Les Noces d’or de M. et Mme Van Poppel/04

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Paul Lacomblez, éditeur (3p. 79-90).


IV


Depuis quelque temps, M. Platbrood était sombre et s’abîmait en de longs silences. Cependant, l’aventure équestre du mois de mars paraissait oubliée et l’on pouvait croire qu’il avait reconquis son prestige de cavalier. À force de recherches discrètes, notre major avait découvert au fond d’une impasse du Buemel, une bête élégamment efflanquée et très sourde qui courait sur ses vingt ans. Ce vieux cheval, que l’Espagne eût réservé à ses picadors, gardait encore belle allure sous le harnois militaire : sans doute, avait-il foulé jadis, les champs d’Epsom et d’Auteuil ; car, bien que la destinée cruelle l’eût maintenant placé entre les brancards d’une modeste charrette, il semblait se souvenir de son pedigree et levait fièrement la tête et le sabot aux jours de parade : il est vrai qu’il appartenait à un marchand de levure.

M. Platbrood était sombre. Pourtant, il gravissait la pente fleurie des honneurs. Déjà, il avait brillé à diverses représentations de gala ; le dernier raoût de l’Hôtel-de-Ville s’était embelli de sa présence ; les journaux publiaient son nom. Enfin, rêve qui depuis longtemps charmait son sommeil, il venait de dîner au Palais.

N’importe, M. Platbrood était sombre…

C’est qu’il entendait toujours les paroles bienveillantes de Sa Majesté :

— Je vous félicite, major Platbrood, d’avoir échappé à un grand danger. On m’a conté l’événement… Et je rends grâce aussi à votre sauveur, un jeune maître plombier, je pense, M. François Cappellemans…

Oui, le Roi s’était exprimé de la sorte. Oui, le Roi avait prononcé avec éloge le nom de François Cappellemans !

Certes, M. Platbrood admirait chez le Souverain cette mémoire cultivée et précieuse ; toutefois, il regrettait sincèrement que le fait-divers du mois de mars défrayât encore les conversations de la Cour et que son souvenir ne fût point, une fois pour toutes, tombé dans le puits profond de l’oubli.

Mais, quoiqu’il fît pour se réconforter, la voix de Léopold II avait troublé sa conscience. Aussi, se montrait-il avare de détails au sujet de la réception royale ; lui, si prolixe d’ordinaire sur les cérémonies où il jouait un rôle, il évitait soigneusement de parler du banquet à la Cour. Les plus insidieuses questions de M. Rampelbergh, à cet égard, le trouvaient évasif et réservé.

— Est-il donc vrai, se disait-il, que je doive la vie à François Cappellemans ?

C’était l’avis du Roi et le Roi ne pouvait se tromper.

M. Platbrood était sombre. Il revivait à présent le drame de la rue de l’Éducation, et il convenait à part lui que l’intervention du jeune plombier n’avait pas été tout à fait inutile. Dans son orgueil un instant humilié, dans son mépris pour le modeste et courageux artisan, il s’était refusé à tout geste de gratitude. Une telle conduite lui apparaissait aujourd’hui vraiment coupable, indigne d’un galant homme.

M. Platbrood était sombre ; le remords avait pénétré dans son âme.

L’absence de son fils Émile, parti inopinément pour l’Afrique, le contristait aussi plus qu’il n’eût osé dire. Il s’était rendu à Anvers afin d’assister au départ du bateau. Il y était allé sans émotion, en curieux. Mais, quand le steamer avait levé l’ancre pour s’enfoncer bientôt dans le brouillard d’Austruweel, l’imperturbable major s’était frotté les yeux et il avait senti renaître, vivace, cette tendresse paternelle si longtemps étouffée dans son cœur au profit d’une stérile ambition.

En vérité, c’était avec une impatience inquiète qu’il attendait maintenant chaque courrier du Congo ; les meilleures lettres le rassuraient à peine. Cette brusque séparation l’avait ramené au sentiment de ses devoirs de famille : il s’intéressa tout à coup à ses jeunes enfants, Hippolyte et Hermance, enfermés dans des institutions de province, et les alla visiter toutes les semaines.

Quant à Pauline, qu’il avait failli sacrifier à son orgueil, elle lui était devenue particulièrement chère. Il comprenait aujourd’hui toute la honte du marché conclu avec Maskens, et il remerciait en secret son gendre Kaekebroeck d’avoir empêché la perpétration d’un véritable crime.

M. Platbrood n’avait plus de colère contre Cappellemans. Il lui pardonnait de l’avoir sauvé. Bientôt, il en vint même à reconnaître ses qualités et ses talents. Toutefois, il lui répugnait toujours de penser qu’un plombier pût devenir un jour son beau-fils. Non, cela était impossible. Pauline entendrait raison ; d’ailleurs, pensait-elle encore à son timide amoureux ?

Or, voilà que deux événements se produisirent qui engagèrent M. Platbrood à faire les premiers pas vers le jeune homme.

M. Maskens mourut subitement, frappé d’une attaque d’apoplexie, et François Cappellemans, soutenu à son tour par le farouche poëlier Manneback, fut élu d’enthousiasme capitaine quartier-maître à la place du gros marchand de poutrelles.

Puis les fêtes nationales étant venues, le plombier, traîné de force au Palais des Académies par Mosselman et par Kaekebroeck revenu de Heyst pour la circonstance, reçut la croix des sauveteurs au milieu des applaudissements frénétiques de toute la rue Sainte-Catherine accourue pour l’acclamer !

Un matin que Pauline « prenait les poussières » dans la salle à manger, M. Platbrood, qui feignait de lire les journaux, lui dit d’un ton détaché :

— Fille, je crois que le poële de la chambre de bain ne va plus. C’est un mauvais système d’ailleurs et qui a fait son temps. Il faut appeler le plombier…

À ces mots, la jeune fille cessa d’épousseter la pendule et demeura stupéfaite, le plumeau sur l’épaule. « Il faut appeler le plombier », qu’est-ce que cela voulait dire ? Elle ne comprenait pas.

— Oui, continua M. Platbrood sans prendre garde à l’émotion de sa fille, j’ai bien réfléchi : je vais remplacer notre vieille baignoire. Quand tu sortiras tout à l’heure avec ta mère, tu ferais bien d’aller jusque…

Il hésita une seconde et poursuivit :

— Jusqu’à la rue Sainte-Catherine.

Pauline ne pouvait en croire ses oreilles et restait là toute interdite, bouche bée, en proie à une foule de sentiments qu’elle ne parvenait pas à démêler.

Cependant, M. Platbrood s’était replongé dans ses journaux. Mais il ne lisait pas et considérait la belle jeune fille. Celle-ci, son premier trouble passé, s’était remise à la besogne, frottait maintenant avec une animation fébrile. Et son père la regardait, ému de la voir si diligente, toujours si résignée et si bonne malgré les sévérités qu’il avait fait peser sur elle.

Certes, elle était moins triste depuis quelques mois : elle avait recouvré ses fraîches couleurs à la Petite-Espinette. Mais on devinait au fond de ses grands yeux comme une pensée toujours en alarme.

Du reste, elle ne chantait plus par toute la maison comme elle faisait jadis dans l’insouciance de son cœur ; et M. Platbrood regrettait cette voix pure et matinale qui ensoleillait son logis.

Il songeait à cela quand Pauline, montée sur un escabeau, se mit à fredonner en époussetant le cadre d’un paysage alpin plein de cascades, et tout à coup voilà qu’elle chanta :

Hirondelles légères,
Dans les cieux éclatants,
Vous êtes messagères
Du rapide printemps !

M. Platbrood tressaillit à cette naïve romance que l’enfant avait apprise l’an passé pour sa fête.

Mais en ce moment, on cria du palier du premier étage :

— Pauline, Pauline ! Je suis prête, savez-vous !

C’était Mme Platbrood qui se disposait à partir pour le marché.

— J’arrive ! fit Pauline en flûtant gaîment sa voix.

Prestement, elle sauta de l’escabeau :

— Voilà, dit-elle, j’ai tout fini !

Alors, M. Platbrood leva la tête par-dessus son journal pour dire d’un ton qu’il essayait de rendre indifférent :

— Ainsi, tu n’oublieras pas d’aller chez…

Elle s’était approchée du fauteuil et regardait son père qui souriait. Depuis si longtemps, elle ne lui avait plus vu ces yeux de bonté !

— Eh bien, fille, tu ne comprends donc pas…

Une émotion inexprimable la saisit ; ses yeux se mouillèrent et, soudain, dans un transport de joie, elle s’assit sur les genoux de M. Platbrood. Brusquement, elle lui entoura le cou de ses bras et, retrouvant sa voix d’enfance :

— Ah ! mon papa, comme je suis contente !