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Les Noces d’or de M. et Mme Van Poppel/06

La bibliothèque libre.
Paul Lacomblez, éditeur (3p. 111-139).


VI


Les Platbrood et les Kaekebroeck trépignaient d’impatience à la gare du Nord.

Perchés sur l’escalier de la salle des Pas-Perdus, ils interrogeaient la place Rogier depuis un quart d’heure, en s’exclamant à tour de rôle « Non, mais ça n’est tout de même pas permis ! », quand la figure de Pauline s’illumina tout à coup :

— Les voilà, les voilà !

En effet Cappellemans arrivait en courant, suivi par M. Rampelbergh qui donnait le bras aux demoiselles Janssens.

— Malvina ne sait pas venir, s’écria gaîment le droguiste, elle a mal à son pied. Alors, je pars en voyage de noce avec ces dames !

— Sacrebleu, dit Joseph qui n’avait pas envie de rire, il n’est que temps ! Laissez, je vais prendre les coupons…

Il courut au guichet et rapporta neuf secondes Anvers aller et retour.

— En avant ! Il n’y a plus que cinq minutes !

Tous ensemble, ils se ruèrent sur la porte de la salle d’attente — cette porte plus lourde et difficile à pousser que celles de Gaza — mais ils durent s’arrêter devant le contrôleur qui tournait et retournait leurs billets, les poinçonnait avec flegme en disant d’un ton ironique :

— Anvers, au bout de la gare !

Ils franchirent un couloir et furent sur le quai où, anxieux et tournoyants, ils délibérèrent une seconde sur la direction à prendre :

— Hé, par ici, à gauche !

Et ils coururent derrière Joseph, à la débandade, hormis le droguiste qui n’avait pas lâché les demoiselles Janssens et les entraînait de force en riant de l’épouvante que leur donnait le tapage des locomotives.

Déjà, on fermait les portières :

— En voiture !

Si le train était au bout de la gare, les secondes étaient au bout du train, et, comme celui-ci ne manquait pas d’une certaine longueur, les amis galopèrent sur l’asphalte à la grande joie des voyageurs tranquillement installés dans les compartiments.

— Allons, Mesdames et Messieurs, en voiture s’il vous plaît !

Cette invitation polie mais comminatoire les affola. Soudain, Joseph, cessant de courir,

ouvrit la portière d’un wagon de troisième classe :

— Entrons seulement ici, dit-il hors d’haleine, on changera à Malines.

Ils escaladèrent les marche-pieds avec une maladresse que décuplait leur hâte et, à bout de souffle, ils tombèrent sur les banquettes de pitchpin en même temps que le train démarrait.

Ils ne purent parler qu’à Vilvorde et s’épongèrent jusque Malines.

Le premier, le droguiste recouvra le souffle :

Godouche, que j’ai soif !

Et tous, en chœur, de déclarer qu’il n’était pas le seul. Jamais, ils n’avaient galopé comme ça ! Ils n’avaient plus de salive.

— Mais enfin, haletait Adolphine, comment est-ce que vous avez fait votre compte pour venir si en retard ?

Les pauvres demoiselles Janssens, qu’elle interpellait ainsi, ne savaient que répondre : du reste, elles palpitaient encore, très pâles, la main sur leur plat corsage.

— Je vais vous expliquer, fit M. Rampelbergh plus écarlate qu’un homard cuit, ces demoiselles ne savaient pas quitter leur Pouske…

— Och arm, soupira Kaekebroeck, avec tout ça, encore un peu, on manquait son train !

Mme Platbrood, assez corpulente, était certainement le plus à plaindre. Les yeux lui sortaient de la tête. Ses grosses joues, semées de plaques rouges éclataient au pied de la lettre. La bonne femme ne cessait de se tamponner et de s’éventer avec son mouchoir. Mais elle souriait quand même : la joie d’embrasser bientôt son fils lui faisait oublier les maux présents. Toutefois, elle demanda en grâce qu’on ne la fit pas changer de voiture à Malines :

— Encore une fois courir, oeïe non savez-vous !

On la rassura à cet égard :

— Au fait, dit son mari, nous sommes très bien ici. On ne pouvait tomber mieux : nous avons un compartiment pour nous tous seuls !

— C’est un « réservé », observa finement le droguiste en donnant du coude aux demoiselles Janssens, ses voisines.

Mais, tout de suite, il quitta la plaisanterie pour s’écrier de nouveau :

Godouche, que j’ai qu’à même soif !

Cette fois, les demoiselles Janssens tirèrent de leurs cabas deux petites bouteilles de pharmacien qui avaient sans doute contenu jadis quelque dictame émollient :

— Ça est du lait, s’écria Prudence triomphante, buvez seulement !

Mais le droguiste repoussa cette potion avec un geste d’horreur.

— On a aussi des couques au beurre, dit Félicie en offrant ses provisions à la ronde.

On obligea les bonnes filles à réintégrer dans leurs paniers ces trésors comestibles : tout le monde avait copieusement dîné à une heure et Joseph annonça que l’on souperait seulement après l’arrivée de l’Albertville.

— Allo, allo, protesta M. Rampelbergh, ça ne vient pas à un verre sur le pouce. Je connais un fin lambic près de la station…

— On verra, on verra, fit Joseph conciliant, ça dépendra de l’heure du bateau.

Alors, les vieilles filles attendries et ramenées au but du voyage, parlèrent du cousin Verhulst. Elles craignaient un peu de ne pas « remettre » leur Jocske.

— Hé, hé, fit le droguiste pour les taquiner, j’ai comme dans l’idée qu’il est maintenant si noir qu’un nègre !

— Och, taisez-vous ! s’exclamaient les deux sœurs réellement inquiètes.

— Ma foi, dit M. Platbrood, je crois que vous pouvez vous attendre à ne pas le reconnaître tout de suite. On ne passe pas cinq ans au Congo sans y vieillir un peu… Pour Émile, ce n’est encore rien : il n’y est resté que dix mois, mais nous sommes tout de même bien curieux de le revoir, hein femme ?

Pour toute réponse, la bonne Mme Platbrood versa un pleur, tandis qu’Adolphine s’écriait, dans un élan d’allégresse :

— Oeïe, Mile sera qu’à même drolle avec sa longue barbe et sa rattekop !

Cependant, le hasard avait placé François et Pauline à côté l’un de l’autre, au bout de la banquette ; personne ne faisait attention aux jeunes gens qui s’abstenaient d’ailleurs avec soin de prendre part à la conversation générale. Toutefois, ils n’osaient se regarder trop librement, de peur que M. Platbrood ne s’offusquât de cette familiarité. Il est vrai que le genou droit de Cappellemans touchait le genou gauche de Pauline : ainsi, par de tendres pressions, nos amoureux se contaient une foule de choses et suppléaient aux aveux interdits des yeux et des lèvres.

En apparence, le jeune plombier était fort préoccupé de montrer le paysage à Pauline ; il le savait à fond, ayant fait tant de fois la route, alors qu’il installait ses « modèles » à l’Exposition d’Anvers. Il nommait tous les villages, tous les châteaux et, à chaque explication, les amants renforçaient davantage le contact des genoux, si bien qu’ils en éprouvaient une crampe délicieuse.

Soudain, comme on sortait de la gare de Malines, Joseph cria :

— Tenez, voilà Saint-Rombaut !

M. Rampelbergh obligea les demoiselles Janssens à se lever et les retint galamment par la taille pendant qu’elles regardaient à la portière.

Alors, complètement dissimulée derrière les bonnes filles, Pauline, enhardie, se pencha à son tour pour voir la cathédrale ; mais elle vit bien mieux que cela, et c’étaient les lèvres de François qui s’avançaient vers elle et s’écrasèrent tout à coup contre sa joue gauche.

— Eh bien Polintje, dit le malin Joseph, comment trouves-tu Saint-Rombaut ?

Mais Pauline, très rouge, fut dispensée de répondre car, en ce moment, le frein Westinghouse mordit les roues et le train ralentit sa course au grand émoi des voyageurs.

— Hé, ça n’est rien, dit François, on va passer sur un pont.

En effet, quelques instants après, on traversait la jolie Nèthe.

— Hein, remarqua Rampelbergh, si ça devrait craquer maintenant ! C’est alors qu’on n’aurait plus soif. On boirait une bonne jatte !

Dans leur frayeur, les demoiselles Janssens firent le signe de la croix et s’accrochèrent au droguiste comme si le terrible événement allait s’accomplir.

Mais le pont était franchi et le train reprenait déjà sa vitesse.

Brusquement, M. Platbrood interpella Cappellemans d’un ton aimable et enjoué :

— Hé, Capitaine, quelles sont donc toutes ces serres que nous avons vues tout à l’heure ? De mon temps ça n’existait pas…

Ce « capitaine » étonna tout le monde à commencer par François ; mais on y vit la marque de dispositions très bienveillantes.

— Major, répondit le jeune homme avec une grande déférence, ça est Duffel. C’est là qu’on cultive les raisins noirs comme à Hoeylaert…

Il fournit d’abondants détails et l’on s’extasia sur la longueur de ces serres et la qualité de leurs produits, encore que M. Rampelbergh, toujours contrariant, assurât qu’il n’avait jamais mangé de meilleurs raisins que ceux de la vieille vigne du père Verhoegen.

Tout ce verbiage trompait l’impatience des voyageurs à qui il tardait d’arriver à Anvers et de courir au port.

Adolphine surtout, si avide de mouvement, n’en pouvait plus, disait-elle, d’être assise : aussi, malgré les exhortations de Joseph, elle se levait à toute minute au risque d’être projetée rudement contre les parois du wagon. Mais ce n’était chez elle qu’un prétexte pour tomber avec frénésie dans les bras de son mari.

— Allons, grosse bête, protestait Joseph, est-ce que tu as fini de m’embrasser comme ça ! Aïe, tu me fais mal, tu sais !

Il n’y avait vraiment que Mme Platbrood qui fût parfaitement calme, bien qu’elle transpirât toujours ; elle parlait à peine et demeurait dans son coin, toute rouge mais très sérieuse, ruminant sa joie de revoir son fils aîné.

Le train brûla Contich et Vieux-Dieu pour s’engager enfin entre ces extraordinaires murailles de pierres bleues surmontées de ruches, de poivrières et de tourelles de toutes sortes, tirées sans doute de quelque grande boîte de jeux de construction…

Alors, la locomotive siffla longuement. M. Platbrood consulta son chronomètre :

— Hé, dit-il d’un air satisfait, nous sommes à l’heure. Nous avons bien marché…

Seuls entre tous, Pauline et son ami regrettaient peut-être un peu que, pour cette fois seulement, le train ne fût pas en retard.

Mais M. Rampelbergh rayonnait, lui : sa soif avait encore augmenté et il en était ravi, car il allait enfin pouvoir l’étancher à son aise. Dans sa joie, il porta une botte gaillarde aux vieilles filles ahuries :

— Maintenant, savez-vous, on va une fois prendre un bon verre !

— Anvers, tout le monde descend !

Ils se hâtaient vers la sortie quand, près des escaliers, une file d’employés, aboyant le nom de leur hôtel, voulurent se saisir des cabas des demoiselles Janssens, sous prétexte de les déposer dans leur omnibus. Mais c’était là une entreprise hasardeuse, car le cabas d’une vieille fille est peut-être aussi imprenable que le Graal. D’ailleurs, M. Rampelbergh accourait à la rescousse : il se joignit aux deux sœurs et lutta à grand renfort d’injures pour arracher ces cabas de Patrocle des mains des ravisseurs. L’affaire tournait mal quand M. Platbrood intervint et calma le conflit en demandant poliment à un gaillard galonné et plein de boutons d’or s’il connaissait l’heure exacte de l’arrivée du bateau du Congo.

— Quatre heures et demie, répondit cet homme avec aplomb, bien qu’il n’en sût rien du tout. Entrez seulement dans ma voiture. Notre hôtel est juste sur le quai…

À ces mots, la bande s’affola. Quatre heures et demie ! Mais ils avaient à peine le temps d’arriver jusqu’au port !

— En avant ! s’écria Joseph, nous prendrons des voitures en bas, c’est plus sûr.

Et leur course recommença, plus dangereuse qu’au départ, car ils dégringolaient cette fois un escalier insidieux, plein de tournants imprévus.

Enfin, après mille encombres, ils sortirent des catacombes de la gare. Joseph fit monter ses beaux-parents dans une épaisse guimbarde où il poussa également les demoiselles Janssens et le droguiste qui tempêtait, furieux de ne pouvoir se rafraîchir.

Puis il s’élança dans un fiacre découvert avec sa femme, Pauline et Cappellemans. Et grand train, les voitures roulèrent vers le fleuve.

Il y avait déjà beaucoup de monde sur le débarcadère dont une escouade de policiers gardait les premières approches.

Quelques personnes privilégiées allaient et venaient dans une sorte d’enceinte réservée où se promenait un jeune journaliste qui s’arrêtait fréquemment pour crayonner des notes sur son carnet.

Il faisait doux. Le ciel était couvert ; déjà, les ombres du soir enveloppaient le large Escaut. Des chalands, le fanal au grand mât, passaient sans bruit avec vitesse, emportés par le courant doublé du reflux ; quelques-uns déployaient leur voile sombre.

À côté de la place libre où devait s’amarrer tantôt l’Albertville, un gros vapeur chargeait. Sans relâche, les grues hydrauliques lui donnaient sa pâture de ballots et de caisses qu’il engouffrait dans ses cales avec une voracité continue. Et ce spectacle animé et bruyant trompait un peu l’impatience de la foule.

Soudain, deux voitures résonnèrent sur le pavé du wharf : c’étaient nos amis. On juge de leur dépit à l’aspect de cette multitude qui s’agitait et bourdonnait dans le clair-obscur des hangars.

M. Rampelbergh se mit tout de suite en colère en voyant les personnages de qualité qui circulaient librement derrière le cordon de police :

— Ça est de l’injustice, dit-il tout haut ; pourquoi est-ce que tous ceux-là peuvent maintenant se promener en avant et nous pas ?

Cette protestation trouvait un certain écho, quand, à la lueur d’un réverbère, le droguiste reconnut l’officier de police qui commandait le détachement : c’était précisément un camarade de l’ami Van Swieten, le commissaire adjoint du Marché-aux-Grains.

— Hé, Pauwels !

L’effet fut immédiat : l’agent supérieur écarta la foule et vint serrer la main à M. Rampelbergh qui lui présenta ses amis et le mit au fait de leur voyage. Un colloque s’engagea à voix basse ; Joseph tira son portefeuille, exhiba de vagues papiers.

— C’est bien, prononça l’officier à voix haute, vous êtes en règle… Faites seulement le tour par là-bas…

Quelques instants après, toute la bande pénétrait dans l’enceinte réservée.

Aussitôt, le petit journaliste, prévenu par le policeman, fondit sur les demoiselles Janssens pour les interviewer. Mais le droguiste, voyant l’embarras des vieilles filles, s’interposa tout de suite :

— Oui, Monsieur le reporter, ces dames sont les propres cousines de Verhulst qui est déjà cinq ans au Congo. Ça est un Jan vous savez ! Il a tué tous les Arabes…

Et, tandis que le petit journaliste crayonnait fébrilement, le bonhomme, oubliant sa soif, se lança dans une histoire extraordinaire des exploits de Verhulst qu’il promut, sans se gêner, au grade de capitaine-commandant. Puis, à bout de salive sinon d’imagination, il présenta son ami le major Platbrood ; et celui-ci, très honoré, fournit d’abondants détails sur la mission de son fils.

Cependant, Joseph et Adolphine exhortaient Mme Platbrood. Énervée par le mouvement et le bruit, la bonne femme avait perdu sa placidité coutumière ; elle se trémoussait et donnait libre cours à des pressentiments sinistres :

— Mon Dieu, si Mileke n’était pas sur le bateau !

Pendant qu’elle se lamentait de la sorte, Cappellemans et Pauline, retirés un peu à l’écart, semblaient vivement s’intéresser à la manœuvre des grues hydrauliques. Mais que leur importaient ces machines ! Ils ne les voyaient pas ; tout s’effaçait pour eux dans la mutuelle possession de leur cœur :

— Regarde, murmurait la jeune fille, j’ai mis ta belle bague…

Et François balbutiait à son oreille d’ardentes tendresses.

La nuit était venue et les quais flamboyaient. Là-bas, à la Tête-de-Flandre, les lampes à arc projetaient une vive clarté, dont les reflets magiques s’agitaient comme des oriflammes lumineuses sur l’eau rapide.

Le carillon de Notre-Dame venait de sonner six heures. L’Albertville était en retard. La foule, qui grossissait sans cesse, devenait houleuse ; on assurait à présent que le bateau n’arriverait que vers minuit à cause de la marée ; et cette nouvelle décourageait les plus résignés : les provisions de patience étaient épuisées.

Tout à coup, un long mugissement se fit entendre, très doux, ouaté dans les brouillards de la nuit ; et l’on se tut pour écouter cette voix lointaine qui, de nouveau, gémit longuement comme une plainte en se répercutant sur les maisons du port.

— L’Albertville !

Un frémissement courut : toutes les âmes furent détendues et une immense clameur de joie retentit sous les hangars.

— Oeïe mon Dieu, répétait toujours Mme Platbrood, si Mile maintenant n’était pas sur le bateau !

Elle se sentait défaillir. Ses enfants l’entourèrent, tandis que M. Rampelbergh et Cappellemans soutenaient les demoiselles Janssens qui faiblissaient à leur tour.

C’était un instant solennel : tous les cœurs toquaient dans les poitrines.

Soudain, là-bas, du côté d’Austruweel, on aperçut une sorte de colonne lumineuse qui volait comme un nuage embrasé au ras de la rive. En même temps, une sirène puissante poussa un cri prolongé qui emplit tout le port de sa sonorité impérieuse.

— Le voilà ! Le voilà !

Mais les cris redoublèrent quand, brusquement, au tournant du fleuve, apparut le gros steamer, tout illuminé de ses feux électriques.

— L’Albertville ! L’Albertville !

En ce moment, retentit le joyeux carillon de Notre-Dame, comme s’il voulait acclamer, lui aussi, le retour du bon navire.

— L’Albertville ! L’Albertville !

C’était lui. Le vapeur, usant de ses propres forces, s’avançait doucement sans remorque au milieu de l’Escaut. Bientôt, on put distinguer le pilote et des groupes de passagers pressés contre les bastingages du haut-pont.

Tout à coup, des hourras éclatèrent, poussés par les spectateurs massés sur le quai-promenoir : le steamer passait devant la Cathédrale, qu’il salua de trois mugissements prolongés.

Il approchait toujours ; on entendait vaguement le bruit argentin des sonneries qui commandent à la chaufferie. Et rien n’était plus beau que ce grand navire pavoisé de lumières qui, après la longue route laborieuse, atteignait enfin à son but avec majesté dans les vivats du port !

Soudain, il ralentit encore sa marche pour stopper enfin au large, juste en face du débarcadère ; aussitôt il commença ses manœuvres d’approche.

Cette fois, une agitation indescriptible s’empara de la foule. Elle eut tous ces accents de nature, tous ces beaux cris de tendresse familière ; elle appelait :

— Louis ! Eugène ! Georges !

Et, du bateau, cette réponse partait fière, sonore, enflammée :

— Présent !

Des femmes s’égosillaient. Déjà Adolphine avait appelé son frère : sa voix, si forte cependant, étranglée par l’émotion, ne portait pas.

Alors, Cappellemans mit ses deux mains en entonnoir autour de sa bouche et lança de toute la force de ses poumons :

— Platbrood !

Par malheur la sirène résonna en ce moment et couvrit tous les appels et toutes les répliques.

Sans se décourager, Cappellemans héla de nouveau ; mais d’autres cris partaient en même temps que le sien, suivis de réponses simultanées qui ne permettaient pas de reconnaître les voix.

— Mon Dieu, mon Dieu, gémit Mme Platbrood, Mile n’est pas sur le bateau !

M. Platbrood et Joseph essayaient de la rassurer, mais ils étaient visiblement émus eux-mêmes : n’avaient-ils pas entendu dire que plusieurs décès s’étaient produits entre Sierra-Leone et Ténériffe…

Cependant, les demoiselles Janssens demeuraient là, effarées, muettes. Il leur semblait vivre un rêve. Tous ces gens, tout ce bruit, tout le spectacle n’étaient pour elles que de pures apparences qui se jouaient devant leurs yeux. Le droguiste se chargea de les réveiller :

— Allo, criez une fois après Verhulst ! Moi, je suis rauque, j’ai trop soif !

Mais elles ne comprenaient pas :

— Attendez, fit le bon Cappellemans, moi je vais l’appeler.

De nouveau, il posa ses mains en cornet autour de ses lèvres :

— Hé, Verhulst !

— Présent ! répondit une voix mâle et forte.

— Vos cousines et Cappellemans sont ici !

Et au milieu d’autres cris qui volaient et s’entrecroisaient au-dessus des eaux, on perçut distinctement :

— Cousine Prudence ! Cousine Félicie ! Hé Suske ! C’est moi !

Cette fois, les deux vieilles filles furent prises d’un tremblement convulsif. Elles pleuraient et appelaient d’une toute petite voix plaintive, étouffée dans le tumulte :

— Jocske ! Jocske !

Le bateau se rapprochait présentant son flanc de bâbord. Tout à coup, Joseph empoigna la tête de sa belle-mère et, dirigeant son regard :

— Tenez, dit-il fébrilement, voilà Mile. Voyez, là-bas contre la cabine, celui-là qui agite son chapeau… Oui, oui, je vous dis que c’est lui !

— C’est lui, c’est lui ! s’exclamèrent Adolphine et sa sœur en tombant dans les bras de leur père.

Alors Mme Platbrood se dressa sur ses pointes et, les paumes aux coins de la bouche, elle lança d’une voix perçante qu’on ne lui connaissait pas :

— Mileke !

Et soudain, dans le brouhaha, le passager, qui avait reconnu les siens, jeta ce cri pathétique qui retentit et vibra par-dessus tous les autres :

— Maman !

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