix avec eux. »

Alors le hardi Wolfhart dit : — « Moi j’irai là-bas et j’apprendrai ce qu’ils ont fait, et ensuite mon maître bien aimé je viendrai vous dire ce que j’ai vu et quel peut être le motif de ces plaintes. »

Le seigneur Dietrîch parla : — « Quand on s’attend à rencontrer de l’irritation, alors les questions indiscrètes que l’on fait affligent vite l’âme des guerriers. C’est pourquoi, Wolfhart, je ne veux pas que tu les interroges. »

Il ordonna à Helpfrîch de se rendre au palais et de demander, soit aux hommes d’Etzel, soit aux étrangers, ce qui était arrivé. Jamais on n’avait vu des gens en si profonde affliction.

L’envoyé se mit à interroger : — « Qu’est-il donc arrivé ? » — Un guerrier lui répondit : — « Tout ce que nous avions d’amis dans le pays des Hiunen a été tué. Voilà, gisant à terre, Ruedigêr, tombé sous la main des Burgondes.

« Pas un de ceux qui étaient venus avec lui n’a échappé. » L’affliction d’Helpfrîch fut au comble. Jamais il n’avait reçu une nouvelle avec plus de douleur. Il retourna vers Dietrîch en pleurant.

— « Qu’avez-vous donc appris ? dit Dietrîch ; pourquoi pleurez-vous si amèrement, brave Helpfrîch ? » Le noble chef répondit : — « Ah ! il m’est bien permis de gémir fortement. Les Burgondes ont tué le bon Ruedigêr. »

Le héros de Vérone reprit : « Dieu n’a pu le permettre. Non, ce serait une trop forte vengeance et un tour du démon. Comment Ruedigêr aurait-il mérité un pareil sort ? Car, je le sais, il est tout dévoué à ces étrangers. »

Wolfhart répondit : — « Ah ! s’ils ont fait cela, il faut qu’il leur en coûte la vie à tous. Si nous le supportions, ce serait une honte pour nous. Le bras du bon Ruedigêr nous a rendu de si grands services ! »

Le chef des Amelungen ordonna de prendre des informations plus sûres ; il s’assit à une fenêtre, plein d’amers soucis. Puis il dit à Hildebrant d’aller vers les étrangers, afin de savoir d’eux-mêmes ce qui s’était passé.

Ce guerrier hardi dans les combats, maître Hildebrant, ne portait à la main ni armes ni bouclier. Il voulait se rendre courtoisement auprès des hôtes, quand le fils de sa sœur lui fit une rude observation.

Le farouche Wolfhart lui dit : « Si vous allez là-bas sans armes, vous ne tarderez pas à recevoir leurs outrages et vous serez obligé à une retraite honteuse. Mais si vous vous présentez bien armé, chacun vous respectera. »

Suivant le conseil du jeune homme, Hildebrant prit ses armes. Avant qu’il s’en aperçût, tous les hommes de Dietrîch avaient mis leur armure et portaient l’épée à la main. Cela affligea le héros. Comme il eut volontiers voulu l’éviter !

Il demanda où ils voulaient aller ? — « Nous voulons vous accompagner, parce que Hagene de Troneje est si audacieux pour le mal, qu’il pourrait vous parler avec insolence, ainsi qu’il lui arrive souvent. » Entendant cela, il accéda au désir des guerriers.

Le brave Volkêr vit s’avancer bien armés les héros de Vérone, les hommes de Dietrîch, ceints de leur épée et portant le bouclier au bras. Il en avertit ses maîtres du pays burgonde.

Le joueur de viole parla : — « Je vois venir vers nous, avec une allure hostile, les hommes de Dietrîch, armés et le casque en tête : ils veulent nous combattre. Je crois qu’il en arrivera malheur à nos étrangers. »

Au même moment arriva Hildebrant ; il déposa à ses pieds son bouclier arrondi et se mit à interroger les hommes de Gunther : — « Hélas ! bons héros, que vous avait fait Ruedigêr ?

« Mon maître Dietrîch m’a envoyé vers vous, afin de savoir si la main de l’un de vous a tué le noble margrave, ainsi qu’on nous l’a dît. Nous ne pourrions supporter une aussi grande perte. »

Hagene de Trojene répondit : — « Ce qu’on vous a dit n’est point un mensonge. Oh ! comme je voudrais que votre messager tous eût trompé et que Ruedigêr fût encore vivant ; je l’aimais tant ! Hommes et femmes peuvent le pleurer à jamais ! »

Quand ils eurent bien entendu qu’il était mort, les guerriers le pleurèrent, ainsi que les y portait leur attachement au héros. On vit les guerriers de Dietrîch verser des larmes qui coulaient sur leur barbe et sur leur menton. Ils éprouvaient une profonde douleur.

Le duc de Vérone, Sigestap, parla : — « Maintenant a pris fin la félicité que nous avait procurée Ruedigêr, après nos jours malheureux. La joie d’un peuple exilé gît là à terre, tuée par vous ô héros ! »

La bonne épée des Amelungen, Wolfwîn prit la parole : — « Quand je verrais aujourd’hui mon père mort, je n’éprouverais pas une plus grande peine que de la perte de Ruedigêr. Hélas ! qui va consoler maintenant la femme du bon margrave ? »

Animé par la colère, le guerrier Wolfhart parla : — « Qui guidera nos héros dans leurs nombreuses expéditions, comme le margrave l’a fait si souvent ! Malheur, très noble Ruedigêr, que nous t’ayons perdu ainsi ! »

Wolfbrant et Helpfrich, ainsi que Helmnôt, avec tous leurs amis pleurèrent sa mort. Les soupirs empêchaient Hildebrant d’en demander davantage. Il dit : — « Maintenant, guerriers, faites ce pourquoi mon maître m’a envoyé.

« Enlevez de la salle, pour nous le donner le corps de Ruedigêr, en qui ont péri si lamentablement toutes nos joies. Et laissez-nous lui rendre encore hommage, pour tout le bien qu’il nous a fait à nous et à tant d’autres hommes avec un si grand dévoûment.

« Nous aussi nous sommes exilés comme Ruedigêr, la bonne épée. Pourquoi nous réduire à supplier ? Laissez-nous l’emporter, afin que nous puissions encore, après sa mort, honorer le héros, comme nous aurions tant voulu le faire durant sa vie.

Le roi Gunther : — « Nul hommage n’est si précieux, que celui que rend un ami à son ami mort. Agir ainsi, voilà ce que j’appelle de la fidélité et de la constance. C’est avec raison que vous lui êtes reconnaissants ; il vous a montré beaucoup d’affection. »

— « Combien de temps prierons-nous encore, s’écria le brave Wolfhart ? Puisque par vous, nous avons perdu notre plus chère consolation, et que désormais nous ne jouirons plus de sa présence, laissez-nous le porter là ou nous enterrons les guerriers. »

Volkêr répondit à ces paroles — « Personne ne vous donnera ce corps, mais venez le prendre dans la salle où le guerrier est gisant, tombé dans le sang avec de profondes blessures. Ainsi sera complet l’hommage que vous rendrez à Ruedigêr. »

Le vaillant Wolfhart parla : — « Dieu sait, seigneur ménestrel, qu’il ne faut point nous provoquer. Vous nous avez fait assez de mal. Si je l’osais en présence de mes maîtres, il vous en arriverait malheur ; mais il nous faut demeurer en paix, car il nous est interdit de combattre. »

Le joueur de viole répondit : — « Celui-là est trop prudent qui renonce à faire sa volonté, parce qu’on le lui a défendu ; je ne puis dire que ce soient là les sentiments d’un vrai héros. » Ce discours de son compagnon d’armes plut à Hagene.

— « Cela ne vous réussira pas, dit Wolfhart : je désaccorderai tellement les cordes de votre instrument, que vous ne vous en vanterez pas lors de votre retour aux bords du Rhin. Je ne puis, sans déshonneur, supporter votre arrogance. »

Le ménestrel reprit : — « Si vous troublez les douces harmonies de mes cordes, sous ma main, votre casque brillant perdra tout son éclat, n’importe comment je m’en retournerai au pays des Burgondes. »

Wolfhart voulait s’élancer sur lui ; mais Hildebrant, son oncle, ne le lui permît pas et le retint fortement : — « Je crois que tu veux te livrer à ta colère inconsidérée de jeune homme, et tu perdrais ainsi pour toujours la faveur de notre seigneur. »

— « Lâchez le lion, maître ; sa fureur est au comble, dit Volkêr, la bonne épée. Mais s’il tombe sous ma main, quand son bras aurait dompté l’univers entier, je lui donnerai un coup qui lui coupera toute réplique à l’avenir. »

L’âme du héros de Vérone s’enflamma de fureur. Wolfhart, ce bon et rapide guerrier, brandit son bouclier et, comme un lion, se jeta en avant. Tous ses amis le suivirent à l’instant.

Quelque prodigieux que fussent ses bonds vers les murs de la salle, le vieux Hildebrant arriva d’abord sur les degrés ; il ne voulut point le laisser engager avant lui le combat. Ils trouvèrent bientôt dans les étrangers les adversaires qu’ils cherchaient.

Maître Hildebrant bondit vers Hagene. On entendit les épées retentir aux mains de ces deux héros. Ils étaient animés d’une grande rage, qui éclatait à tous les yeux. Un vent rouge de feu jaillissait de leurs épées.

Ils furent séparés dans la violence du combat par la force et la valeur des guerriers de Vérone. Maître Hildebrant se détourna de Hagene, et le fort Wolfhart se jeta sur Volkêr le hardi.

Il asséna sur le bon casque du ménestrel un coup tel, que le tranchant de son épée en entama le fer. Le joueur de viole le lui rendit avec tant de force, que sous sa main l’armure de Wolfhart lança des éclairs.

Ils firent jaillir le feu de leurs cottes de mailles, car ils étaient animés l’un contre l’autre d’une furieuse haine. Wolfwîn, ce bon guerrier de Vérone, les sépara ; ce qu’il n’aurait jamais pu faire, s’il n’avait été un héros.

Gunther, le vaillant, repoussa d’un bras infatigable les illustres combattants du pays des Amelungen. Le superbe Gîselher teignit des flots d’un sang rouge plus d’un heaume brillant.

Dancwart, le frère de Hagene, était un homme farouche. Tout ce qu’il avait fait auparavant contre les guerriers d’Etzel n’était que du vent. Maintenant il se battait réellement avec rage, le fils du brave Âldriân.

Ritschart et Gerbart, Helpfrîch et Wichârt ne s’étaient jamais épargnés dans aucun combat : ils le firent sentir aux hommes de Gunther. On voyait Wolfbrant marcher superbement dans la mêlée.

Le vieux Hildebrant se battait comme un furieux. Beaucoup d’entre ces bons guerriers succombèrent abattus dans le sang par l’épée de Wolfhart. Ainsi ces hommes bons et vaillants vengeaient Ruedigêr.

Le seigneur Sigestap se battait obéissant à l’impulsion de son courage. Ah ! que d excellents heaumes il hacha à ses ennemis dans cette bataille, le fils de la sœur de Dietrîch ! On ne pouvait mieux se conduire dans la mêlée.

Voyant que le hardi Sigestap faisait ruisseler le sang sur les bonnes cottes de mailles, le fort Volkêr fut saisi de colère et s’élança à sa rencontre. Bientôt Sigestap

Eut perdu la vie par les mains du ménestrel. Il se mit à lui donner un si brillant échantillon de son talent, que le jeune homme reçut la mort de sa terrible épée. Le vieux Hildebrant le vengea, comme le lui imposait sa valeur.

— « Malheur ! s’écria maître Hildebrant, mon cher seigneur gît là, tué par la main de Volkêr. Maintenant le joueur de viole ne peut vivre plus longtemps. » Qui aurait pu être plus terrible que le vaillant Hildebrant ?

Il frappa Volkêr si violemment, que les débris de son casque et les ferrures de son bouclier volèrent de tous côtés contre les murs de la salle. Ce fut la fin du fort Volkêr. Les hommes de Dietrîch se pressaient au combat. Ils frappaient si rudement, que les mailles des armures jaillissaient au loin et que les pointes des épées volaient dans les airs, et hors des casques ils faisaient couler des ruisseaux de sang fumant.

Hagene de Troneje aperçut Volkêr mort. C’était, en cette fête, la perte la plus douloureuse qu’il eût faite parmi ses hommes et ses parents. Hélas ! comme effroyablement Hagene se mit à venger le héros !

— « Non, le vieux Hildebrant ne jouira pas de son triomphe. La main de ce héros a abattu mon aide fidèle, lui, le meilleur compagnon d’armes que j’eus jamais. » Il leva plus haut son bouclier et s’avança hachant devant lui.

Helpfrîch, le fort, tua Dancwart. Ce fut une grande douleur pour Gunther et pour Gîselher quand ils le virent tomber dans l’affreuse mêlée. Il avait de ses vaillantes mains vengé d’avance sa mort.

Quoiqu’il y eût là, réunis contre leur petite troupe, tant de princes puissants de maints pays divers, si les chrétiens ne s’étaient pas rangés contre eux, ils auraient repoussé tous les païens, grâce à leur courage.

Cependant, Wolfhart allait de çà et de là, abattant sans relâche les hommes de Gunther. Il traversait pour la troisième fois le lieu du combat et maints héros tombaient à terre frappés par son bras.

Le fier Gîselher interpella Wolfhart : — « Malheur ! quel féroce ennemi nous avons rencontré ! Noble et brave chevalier, tournez-vous de ce côté. Je veux vous aider à mettre une fin à tout ceci ; cela ne peut se prolonger davantage. »

Wolfhart se tourna vers Gîselher ; dans le combat chacun d’eux fit à l’autre maintes profondes blessures. Il s’élança vers le jeune roi avec tant de vigueur, que sous ses pieds le sang jaillit jusqu’au dessus de sa tête.

Animé de colère, le fils de la belle Uote reçut Wolfhart, le héros vaillant, avec des coups rapides ; quelque fort que fut ce guerrier, il devait succomber. Jamais roi si jeune ne fut aussi vaillant.

Il atteignit Wolfhart à travers sa bonne cuirasse si rudement, que le sang jaillit jusqu’à terre. Il blessa à mort l’homme-lige de Dietrîch. Nul autre qu’un héros n’aurait pu porter un pareil coup.

Quand le hardi Wolfhart reçut cette blessure, il laissa tomber son bouclier. Puis, des deux mains il souleva une puissante épée très tranchante ; le héros frappa Gîselher à travers son bouclier et sa cotte de mailles.

Ils s’étaient donné réciproquement une mort affreuse.

Le fidèle de Dietrich ne pouvait pas conserver la vie. Quand le vieux Hildebrant vit tomber Wolfhart, jamais, je crois, dans sa vie il n’éprouva peine plus grande.

Tous les hommes de Gunther et ceux de Dietrich étaient morts. Hildebrant se rendit à la place où Wolfhart était tombé dans le sang et il prit dans ses bras le guerrier bon et hardi.

Il voulut l’emporter hors du palais, mais la charge était trop lourde ; il dut l’abandonner. L’homme blessé à mort et gisant dans le sang, tourna ses yeux vers son oncle et vit bien que volontiers il aurait voulu l’enlever de là.

Le moribond parla : — « Mon oncle bien-aimé, il ne faut pas en ce moment vous dévouer trop à moi. Gardez-vous de Hagene, voilà ce que je crois qu’il faut faire. Il porte dans son cœur des sentiments féroces.

« Et si mes parents veulent me plaindre, après ma mort, vous le plus proche et le meilleur d’entre eux, vous direz de moi, que, s’ils me pleurent, c’est sans motif. Je suis tombé tué glorieusement sous les coups d’un roi.

« J’ai aussi d’avance si bien vengé ma mort, que les femmes de maints bons chevaliers en verseront des larmes. Et si quelqu’un vous interroge, vous pourrez répondre aussitôt que de ma main j’ai abattu plus de cent ennemis. »

Hagene, pensant au ménestrel, à qui le brave Hildebrant avait enlevé la vie, parla au héros : — « Vous porterez la peine de ma douleur ; car vous avez enlevé aujourd’hui tant de braves guerriers. »

Il frappa sur Hildebrant si fortement qu’on entendit résonner Balmung, que Hagene le hardi avait enlevé à Siegfrid, après avoir tué le héros. Le vieillard se défendit ; il était aussi très brave.

Le guerrier de Dietrich asséna sur le héros de Troneje un coup d’une épée très large, dont le fil était excessivement tranchant ; mais il ne put blesser le fidèle de Gunther. Hagene, au contraire » l’atteignit à travers sa bonne armure.

Quand le vieux Hildebrant eut reçut cette blessure, il craignit de plus graves atteintes de la main de Hagene. L’homme de Dietrich jeta son bouclier sur son dos et, malgré sa profonde blessure échappa à Hagene.

Nul des combattants n’était plus en vie, nul, hormis, deux seulement, Gunther et Hagene. Le vieux Hildebrant marchait tout baigné de son sang ; il apportait de tristes nouvelles à Dietrîch.

Il vit cet homme assis plein de douleur, et maintenant il allait faire éprouver au prince une plus grande affliction encore. Voyant s’avancer Hildebrant dans son armure toute rougie, il lui demanda des nouvelles, poussé par l’inquiétude.

— « Dites-moi, maître Hildebrant, comment êtes-vous tout baigné du sang échappé de vos veines, et qui vous a porté ce coup ! Je pense que vous vous serez battus avec les étrangers dans le palais. Je vous l’avais défendu ; vous auriez bien fait de l’éviter. »

Il dit à son seigneur : — « C’est Hagene qui m’a fait cette blessure dans la salle, tandis que je voulais éviter ce guerrier. C’est avec peine que j’ai sauvé ma vie des mains de ce démon. »

Le Véronais répondit : — « Cela vous est justement arrivé ; car m’ayant entendu parler de l’amitié qui me liait à ces guerriers, vous n’auriez pas dû rompre la paix que j’avais contractée avec eux. Si je ne craignais la honte, vous perdriez la vie. »

— « Ne vous irritez pas trop vite, mon seigneur Dietrîch ; vraiment en moi et en mes amis le dommage est trop grand. Nous voulions emporter le corps de Ruedigêr, mais les hommes du roi Gunther ne voulurent point le permettre. »

— « Malheur à moi ! quelle douleur ! Ruedigêr est-il mort. Je le pleurerai toujours. Ah ! mon désespoir est profond. La noble Gœtelint est la fille de la sœur de mon père. Malheur aux pauvres orphelins, qui sont à Bechelâren ! »

Cette mort lui apportait le deuil et l’affliction. Il se prit à pleurer ; il ne pouvait s’en défendre : — « Hélas ! fidèle appui que j’ai perdu ! Je ne cesserai jamais de pleurer l’homme-lige du roi Etzel.

« Pouvez-vous me dire exactement, maître Hildebrant, quel est le guerrier qui l’a tué ? » Il répondit : — « C’est le fort Gêrnôt, mais des mains de Ruedigêr, ce héros a été frappé à mort. »

Dietrîch dit à Hildebrant : — « Dites à mes hommes qu’ils s’arment en hâte ; je veux y aller moi-même. Dites qu’on m’apporte ma brillante armure de bataille ; je veux, en personne, interroger les héros du pays burgonde. »

Maitre Hildebrant reprit : — « Qui donc vous accompagnera ! Tout ce qu’il vous reste de vivant, vous le voyez à vos côtés. Je suis le dernier de vos fidèles ; les autres sont morts. » Il fut atterré de cette nouvelle, et certes c’était avec raison.

Car jamais en ce monde, il n’éprouva si amère douleur. Il s’écria : — « Tous mes hommes sont-ils morts ? Alors Dieu m’a abandonné, moi, infortuné Dietrîch ; j’étais un roi puissant, superbe et riche.

» Comment se peut-il faire, dit le sieur Dietrîch, que tous ces héros dignes de gloire aient été tués par ces hommes fatigués de combattre et poussés à bout ? Si le malheur ne me poursuivait, ils ne connaîtraient pas encore la mort.

« Mais puisque le sort n’a pas voulu m’épargner plus longtemps, dites-moi, est-ce que quelqu’un des étrangers a survécu ? » Maître Hildebrant répondit : « Dieu le sait, nul autre que le seul Hagene et Gunther, le glorieux roi. »

— « Hélas ! cher Wolfhart, t’ai-je perdu ? Alors j’aurai bientôt regret d’être jamais né. Quoi ! Sigestap et Wolfwîn et Wolfbrant aussi ? Qui donc me viendra en aide au pays des Amelungen ?

« Helpfrîch, le très vaillant, est aussi tué ? Comment pleurerai-je Gerbart et Wîchart ? Oh ! c’est aujourd’hui le dernier jour de ma joie. Malheur ! que personne ne puisse mourir de douleur ! »

XXXIX. COMMENT FURENT TUÉS GUNTHER ET HAGENE ET KRIEMHILT

Le seigneur Dietrîch prît lui-même son armure, et le vieux Hildebrant l’aida à s’en revêtir. Comme il gémissait, cet homme fort ! Tout le palais retentissait de sa voix.

Mais bientôt il reprit son courage de héros. Animé par la colère, le bon guerrier s’arma ; puis bientôt ils partirent, lui et maître Hildebrant.

Alors Hagene de Troneje dit : — « Je vois venir le seigneur Dietrîch ; il veut nous combattre à cause des grands malheurs qui lui sont arrivés. On pourra décider aujourd’hui lequel est le plus vaillant.

« Oui, quand même le chef de Vérone serait encore plus fort et plus terrible, s’il veut se venger sur nous de ses pertes, j’oserai rudement lui tenir tête. » Ainsi parla Hagene.

Dietrîch et Hildebrant entendirent ces paroles. Le chef alla trouver les deux guerriers, qui se tenaient hors de la salle, appuyés contre le mur du bâtiment. Le seigneur Dietrîch déposa à terre son bon bouclier.

Plein de douleur et de soucis, Dietrîch prit la parole : — « Pourquoi avez-vous agi ainsi, Gunther, roi puissant, contre moi exilé ? Que vous avais-je fait ! Privé de toute consolation, maintenant je reste seul.

« Il ne vous a pas semblé suffisant en cette cruelle extrémité de frapper à mort Ruedigêr, le héros ; vous m’avez maintenant enlevé tous mes hommes. Guerriers, je ne vous avais pas fait, moi, subir de pareilles infortunes.

« En pensant à vous-mêmes et à votre affliction, à la mort de vos amis et à vos rudes combats, ô héros superbes, votre âme n’est-elle pas accablée ? Hélas ! que la mort de Ruedigêr me fait de peine ?

« Non, nul homme au monde n’éprouva plus de malheurs ! Vous n’avez guère pensé à ma désolation et à la vôtre. Tous mes amis sont là gisant, tués par vous. Jamais je ne pourrai pleurer assez la mort de mes parents. »

— « Nous ne sommes point si coupables, répondit Hagene. Vos guerriers sont venus vers ce palais en bande nombreuse et armés avec le plus grand soin. Il me semble qu’on ne vous a pas conté les faits avec exactitude. »

— « Que dois-je donc croire ? Hildebrant m’a dit que mes hommes de l’Amelungen-lant vous ont demandé de leur remettre, en dehors de cette salle, le corps de Ruedigêr et que vous n’avez répondu à mes guerriers que par des moqueries. »

Le souverain du Rhin parla : — « Ils prétendaient emporter d’ici le corps de Ruedigêr ; je le fis refuser, par haine contre Etzel, non par inimitié contre les vôtres jusqu’à ce que Wolfhart se mit à nous injurier. »

Le héros de Vérone répondit : « — Il devait en être ainsi ! Gunther, noble roi au nom de tes vertus, répare les maux que tu m’as faits et compose avec moi sur le dommage, afin que je puisse te le pardonner.

« Rends-toi prisonnier avec ton homme-lige, et je te protégerai ici chez les Hiunen, en sorte que nul ne vous offensera, et vous ne trouverez en moi que fidélité et bienveillance. »

— « Le Dieu du ciel ne peut permettre, dit Hagene, que se rendent à toi deux guerriers, qui, bien armés, peuvent se défendre si vaillamment et qui marchent encore libres et fiers en face de leurs ennemis. »

— « Hagene et Gunther, il ne faut pas repousser ma demande ; à vous deux, vous avez tellement affligé mon âme, que vous agirez équitablement en accordant une compensation à mes maux.

« Je vous donne ma foi, et ma main répond de ma sincérité, que je chevaucherai avec vous jusqu’en votre pays. Je vous reconduirai avec honneur ou je souffrirai la mort, et pour vous j’oublierai ma profonde douleur. »

— « Renoncez à votre demande, reprit Hagene, il ne nous convient pas qu’on dise jamais de nous que deux si vaillants hommes se soient rendus, car auprès de vous, on ne voit personne que le seul Hildebrant. »

Maître Hildebrant prit la parole : — « Dieu sait, seigneur Hagene, que cette paix que mon chef offre de conclure avec vous, le moment viendra où vous la désirerez en vain. Vous devriez accepter avec empressement la composition dont il se contente. »

— « Oui, j’accepterais cette composition, dit Hagene, plutôt que de fuir honteusement le champ du combat, ainsi que vous l’avez fait, maître Hildebrant. Sur ma foi, je pensais que vous saviez mieux tenir tête à l’ennemi. »

Hildebrant répondit : — « Pourquoi m’adresser ce reproche ? Qui donc était assis sur son bouclier au Wasgenstein, tandis que Walther d’Espagne lui tuait un grand nombre de ses parents [37] ? Il y a assez à dire sur votre propre compte à vous. »

Le seigneur Dietrîch parla : — « Il ne convient pas à des héros de s’adresser ainsi des injures, comme font les vieilles femmes. Je vous défends, maître Hildebrant, d’en dire davantage. Une assez grande douleur m’afflige, moi, guerrier exilé.

« Maintenant, ajouta Dietrîch, répétez-moi, vaillant Hagene, ce que vous vous disiez entre vous, ô guerriers rapides, au moment où tous m’avez vu me diriger armé vers vous. Vous affirmiez que vous vouliez seul, me tenir tête dans un combat. »

— « Nul ne vous le niera, répondit le vaillant Hagene ; oui, je veux tenter la lutte avec des coups terribles, à moins que ne se brise en mes mains la bonne épée des Nibelungen. Je suis indigné de ce que l’on ait osé nous réclamer comme prisonniers. »

Quand Dietrîch connut l’humeur farouche de Hagene, il brandit aussitôt son bouclier, ce bon et rapide guerrier. Avec quelle promptitude Hagene s’élança des degrés au devant de lui. La bonne épée de Nibelung retentit avec fracas sur Dietrîch.

Le seigneur Dietrîch savait bien que cet homme audacieux était d’humeur féroce ; aussi le prince de Vérone se défendit-il avec adresse des coups terribles qui lui, étaient destinés. Il connaissait bien Hagene, ce héros superbe.

Il craignait aussi Balmung, cette arme terrible ! Cependant Dietrîch rendit des coups bien dirigés, jusqu’à ce qu’enfin il vainquit Hagene, en lui faisant une blessure longue et profonde.

Le seigneur Dietrîch se dit : « Te voilà donc en péril ! Mais j’aurai peu d’honneur à te tuer maintenant. Je vais essayer si je puis m’emparer de toi et te faire prisonnier. » Et c’est ce qu’il fit avec précaution.

Il laissa tomber son bouclier ; sa force était grande ; il saisit dans ses bras Hagene de Troneje, et ainsi il parvint à dompter l’homme hardi. À cette vue, le roi Gunther se prit à gémir.

Dietrîch lia Hagene, le conduisit à Kriemhilt et remit entre ses mains le plus vaillant guerrier qui jamais porta l’épée. Après de si amères souffrances, la joie de la reine fut vive.

De plaisir elle s’inclina devant le noble prince : — « Sois toujours heureux en ton corps et en ton âme. Tu me consoles grandement dans ma détresse. Je serai toujours prête à t’obliger. »

Le seigneur Dietrîch prit la parole ; — « Il faut le laisser vivre, noble reine, et il se peut qu’un jour il répare tout le mal qu’il vous a fait. Il ne faut point qu’il pâtisse de ce que je vous l’ai livré les mains liées. »

Elle fit amener Hagene, pour son malheur, dans une prison, où nul ne put voir le prisonnier enfermé. Gunther, le noble roi, se prit à crier : — « Où donc est allé le héros de Vérone ? Il m’a rudement affligé. »

Le seigneur Dietrîch alla à sa rencontre. La force de Gunther était vraiment digne de louange. Il n’attendit pas plus longtemps ; il se précipita hors de la salle. Un grand fracas se fit au choc de leurs deux épées.

Quoique la valeur du seigneur Dietrîch fût haut prisée depuis longtemps, Gunther était tellement animé par la colère et le ressentiment, et ses longues souffrances l’avaient si fortement irrité contre son adversaire, que ce fut merveille que le seigneur Dietrîch en réchappât.

Le courage et la force de tous deux étaient grands. Le palais et les tours retentirent des coups qu’ils assénaient, sur leurs bons casques avec leurs terribles épées. Vraiment le roi Gunther avait un noble courage.

Pourtant le prince de Vérone le vainquit, ainsi qu’il avait vaincu Hagene ; on voyait couler le sang à travers la cotte de mailles, par suite d’un coup de la puissante épée que parfait le seigneur Dietrîch. Pourtant, après tant de fatigues, l’illustre Gunther s’était glorieusement défendu.

Ce chef fut lié par la main de Dietrîch d’un nœud si fort, que jamais roi n’en subira plus de pareil. Il craignait que, s’il eût laissé libres le roi et son homme-lige, ils n’eussent tué tous ceux qu’ils auraient rencontrés.

Dietrîch de Vérone le prit par la main et le mena garrotté devant Kriemhilt. Elle s’écria : — « Soyez le bienvenu, Gunther, vous, le héros du pays burgonde. » — « Que Dieu vous récompense, Kriemhilt, si vous m’adressez ces paroles avec sincérité, » dit Gunther.

« Je m’inclinerais devant vous, ô ma sœur très chérie, si vos salutations étaient faites par affection ; mais je sais, reine, que vous êtes de si sanguinaire humeur, que vous ne ferez à Hagene et à moi que de très funestes saluts. »

Le héros de Vérone prit la parole : — « Femme du très noble roi, jamais prisonniers ne furent si bons chevaliers que ceux que je vous ai remis aujourd’hui, ô illustre dame. Maintenant, par égard pour moi, tous ménagerez ces étrangers. »

Elle répondit qu’elle le ferait volontiers. Alors, les yeux en pleurs, le seigneur Dietrîch s’éloigna de ces glorieux héros. Elle se vengea épouvantablement, la femme d’Etzel. Elle enleva la vie à ces deux guerriers d’élite.

Pour les tourmenter, elle les fit enfermer séparément, et depuis lors ils ne se revirent plus, jusqu’au moment où elle porta à Hagene la tête de son frère. La vengeance que Kriemhilt exerça sur ces deux guerriers fut vraiment complète !

La reine alla trouver Hagene et parla avec haine au guerrier : — « Si vous voulez me rendre ce que vous m’avez pris, vous pourrez encore retourner au pays burgonde. »

Le farouche Hagene répondît : — « Ta prière est superflue, très noble reine, car j’ai juré de ne jamais révéler l’endroit ou se trouve caché le trésor, tant que vivrait l’un de mes maîtres. De cette façon, il ne tombera au pouvoir de personne. »

Il savait bien qu’elle le ferait mourir. Quelle plus grande déloyauté fut jamais ! Il craignait qu’après lui avoir pris la vie, elle ne laissât retourner son frère en son pays.

« Je pousserai les choses à bout, » dit la noble femme, et elle ordonna de tuer son frère. On lui coupa la tête ; elle la porta par les cheveux devant le héros de Troneje. Ce fut pour lui une peine affreuse.

Quand le guerrier vit la tête de son maître, il dit à Krîemhilt : — « Enfin tu es arrivée au but de tes désirs, et tout s’est passé ainsi que je l’avais prévu.

« Maintenant le noble roi est mort et aussi Gîselher le jeune et Gêrnôt. Nul ne sait, hors Dieu et moi, où se trouve le trésor. Femme de l’enfer, il te sera caché à jamais ! »

Elle dit : — « Tu as mal réparé le mal que tu m’as fait. Mais je veux conserver l’épée de Siegfrid. Il la portait, mon doux bien-aimé, la dernière fois que je le vis, et de sa perte, mon cœur a souffert plus que de tous mes autres maux. »

Elle tira l’épée du fourreau sans qu’il pût l’empêcher — elle voulait enlever la vie au guerrier — et, la soulevant des deux mains, lui abattit la tête. Le roi Etzel le vit et en fut profondément affligé.

« Malheur ! s’écria le roi, comment a été tué par les mains d’une femme, le plus vaillant héros qui jamais s’élança dans la bataille ou qui porta un bouclier ! Quelque inimitié que j’eusse contre lui, j’en suis vraiment affligé. »

Alors le vieux Hildebrant parla : — « Elle ne jouira pas du plaisir d’avoir osé le tuer. Quoi qu’il ait pu me faire, et bien qu’il m’ait mis en un pressant danger, je veux pourtant venger la mort du vaillant chef de Troneje. »

Le vieux Hildebrant bondit vers Kriemhilt, et lui donna un terrible coup d’épée. La fureur d’Hildebrant porta malheur à la reine ; à quoi pouvaient lui servir ces cris lamentables ?

De toutes parts des cadavres couvraient la terre, et la noble femme gisait là presque coupée en deux. Dietrîch et Etzel se prirent à verser des larmes. Ils pleuraient amèrement leurs parents et leurs hommes.

Tant de gloire et d’honneur avait péri. Tous les peuples étaient dans l’affliction et le désespoir. La fête du roi se termina d’une façon sanglante, car souvent l’amour finit par produire le malheur.

Je ne puis vous raconter ce qui arriva depuis, si ce n’est qu’on voyait chevaliers, femmes et nobles varlets pleurer la mort de ceux qu’ils avaient aimés. Ici prend fin ce récit : c’est la détresse des Nibelungen.


FIN.




  1. Voyez l’étude sur la formation de l’épopée, en tête des Chants héroïques de l’Edda.
  2. Il existe un burg du nom de Troneck sur la petite rivière le Dron qui se jette dans la Moselle entre Trèves et Neumagen.
  3. Localité d’origine romaine, Alteis, près de Worms.
  4. Xanthen est une ancienne colonie romaine, Colonia Trajani, dont le nom pourrait venir d’un temple consacré à Apollon, ξανθός, à la blonde chevelure.
  5. Il s’agit ici de Nibelung, le père des deux chefs rivaux de Siegfrid, Schilbung et Nibelung le jeune.
  6. Le chaperon enchanté qui rendait invisible.
  7. Sahsen, les Saxons ; Tenemark, le Danemark.
  8. Le texte porte : « Uf edele rôcke ferrans von pfelle ùz Aràbi. » Mot à mot : sur les nobles robes de ferrans d’étoffes d’Arabie. Ces robes de ferrans étaient faites d’un tissu de soie et de laine.
  9. Le don du matin, que le mari offrait à sa femme. V. Tacite, Germ. XVIII. Il en est question dans les plus anciennes lois germaniques, dans la loi burgonde entre autres.
  10. Le mot Loche, écrit avec une majuscule dans certains manuscrits, signifierait Lockheim, près de Gerusheim sur le Rhin, endroit connu dès les temps carlovingiens ; écrit avec une minuscule, il signifierait un gouffre en général, et en particulier le gouffre du Loroley, près de Saint-Goar.
  11. Lorse, anciennement Lorissa, Lorsch ou Laurisheim, près du Rhin, non loin de Worms. L’abbaye de Lorsch fut fondée en 764, par Cancor, comte dans le Rheingau, et par sa mère Williswinda, d’origine carlovingienne.
  12. L’histoire connaît une femme d’Attila du nom de Kerka ou Reka.
  13. Etzel, Attila.
  14. Vienne, en Autriche.
  15. La Bavière.
  16. Le Rhône.
  17. Taonouw, Daunau en allemand moderne, le Danube.
  18. Aujourd’hui Mehring près d’Ingolstadt. Il y existait autrefois un passage sur le Danube.
  19. Passau, le Castra Patava des Romains.
  20. La Traun, rivière qui se jette dans le Danube.
  21. Osterreich, l’Autriche, le pays de l’Est, l’ancienne Ostmark, que Charlemagne établit contre les Avares et les Hongrois.
  22. Trasen-fluss, qui se jette dans le Danube, près de Melk.
  23. Actuellement Trasmaur, sur la rive gauche du Trasen ; le Trigisamum des Romains au passage des monts Comagènes.
  24. Les Russes et les Grecs.
  25. Le Polonais.
  26. Le Valaque.
  27. Horde de Tartares, qui apparaît depuis le onzième siècle entre le Don et le Danube. Ils servaient dans les armées grecques et hongroises.
  28. Tuln, à l’embouchure de la petite rivière Tuln. Les archiducs d’Autriche allaient à la rencontre de leurs fiancées jusqu’à cette ville.
  29. La Thuringe.
  30. Le Bleda de l’histoire, qui aurait bâti Buda. Le père d’Attila dans l’Edda est Budli, que notre poème appelle Botelung.
  31. Théodoric, roi des Goths, Thiothrec dans l’Edda.
  32. Tiuschen, Deutschen, les burgondes, les hôtes allemands.
  33. Carnuntum, du temps des Romains.
  34. Wiselburg sur la Leita.
  35. Ce fils de Ruedigêr et de Gœtelint avait été tué, suivant les traditions, au combat de Ravenne.
  36. Boisson préparée avec du vin et du jus de mûres.
  37. Hildebrant fait allusion à un combat entre Walfher d’Aquitaine et les rois burgondes. Cet épisode de la tradition épique nous a été conservé dans un poème latin intitulé : Waltharius manu fortis, qui fut composé en l’an 920 par Eckehard, abbé de Saint-Gall. — Voir l’édition de J. Grimm, Gœttingen, 1958.