Les Noces d’or de M. et Mme Van Poppel/Texte entier

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Paul Lacomblez, éditeur (3p. 7-201).


I


C’était le mois de mai, la saison d’amour où tout chante, où tout fleurit, jusqu’aux ronces du chemin.

Le printemps s’avançait avec splendeur invitant les citadins à secouer le joug de la ville. Les premières hirondelles tournoyaient dans le ciel bleu. L’air était doux, parfumé ; ni vent, ni poussière.

Il ne fallait rien moins que cette conjonction de circonstances atmosphériques toute spéciale et qui semblait durable, pour décider les Kaekebroeck à s’établir à la campagne avec leurs enfants.

Ils s’étaient donc installés dans une auberge de la Petite-Espinette où, bientôt, les venaient rejoindre M.  et Mme Théodore Van Poppel avec la petite Jeanne, ainsi que Mme Mosselman et ses jumeaux.

Ce furent des jours rapides, pleins de lumière et de belle humeur. Nos amis étaient infatigables et faisaient de longues promenades à travers les champs et les bois.

Pour Ferdinand, très occupé par la corderie qu’il dirigeait avec un sens commercial que personne n’eût soupçonné chez ce conteur de fleurettes, il ne retrouvait ses amis que tous les deux ou trois jours. Il arrivait d’ordinaire par le tramway de sept heures, à moins qu’il ne débuchât brusquement de la forêt, monté, sur sa chainless.

Ses absences attristaient un peu Thérèse, nature affective et passionnée. Mais les retours de Mosselman n’en étaient que plus charmants. Rien n’enchantait la jeune femme comme d’aller attendre son Ferdinand à l’avant-dernière halte du tramway et de rentrer avec lui sous les grands arbres de la drève. Elle se suspendait à son bras de toute sa tendresse ; elle se haussait, se pressait contre son mari, l’assaillait de questions sur le père Verhoegen, la vieille grand-maman, le bon Jérôme ; elle demandait aussi des nouvelles de Fifi, le serin vert, et du chat Minouche.

Ce n’était pas tout : elle s’informait de la blanchisseuse. Est-ce qu’elle avait enfin apporté le linge ? Non ? Mais ça c’était un peu trop fort ! Heureusement qu’il avait encore des « propres chemises » dans le second tiroir à gauche. ― Est-ce qu’on avait fini de peindre dans le magasin ? Mon Dieu, quelle misère toujours ces ouvriers dans la maison ! Il en faudrait un grand nettoyage après leurs saletés ! Et le ménage, comment cela marchait-il ? Est-ce que Justine se débrouillait toute seule et préparait de bonnes choses ?

Il souriait à cette voix douce et musicale, attendri et charmé par ce babillage de fillette devenue femme :

— Mais oui, mais oui, répondait-il avec enjouement, rassure-toi, tout le monde va bien. Je crois tout de même que la blanchisseuse est venue, mais je t’avoue que je n’ai pas compté le linge ! Quant à Justine, elle me fait des ratatouilles, je ne te dis que ça !

Tout en cheminant, voilà que nos amoureux apercevaient une blanche petite voiture qui s’avançait à leur rencontre. Oh alors, ils se mettaient à courir, car c’étaient Leïon et Georgeke, les jolis jumeaux tout roses et tout blonds, dont la ressemblance vraiment surprenante faisait l’objet d’intarissables commentaires.

— Voilà qui est grave, disait gaîment Kaekebroeck, pourvu que ces gaillards ne finissent pas un jour par se prendre eux-mêmes l’un pour l’autre !

Et cette troublante hypothèse n’était pas sans émouvoir la candide Mme Théodore Van Poppel qui n’entendait malice à rien du tout.

Un samedi soir, Ferdinand arriva à la Petite-Espinette avec Pauline. La jeune fille se faisait attendre depuis quinze jours, en dépit des lettres pressantes d’Adolphine. Il n’y avait point de sa faute : c’était M.  Platbrood qui la retenait injustement à Bruxelles pour la punir de son équipée du mois de mars et déplaire en même temps aux Kaekebroeck ; car l’affaire Maskens avait mis quelque froid entre Joseph et son beau-père.

Mais Pauline, sévèrement claustrée, dépérissait à vue d’œil, si bien que l’inflexible major avait dû céder aux supplications de sa femme et surtout à l’ordonnance du docteur qui prescrivait la campagne.

La présence de Pauline mit tout le monde en joie, à commencer par Albert et Jeanne qui se la disputaient avec des jalousies furieuses ; elle leur apportait du reste force « boules » et de belles images achetées dans la boutique des demoiselles Janssens, les vieilles papetières de la rue de Flandre.

Elle donna aussi de bonnes nouvelles d’Émile Platbrood qui était parti inopinément pour le Congo au mois de janvier, chargé d’une mission par sa Société. « Cette fois, il n’avait pu écrire qu’une petite carte ; mais il se portait comme un baobab, disait-il, et comptait rentrer en Europe à la fin du mois d’octobre avec le lieutenant Verhulst, le propre cousin des demoiselles Janssens ».

Les amis étaient enchantés.

— Pauvre Mileke ! soupira Adolphine, je suis sûre qu’il a si chaud ! Hein, ça serait tout de même de la chance s’il savait être de retour pour les noces de bon-papa et de bonne-maman ! Enfin il n’est pas malade, ça est le principal.

Déjà, Pauline avait enlevé son chapeau et voulait se rendre utile. Elle aida à coucher les marmots, présida au dosage du lait dans les biberons destinés aux jumeaux et à la petite Gabrielle Kaekebroeck qui ne prétendait plus prendre le sein. Après quoi, on se mit à table pour souper.

Mais, quoiqu’on fit pour la distraire, Pauline demeurait pâle et songeuse ; au fond de ses yeux on lisait à la fois l’inquiétude et la tristesse.

— Eh bien, Filleke, s’écriait Adolphine vraiment alarmée, qu’est-ce qui se passe ? J’espère que tu n’es pas venue ici pour t’embêter ? Voyons, est-ce que tu as mal quelque part ? Tu dois seulement le dire…

— Mademoiselle Pauline est peut-être trop serrée, hasarda Mosselman, toujours hanté par la déplorable aventure de Mme Keuterings.

— C’est vrai aussi, remarqua Thérèse, on ne lui a pas laissé le temps de se déshabiller. Tu sais, Pauline, fais seulement ton goût, il ne faut pas se gêner avec nous autres.

Mais Pauline, embarrassée par tant de sollicitude indiscrète, protestait de son parfait bien aise.

Pourtant, elle touchait à peine aux plats ; la grande sœur grondait avec sa grosse voix tendre :

— Ici, on ne se laisse rien manquer : on mange tous comme des loups. Hé, ça n’est pas étonnant que tu as si mauvaise mine ! Tiens, prends cette tranche… Bois un bon verre. Allo !…

— Je t’en prie, intervint alors Kaekebroeck, ne la forçons pas. Demain, j’en suis sûr, Pauline sera fraîche comme une rose, et gaie comme une fauvette. Oui, oui, retenez bien ce que je vous dis…

Il ajouta avec une pointe d’ironie :

— Et d’abord, les Rampelbergh viennent demain par le tram de onze heures !

À cette nouvelle, les Mosselman et les silencieux Van Poppel témoignèrent une assez forte surprise. Ils ne purent s’empêcher de faire la grimace, car la compagnie des Rampelbergh, surtout celle de Malvina, leur semblait un plaisir médiocre. Mais leurs figures se rassérénèrent aussitôt sur un clin d’œil furtif de Joseph qui, sans autre explication, se leva brusquement de table et proposa, dans la salle du café, une partie de zavel billard, honnête jeu de campagne où les dames se montrèrent d’une maladresse tout à fait attendrissante.



Le lendemain, tandis que mesdames Kaekebroeck et Mosselman débarbouillaient les enfants et vaquaient aux mille soins de leur toilette, Joseph imita sa belle-sœur à se rendre avec lui au devant des Rampelbergh, jusqu’à la Sapinière.

Il faisait un temps merveilleux ; le soleil moirait les sarraus neufs des villageois, avivait les fleurs de soie brodées aux mantilles des paysannes ; les coqs claironnaient d’allégresse dans toutes les basses-cours et sur la chaussée, les lourds chevaux des carrioles hennissaient en secouant leurs fortes crinières. C’était un dimanche de fête.

Cependant, Pauline, peu empressée, refusait d’accompagner Kaekebroeck, sous prétexte qu’elle devait habiller son filleul et surveiller les bonnes. Et Joseph insistait sans venir à bout de son entêtement, quand Adolphine surgit à une fenêtre et menaça gaîment sa sœur de la renvoyer tout de suite à Bruxelles si elle s’obstinait à ne pas faire ce qu’on lui prescrivait « pour le bien ».

Aussitôt, Pauline lui lança un baiser et parut se soumettre. Elle se coiffa d’un joli chapeau de paille, prit son ombrelle et marcha à côté de son beau-frère sans nulle mauvaise grâce, mais sans proférer une parole.

— Hein, tu boudes, lui dit Joseph en riant ; mais enfin, comprends donc que les Rampelbergh ne seraient pas contents, si j’étais tout seul à les attendre au débarcadère… Cette chère Malvina ne me le pardonnerait sûrement pas !

La jeune fille s’étonnait de tant de soudaine prévenance. Quoiqu’elle eût sur le cœur le ton de raillerie de son beau-frère, elle répondit doucement qu’elle ne boudait pas, mais qu’elle était un peu contrariée parce qu’elle avait encore une foule de « bidons » à mettre en ordre dans sa chambre.

— Bah, tu as tout le temps, répliqua Joseph. Et d’abord, oui ou non, est-ce que tu es ici pour te promener du matin au soir et recouvrer ta belle santé d’autrefois ?

Il lui prit gentiment le bras :

— Voyons, Polintje lief, j’ai juré que tu serais contente aujourd’hui ; il faut un peu m’aider à tenir parole. Hein, il y a encore quelque chose ? Allons, qu’est-ce qui ne va pas ? Tu sais bien qu’on peut tout me dire à moi…

Elle le remercia d’un bon regard attendri, car elle savait le dévoûment fraternel de ce généreux garçon. Mais soudain, sur le point d’épancher son cœur, la voix lui manqua ; un air de souffrance empreignit son visage et ses grands yeux s’humectèrent. Alors, pour donner le change, elle s’occupa fièvreusement à ouvrir son parasol ; car, aussi bien, ils venaient de sortir de l’ombre de la drève pour apparaître devant l’auberge de la Sapinière, un endroit planté de jeunes arbres et tout inondé de soleil.

En ce moment, une rumeur courut le long du fil électrique :

— Voilà les Rampelbergh ! fit Kaekebroeck.

On ne voyait pas encore le tramway, mais bientôt il apparut à la courbe du chemin, roulant avec vitesse.

Il n’avait pas encore stoppé devant le poteau d’arrêt qu’un jeune homme en grand deuil bondissait de la première voiture sur la chaussée.

— François ! s’écria Pauline.

Déjà il était près d’elle et la soutenait dans ses bras, car elle défaillait de bonheur.

Et quand elle put parler :

— Oh Joseph, c’est mal, c’est mal de me faire des farces comme ça !

Mais la joie qui flambait dans ses yeux démentait ses reproches. Alors, brusquement, elle sauta au cou de son beau-frère qu’elle embrassa de tout son cœur pour cette admirable surprise.

— Hé, lança le narquois Joseph, je cours en avant pour dire que les Rampelbergh ne viennent pas !

Il se sauva et nos amants restèrent seuls, confus et émerveillés.

Le repas fut joyeux. Les Kaekebroeck célébraient justement le quatrième anniversaire de leur mariage ; la table était toute fleurie, sans compter que pour la circonstance on avait renforcé le frugal menu de l’auberge de quelques solides victuailles commandées à Bruxelles.

Au milieu des convives qu’une amitié déjà ancienne affranchissait de toute cérémonie, le pauvre Cappellemans, correctement vêtu de noir, encarcané dans son haut col, se sentait fort mal à l’aise. Une timidité insurmontable paralysait ses moindres gestes et c’est à peine s’il osait manger ou boire. Toute la cordialité qu’on lui montrait ne parvenait pas à l’enhardir. Le brave garçon était si peu habitué à dîner en famille ! Aujourd’hui, il se croyait dans le monde !

Bien qu’il fût assis à côté de sa chère Pauline, il n’avait garde de lui parler maintenant, tant il redoutait d’ouïr le son de sa voix, tant il était sûr, en ouvrant la bouche, de dire quelque grosse balourdise. Aussi, se tenait-il hermétiquement coi, résolu à continuer de sourire doucement et perpétuellement, en dépit des crampes qui le prenaient aux pommettes.

La présence des Mosselman augmentait encore son trouble en lui rappelant ses brèves fiançailles avec la fille du cordier. La situation lui paraissait plutôt fausse, malgré que Ferdinand et Thérèse fissent semblant d’avoir tout oublié et fussent remplis de sincère gentillesse à son égard.

L’excellente Adolphine, qui voyait sa gêne, l’interpella à diverses reprises, espérant ainsi le remettre en nature ; mais elle ne réussit qu’à l’interloquer tout-à-fait. Alors, pour créer une diversion, elle entreprit de taquiner son mari :

— Voulez-vous croire, dit-elle, que Joseph ne m’a pas seulement donné ça pour notre anniversaire ! Hein, c’est skerp !

— Ça, c’est un peu fort ! s’écria Kaekebroeck en train d’asticoter la tante Adèle, ne la croyez pas, vous savez ! Et d’abord, qu’est-ce que tu m’as demandé ce matin que je t’ai donné tout de suite ?

À cette réplique imprévue, la jeune femme se troubla manifestement et rougit :

— Oeïe, dit-elle, est-ce que ça compte, ça ? Tu ne dois pas faire tant d’embarras pour une baise…

— Hé, hé, nargua Joseph, une baise, plusieurs baises, oui, avec beaucoup de choses autour…

— Oh, oh, firent Van Poppel et Mosselman en affectant une grande pudibonderie.

Mais Joseph, lancé, gronda comiquement :

— Taisez-vous seulement vous deux !…

Et, décochant un regard à sa tante et à la gentille Mme Mosselman :

— Hein, qu’ils en ont fait tout autant !

À ces mots, le rouge sauta aux joues de tante Adèle et de Thérèse et ce fut toute leur réponse, d’ailleurs suffisamment affirmative.

Pour François et Pauline, ils ne comprenaient pas très bien, mais ils riaient de confiance, au risque de compromettre leur réputation de blanche hermine, lorsqu’un incident arrêta les dîneurs sur cette voie déclive de la grivoiserie.

Le petit Albert et la petite Jeanne, qu’on avait eu l’imprudence d’asseoir à côté l’un de l’autre, venaient de se prendre de querelle : cela, à propos d’un demi-siphon dont l’entêté gamin, fort intéressé par cette machine, voulait se servir tout seul et que sa raisonnable cousine, qui jouait déjà à la gouvernante, prétendait à tout prix lui arracher des mains.

Ils luttaient, obstinés et rageurs, très comiques dans leur colère, quand arriva ce qu’il n’était que trop facile de prévoir. Alberke toucha la détente de l’appareil et, soudain, un jet bruyant s’échappa, qui vint donner dans la figure de l’oncle Théodore.

Tout le monde sursauta, tandis que le bon Van Poppel, complètement aveuglé, se débarbouillait avec sa serviette :

— Sapristi, ça n’est pas agréable, vous savez !

— Bah, lança Mosselman, soyez heureux… Dans les festins de Jordaens, les petits garçons ont des jets moins catholiques !

Cependant, Alberke, humant une odeur de gifles, avait prestement disparu sous la table. Mais on riait avec indulgence, à commencer par Joseph dont la sévérité à l’égard de son fils se relâchait beaucoup depuis quelque temps.

On s’aperçut tout à coup qu’il était près de deux heures.

— Bon Dieu ! s’écria Kaekebroeck, dépêchons-nous d’avaler le dessert, si nous voulons faire notre grande promenade…

Ils partirent enfin avec un retard de près d’une heure, car ces dames avaient demandé cinq minutes pour mettre leurs chapeaux.

Les petites voitures où se prélassaient les jumeaux et Gabrielle Kaekebroeck — trois bébés charmants, car ils dormaient beaucoup — roulaient en avant, poussées par les bonnes.

Les amis suivaient en bon ordre. Mais Jeanne et Albert ne pouvaient s’accommoder de tant de discipline et se poursuivaient sur la chaussée en soulevant une épaisse poussière, ce qui faisait enrager Adolphine :

— Voulez-vous bien lever vos pieds, méchants enfants !

On avait décidé d’atteindre le joli bois qui s’étend à l’ouest de la forêt de Soignes et de pousser jusqu’à Linkebeek. Le chemin qui traverse d’abord la campagne est assez caillouteux et parfois escarpé ; aussi, les hommes se plaignaient-ils : cela manquait de charme après un copieux dîner.

Bientôt, ennui nouveau, la route se resserra tellement que nos promeneurs durent marcher à la file. Comme par hasard, il se trouva que François et Pauline étaient les derniers. Alors, ils ralentirent le pas et se laissèrent fortement devancer sans que le gros de la troupe prît garde à leur manège.

Ils ne disaient rien. François cheminait derrière Pauline. Il respirait à présent ; plus de petites transes qui lui comprimaient l’estomac ; sa gêne s’en était allée. Et il sentait son cœur bondir, un feu étrange enflammer ses veines en regardant la svelte jeune fille, toute rose sous son coquet tricorne de paille d’où s’échappaient de blonds cheveux follets pétillants de soleil.

Elle lui semblait bien plus gracieuse encore qu’autrefois. En effet, le chagrin l’avait dégourdie : elle n’était plus lambine, elle était leste, prompte comme une hirondelle. Aujourd’hui, elle avait retrouvé son grand air de fraîche et brillante santé. Et François admirait la blancheur de sa nuque, les lignes parfaites de son beau corps ; elle portait une robe de linon très simple qui lui faisait une exquise parure ; le tissu en était si léger qu’il dessinait l’entre-deux de la chemise en laissant transparaître aussi la chair suave des épaules et des bras.

Pourtant, dans son amour encore nuancé de respect, il hésitait à la rejoindre, quand Pauline trébucha contre une pierre. Et François fut auprès d’elle :

— Mon Dieu, vous ne vous êtes pas fait du mal ?

— Oh non, dit-elle avec un embarras charmant, je l’ai un peu fait en exprès…

Ils se prirent la main et, ravis, enivrés de bonheur, ils allèrent à travers les champs, dans la fine musique des seigles remués par la brise.

C’était la première fois qu’ils se retrouvaient depuis l’enterrement du père Cappellemans ; ils se regardaient à la dérobée, aussi confus presque qu’ils l’avaient été ce matin à la Sapinière. Ils ne pouvaient croire à tant de joie soudaine. Leur émotion était si forte qu’ils ne savaient que pousser des exclamations ou bredouiller des phrases sans suite sur la beauté de cette journée nonpareille. Ils parlaient des fleurs, des oiseaux, du soleil ; ils parlaient de tout, sauf d’eux-mêmes, bien que leurs âmes ne fussent remplies que de leur tendresse.

Ils entrèrent dans le bois ; sous le calme et odorant feuillage, la contrainte qu’ils sentaient tous deux les quitta par degré. Ils prirent tout de suite par un layon qui longe la grand’route. Ils étaient seuls. Alors, hardiment, François passa le bras autour de la taille de son amie et c’est lui qui parla le premier :

— Ah, Pauline, comme j’ai eu du chagrin à cause de vous ! Non, personne ne saura jamais le croire !

Elle le regarda avec ses grands yeux limpides :

— Et moi, François, je ne faisais plus de bien, tellement que j’étais malheureuse !

Ils devinrent très verbeux ; ils se contaient les multiples incidents de leur séparation et s’interrogeaient avidement :

— Est-ce que vous m’avez vu, disait-il, quand je suis un soir rentré au théâtre pour vous regarder une dernière fois ?

— Oeïe oui, et ça m’a fait un effet, n’est-ce pas !

— Et pourtant, vous aviez l’air de si fort vous amuser…

— Oh non, mais je faisais semblant de rien pour mon père, vous comprenez… Et puis, il ne faut pas m’en vouloir, on avait raconté de si laides histoires sur votre compte…

— Et vous avez cru ça ?

— Tout le monde disait que vous étiez un méchant garçon… Alors je…

Il ne la laissait pas achever ; il expliquait naïvement son martyre. Chaque nuit, il rêvait à elle. Toujours, elle lui était apparue sévère, presque méprisante. Oui, cela surtout le désespérait qu’elle n’eût plus même de l’estime pour lui. Et pourquoi ça ! Et pourquoi ça ! Oh combien de douleurs l’avaient accablé qu’il se rappelait par le menu et ne savait pas dire ! Brusquement, il s’interrompait pour la questionner de nouveau :

— Et quand vous m’avez croisé un soir, rue des Fabriques, vous savez bien ?

— Oh, cette nuit-là, je n’ai pas su dormir…

— Et quand j’avais si mal dans ma jambe et que vous êtes passée rue du Boulet ?

— Oeïe, taisez-vous ! Cette-fois là, j’ai pleuré, j’ai pleuré !

Il avouait encore, sans crainte qu’on l’accusât de pusillanimité :

— Moi, j’avais si peur de vous rencontrer en rue ! Oh, je savais tout de suite quand vous étiez là… Je sentais ça dans l’air ; et alors je devenais si floche sur mes jambes que je ne savais plus mettre un pied l’un devant l’autre !

Elle répondait, tout apitoyée :

— Si ça est permis ! Vous auriez seulement dû venir me parler…

— Oh, vous dites ça maintenant ! mais moi je n’aurais jamais osé ! Je croyais que vous me détestiez… Vous étiez si fière !

Elle secouait doucement la tête :

— Oh non, j’étais si triste ! C’est vrai, à cause de toutes ces histoires, je ne vous aimais plus et pourtant je ne savais qu’à même pas m’empêcher de vous aimer encore un tout petit peu… Oui, ça était plus fort que moi !

Il tressaillait de joie à ces purs aveux qui le payaient de toutes ses souffrances. Il la regardait : une lumière jeune brillait sur sa douce figure et c’était l’éclat tranquille de la bonté même.

Alors, il ne put se contenir. Dans son ardent bonheur il la pressa contre lui de toutes ses forces et, quittant le « vous » pour la première fois, il murmura passionnément à son oreille :

— Pauline, oh Pauline, comme je suis heureux près de toi !

— François !

Elle se laissa aller dans ses bras et, fermant les yeux, elle lui abandonna sa bouche parfumée, délicieusement entrouverte comme une rose…

Des appels lointains résonnèrent dans la profondeur du bois. Ils se réveillèrent :

— Oeïe, pour sûr, c’est Adolphine. Mon dieu, on va en attraper !

Et, de sa voix pure et forte, Pauline se hâta de lancer un cri, qui resta d’ailleurs sans réponse.

— Il faut vite courir, dit-elle, on sait peut-être encore les rejoindre…

François sourit et consulta sa montre :

— C’est impossible, dit-il ; devine un peu l’heure qu’il est ? Presque le quart de six heures…

— Le quart de six heures, s’écria Pauline, déjà !

Elle était stupéfaite. Oui, le temps avait coulé tandis qu’ils goûtaient ces heures pleines de fleurs.

— Viens, dit le jeune homme, reprenons seulement la route ; peut-être qu’ils rentrent et qu’on les rencontrera…

Mais une fois sur le grand chemin, ils avaient oublié leurs compagnons. Maintenant, la présence des promeneurs qu’ils croisaient à toute minute, faisait leurs caresses plus discrètes. D’ailleurs, des pensées graves occupaient leur esprit ; ils parlaient de l’avenir.

— Écoute, conclut Pauline qui voyait son ami devenir songeur, ne pensons pas à tout ça aujourd’hui. Il faut laisser faire Joseph. Il ne nous abandonnera pas. Il sait si bien me taquiner, mais il est si bon ! Oh, sans lui, je serais peut-être Mme Maskens aujourd’hui… Mais non, je serais morte !

Il frémit. Oui, sans Joseph, elle était à jamais perdue pour lui. C’est Joseph qui leur avait rendu l’espoir ; c’est lui qui leur avait promis le bonheur !

Et longuement, ils chantèrent les louanges de ce garçon narquois et pourtant si accessible aux sentiments tendres.

Mais l’heure s’avançait. Bien sûr, Kaekebroeck et ses amis étaient rentrés à la Petite Espinette par Rhode-Saint-Genèse ou Saint-Job.

Ils rebroussèrent chemin. Déjà, le soleil rougissait les taillis. Ils sortirent du bois et se retrouvèrent dans la campagne voilée maintenant d’une ombre bleuâtre à travers laquelle pointaient les feux de la première étoile. Les jeunes cigales chantaient ; un souffle tiède montait de la terre et parfumait le crépuscule. Ils respiraient avec délices. Tout à coup, une chapelle lointaine fit retentir sa clochette romantique…

François s’était arrêté, envahi d’une grosse émotion.

— Qu’est-ce que tu as ? s’écria Pauline bouleversée, qu’est-ce que tu as ?

Il répondit d’une voix entrecoupée :

— La petite cloche de Sainte-Catherine sonne parfois ainsi… Ah, mon pauvre papa, qu’il aurait été content de nous voir ensemble !

Elle se pressa contre lui, violemment remuée, elle aussi, au souvenir de ce brave homme qui l’aimait tant.

Cependant, François avait retiré de sa poche un petit objet qu’il débarrassait de son enveloppe de papier de soie. C’était un écrin. Il l’ouvrit et, sur le velours de la boîte, apparut une jolie bague ornée d’un rubis :

— Il a dit comme ça, une heure avant de mourir : « Tu sais, fils, où est la bague de maman… Eh bien, ça est pour Pauline : tu la lui donneras de ma part ». Et cette bague, la voilà…

En même temps, il baisa le frêle anneau ; puis, d’une main malhabile et tremblante, il le passa au doigt de Pauline qui montrait une surprise attendrie et posa à son tour les lèvres sur le bijou familial.

Ils s’en revinrent lentement sous les étoiles. Leur joie profonde les rendait graves. Ils se disaient que rien ne les pourrait plus séparer désormais. Certes, leurs peines n’étaient pas finies, mais au bout du long chemin difficile, ils en voyaient à présent la revanche grande et sûre.


II


Un samedi matin que Ferdinand examinait une comptabilité avec le vieux Jérôme, MM. Rampelbergh et Posenaer, coiffés de soie et tout de noir habillés, entrèrent dans le somptueux magasin.

— Hé, fit Mosselman, un peu surpris de la solennité des visiteurs, qu’est-ce qui me procure…

— Fichtre, lança le droguiste d’un cri réflexe, ça est beau ici ! Vous avez encore fait des changements ?…

— Mais non, déclara Mosselman. Ah, vous voulez sans doute parler de mon sunburner électrique ? Eh bien oui, je me suis décidé à supprimer le gaz : j’en avais assez de cette sale lumière clignotante et des verres qui craquent tout le temps !

Il toucha un commutateur et l’appareil s’illumina au milieu du plafond.

— C’est une bonne idée, approuva le gros Posenaer qui demeurait en extase, le nez en l’air ; ça est facile avec l’électricité : tac, et ça est allumé, tac, et ça est éteint. Et puis on sait l’avoir où l’on veut, jusque dans vot’ lit !

— Oui, mais c’est un peu cher, hasarda timidement Jérôme que ces embellissements successifs jetaient dans une véritable inquiétude.

— N’écoutez pas ce vieux grognard, fit gaîment Mosselman. Jérôme demeure fidèle à l’huile de colza et à la chandelle d’une cens. Croiriez-vous qu’il regrette l’ancienne boutique ! Certes, elle était jolie, je ne dis pas, et je l’aimais bien ; mais que voulez-vous, il faut marcher avec le progrès. On ne fait plus fortune dans les boutiques. Aujourd’hui, on doit stupéfier, éblouir la clientèle pour la retenir et surtout pour l’étendre. Oui, j’ai tout transformé ici, bien à regret parfois, je l’avoue, car j’ai de la tendresse pour les vieilles choses, mais je pense que c’était nécessaire. D’ailleurs, Jérôme aura beau maugréer — car c’est un type, vous savez, et qui m’en donne de la corde à retordre ! — j’ai presque décuplé mon chiffre d’affaires depuis l’an dernier. Voyons, est-ce vrai, oui ou non, mon vieux nationaliste ?

Et Ferdinand frappa joyeusement sur l’épaule du commis qui se renfonça en bougonnant dans son grand-livre.

— Prenez garde, Jérôme, ajouta le jeune homme en le menaçant du doigt, pas de mauvaise humeur ou je me plaindrai à Thérèse… Elle me prie justement de vous gronder : vous ne lui avez plus écrit depuis trois jours !

À ces mots, le brave homme redressa la tête et sa physionomie s’éclaira d’un large sourire, comme il arrivait chaque fois qu’on lui parlait de la petite patronne, son enfant bien-aimée.

— Hé, c’est juste, s’écrièrent en même temps les deux visiteurs, comment est-ce que ça va là-bas à la Petite-Espinette ?

— Mais pas mal, répondit Ferdinand, j’y retourne ce soir. Papa Verhoegen est justement parti ce matin par le tram de 10 heures… Est-ce que vous ne viendrez pas nous voir un dimanche ?

— Ça est bien possible, dit M. Rampelbergh, mais pas encore demain, savez-vous. Je suis embêté à la maison… Quand ce n’est pas une chose c’est l’autre… Malvina a mal maintenant dans son dos !

— Ça est comme Charlotte, fit à son tour M. Posenaer ; j’ai beau lui dire, elle travaille encore plus qu’une servante. Et pourquoi faire, je vous demande ! Elle a bien assez avec les enfants !

— Rien de grave, n’est-ce pas ? interrogea Ferdinand en donnant à sa mobile figure une expression d’anxieuse sollicitude.

— Non, non, repartit le droguiste ; mais ces femmes, ça est chaque fois la même chose avec leurs grands nettoyages !

— Ah oui, c’est l’époque, soupira Mosselman en riant. Sombres jours ! Le grand nettoyage ! Ne m’en parlez pas ! Je frémis rien que d’y penser… Entre nous, c’est un peu pour ce motif que j’ai expédié Thérèse à la campagne avec ses moutards. Sans ça, ce qu’on allait seringuer, taper, brosser et reloqueter ici ! Bon Dieu de Dieu !

Et, plein d’épouvante à cette horrible vision, il saisit sa tête dans ses mains comme pour l’empêcher de rouler dans un affreux cauchemar.



— Écoutez une fois, dit alors M. Rampelbergh, nous sommes venus Posenaer et moi…

Mais Ferdinand ne lui laissa pas le temps de continuer :

— Hein, nous allons prendre d’abord quelque chose, un petit verre de Porto par exemple. Et puis, comme ça vous visiterez mes nouvelles installations. Tout a un peu traîné à cause de ce maudit architecte, mais Dieu merci, on commence à présent à en voir la fin !

Pour ceux qui connaissaient l’ancienne demeure du père Verhoegen, les transformations opérées par le nouveau maître étaient vraiment surprenantes.

Le premier soin de Mosselman avait été de faire gratter les couches de badigeon qui encroûtaient la façade, de sorte qu’elle apparaissait aujourd’hui nette et flambante dans ses briques rouges rejointoyées. Le pignon denticulé subsistait, ainsi que les vieilles fenêtres que l’on avait simplement restaurées et pourvues de petits carreaux verts, maillés de plomb.

Certes, le rez-de-chaussée détonnait un peu dans l’ensemble avec ses grandes vitrines esthétiques compliquées d’entrelacs et de rinceaux ; mais cela n’était pas pour faire « grincer » si fort un œil moderne, habitué maintenant à bien d’autres fantaisies ornementales. D’ailleurs, une jolie caravelle d’or voguant au-dessus de la porte en manière d’enseigne, amusait le regard et détournait les sévérités du critique.

Quant à l’intérieur de la maison, tout y avait été sérieusement modernisé. Jamais, par exemple, on n’eût supposé que l’antique magasin, perpétuellement encombré de marchandises et qui semblait si « bas de plafond » à cause de tous ces engins hétéroclites suspendus aux poutres culottées, fût en somme aussi spacieux.

Ferdinand avait fait démolir la cloison vitrée de la serre : celle-ci, dont le sol abaissé était maintenant de plain-pied avec le magasin, avait perdu sa destination et formait annexe. La vigne chevelue, si vieille, si familiale, n’était plus là. On l’avait arrachée. Mais ce n’était pas un crime sans excuse, car la bonne vigne souffrait depuis plusieurs années déjà, attaquée probablement par quelque funeste ver ; et elle était morte enfin, au printemps passé, emportant les regrets de ses maîtres et de tous ceux qui l’avaient connue et admirée.

De fait, à présent le magasin était immense ; Mosselman avait également supprimé tous les rayons qui masquaient les murs : ceux-ci, d’une seule teinte, miroitaient comme du marbre, ce qui semblait encore agrandir la pièce.

Le long comptoir, si encombrant, avait été remplacé par une élégante table de chêne modern style placée près de la cabine de verre où Jérôme se tenait d’habitude, penché sur ses gros registres à coins de cuivre.

Quant à la porte, elle s’ouvrait au milieu du rez-de-chaussée et s’encadrait de colonnes en pierres de Soignies. Il va sans dire qu’elle était pourvue d’un appareil pneumatique aux profonds soupirs.

Enfin, pour les articles de commerce — câbles de fer et de chanvre, poulies, gaffes, ancres, treuils, crics, anspects, etc., tous objets simplement exposés là en guise d’échantillons — ils reposaient sur un parquet de fausse mosaïque légèrement surélevé.

— C’est dommage que ça n’est pas le soir, dit M. Posenaer qui, les yeux en l’air, considérait le sunburner avec admiration.

— Je suis sûr que ça est alors comme au théâtre, émit M. Rampelbergh avec une vague ironie, car il enrageait un peu de ne rien trouver à redire.

— Hé, vous n’avez pas tout vu, s’écria Mosselman, enchanté de l’étonnement de ses hôtes, montons ! Vous allez un peu voir le parti que j’ai tiré de cette vieille bicoque !

Ils furent obligés de grimper jusqu’aux mansardes, car Ferdinand ne prétendit leur faire grâce de rien. Aussi, redescendirent-ils vraiment essoufflés, avec une grosse envie de s’asseoir. Mais, dans le salon du premier étage, la vue des meubles anglais parut les déconcerter, tant ces petits sièges cocasses et saugrenus leur semblaient fragiles et peu faits pour supporter des culasses flamandes.

Le jeune homme dut les rassurer :

— Oh, dit-il en riant, ça, c’est une toquade de ma femme ! Mais ne craignez rien, ils sont plus solides qu’ils n’en ont l’air…

Ils s’assirent enfin, avec précaution, dans de grêles fauteuils et l’on trinqua à la prospérité de la maison neuve.

Cependant, MM. Rampelbergh et Posenaer avaient repris leur grand air solennel. Profitant d’un silence, le droguiste se hasarda :

— Nous sommes venus, Posenaer et moi…

— Ah c’est juste, s’écria Mosselman, j’ai oublié de vous montrer la salle de bain et le Stanley-Falls ! Ce sera pour tout à l’heure.

— Nous sommes venus

— Mon Dieu, interrompit de nouveau Ferdinand, pardonnez-moi ! C’est vrai, je vous rase depuis une heure avec ma maison. Au fait oui, qu’est-ce qui me procure l’honneur ?

— Nous sommes venus, Posenaer et moi, recommença M. Rampelbergh en gonflant la voix, pour vous dire quelque chose…

Il s’arrêta, but une gorgée de porto et reprit :

— Oui, nous avons été délégués par les membres du comité du syndicat de la Fédération des sociétés du bas de la ville, pour vous causer un peu de M.  et Mme Van Poppel, rapport aux Noces d’or, vous comprenez…

Et, rempli d’importance, il expliqua que toutes les sociétés de musique, de pigeons, de vogel-pick, de tir à la perche, etc., qui avaient leur local dans la rue de Flandre, se proposaient d’organiser une grande manifestation en l’honneur des jubilaires ; mais, comme de juste, elles comptaient sur le concours des habitants du quartier. Ceux-ci devaient souscrire sans exception. Il fallait donc les aller voir individuellement, et l’on avait tout de suite pensé à Mosselman pour cette mission délicate. Il était un notable, personne n’oserait lui refuser…

— Sacrebleu, répondit Ferdinand assez interloqué, c’est beaucoup d’honneur que me font les membres du syndicat du comité — non je me trompe — les membres de la Fédération du comité — sapristi, comment est-ce que vous dites ça ? — mais les Noces d’or des Van Poppel, c’est seulement pour le mois d’octobre ou de novembre Rien ne presse à ce qu’il me semble ?

Ce n’était pas l’avis du droguiste qui avait d’ailleurs prévu cette objection :

— Hé, dit-il, ça demande du temps, vous savez, pour préparer une fête comme celle-là !

Il entra dans tous les détails des réjouissances, énuméra longuement les multiples devoirs des promoteurs. Non, non, ça n’était pas une petite affaire !

— Je le veux bien, repartit Mosselman, mais les Van Poppel attendront sûrement le retour de leur petit-fils. Vous savez bien qu’Émile Platbrood ne doit rentrer en Europe qu’au mois de novembre… Et vous verrez qu’il y aura encore du retard…

— Enfin, conclut Posenaer, ça est mieux qu’on est prêt longtemps à l’avance. Sans ça, on ne sait plus en sortir au dernier moment. Je connais ces histoires-là ! Eh bien, qu’est-ce qu’on doit dire aux membres du comité…

Au fond, tout cela amusait beaucoup le jeune homme, sans compter que la visite chez les habitants du quartier lui semblait un excellent moyen de propagande personnelle. Il prit donc une attitude très grave et, plissant son front comme un vieux lion de l’Atlas :

— Messieurs, dit-il, vous répondrez aux membres « du comité du syndicat de la Fédération des sociétés », — hé, cette fois ça y est ! — que leur démarche me flatte extrêmement et que je suis tout disposé à prêter mon humble concours. C’est vrai, il faut que les fêtes en l’honneur des Van Poppel soient brillantes et même qu’elles dépassent en splendeur tout ce qu’on a vu en ce genre. Laissez-moi faire. Dès lundi, je commence mes tournées et je me fais fort de recueillir les adhésions de tous les habitants du voisinage. D’ailleurs, rien ne sera plus facile : les Van Poppel ne comptent que des amis.

— Donc, c’est une affaire entendue ?

— C’est entendu, confirma Ferdinand. Je retourne ce soir à la Petite-Espinette. Joseph Kaekebroeck me fixera sur la date approximative de la Fête et j’élaborerai sans retard un programme que je soumettrai aux membres du comité du syndicat de la Fédération des sociétés. Soyez sans crainte, ce sera bien. Ainsi, à la semaine prochaine !

Les visiteurs voulurent alors se mettre debout ; mais ils enlevèrent avec eux les petits fauteuils anglais dont les bras enserraient leur large croupe, comme des pinces. Ils eurent toutes les peines du monde à s’en extraire : Mosselman dut leur porter secours :

— Hé, dit-il en riant, excusez, ce sont des meubles de dames !

— Pas toujours pour Malvina ! protesta le droguiste, celle-là, on ne saurait plus l’avoir dehors !

Et l’épicier, songeant à la grosse Charlotte, pensait dans son cœur que de tels sièges ne l’eussent non plus si facilement restituée.

Ferdinand les reconduisit jusqu’à la porte en les chargeant d’une foule de compliments pour ces dames.

Et MM. Rampelbergh et Posenaer s’en furent pleins de majesté, aussi graves que les plénipotentiaires de la conférence de La Haye.


III


Les Kaekebroeck, revenus de la Petite-Espinette, recevaient ce soir-là leurs parents et amis, car ils partaient la semaine suivante pour les bords de la mer, ainsi qu’ils avaient accoutumé de faire chaque année aux premières chaleurs du mois de juillet.

La maison de la rue du Boulet, demeure spacieuse et confortable, convenait à merveille à ces réunions intimes où la gaieté s’épanouissait librement et déridait jusqu’aux plus vieilles figures.

Les invités étaient nombreux : il y avait là le père et la mère Kaekebroeck, les Platbrood, le jeune ménage Van Poppel, les Rampelbergh, le père Verhoegen, les Mosselman, Pauline et la petite Jeanne.

Quant à Alberke, il était ailleurs ; peu soucieux d’honorer le banquet de sa présence, il avait demandé et aussitôt obtenu la permission de « manger en bas » avec Léontine, les grands dîners, il le savait par expérience, ne lui réussissant guère. Aussi, les jours de gala, préférait-il descendre à la cuisine où il régnait en maître, « courant entre les jambes » des bonnes, furetant dans tous les coins, prélibant la première saveur des plats, tournant les sauces d’un petit doigt qui, d’habitude, n’était pas si culinaire…

Tout le monde mourait de faim et le potage fut acclamé.

Cependant, au milieu de l’animation générale, il semblait que Joseph Kaekebroeck n’eût pas aujourd’hui sa verve ordinaire et qu’il fît effort pour présider cette grande table ; visiblement, il manquait d’entrain.

Adolphine le regardait parfois à la dérobée avec une sorte d’affectueuse commisération et l’interrogeait tacitement de ses grands yeux tendres. Mais Joseph la rassurait d’un clignement furtif qui voulait dire : « Ne t’inquiète pas, ça ira… »

Tout de même, il ne put donner le change à la vieille madame Kaekebroeck qui, fort étonnée de son mutisme, se tourna vers lui :

— Eh bien, Jefke, qu’est-ce que c’est avec vous ? Vous ne parlez pas, vous ne mangez pas… Vous êtes dérangé ?

— Mais non, maman, dit-il d’une voix faible, je réfléchissais à quelque chose…

Il se redressa ; mais son brusque mouvement lui arracha un petit cri. Une crispation douloureuse passa sur sa figure.

Tous les convives cessèrent un instant de manger pour le considérer avec surprise.

— Qu’avez-vous donc, mon gendre ? interrogea alors M. Platbrood. C’est vrai, vous n’avez pas votre mine de tous les jours. Vos traits sont tirés… On voit que vous êtes souffrant…

— Oui, oui, cria M. Rampelbergh, je le disais justement à Mme Platbrood, il regarde si droldement…

— Tout le monde est dans les loques avec cette chaleur, remarqua le père Verhoegen. Voulez-vous croire que j’ai changé trois fois de chemise rien qu’aujourd’hui ?

— Mais papa, s’écria Thérèse, est-ce qu’on dit ça !

— Allo, Jefke, fit résolument le père Kaekebroeck, où est-ce que vous avez mal ? Dans vot’ ventre ?

Furieux et pudique, Joseph essayait de se dérober aux questions. C’est en vain que ses regards suppliaient l’ami Mosselman de lui prêter assistance ; Ferdinand, placé au bout de la table n’y prenait pas garde, trop occupé d’ailleurs de sourire à la douce Pauline dont le corsage échancré l’émoustillait ce soir plus qu’il n’aurait osé le dire, surtout à sa femme…

— Hé, repartit enfin Joseph avec un sourire forcé, je n’ai rien de grave ; seulement, c’est rudement désagréable. Enfin, que voulez-vous, ça doit suivre son cours…

Mais cette réponse, pleine de réticences, loin de contenter personne, ne fit que surexciter la curiosité générale. On insista de nouveau :

— Voyons, où est-ce que ça vous fait mal ?

— Écoutez, lança alors Adolphine, je l’ai dit à Joseph… Mais c’est un embêtant, savez-vous, il ne veut jamais se soigner ! S’il aurait seulement laissé venir M. Buysse, et bien ça serait fini.

— Mais qu’est-ce qu’il a, sacrebleu ?

Adolphine regarda son mari et, bravant sa figure sévère, elle parut se décider tout-à-coup :

— Eh bien, oui, na, je le dirai maintenant… Il a un clou à son…

Elle recula devant le mot propre, parce qu’il ne l’était pas.

— Enfin, il a un clou où vous savez bien !

Joseph était sur le point d’éclater, mais il n’en eut pas la force sous la pluie de condoléances ironiques qui l’inondait de toutes parts.

On lui demanda ce qu’il faisait « pour ça » : devant ses réponses évasives, tout le monde s’empressait de lui prescrire un remède.

M. Rampelbergh préconisa l’onguent de mer, comme s’il en vendait encore :

— Ça, c’est le mieux, disait-il. Vous prenez une vieille paire de gants et vous coupez un petit rond en bas… Vous mettez la graisse dessus et vous le collez comme un plekkelaire !

Mais Adolphine était pour des recettes plus ancestrales :

— Non, non, dit-elle, moi, n’est-ce pas, j’avais fait un bon pappin avec du pain d’épices de chez Berrhens. Il n’a pas voulu seulement le laisser mettre !

— Mais, malheureuse, s’écria Joseph furibond, comment est-ce qu’il aurait tenu, ton sacré pappin ? Je ne peux pourtant pas passer ma vie sur le ventre !

— Adolphine a raison, dit alors le père Kaekebroeck. J’ai eu autrefois — je parle d’il y a trente ans savez-vous — des clous sur ma cuisse que c’était une véritable bénédiction… Quand c’était fini sur une cuisse, ça recommençait avec l’autre. J’essayais de tout. Eh bien, je dois le dire, les pappins de pain d’épices, voilà le meilleur, ça tirait tout dehors !

— Sur les jambes, sur les bras, sur tout ce que vous voulez ! ripostait Joseph, mais je voudrais tout de même vous y voir avec un pappin entre vos…

Il n’acheva pas et but un grand verre de vin :

— Allez, dit-il, on voit bien que vous ne savez pas ce que c’est !

— À votre place, conseilla la maman Kaekebroeck, je prendrais une bonne purge d’huile de ricin…

— Peck ! fit Joseph avec dégoût.

— En effet, déclara solennellement M. Platbrood, il n’y a rien de tel pour corriger le sang et chasser les mauvaises humeurs. Mais je recommande aussi les bains chauds, pour amollir… Je sais bien ce que c’est, le cheval m’a donné assez de bubons !

— Mon Dieu, repartit Joseph avec résignation, moi je laisse tout bonnement agir la nature. D’ailleurs, il me semble que ça va beaucoup mieux…

De fait, la douleur avait cessé de le lanciner et les couleurs lui revenaient.

Alors, M.  Rampelbergh se tourna vers sa voisine, l’excellente Mme Van Poppel, et profitant d’une pause :

— Eh bien, dit-il sur un ton d’affectueuse confidence, moi, j’ai eu aussi ça. Demandez un peu à Malvina… C’était en dix-huit cent septante-neuf. Un clou juste dans mon… oui. Comment est-ce que je l’avais attrapé, ça je ne sais pas. Mais, janvermille, c’est le cas de le dire, ça est tout de même une maladie qui me sortait de quelque part !

À cette boutade, les dames poussèrent de grands cris offusqués :

— Ça c’est du propre !

— Eh bien, voilà pourtant l’expression juste ! déclara Joseph. À présent, assez parlé n’est-ce pas, de ce clou du diable. Vous ne désirez pourtant pas que je vous le montre !

On se récria de nouveau ; cette fois, Mme Rampelbergh fut secouée d’une telle crise que l’on craignit vraiment qu’elle ne tombât en apoplexie.

Heureusement, le père Kaekebroeck se mit à lui taper dans le dos et la grosse femme reprit haleine.

— Oeïe, oeïe, gémissait-elle en s’essuyant les yeux avec sa serviette, je suis pour mourir !

On réclama un peu d’air :

— Mais aussi, gronda Joseph, pourquoi, n’ouvre-t-on pas les fenêtres, on étouffe ici !

En effet, l’atmosphère, encore chauffée par les becs de gaz, devenait irrespirable. Le père Verhoegen traduisit l’impression de tous :

— Je suis sûr que ça n’est pas plus pire au Congo !

Joseph saisit la balle au bond :

— Hé, c’est juste, nous avons reçu une longue lettre d’Émile.

— Nous aussi, soupira la bonne Mme  Platbrood ; le garçon se porte bien et nous voilà un peu plus tranquilles.

Aussitôt, les questions jaillirent de tous côtés.

— Il est maintenant à Léopoldville, répondit Joseph. Son inspection sera terminée à la fin de septembre, de sorte qu’il pourrait peut-être s’embarquer à Matadi le 10 octobre. Il pense qu’il reviendra avec le lieutenant Verhulst, vous savez bien, le cousin des demoiselles Janssens…

Cette nouvelle réjouit tout le monde, car elle laissait espérer que les Noces d’or des vieux Van Poppel seraient célébrées dans la première quinzaine de novembre, le jour même de l’anniversaire. Et l’on se mit à supputer la date probable de l’arrivée d’Émile Platbrood à Anvers.

— On ira tous le chercher, s’écria le droguiste, ça sera une fine partie !

Cependant, on avait ouvert au large les deux fenêtres qui donnaient sur le jardin, et un doux parfum de glycines fraîchement écloses entrait dans la pièce avec les rumeurs amorties de la ville.

Comme on passait au salon pour prendre le café, Adolphine s’approcha de sa sœur qui, sérieuse et pensive, écoutait toujours l’intarissable Mosselman. Elle l’embrassa avec effusion :

— Allo, lui dit-elle, il ne faut pas être triste comme ça !

Et s’adressant au jeune homme :

— Voyons, faites-la un peu rire, vous ! Moi, je vais vite soigner pour les enfants…

Et elle s’esquiva. En ce moment, la cloche de Sainte-Catherine retentit joyeusement dans les airs.

— Eh bien, fit Mosselman, écoutez cette petite cloche, Mademoiselle Pauline : c’est un présage. Elle dit qu’elle sonnera comme ça pour François et pour vous au mois de novembre. Et ce sera le bonheur !

La jeune fille sourit tristement et branla la tête d’un air incrédule. Alors, Ferdinand lui offrit son bras et, sans trop s’inquiéter de sa femme qui le regardait avec une petite anxiété boudeuse :

— Venez, dit-il, nous allons faire un tour dans le jardin. Je veux maintenant vous raconter quelque chose…

Quand ils rentrèrent, Pauline semblait radieuse ; Mosselman lui avait apparemment donné de bonnes nouvelles de François Cappellemans. À part la jalouse Thérèse, personne ne prit garde à eux tant l’on écoutait avec attention Joseph Kaekebroeck qui, assis sur une pile de coussins mollets, trônait au milieu du salon et lisait, en la commentant, la fameuse lettre de son beau-frère.

Il n’y avait pas jusqu’à la petite Jeanne, perchée sur un tabouret, qui ne fût tout oreilles.

Émile Platbrood avait été envoyé en Afrique par sa Société, une entreprise coloniale anversoise, pour vérifier la comptabilité de diverses factoreries échelonnées sur la ligne du chemin de fer, et étudier sur place quelques questions d’ordre matériel. Et il contait ses impressions de voyage dans une langue arbitraire, mais pleine d’abandon et de naïveté. Il regardait tout avec une curiosité mobile et souriante : ses lettres fourmillaient d’anecdotes.

Étant au Stanley-Pool, il avait eu la fansie de pousser jusqu’à Brazzaville et là, dans la demeure d’un riche colon Hollandais, il avait rencontré un animal extraordinaire, d’une intelligence sans pareille. C’était un grand singe qui prenait les visiteurs par la main et les présentait cérémonieusement à son maître, comme s’il avait lu le Chat botté. Ce n’est pas tout. Ce singe admirable cultivait quelques arts d’agrément. C’est ainsi qu’il dansait à merveille ; mais, chose plus incroyable, il jouait du piano !

« Oui, il jouait le piano aussi bien que Ferdinand Mosselman », assurait Platbrood.

La petite Jeanne était émerveillée et battait des mains :

— Oh, ça c’est un drolle de chinche !

— Écris à Mileke, qu’il doit te le rapporter, lui conseilla Ferdinand.

Aussitôt, la fillette quitta son tabouret et vint s’installer sur les genoux de Mosselman qu’elle se mit à accabler de questions.

— Vois-tu, lui dit Ferdinand très amusé, ça c’est un singe qui ne fait pas comme une petite fille que je connais : lui au moins, il étudie son piano, et c’est pour ça qu’il sait jouer, même à quatre mains, puisque c’est un quadrumane !

— Et quoi il joue ?

— Bè, fit le jeune homme assez interloqué, je ne sais pas moi… des gammes, du Streabbog peut-être !

— Mais non, mais non, interrompit Joseph, tu n’y es pas. Ce macaque est d’une autre force… Parbleu, il joue les singephonies de Beethoven !

Mais ce mot sacrilège lui porta malheur, car il ressentit tout à coup une douleur si vive qu’il en sauta de son fauteuil comme sous la détente d’un ressort :

— Aïe, aïe ! ça me reprend !

Mme Kaekebroeck eut alors pitié de son fils :

— Jefke, dit-elle, il faut seulement vous coucher, si vous avez trop mal. Nous allons partir, il est tout de même le quart de dix heures.

— Oui, nous allons vous laisser, approuvèrent tous les convives ; une bonne nuit et ça ira mieux.

Il essaya mollement de les retenir, mais il était si visiblement abattu que personne n’eut la cruauté de le prendre au mot.

Il voulut cependant reconduire ses amis jusque dans le grand vestibule où on l’opprima de suprêmes recommandations :

— Eh bien, oui, c’est ça, dit-il pour contenter tout le monde, Adolphine va me mettre un bon pappin…

Il ferma la porte et tira le verrou. Mais comme il remontait péniblement l’escalier, la main appuyée sur son mal :

— Diable, confia-t-il tout à coup à sa femme qui le soutenait tendrement, je crois qu’il vient de percer ! Ah, Kaekebroeck, cette fois, tu n’es pas un vain nom !


IV


Depuis quelque temps, M. Platbrood était sombre et s’abîmait en de longs silences. Cependant, l’aventure équestre du mois de mars paraissait oubliée et l’on pouvait croire qu’il avait reconquis son prestige de cavalier. À force de recherches discrètes, notre major avait découvert au fond d’une impasse du Buemel, une bête élégamment efflanquée et très sourde qui courait sur ses vingt ans. Ce vieux cheval, que l’Espagne eût réservé à ses picadors, gardait encore belle allure sous le harnois militaire : sans doute, avait-il foulé jadis, les champs d’Epsom et d’Auteuil ; car, bien que la destinée cruelle l’eût maintenant placé entre les brancards d’une modeste charrette, il semblait se souvenir de son pedigree et levait fièrement la tête et le sabot aux jours de parade : il est vrai qu’il appartenait à un marchand de levure.

M. Platbrood était sombre. Pourtant, il gravissait la pente fleurie des honneurs. Déjà, il avait brillé à diverses représentations de gala ; le dernier raoût de l’Hôtel-de-Ville s’était embelli de sa présence ; les journaux publiaient son nom. Enfin, rêve qui depuis longtemps charmait son sommeil, il venait de dîner au Palais.

N’importe, M. Platbrood était sombre…

C’est qu’il entendait toujours les paroles bienveillantes de Sa Majesté :

— Je vous félicite, major Platbrood, d’avoir échappé à un grand danger. On m’a conté l’événement… Et je rends grâce aussi à votre sauveur, un jeune maître plombier, je pense, M. François Cappellemans…

Oui, le Roi s’était exprimé de la sorte. Oui, le Roi avait prononcé avec éloge le nom de François Cappellemans !

Certes, M. Platbrood admirait chez le Souverain cette mémoire cultivée et précieuse ; toutefois, il regrettait sincèrement que le fait-divers du mois de mars défrayât encore les conversations de la Cour et que son souvenir ne fût point, une fois pour toutes, tombé dans le puits profond de l’oubli.

Mais, quoiqu’il fît pour se réconforter, la voix de Léopold II avait troublé sa conscience. Aussi, se montrait-il avare de détails au sujet de la réception royale ; lui, si prolixe d’ordinaire sur les cérémonies où il jouait un rôle, il évitait soigneusement de parler du banquet à la Cour. Les plus insidieuses questions de M. Rampelbergh, à cet égard, le trouvaient évasif et réservé.

— Est-il donc vrai, se disait-il, que je doive la vie à François Cappellemans ?

C’était l’avis du Roi et le Roi ne pouvait se tromper.

M. Platbrood était sombre. Il revivait à présent le drame de la rue de l’Éducation, et il convenait à part lui que l’intervention du jeune plombier n’avait pas été tout à fait inutile. Dans son orgueil un instant humilié, dans son mépris pour le modeste et courageux artisan, il s’était refusé à tout geste de gratitude. Une telle conduite lui apparaissait aujourd’hui vraiment coupable, indigne d’un galant homme.

M. Platbrood était sombre ; le remords avait pénétré dans son âme.

L’absence de son fils Émile, parti inopinément pour l’Afrique, le contristait aussi plus qu’il n’eût osé dire. Il s’était rendu à Anvers afin d’assister au départ du bateau. Il y était allé sans émotion, en curieux. Mais, quand le steamer avait levé l’ancre pour s’enfoncer bientôt dans le brouillard d’Austruweel, l’imperturbable major s’était frotté les yeux et il avait senti renaître, vivace, cette tendresse paternelle si longtemps étouffée dans son cœur au profit d’une stérile ambition.

En vérité, c’était avec une impatience inquiète qu’il attendait maintenant chaque courrier du Congo ; les meilleures lettres le rassuraient à peine. Cette brusque séparation l’avait ramené au sentiment de ses devoirs de famille : il s’intéressa tout à coup à ses jeunes enfants, Hippolyte et Hermance, enfermés dans des institutions de province, et les alla visiter toutes les semaines.

Quant à Pauline, qu’il avait failli sacrifier à son orgueil, elle lui était devenue particulièrement chère. Il comprenait aujourd’hui toute la honte du marché conclu avec Maskens, et il remerciait en secret son gendre Kaekebroeck d’avoir empêché la perpétration d’un véritable crime.

M. Platbrood n’avait plus de colère contre Cappellemans. Il lui pardonnait de l’avoir sauvé. Bientôt, il en vint même à reconnaître ses qualités et ses talents. Toutefois, il lui répugnait toujours de penser qu’un plombier pût devenir un jour son beau-fils. Non, cela était impossible. Pauline entendrait raison ; d’ailleurs, pensait-elle encore à son timide amoureux ?

Or, voilà que deux événements se produisirent qui engagèrent M. Platbrood à faire les premiers pas vers le jeune homme.

M. Maskens mourut subitement, frappé d’une attaque d’apoplexie, et François Cappellemans, soutenu à son tour par le farouche poëlier Manneback, fut élu d’enthousiasme capitaine quartier-maître à la place du gros marchand de poutrelles.

Puis les fêtes nationales étant venues, le plombier, traîné de force au Palais des Académies par Mosselman et par Kaekebroeck revenu de Heyst pour la circonstance, reçut la croix des sauveteurs au milieu des applaudissements frénétiques de toute la rue Sainte-Catherine accourue pour l’acclamer !

Un matin que Pauline « prenait les poussières » dans la salle à manger, M. Platbrood, qui feignait de lire les journaux, lui dit d’un ton détaché :

— Fille, je crois que le poële de la chambre de bain ne va plus. C’est un mauvais système d’ailleurs et qui a fait son temps. Il faut appeler le plombier…

À ces mots, la jeune fille cessa d’épousseter la pendule et demeura stupéfaite, le plumeau sur l’épaule. « Il faut appeler le plombier », qu’est-ce que cela voulait dire ? Elle ne comprenait pas.

— Oui, continua M. Platbrood sans prendre garde à l’émotion de sa fille, j’ai bien réfléchi : je vais remplacer notre vieille baignoire. Quand tu sortiras tout à l’heure avec ta mère, tu ferais bien d’aller jusque…

Il hésita une seconde et poursuivit :

— Jusqu’à la rue Sainte-Catherine.

Pauline ne pouvait en croire ses oreilles et restait là toute interdite, bouche bée, en proie à une foule de sentiments qu’elle ne parvenait pas à démêler.

Cependant, M. Platbrood s’était replongé dans ses journaux. Mais il ne lisait pas et considérait la belle jeune fille. Celle-ci, son premier trouble passé, s’était remise à la besogne, frottait maintenant avec une animation fébrile. Et son père la regardait, ému de la voir si diligente, toujours si résignée et si bonne malgré les sévérités qu’il avait fait peser sur elle.

Certes, elle était moins triste depuis quelques mois : elle avait recouvré ses fraîches couleurs à la Petite-Espinette. Mais on devinait au fond de ses grands yeux comme une pensée toujours en alarme.

Du reste, elle ne chantait plus par toute la maison comme elle faisait jadis dans l’insouciance de son cœur ; et M. Platbrood regrettait cette voix pure et matinale qui ensoleillait son logis.

Il songeait à cela quand Pauline, montée sur un escabeau, se mit à fredonner en époussetant le cadre d’un paysage alpin plein de cascades, et tout à coup voilà qu’elle chanta :

Hirondelles légères,
Dans les cieux éclatants,
Vous êtes messagères
Du rapide printemps !

M. Platbrood tressaillit à cette naïve romance que l’enfant avait apprise l’an passé pour sa fête.

Mais en ce moment, on cria du palier du premier étage :

— Pauline, Pauline ! Je suis prête, savez-vous !

C’était Mme Platbrood qui se disposait à partir pour le marché.

— J’arrive ! fit Pauline en flûtant gaîment sa voix.

Prestement, elle sauta de l’escabeau :

— Voilà, dit-elle, j’ai tout fini !

Alors, M. Platbrood leva la tête par-dessus son journal pour dire d’un ton qu’il essayait de rendre indifférent :

— Ainsi, tu n’oublieras pas d’aller chez…

Elle s’était approchée du fauteuil et regardait son père qui souriait. Depuis si longtemps, elle ne lui avait plus vu ces yeux de bonté !

— Eh bien, fille, tu ne comprends donc pas…

Une émotion inexprimable la saisit ; ses yeux se mouillèrent et, soudain, dans un transport de joie, elle s’assit sur les genoux de M. Platbrood. Brusquement, elle lui entoura le cou de ses bras et, retrouvant sa voix d’enfance :

— Ah ! mon papa, comme je suis contente !


V


Les demoiselles Janssens avaient jadis tenu boutique de papeterie dans la rue de Middleer, tout près du pont de la Senne ; mais la création des boulevards du centre les ayant chassées de ce quartier pittoresque, elles occupaient aujourd’hui, rue de Flandre, le rez-de-chaussée d’une maison toute pareille à celle qu’elles avaient quittée.

Les demoiselles Janssens se ressemblaient beaucoup, au point qu’on les prenait pour des jumelles. Toutes deux étaient longues et minces, sans aucun avantage mammaire ; elles avaient un teint de vieil ivoire, de pâles yeux de béguines, des cheveux d’un gris amer peignés en bandeaux. Le nez était fort, la bouche droite, rentrée. Sur leur menton pointu, une touffe de poils recourbés germait d’un bouton noir, et l’on eût dit une grosse araignée.

Au moral, l’identification était peut-être encore plus complète : même caractère, mêmes goûts. Seul, l’état-civil prétendait les différencier par le prénom et par l’âge : l’aînée s’appelait Prudence et frisait la soixantaine ; quant à la cadette, elle avait cinquante-huit ans et se nommait Félicie.

Les deux sœurs étaient assez dévotes et passaient beaucoup d’heures à l’église. Toutefois, on les considérait à juste titre comme de bonnes âmes dépourvues de fiel et qui ne médisaient de personne.

En dépit des années, elles ne changeaient pas : il semblait d’ailleurs qu’elles eussent toujours été ainsi sans couleur, précocement fanées.

Fruits tardifs d’un hymen de vieilles gens qui les avaient de bonne heure laissées orphelines, elles s’étaient établies avec leur modeste avoir et vendaient du papier, des crayons, des plumes, des gommes, des images et bien d’autres choses.

Elles vivaient quiètes, sans agitations ni désirs, contentes de leur sort, ignorant tout des joies et des tristesses de la vie, quand une cousine, veuve sans fortune, s’avisa de leur léguer en mourant son petit garçon, Jacques Verhulst, un bambin de sept ans.

Bravement, elles avaient accepté la charge ; mais on pense si leur calme existence en fut bouleversée et combien de soucis leur donna cet enfant d’une constitution assez délicate : c’est pour cela, d’ailleurs, qu’elles s’y étaient attachées et l’aimaient comme un fils.

En grandissant, et à force de gâteries, Jacques Verhulst avait recouvré la santé ; il était fort intelligent, mais, caractère sauvage et difficile, épris de voyages aventureux, il s’était refusé à apprendre aucun métier, se réservant, disait-il, pour de grandes choses. Ses lubies causèrent bien du tourment à ses bonnes cousines.

Enfin, devenu majeur, et quand on commençait à désespérer de lui, le jeune homme, las de sa vie oisive, s’était tout à coup engagé. Le régime militaire lui plut d’abord et le transforma. Jacques conquit rapidement les galons de fourrier. C’est vers cette époque d’ailleurs qu’il renoua connaissance avec François Cappellemans, son condisciple à l’école moyenne ; et l’amitié de ce garçon travailleur et rangé acheva de l’amender complètement.

Toutefois, il gardait l’amour des contrées lointaines : peut-être ça lui avait-il poussé en regardant les images que vendaient les vieilles filles. Bien qu’il accomplît strictement son service, le champ d’activité du militaire lui parut bientôt fort étroit : il s’effrayait souvent d’être livré à des occupations sans rapport avec sa vocation secrète. De vagues projets s’emparaient de son esprit qui se précisèrent à la longue et le conduisirent à des résolutions énergiques. Voilà pourquoi Jacques Verhulst s’était, un beau jour, embarqué pour le Congo en qualité de lieutenant de la force publique. Son besoin d’indépendance avait été plus fort que la tendresse qu’il portait à ses deux mères adoptives.

Celles-ci éprouvèrent beaucoup de chagrin. Puis, elles s’étaient résignées et avaient repris leur petite vie monotone et sans heurt de jadis.

Elles vendaient un peu de tout, les bonnes demoiselles Janssens.

Quand, dans un ménage, il manquait quelque bibelot, cette phrase venait naturellement sur les lèvres : « Tiens, on aurait peut-être ça chez les demoiselles Janssens. » Et, en effet, il était rare qu’on ne l’y trouvât pas.

C’étaient les fournisseuses attitrées de lettres à décalcomanies pour les fêtes, de souvenirs de première communion, de jeux de loto, de nain jaune et de cartes. Mais leur renommée venait surtout de ces belles images coloriées, pendues avec des fiches aux ficelles de la devanture : les ketjes assemblés sur le trottoir, les contemplaient pendant des heures, le nez écrasé contre la vitrine tout embuée de leur haleine.

Quand on pénétrait dans le magasin des demoiselles Janssens, on humait d’abord un parfum vraiment distingué de crayon Faber ; mais cette odeur, très furtive, s’évanouissait aussitôt pour laisser la place à des remugles d’oignons cuits, de quinquet à pétrole et de chat. Il y faisait au surplus très sombre, à cause de ces images qui mettaient comme des stores à la vitrine et aveuglaient les carreaux de la porte d’entrée.

Cette atmosphère écœurante et noire convenait aux deux vieilles filles qui la respiraient depuis tantôt quarante ans. Elle était devenue nécessaire à leurs bizarres poumons ; mais on comprenait tout de suite que Jacques Verhulst n’avait pu s’en accommoder et qu’elle eût accentué sa nostalgie des roses et du soleil.

Aussi, les grandes personnes ne s’attardaient guère dans cette boutique inconfortable, défendue par une petite sonnette plus enragée qu’un roquet. Il y faisait glacial en hiver, lourd et irrespirable en été. Fort économes, les demoiselles Janssens ignoraient le gaz ; le magasin n’était jamais éclairé. Le soir, il fallait un certain courage pour franchir le seuil de cet antre où l’on demeurait dans un noir opaque, cabalistique, jusqu’à ce que Prudence ou Félicie arrivât, Psyché dérisoire, avec une antique carcel en porcelaine blanche.

Et cependant, cette boutique surannée était comme un paradis pour les gamins et les fillettes, quand, leur pièce de « cinque » centimes dans la main, ils venaient acheter quelque féroce image d’Épinal. La complaisance des demoiselles Janssens était inaltérable : elles déposaient le ballot sur le comptoir, dénouaient la ficelle, ouvraient le papier de couverture ; puis, sans se lasser jamais, elles feuilletaient les images jusqu’à ce que les petits, haussés sur les pointes, toujours hésitants, eussent fait un choix définitif, ce qui était long.

Elles savaient leurs goûts et disaient parfois de leur voix molle et traînante :

— Non, ça vous n’aimez pas, n’est-ce pas ?

Ou bien :

— Non, ça vous avez déjà eu…

Elles leur étaient bienveillantes.

Les clients disparus, elles retournaient bien vite se tapir dans la petite pièce de derrière qui leur servait de tout, s’occupaient au fricot, à quelque broderie d’église, à moins qu’elles ne jouassent au besigue sous le ronronnement de Pouske, leur gros matou, perché sur la table.

Elles parlaient peu entre elles : c’était inutile, elles avaient les mêmes pensées. Seules, les rares lettres de Jacques Verhulst, absent depuis bientôt cinq années, semblaient leur donner une petite fièvre et ramener dans leurs yeux ternes une flamme de vie. Alors, elles s’échauffaient légèrement, échangeaient quelques impressions avec les amis de Jacques, les Kaekebroeck, les Rampelbergh, ou bien avec Cappellemans. Le droguiste surtout en faisait accroire aux vieilles demoiselles. Ses histoires extraordinaires leur avaient donné une forte répulsion pour les nègres ; il leur semblait impossible que ces êtres affreux eussent rien d’humain et ne fussent pas des suppôts du démon. Aussi, pensaient-elles que c’était à la bonne odeur de leurs prières que le petit cousin devait de rester vivant au milieu des diables ; et, à chaque lettre du jeune officier, elles redoublaient de piété.

Or, un soir d’octobre, le facteur remit aux demoiselles Janssens une lettre qui portait le timbre de Stanley Falls. Jacques Verhulst déclarait affectueusement à ses cousines qu’il se languissait d’elles et serait bien heureux de les revoir. Il rentrait donc en Europe pour les embrasser et débarquerait sans doute à Anvers au mois de novembre.

Dans le saisissement que leur causa cette nouvelle, les deux sœurs oublièrent d’en éprouver de la joie. L’idée de se rendre à Anvers, de prendre le « convoi », elles qui n’étaient pour ainsi dire jamais sorties de la ville, les effarait et les empêcha tout d’abord de se réjouir du retour de leur glorieux enfant prodigue. Elles étaient si troublées et gesticulaient d’une manière si insolite que Pouske partagea bientôt leur agitation et se mit à tourner dans la chambre en poussant des miaulements plaintifs.

Enfin, un peu apaisées, elles relurent la lettre brève et joviale du petit cousin, et leur figure, impassible d’ordinaire, s’illumina :

— Nous ne savons qu’à même pas quitter ensemble, dit Prudence, qui soignerait pour le chat ?

— Eh bien, répondit Félicie, vous devez seulement aller seule. Moi, je resterai à la maison…

Mais Prudence se récriait : elle n’oserait jamais s’aventurer en « chemin de fer », et puis elle serait toute perdue à Anvers !

Elles discutaient avec douceur, s’exhortant l’une l’autre à tenter ce redoutable voyage, quand la petite sonnette retentit brusquement dans la boutique.

Vivement, Prudence se leva et, emportant la lampe, passa dans le magasin.

— Hé, c’est vous Polintje ! dit-elle avec une joyeuse familiarité. Félicie, venez un peu, c’est Mlle Platbrood avec les enfants !

En effet, c’était Pauline, accompagnée de ses frère et sœur, Hippolyte et Hermance. La jeune fille venait en voisine, son châle sur la tête. Elle expliqua que les parents étaient allés au théâtre et qu’ils avaient donné aux enfants une petite pièce pour « eux s’acheter des images ».

Les vieilles filles durent s’informer d’abord des vieux Van Poppel ainsi que de toute la famille. Pauline répondit que tout le monde se portait à merveille.

— Allons tant mieux…

Déjà, Félicie déposait le ballot d’Épinal sur le comptoir et montrait les images aux jeunes Platbrood qui se chamaillèrent tout de suite : Hippolyte voulait des vignettes dorées, très chères, tandis que la jeune Hermance, plus économe, préférait des coloriages à cinq centimes.

— Voici les Aventures de M. Frise-Poulet, commença la bonne demoiselle. Ça est si gai !…

Mais Hippolyte, redoutant, à juste titre, que cette histoire ne fût une vive critique de ses défauts, déclarait avec effronterie :

— Non, j’ai déjà eu ça…

— Oeïe, menteur, s’écria Hermance, c’est Monsieur Bilboquet qu’on a…

— Tenez, continua Félicie, qui passait vite dans la crainte que la querelle ne s’envenimât davantage, voici l’Oiseau bleu. Och, ça est si joli ! Et voici la Fée Truitonne… Mais non, ça vous n’aimez pas. Alors, il y a aussi le Quincaillier brutal

Tandis que la bonne fille bonimentait de la sorte, Pauline, à l’autre bout du comptoir, devisait avec la sœur aînée.

— Eh bien, qu’est-ce que vous dites de ça ! Émile revient du Congo. Il s’est embarqué juste aujourd’hui avec Jacques Verhulst !

— Oeïe mon Dieu, faisait Prudence, la main posée sur la joue en signe de grosse émotion, nous avons aussi reçu une lettre de Jocske. Ça est une affaire maintenant ! Mais il dit qu’il revient seulement dans le mois de novembre…

— Non, non, affirma Pauline, Papa dit comme ça que le bateau l’Albertville arrivera le 30 octobre. On va tous à Anvers, nous autres. Oeïe, je suis si contente !

Cette date du retour, bien plus rapprochée qu’elle ne supposait, bouleversa de nouveau la vieille fille qui interrompit brusquement sa sœur :

— Félicie, venez une fois, Mademoiselle Pauline dit maintenant que Jocske revient le 30 octobre !

— Pas possible ! fit la cadette qui, pour le coup, abandonna ses images.

— Oui sûr, confirma Pauline, ils seront ici le 30 octobre…

Et, pleine de joie, elle se mit à conter que son frère rapportait de beaux cadeaux pour tout le monde, des étoffes, des armes, des peaux de bêtes… et « je ne sais pas tout quoi » !

Les vieilles filles s’exclamaient, quand la sonnette résonna et un jeune homme bondit dans la boutique en criant :

— Mesdemoiselles, j’ai une lettre du Congo ! Jacques revient à la fin du mois !

C’est alors que cet étrange visiteur aperçut Pauline dont l’abat-jour de la lampe mettait la figure dans la pénombre. Tous deux ne purent réprimer un cri de joie :

— Mademoiselle !

— Monsieur François !

Mais, devant les demoiselles Janssens et les enfants, ils se continrent aussitôt et, riant sous cape, ils se saluèrent avec une politesse très cérémonieuse.

L’arrivée de Cappellemans acheva de révolutionner les vieilles filles. Le plombier leur apportait des détails complémentaires : Jacques revenait avec dix perroquets, trois singes et un crocodile empaillé !

— Jésusse Maria !

C’était plus d’émotion que les bonnes demoiselles n’en pouvaient supporter en une fois. Elles furent obligées de s’asseoir tant leurs jambes flageolaient.

— En tout cas, moi je vais à Anvers, déclara Cappellemans. Hein, vous venez avec ?

Mais, quand Pauline lui eut appris que son frère rentrait en même temps que Verhulst, et que toute la famille et les connaissances se disposaient à l’aller chercher le 30 octobre au débarcadère, sa joie ne connut plus de bornes. Car, après le bon accueil que lui avait fait dernièrement M. Platbrood — qui avait approuvé sans réserve ses plans de transformation de la salle de bain — et surtout à cause des rapports nouveaux et sympathiques qu’avaient créés entre le major et lui ses fonctions de capitaine quartier-maître, François ne doutait pas qu’on ne lui permît de se joindre à la bande ; et le cœur lui bondissait dans la poitrine à la pensée de vivre tout un grand jour auprès de sa bien-aimée.

C’est pourquoi leurs regards à tous deux exprimaient de douces espérances.

Cependant, Hippolyte et Hermance, abandonnés à eux-mêmes, avaient éparpillé toutes les images et jouaient maintenant avec Pouske qui faisait le gros dos sur le comptoir. Pauline dut s’excuser de leur gaminerie. Soudain, elle s’effraya en entendant sonner une horloge :

— Mon Dieu, quelle heure est-ce que ça est donc ? Bien huit heures et demie, je suis sûre ? Allons vite, les enfants ! Il faut rentrer à la maison, autrement on aura des ruses demain…

En même temps, François lui faisait un clin d’œil :

— Eh bien, Mademoiselle, comme c’est la brune, je vais vous donner un petit pas de conduite…

Ils prirent congé des demoiselles Janssens, promettant de venir les revoir et de les emmener à Anvers avec eux…

— Oeïe, disaient-elles tout émues et abasourdies, ça on doit tout de même encore voir, savez-vous !

 

Les enfants s’échappèrent et coururent en avant. Il faisait nuit. Pauline se laissa prendre le bras et même elle écarta négligemment sa mantille pour mieux goûter sur sa joue la caresse des soyeuses moustaches de son ami…


VI


Les Platbrood et les Kaekebroeck trépignaient d’impatience à la gare du Nord.

Perchés sur l’escalier de la salle des Pas-Perdus, ils interrogeaient la place Rogier depuis un quart d’heure, en s’exclamant à tour de rôle « Non, mais ça n’est tout de même pas permis ! », quand la figure de Pauline s’illumina tout à coup :

— Les voilà, les voilà !

En effet Cappellemans arrivait en courant, suivi par M. Rampelbergh qui donnait le bras aux demoiselles Janssens.

— Malvina ne sait pas venir, s’écria gaîment le droguiste, elle a mal à son pied. Alors, je pars en voyage de noce avec ces dames !

— Sacrebleu, dit Joseph qui n’avait pas envie de rire, il n’est que temps ! Laissez, je vais prendre les coupons…

Il courut au guichet et rapporta neuf secondes Anvers aller et retour.

— En avant ! Il n’y a plus que cinq minutes !

Tous ensemble, ils se ruèrent sur la porte de la salle d’attente — cette porte plus lourde et difficile à pousser que celles de Gaza — mais ils durent s’arrêter devant le contrôleur qui tournait et retournait leurs billets, les poinçonnait avec flegme en disant d’un ton ironique :

— Anvers, au bout de la gare !

Ils franchirent un couloir et furent sur le quai où, anxieux et tournoyants, ils délibérèrent une seconde sur la direction à prendre :

— Hé, par ici, à gauche !

Et ils coururent derrière Joseph, à la débandade, hormis le droguiste qui n’avait pas lâché les demoiselles Janssens et les entraînait de force en riant de l’épouvante que leur donnait le tapage des locomotives.

Déjà, on fermait les portières :

— En voiture !

Si le train était au bout de la gare, les secondes étaient au bout du train, et, comme celui-ci ne manquait pas d’une certaine longueur, les amis galopèrent sur l’asphalte à la grande joie des voyageurs tranquillement installés dans les compartiments.

— Allons, Mesdames et Messieurs, en voiture s’il vous plaît !

Cette invitation polie mais comminatoire les affola. Soudain, Joseph, cessant de courir,

ouvrit la portière d’un wagon de troisième classe :

— Entrons seulement ici, dit-il hors d’haleine, on changera à Malines.

Ils escaladèrent les marche-pieds avec une maladresse que décuplait leur hâte et, à bout de souffle, ils tombèrent sur les banquettes de pitchpin en même temps que le train démarrait.

Ils ne purent parler qu’à Vilvorde et s’épongèrent jusque Malines.

Le premier, le droguiste recouvra le souffle :

Godouche, que j’ai soif !

Et tous, en chœur, de déclarer qu’il n’était pas le seul. Jamais, ils n’avaient galopé comme ça ! Ils n’avaient plus de salive.

— Mais enfin, haletait Adolphine, comment est-ce que vous avez fait votre compte pour venir si en retard ?

Les pauvres demoiselles Janssens, qu’elle interpellait ainsi, ne savaient que répondre : du reste, elles palpitaient encore, très pâles, la main sur leur plat corsage.

— Je vais vous expliquer, fit M. Rampelbergh plus écarlate qu’un homard cuit, ces demoiselles ne savaient pas quitter leur Pouske…

— Och arm, soupira Kaekebroeck, avec tout ça, encore un peu, on manquait son train !

Mme Platbrood, assez corpulente, était certainement le plus à plaindre. Les yeux lui sortaient de la tête. Ses grosses joues, semées de plaques rouges éclataient au pied de la lettre. La bonne femme ne cessait de se tamponner et de s’éventer avec son mouchoir. Mais elle souriait quand même : la joie d’embrasser bientôt son fils lui faisait oublier les maux présents. Toutefois, elle demanda en grâce qu’on ne la fit pas changer de voiture à Malines :

— Encore une fois courir, oeïe non savez-vous !

On la rassura à cet égard :

— Au fait, dit son mari, nous sommes très bien ici. On ne pouvait tomber mieux : nous avons un compartiment pour nous tous seuls !

— C’est un « réservé », observa finement le droguiste en donnant du coude aux demoiselles Janssens, ses voisines.

Mais, tout de suite, il quitta la plaisanterie pour s’écrier de nouveau :

Godouche, que j’ai qu’à même soif !

Cette fois, les demoiselles Janssens tirèrent de leurs cabas deux petites bouteilles de pharmacien qui avaient sans doute contenu jadis quelque dictame émollient :

— Ça est du lait, s’écria Prudence triomphante, buvez seulement !

Mais le droguiste repoussa cette potion avec un geste d’horreur.

— On a aussi des couques au beurre, dit Félicie en offrant ses provisions à la ronde.

On obligea les bonnes filles à réintégrer dans leurs paniers ces trésors comestibles : tout le monde avait copieusement dîné à une heure et Joseph annonça que l’on souperait seulement après l’arrivée de l’Albertville.

— Allo, allo, protesta M. Rampelbergh, ça ne vient pas à un verre sur le pouce. Je connais un fin lambic près de la station…

— On verra, on verra, fit Joseph conciliant, ça dépendra de l’heure du bateau.

Alors, les vieilles filles attendries et ramenées au but du voyage, parlèrent du cousin Verhulst. Elles craignaient un peu de ne pas « remettre » leur Jocske.

— Hé, hé, fit le droguiste pour les taquiner, j’ai comme dans l’idée qu’il est maintenant si noir qu’un nègre !

— Och, taisez-vous ! s’exclamaient les deux sœurs réellement inquiètes.

— Ma foi, dit M. Platbrood, je crois que vous pouvez vous attendre à ne pas le reconnaître tout de suite. On ne passe pas cinq ans au Congo sans y vieillir un peu… Pour Émile, ce n’est encore rien : il n’y est resté que dix mois, mais nous sommes tout de même bien curieux de le revoir, hein femme ?

Pour toute réponse, la bonne Mme Platbrood versa un pleur, tandis qu’Adolphine s’écriait, dans un élan d’allégresse :

— Oeïe, Mile sera qu’à même drolle avec sa longue barbe et sa rattekop !

Cependant, le hasard avait placé François et Pauline à côté l’un de l’autre, au bout de la banquette ; personne ne faisait attention aux jeunes gens qui s’abstenaient d’ailleurs avec soin de prendre part à la conversation générale. Toutefois, ils n’osaient se regarder trop librement, de peur que M. Platbrood ne s’offusquât de cette familiarité. Il est vrai que le genou droit de Cappellemans touchait le genou gauche de Pauline : ainsi, par de tendres pressions, nos amoureux se contaient une foule de choses et suppléaient aux aveux interdits des yeux et des lèvres.

En apparence, le jeune plombier était fort préoccupé de montrer le paysage à Pauline ; il le savait à fond, ayant fait tant de fois la route, alors qu’il installait ses « modèles » à l’Exposition d’Anvers. Il nommait tous les villages, tous les châteaux et, à chaque explication, les amants renforçaient davantage le contact des genoux, si bien qu’ils en éprouvaient une crampe délicieuse.

Soudain, comme on sortait de la gare de Malines, Joseph cria :

— Tenez, voilà Saint-Rombaut !

M. Rampelbergh obligea les demoiselles Janssens à se lever et les retint galamment par la taille pendant qu’elles regardaient à la portière.

Alors, complètement dissimulée derrière les bonnes filles, Pauline, enhardie, se pencha à son tour pour voir la cathédrale ; mais elle vit bien mieux que cela, et c’étaient les lèvres de François qui s’avançaient vers elle et s’écrasèrent tout à coup contre sa joue gauche.

— Eh bien Polintje, dit le malin Joseph, comment trouves-tu Saint-Rombaut ?

Mais Pauline, très rouge, fut dispensée de répondre car, en ce moment, le frein Westinghouse mordit les roues et le train ralentit sa course au grand émoi des voyageurs.

— Hé, ça n’est rien, dit François, on va passer sur un pont.

En effet, quelques instants après, on traversait la jolie Nèthe.

— Hein, remarqua Rampelbergh, si ça devrait craquer maintenant ! C’est alors qu’on n’aurait plus soif. On boirait une bonne jatte !

Dans leur frayeur, les demoiselles Janssens firent le signe de la croix et s’accrochèrent au droguiste comme si le terrible événement allait s’accomplir.

Mais le pont était franchi et le train reprenait déjà sa vitesse.

Brusquement, M. Platbrood interpella Cappellemans d’un ton aimable et enjoué :

— Hé, Capitaine, quelles sont donc toutes ces serres que nous avons vues tout à l’heure ? De mon temps ça n’existait pas…

Ce « capitaine » étonna tout le monde à commencer par François ; mais on y vit la marque de dispositions très bienveillantes.

— Major, répondit le jeune homme avec une grande déférence, ça est Duffel. C’est là qu’on cultive les raisins noirs comme à Hoeylaert…

Il fournit d’abondants détails et l’on s’extasia sur la longueur de ces serres et la qualité de leurs produits, encore que M. Rampelbergh, toujours contrariant, assurât qu’il n’avait jamais mangé de meilleurs raisins que ceux de la vieille vigne du père Verhoegen.

Tout ce verbiage trompait l’impatience des voyageurs à qui il tardait d’arriver à Anvers et de courir au port.

Adolphine surtout, si avide de mouvement, n’en pouvait plus, disait-elle, d’être assise : aussi, malgré les exhortations de Joseph, elle se levait à toute minute au risque d’être projetée rudement contre les parois du wagon. Mais ce n’était chez elle qu’un prétexte pour tomber avec frénésie dans les bras de son mari.

— Allons, grosse bête, protestait Joseph, est-ce que tu as fini de m’embrasser comme ça ! Aïe, tu me fais mal, tu sais !

Il n’y avait vraiment que Mme Platbrood qui fût parfaitement calme, bien qu’elle transpirât toujours ; elle parlait à peine et demeurait dans son coin, toute rouge mais très sérieuse, ruminant sa joie de revoir son fils aîné.

Le train brûla Contich et Vieux-Dieu pour s’engager enfin entre ces extraordinaires murailles de pierres bleues surmontées de ruches, de poivrières et de tourelles de toutes sortes, tirées sans doute de quelque grande boîte de jeux de construction…

Alors, la locomotive siffla longuement. M. Platbrood consulta son chronomètre :

— Hé, dit-il d’un air satisfait, nous sommes à l’heure. Nous avons bien marché…

Seuls entre tous, Pauline et son ami regrettaient peut-être un peu que, pour cette fois seulement, le train ne fût pas en retard.

Mais M. Rampelbergh rayonnait, lui : sa soif avait encore augmenté et il en était ravi, car il allait enfin pouvoir l’étancher à son aise. Dans sa joie, il porta une botte gaillarde aux vieilles filles ahuries :

— Maintenant, savez-vous, on va une fois prendre un bon verre !

— Anvers, tout le monde descend !

Ils se hâtaient vers la sortie quand, près des escaliers, une file d’employés, aboyant le nom de leur hôtel, voulurent se saisir des cabas des demoiselles Janssens, sous prétexte de les déposer dans leur omnibus. Mais c’était là une entreprise hasardeuse, car le cabas d’une vieille fille est peut-être aussi imprenable que le Graal. D’ailleurs, M. Rampelbergh accourait à la rescousse : il se joignit aux deux sœurs et lutta à grand renfort d’injures pour arracher ces cabas de Patrocle des mains des ravisseurs. L’affaire tournait mal quand M. Platbrood intervint et calma le conflit en demandant poliment à un gaillard galonné et plein de boutons d’or s’il connaissait l’heure exacte de l’arrivée du bateau du Congo.

— Quatre heures et demie, répondit cet homme avec aplomb, bien qu’il n’en sût rien du tout. Entrez seulement dans ma voiture. Notre hôtel est juste sur le quai…

À ces mots, la bande s’affola. Quatre heures et demie ! Mais ils avaient à peine le temps d’arriver jusqu’au port !

— En avant ! s’écria Joseph, nous prendrons des voitures en bas, c’est plus sûr.

Et leur course recommença, plus dangereuse qu’au départ, car ils dégringolaient cette fois un escalier insidieux, plein de tournants imprévus.

Enfin, après mille encombres, ils sortirent des catacombes de la gare. Joseph fit monter ses beaux-parents dans une épaisse guimbarde où il poussa également les demoiselles Janssens et le droguiste qui tempêtait, furieux de ne pouvoir se rafraîchir.

Puis il s’élança dans un fiacre découvert avec sa femme, Pauline et Cappellemans. Et grand train, les voitures roulèrent vers le fleuve.

Il y avait déjà beaucoup de monde sur le débarcadère dont une escouade de policiers gardait les premières approches.

Quelques personnes privilégiées allaient et venaient dans une sorte d’enceinte réservée où se promenait un jeune journaliste qui s’arrêtait fréquemment pour crayonner des notes sur son carnet.

Il faisait doux. Le ciel était couvert ; déjà, les ombres du soir enveloppaient le large Escaut. Des chalands, le fanal au grand mât, passaient sans bruit avec vitesse, emportés par le courant doublé du reflux ; quelques-uns déployaient leur voile sombre.

À côté de la place libre où devait s’amarrer tantôt l’Albertville, un gros vapeur chargeait. Sans relâche, les grues hydrauliques lui donnaient sa pâture de ballots et de caisses qu’il engouffrait dans ses cales avec une voracité continue. Et ce spectacle animé et bruyant trompait un peu l’impatience de la foule.

Soudain, deux voitures résonnèrent sur le pavé du wharf : c’étaient nos amis. On juge de leur dépit à l’aspect de cette multitude qui s’agitait et bourdonnait dans le clair-obscur des hangars.

M. Rampelbergh se mit tout de suite en colère en voyant les personnages de qualité qui circulaient librement derrière le cordon de police :

— Ça est de l’injustice, dit-il tout haut ; pourquoi est-ce que tous ceux-là peuvent maintenant se promener en avant et nous pas ?

Cette protestation trouvait un certain écho, quand, à la lueur d’un réverbère, le droguiste reconnut l’officier de police qui commandait le détachement : c’était précisément un camarade de l’ami Van Swieten, le commissaire adjoint du Marché-aux-Grains.

— Hé, Pauwels !

L’effet fut immédiat : l’agent supérieur écarta la foule et vint serrer la main à M. Rampelbergh qui lui présenta ses amis et le mit au fait de leur voyage. Un colloque s’engagea à voix basse ; Joseph tira son portefeuille, exhiba de vagues papiers.

— C’est bien, prononça l’officier à voix haute, vous êtes en règle… Faites seulement le tour par là-bas…

Quelques instants après, toute la bande pénétrait dans l’enceinte réservée.

Aussitôt, le petit journaliste, prévenu par le policeman, fondit sur les demoiselles Janssens pour les interviewer. Mais le droguiste, voyant l’embarras des vieilles filles, s’interposa tout de suite :

— Oui, Monsieur le reporter, ces dames sont les propres cousines de Verhulst qui est déjà cinq ans au Congo. Ça est un Jan vous savez ! Il a tué tous les Arabes…

Et, tandis que le petit journaliste crayonnait fébrilement, le bonhomme, oubliant sa soif, se lança dans une histoire extraordinaire des exploits de Verhulst qu’il promut, sans se gêner, au grade de capitaine-commandant. Puis, à bout de salive sinon d’imagination, il présenta son ami le major Platbrood ; et celui-ci, très honoré, fournit d’abondants détails sur la mission de son fils.

Cependant, Joseph et Adolphine exhortaient Mme Platbrood. Énervée par le mouvement et le bruit, la bonne femme avait perdu sa placidité coutumière ; elle se trémoussait et donnait libre cours à des pressentiments sinistres :

— Mon Dieu, si Mileke n’était pas sur le bateau !

Pendant qu’elle se lamentait de la sorte, Cappellemans et Pauline, retirés un peu à l’écart, semblaient vivement s’intéresser à la manœuvre des grues hydrauliques. Mais que leur importaient ces machines ! Ils ne les voyaient pas ; tout s’effaçait pour eux dans la mutuelle possession de leur cœur :

— Regarde, murmurait la jeune fille, j’ai mis ta belle bague…

Et François balbutiait à son oreille d’ardentes tendresses.

La nuit était venue et les quais flamboyaient. Là-bas, à la Tête-de-Flandre, les lampes à arc projetaient une vive clarté, dont les reflets magiques s’agitaient comme des oriflammes lumineuses sur l’eau rapide.

Le carillon de Notre-Dame venait de sonner six heures. L’Albertville était en retard. La foule, qui grossissait sans cesse, devenait houleuse ; on assurait à présent que le bateau n’arriverait que vers minuit à cause de la marée ; et cette nouvelle décourageait les plus résignés : les provisions de patience étaient épuisées.

Tout à coup, un long mugissement se fit entendre, très doux, ouaté dans les brouillards de la nuit ; et l’on se tut pour écouter cette voix lointaine qui, de nouveau, gémit longuement comme une plainte en se répercutant sur les maisons du port.

— L’Albertville !

Un frémissement courut : toutes les âmes furent détendues et une immense clameur de joie retentit sous les hangars.

— Oeïe mon Dieu, répétait toujours Mme Platbrood, si Mile maintenant n’était pas sur le bateau !

Elle se sentait défaillir. Ses enfants l’entourèrent, tandis que M. Rampelbergh et Cappellemans soutenaient les demoiselles Janssens qui faiblissaient à leur tour.

C’était un instant solennel : tous les cœurs toquaient dans les poitrines.

Soudain, là-bas, du côté d’Austruweel, on aperçut une sorte de colonne lumineuse qui volait comme un nuage embrasé au ras de la rive. En même temps, une sirène puissante poussa un cri prolongé qui emplit tout le port de sa sonorité impérieuse.

— Le voilà ! Le voilà !

Mais les cris redoublèrent quand, brusquement, au tournant du fleuve, apparut le gros steamer, tout illuminé de ses feux électriques.

— L’Albertville ! L’Albertville !

En ce moment, retentit le joyeux carillon de Notre-Dame, comme s’il voulait acclamer, lui aussi, le retour du bon navire.

— L’Albertville ! L’Albertville !

C’était lui. Le vapeur, usant de ses propres forces, s’avançait doucement sans remorque au milieu de l’Escaut. Bientôt, on put distinguer le pilote et des groupes de passagers pressés contre les bastingages du haut-pont.

Tout à coup, des hourras éclatèrent, poussés par les spectateurs massés sur le quai-promenoir : le steamer passait devant la Cathédrale, qu’il salua de trois mugissements prolongés.

Il approchait toujours ; on entendait vaguement le bruit argentin des sonneries qui commandent à la chaufferie. Et rien n’était plus beau que ce grand navire pavoisé de lumières qui, après la longue route laborieuse, atteignait enfin à son but avec majesté dans les vivats du port !

Soudain, il ralentit encore sa marche pour stopper enfin au large, juste en face du débarcadère ; aussitôt il commença ses manœuvres d’approche.

Cette fois, une agitation indescriptible s’empara de la foule. Elle eut tous ces accents de nature, tous ces beaux cris de tendresse familière ; elle appelait :

— Louis ! Eugène ! Georges !

Et, du bateau, cette réponse partait fière, sonore, enflammée :

— Présent !

Des femmes s’égosillaient. Déjà Adolphine avait appelé son frère : sa voix, si forte cependant, étranglée par l’émotion, ne portait pas.

Alors, Cappellemans mit ses deux mains en entonnoir autour de sa bouche et lança de toute la force de ses poumons :

— Platbrood !

Par malheur la sirène résonna en ce moment et couvrit tous les appels et toutes les répliques.

Sans se décourager, Cappellemans héla de nouveau ; mais d’autres cris partaient en même temps que le sien, suivis de réponses simultanées qui ne permettaient pas de reconnaître les voix.

— Mon Dieu, mon Dieu, gémit Mme Platbrood, Mile n’est pas sur le bateau !

M. Platbrood et Joseph essayaient de la rassurer, mais ils étaient visiblement émus eux-mêmes : n’avaient-ils pas entendu dire que plusieurs décès s’étaient produits entre Sierra-Leone et Ténériffe…

Cependant, les demoiselles Janssens demeuraient là, effarées, muettes. Il leur semblait vivre un rêve. Tous ces gens, tout ce bruit, tout le spectacle n’étaient pour elles que de pures apparences qui se jouaient devant leurs yeux. Le droguiste se chargea de les réveiller :

— Allo, criez une fois après Verhulst ! Moi, je suis rauque, j’ai trop soif !

Mais elles ne comprenaient pas :

— Attendez, fit le bon Cappellemans, moi je vais l’appeler.

De nouveau, il posa ses mains en cornet autour de ses lèvres :

— Hé, Verhulst !

— Présent ! répondit une voix mâle et forte.

— Vos cousines et Cappellemans sont ici !

Et au milieu d’autres cris qui volaient et s’entrecroisaient au-dessus des eaux, on perçut distinctement :

— Cousine Prudence ! Cousine Félicie ! Hé Suske ! C’est moi !

Cette fois, les deux vieilles filles furent prises d’un tremblement convulsif. Elles pleuraient et appelaient d’une toute petite voix plaintive, étouffée dans le tumulte :

— Jocske ! Jocske !

Le bateau se rapprochait présentant son flanc de bâbord. Tout à coup, Joseph empoigna la tête de sa belle-mère et, dirigeant son regard :

— Tenez, dit-il fébrilement, voilà Mile. Voyez, là-bas contre la cabine, celui-là qui agite son chapeau… Oui, oui, je vous dis que c’est lui !

— C’est lui, c’est lui ! s’exclamèrent Adolphine et sa sœur en tombant dans les bras de leur père.

Alors Mme Platbrood se dressa sur ses pointes et, les paumes aux coins de la bouche, elle lança d’une voix perçante qu’on ne lui connaissait pas :

— Mileke !

Et soudain, dans le brouhaha, le passager, qui avait reconnu les siens, jeta ce cri pathétique qui retentit et vibra par-dessus tous les autres :

— Maman !

. . . . . . . . . . . . . . . .


VII


Un soleil doux, tamisé par la brume matinale, rayonnait sur la place Sainte-Catherine envahie par les marchandes de fruits et de légumes. Le filet à la main, les ménagères circulaient entre les étals : marchandeuses intrépides, tenaces, toutes fières d’obtenir enfin le rabais d’une « cens ».

À vrai dire, les vendeuses se montraient assez accommodantes aujourd’hui :

— Allo, venez ici, criaient-elles en rappelant les pratiques dédaigneuses, mais ça est parce que c’est vous !

Il semblait qu’elles voulussent se débarrasser de leurs denrées à toute offre acceptable, afin de pouvoir au plus vite plier bagage.

La grosse Jeannette, la doyenne du marché, expliquait à la vieille Rosalie les raisons de cette hâte singulière :

— Vous comprenez, ils viennent de retour de l’Hôtel-de-Ville à onze heures, et moi je veux aller une fois voir comment est-ce que ça est dans l’église.

— Hein, quelle affaire ! répondait la bonne servante de Cappellemans. François était invité, savez-vous, mais il ne sait pas aller à cause d’une commande à Anvers.

— Och, ça est dommage !

— Oui, ils sont passés tout à l’heure rue Sainte-Catherine, même que Mme Van Poppel m’a fait un petit bonjour. Oeïe, elle a une si belle robe ! Et ça veut justement réussir qu’il fait si beau ! Allo, je suis bien contente pour eux.

En effet, le ciel était sans nuages. Des effluves réchauffants vaguaient dans l’air ; jusque dans l’ombre de l’église et des maisons, on sentait comme une tiédeur délicieuse. Toutes les figures souriaient, rajeunies. On eût dit d’une matinée printanière, si les petits érables de la place n’avaient montré, au bout de leurs branches, quelques feuilles jaunes et recroquevillées qui marquaient l’automne finissant.

Oui, c’était le charmant été de la Saint-Martin, aux vaporeuses lumières d’ambre : c’étaient les derniers adieux, les suprêmes caresses du soleil avant les frimas et les boues du méchant hiver.

Brusquement, une voiture découverte sortit de la rue Sainte-Catherine et se dirigea vers l’église. Elle amenait un élégant jeune homme en habit de gala et coiffé d’un haut de forme miroitant. Dans son impatience, il se tenait debout, les mains accrochées au dossier du siège.

C’était Ferdinand Mosselman, le Commissaire des fêtes, qui accourait grand train de l’Hôtel-de-Ville pour avertir la cure de l’arrivée des jubilaires.

Il bondit légèrement sur le trottoir, escalada le perron de l’église, tira une porte et disparut.

L’apparition de cette estafette mit le marché sens dessus dessous : les vendeuses abandonnaient leurs étals et s’interpellaient :

— Ils sont là !

En ce moment, les portes de l’église s’ouvrirent au large et l’on aperçut la grande nef sabrée d’un immense rayon de soleil et là-bas, tout au fond, le chœur étincelant de lumières.

Une foule s’engouffrait déjà dans le sanctuaire par les deux portes latérales, tandis qu’une multitude de gagne-petit et de marchandes d’oranges se massaient au bas du perron, afin de ne pas manquer le défilé du cortège. La police, sérieusement renforcée pour la circonstance, maîtrisait avec peine tout ce monde dévoré de curiosité et d’impatience.

Sur ces entrefaites, le Suisse parut et fit sensation ; il était accompagné de plusieurs ouvriers qui, sous sa surveillance, se mirent à dérouler au milieu de l’escalier un épais tapis rouge.

Tout à coup, des clameurs retentirent du côté de la rue Sainte-Catherine et aussitôt une trombe de gamins se précipita en criant :

Zij zien do ! zij zien do !

Ils étaient là. Une rumeur courut dans la foule. On s’agitait, on se marchait sur les pieds.

Soudain, un brillant équipage apparut sur la place et voilà que les cloches se mirent en branle et sonnèrent à toute volée dans le ciel bleu !

Il y eut de fortes poussées quand le premier landau s’arrêta devant l’église : de longues acclamations retentirent de toutes parts :

Vive M.  et Mme Van Poppel !

Déjà, le fringant Mosselman dégringolait les marches du perron. Il ouvrit la portière et, plein de sourires, il aida les jubilaires à descendre de voiture.

La toilette de Mme Van Poppel soulevait des cris d’admiration. La vieille dame, bien qu’un peu courte et replète, avait bonne grâce : sa figure, fripée mais vermeille, resplendissait de bonheur. Elle était coiffée d’un petit chapeau, genre capote, surmonté d’une aigrette, et portait une robe de soie mauve, recouverte d’un long châle de dentelle noire. La réception à l’Hôtel-de-Ville l’avait probablement aguerrie contre les émotions, car c’est d’une allure vive et dégagée qu’elle monta l’escalier au bras de M. Van Poppel, très ému lui, un peu engoncé et moins alerte que de coutume dans son habit d’épais drap noir.

Ferdinand les mena jusqu’au seuil de l’église devant le Suisse qui attendait, compassé, très digne, sous la statue de la bonne Sainte-Catherine ; puis il courut chercher les personnages de la suite.

La deuxième voiture contenait Mmes  Platbrood et Spruyt, nées Van Poppel, et leurs époux. Mme Platbrood avait revêtu sa belle robe de soie noire et Mme Spruyt, habillée à la mode de Turnhout, arborait une volumineuse toilette de velours grenat, rehaussée de dentelles au crochet.

Mosselman les fit monter l’escalier en toute hâte, les rangea derrière le couple jubilaire et repartit pour aller recevoir M.  et Mme Théodore Van Poppel ainsi que M.  et Mme Joseph Kaekebroeck, qui ornaient la troisième voiture.

La jeune Mme Van Poppel, en robe bleue, manqua le pied et faillit s’étaler de tout son long sur le trottoir :

— Ouye, ouye ! firent les spectateurs.

Heureusement, Ferdinand attrapa la tante Adèle par le bras et la remit d’aplomb. La pauvre femme, si timide déjà « en société », perdait tout à fait contenance entre ces deux haies de curieux goguenards ; son mari d’ailleurs n’était pas plus résolu, ni moins rouge : ils eussent donné gros pour que cette parade fût terminée.

Tout autre était Adolphine, superbement habillée de soie havane ; elle rayonnait de plaisir et ne témoignait aucune gêne. Très exubérante à son ordinaire, elle refusa gaiement la main de Mosselman :

— Non, non, je sais bien toute seule, savez-vous !

Et elle sauta plutôt qu’elle ne descendit de la voiture, malgré les vives représentations de Joseph qui murmurait :

— Voyons, voyons, Phintje !

Mais Phintje n’y prenait pas garde et elle poussa la désinvolture jusqu’à crier à une marchande d’oranges qu’elle reconnaissait dans la foule :

— Hé, bonjour Wantje !

Ce qui lui valut presque une ovation.

— Dépêchons, insistait l’impatient Mosselman, on vous attend là-haut vous savez !

Et il les entraîna sur l’escalier.

Cependant, plus rapide que le Péléade, Ferdinand se trouvait de nouveau sur le trottoir. Cette fois, la quatrième voiture s’avançait, portant la jeunesse ; c’étaient la belle Pauline Platbrood avec sa jolie cousine Maria Spruyt, toutes deux en toilette claire ; Hippolyte et Hermance Platbrood, le jeune Ernest Spruyt, la petite Jeanne Van Poppel et enfin Alberke Kaekebroeck, ce dernier assis sur les genoux de sa marraine.

Le débarquement de tout ce petit monde demanda quelques minutes :

— Allons, allons les enfants, s’écriait Mosselman, un peu plus vite que ça, je vous prie !

Et il aidait garçonnets et fillettes. Il enleva lui-même Alberke et Jeanne dans ses bras, puis, galamment, il offrit la main aux deux cousines qui sautèrent avec légèreté sur le sol.

Un murmure d’attendrissement accueillit l’arrivée de cette troupe enfantine. Mais déjà l’infatigable Ferdinand l’avait rassemblée et la poussait devant lui sur le beau tapis rouge.

Cette fois, il ne redescendit plus et laissa la cinquième voiture se vider toute seule : elle n’apportait d’ailleurs que de vieux cousins de province qui, la mine enluminée et joviale, le coude hors de la portière, s’étalaient sur les coussins en fumant de gros cigares. On les avait placés sous la garde d’Émile Platbrood. Ce dernier intriguait fort le public avec sa figure un peu amaigrie et hâlée à la suite de son récent voyage : des gens se le montraient du doigt :

— Tenez, ça est celui-là qui a été sur la mer…

Et comme le jeune homme montait l’escalier entre ses provinciaux, il sourit en entendant cette réflexion nullement malveillante :

— Oeïe oui, ça est une smoel du Congo !

Mais le sixième et dernier landau apparut, excitant l’enthousiasme général. Ce n’était qu’un immense bouquet où les bottes de fleurs naturelles se mariaient aux gerbes et aux palmes d’or ! La foule poussait des cris d’admiration devant cet hommage magnifique.

Cependant, Mosselman se multipliait là-haut et donnait ses dernières instructions. Il avait si chaud qu’il ne pouvait s’empêcher de soulever sa « buse » pour s’éponger le front avec son mouchoir, au risque de manquer d’élégance. Enfin, tout fut prêt. Alors, le jeune homme adressa un léger signe au Suisse impassible. Aussitôt, celui-ci redressa encore sa haute taille et nasilla :

— Suivez-moi, Mesdames et Messieurs !

Il se retourna et, faisant sonner sa hallebarde sur les dalles, il franchit le seuil de l’église dans le subit orage des orgues triomphantes.

Les trois nefs étaient bondées. Bien des yeux se mouillèrent lorsqu’on vit, à la tête du cortège, la petite Jeanne Van Poppel qui marchait à reculons en donnant la main aux jubilaires :

Och arme, exhalaient les bonnes femmes, cher anchke !

Et rien n’était plus charmant que cette fillette qui semblait en effet un ange exprès descendu du ciel pour recevoir les augustes époux dans la maison du Seigneur et les conduire à l’autel.

On arriva enfin dans l’abside où M.  et Mme Van Poppel furent accueillis et complimentés par le curé de Sainte-Catherine, entouré des enfants de chœur qui agitaient de grands rameaux d’or ; puis on les invita à s’asseoir sur des sièges d’apparat, tandis que les personnages de la suite s’installaient derrière eux.

La messe commença. C’était l’office des grandes cérémonies. Trois prêtres, magnifiquement chasublés, s’agitaient devant l’autel. L’orgue tonnait au jubé et la maîtrise chantait ses grands airs.

Mais le recueillement des fidèles n’avait rien d’extatique : on chuchotait partout avec entrain, principalement dans le transept réservé aux personnes munies de cartes d’invitation. Là, bourdonnait l’innombrable essaim des amis et connaissances de la famille Van Poppel. C’étaient, pour ne citer que les gens de marque, les vieux époux Kaekebroeck, la petite Mme Mosselman avec son père et le vieux Jérôme, les Posenaer, les Rampelbergh, M.  et Mme Spineux arrivés le matin même de Rixensart, les Cluyts, les de Myttenaere, les Scheppens, Mme Timmermans, les demoiselles Janssens, le Colonel Meulemans, etc. etc. On remarquait encore le lieutenant Verhulst, garçon de haute taille, bien découplé, la figure brûlée, énergique ; il avait des cheveux ras et drus, la moustache forte et la barbiche blonde ; le jeune Africain excitait une vive curiosité parmi l’assistance.

Tout ce monde échangeait force impressions sur les toilettes du cortège. On convenait que bonne-maman Van Poppel était éblouissante. Adolphine aussi remportait de grands suffrages. Pauline Platbrood était charmante : son air de gravité mélancolique attendrissait tous ceux qui savaient le roman de son cœur.

Quant à Maria Spruyt, qui lui ressemblait en noir, elle plaisait beaucoup. Mais il n’était personne qu’elle intéressât davantage que le lieutenant Verhulst ; le jeune homme ne la quittait pas des yeux et faisait à son propos mille questions à ses vieilles cousines : il ne se souvenait pas de l’avoir jamais vue.

— Mais si, répondaient les bonnes filles, vous savez bien, c’est la petite Spruyt qui venait toujours acheter des images à la boutique…

Il cherchait en vain dans sa mémoire ; il ne se rappelait pas cette gamine. Le Congo avait effacé tous ses souvenirs d’enfance.

Cependant, des critiques qui ne demandaient que d’être un peu soutenues pour devenir moins timides, s’élevaient contre les robes de Mme Platbrood et de sa sœur, Mme Spruyt. La première avait eu tort de se mettre « comme en deuil ». Pour la seconde, elle était déjà un peu marquée pour s’attifer ainsi de couleurs voyantes…

Il va sans dire que Mme Rampelbergh se montrait la plus difficile. Profitant d’une accalmie de l’orgue, elle raconta à Mme Timmermans la robe qu’elle se proposait de revêtir au grand banquet de l’après-midi. Ce n’était rien moins qu’une toilette jaune empire, genre Récamier ! Elle expliqua tous les avantages de cette mode aux étoffes flottantes, surtout chez les personnes d’un léger embonpoint comme elle…

Effrayée par tant d’opulence, l’excellente Mme Timmermans avoua qu’elle n’avait pu faire autant de frais. Et puis, à quoi bon, est-ce qu’elle n’était pas maintenant une vieille femme !

Chose grave, le droguiste commençait à s’impatienter ; son âme voltairienne maugréait sourdement contre toutes ces cérémonies qui traînaient en longueur. M. Posenaer reconnut également que ça n’en finissait pas. Alors, tous deux prirent M. Verhoegen à partie. Où le grand ordonnateur Mosselman avait-il eu la tête en commandant ce grand tralala ? C’était absurde : est-ce qu’une simple bénédiction n’était pas largement suffisante ?

Mais le cordier, très vexé, ne se rangeait pas à cet avis ; tout au contraire, il approuvait fort son beau-fils de n’avoir rien négligé pour que la fête fût célébrée avec le plus d’éclat possible. Toutefois, il voulut bien reconnaître avec ses amis qu’il faisait « une chaleur de bête » dans cette église et il leur accorda qu’il prendrait un verre avec plaisir.

Pendant ce temps, le vieux Jérôme interrogeait Mme Mosselman sur les parents de province qu’il voyait dans le chœur. Et Thérèse, très savante en ascendances, lui répondait couramment :

— Tu vois, celui qui est à droite d’Émile Platbrood, et bien ça est un cousin, le fils d’une fille du second lit d’un oncle de M. Van Poppel. Tu comprends ?

Jérôme ne comprenait rien du tout. Il était réfractaire aux déductions généalogiques. Peu lui importait du reste : il était content et croyait sa petite Thérèse sur parole.

Parmi tous ces invités bruyants, M.  et Mme Spineux semblaient assez dépaysés. Ils étaient arrivés le matin même par le chemin de fer et c’est à peine s’ils avaient eu le temps d’embrasser leur fille, Mme Théodore Van Poppel, et leur chère petite Jeanne, qui partaient justement pour l’Hôtel-de-Ville. Aussi se démanchaient-ils le cou pour tâcher de les découvrir dans le chœur. Le Colonel Meulemans, qui se trouvait à côté d’eux, les complimenta sur la gentillesse de la petite Jeanne et la façon dont elle avait conduit ses grands-parents à l’autel :

— Mazette, c’est qu’elle n’était pas gênée le moins du monde ! Elle a fait ça avec une grâce et un sérieux vraiment extraordinaires. Ah, c’est une gamine bien intelligente !

— Oh oui, dit Mme Spineux violemment attendrie, elle apprend si bien. Voulez-vous croire qu’elle a eu le premier prix général dans sa classe ! Elle est si en avance pour son âge !

Mais, en ce moment, une impérieuse sonnette annonça l’élévation. Le caquetage s’interrompit brusquement et un silence plein de majesté tomba dans l’immense église.

Puis, les conversations repartirent, couvertes par les orgues tempétueuses. La maîtrise exécuta un très bel Agnus Dei ; après quoi, l’office parut se précipiter et l’on arriva bientôt à l’Ite Missa est.

Il était temps. Le petit Albert, en dépit des remontrances de Pauline, ne tenait plus en place ; Adolphine dut intervenir et lui promettre une bonne paire de gifles.

Quant aux respectables jubilaires, ils paraissaient véritablement fatigués. Mais il leur fallut encore subir l’allocution d’usage, où le prêtre célébra leurs vertus et leur souhaita cette sainte longévité qui est comme l’image de la constance et de la vigueur régulière de l’âme — une phrase probablement tirée des Confessions de l’Évêque d’Hippone. Puis, à l’aide d’un petit goupillon de luxe, l’officiant projeta l’eau bénite, ce qui fit éternuer M. Van Poppel.

Cette fois, la cérémonie était terminée. Les prêtres se retirèrent en cortège et l’orgue entonna la marche nuptiale de Mendelssohn.

Alors, le Suisse vint chercher les vénérables époux et les reconduisit processionnellement jusqu’au seuil du temple.

M.  et Mme Van Poppel se donnaient le bras. Suivis par la famille, ils s’avançaient lentement entre deux rangs compacts de spectateurs qui s’inclinaient sur leur passage. Et ils avaient l’air de deux personnages insignes, tant l’émotion du bonheur et de la reconnaissance envers ce cher peuple cordial empreignait leurs honnêtes visages de quelque chose d’auguste et de souverain…

Mosselman n’était pas demeuré inactif pendant la cérémonie religieuse : il avait couru jusqu’à la corderie pour hisser le grand drapeau ourlé par Thérèse. C’était un signal. Aussitôt, comme sous la baguette d’un magicien, toute la rue de Flandre se pavoisa de bannières et d’oriflammes ; en même temps, une armée d’ouvriers plantaient des mâts le long des trottoirs et dressaient deux arcs de triomphe, le premier à l’entrée de la rue, le second à la hauteur du Papenvest.

Tout cela fut exécuté avec une promptitude remarquable et malgré l’affluence des curieux et des ketjes. En une heure, la physionomie de la vieille rue s’était complètement transformée ; mille banderoles éclatantes ondulaient mollement dans le soleil ; des guirlandes de sapin, des festons de fleurs multicolores décoraient les façades. Et tout cela chantait aux yeux une joyeuse mélodie de nuances.

Ces turbulents apprêts avaient assemblé dans la rue une foule énorme, qui s’épaissit encore, vers midi, du flot de curieux que l’église dégorgeait par ses quatre portes.

Ce fut un beau moment, quand le landau des jubilaires franchit l’arc de triomphe et roula lentement sous ce plafond de banderoles, au milieu d’une glorieuse poussière et des cris d’allégresse !

À tous les étages, les fenêtres encadraient des têtes ravies qui lançaient des vivats enthousiastes tandis que, massé sur les trottoirs, un peuple acclamait les heureux vieillards. On célébrait la dignité de leur vie, leur généreuse opulence ; on les remerciait de tous les dons qu’ils répandaient sur les pauvres hères. Ce jour mémorable était le triomphe de la bonté et de la modestie.

Une animation extraordinaire régna tout l’après-midi dans la rue de Flandre. Il y eut une revue des sociétés du quartier qui défilèrent, musique en tête, devant la demeure de M.  et Mme Van Poppel. Les délégations se succédaient, portant d’immenses palmes d’or et des bouquets à collerettes.

Déjà, les ouvriers de la maison Stoufs suspendaient aux mâts les lanternes vénitiennes et fixaient dans les guirlandes de fil de fer des milliers de vetpottekes de toutes couleurs.

Il y avait une telle cohue que le tramway des Étangs Noirs n’avançait qu’avec une extrême prudence, précédé du conducteur qui tenait les chevaux à la bouche et dispersait la marmaille.

Les cabarets en fête regorgeaient de buveurs et arboraient aux fenêtres du premier étage d’immenses transparents couverts d’inscriptions votives.

La maison de Mosselman se distinguait entre toutes par la richesse de sa décoration. Dans les entrelacs des vitrines anglaises, serpentaient le lierre et le houblon. Du haut en bas, la façade était feuillagée et fleurie. La petite caravelle d’or, qui voguait au-dessus de la porte, avait hissé ses plus coquets pavillons en attendant que son château-de-poupe et sa mâture s’illuminassent, ce soir, de feux électriques.

D’autres boutiques n’étaient pas moins ornées. Les vitrines étaient amusantes. C’est ainsi que le charcutier Schonnians avait composé, à l’aide de boudins blancs et noirs, un compliment ému à l’adresse des jubilaires.

M. Seghers (importation directe de la Havane) s’était piqué au jeu : avec ses tabacs, ses cigares et ses pipes, surtout avec ses rolles d’Alost, il avait élevé une pyramide vraiment imposante au sommet de laquelle M.  et Mme Van Poppel, figurés par deux « postures » de plâtre doré, se tenaient par la main et bénissaient le monde.

Les boulangers vendaient des mannekes de belle pâte qui avaient la prétention de représenter les héros du jour. Enfin, les pâtissiers, plus inspirés peut-être que par la Première Communion, étalaient des Parthénons de nougat pleins de style, des tartes énormes, toutes suppurantes d’une onctueuse crème, des gâteaux crénelés, les plus formidables qu’on eût jamais vus !

Bref, tout le monde s’était mis en frais. Mosselman pouvait être fier du résultat de sa propagande. Il n’y avait pas jusqu’aux impasses qui n’eussent fait un joli bout de toilette : dès le matin, l’eau avait ruisselé dans leurs rigoles. À cette heure, les ruelles étaient proprettes, tapissées de sable fin ; des banderoles palpitaient le long des façades lézardées et déjà, du fond des bouges, montaient des ronflements d’orchestrion.

Soudain, vers trois heures et demie, une fanfare éclata et l’on vit apparaître douze marmitons tout de blanc vêtus, portant sur leurs têtes des mannes remplies de casseroles de cuivre rouge. Encore une idée de Mosselman !

Ils s’avançaient à la file, par rang de taille. Le premier, gros rôtisseur rubicond et joufflu, pliait presque sous le poids de sa charge énorme. Le deuxième, très robuste aussi, écuyer tranchant, la ceinture armée d’un coutelas d’ogre, suait à grosses gouttes sous son fardeau. Puis, les statures diminuaient graduellement, si bien que, tout à la queue, venait un petit bonhomme pas plus haut que ça, qui portait fièrement sur sa tête un immense pâté de Bruxelles !

Des clameurs de joie saluèrent ce cortège imprévu, digne d’un conte de fées.

Et c’était toute la marmitonnerie de chez Smets qui se rendait à la maison des jubilaires pour le grand banquet de cinq heures !

La table avait été dressée en fer à cheval dans la vaste pièce qui donne sur le jardin. Elle était somptueuse, toute resplendissante de fruits et de fleurs. Sept candélabres, de douze bougies chacun, venaient au secours du lustre. Il n’y avait pas moins de soixante couverts. Tout un peuple de garçons et de bonnes assuraient le service.

Au sommet de la courbe, siégeaient les héros du jour. Mme Van Poppel avait à sa gauche le colonel Meulemans ; à la droite de M. Van Poppel se tenait la mère Kaekebroeck.

Mosselman, régisseur souverain, avait ensuite éparpillé les membres de la famille un peu partout au milieu des amis et connaissances. Le placement de Mme Posenaer lui avait tout de même donné quelque tablature. Malgré tout, il éprouvait un certain malaise à rencontrer cette ancienne amie. Il avait bien tort. Charlotte, que la maternité enfermait désormais dans les joies domestiques, ne se souvenait plus de lui. Les femmes sont en effet charmantes ; on l’a dit justement : elles oublient jusqu’aux faveurs qu’on a reçues d’elles…

Ferdinand avait donc placé la petite dame, très loin de lui, dans la courbe du fer à cheval, à côté de M. Spineux qui écoutait avec résignation le récit de toutes les gentillesses et de toutes les maladies des jeunes Posenaer. Quant à lui, il s’était ménagé un coin des plus agréables ; c’est ainsi qu’il avait pour voisines Pauline Platbrood et Maria Spruyt, et pour vis-à-vis la turbulente Adolphine. Il ne voulait pas s’ennuyer, se sentant d’ailleurs en verve de badinage. Par surcroît de précaution, en mari malin, il avait relégué son amoureuse femme entre deux vieux présidents de société, à l’autre bout de la table, de manière que Thérèse lui tournât le dos et ne pût l’observer sous aucun prétexte. Mais il avait un remords : il s’attendrissait gentiment sur l’innocente victime de sa petite canaillerie :

— Hein, dit-il, en se penchant vers la blonde et pensive Pauline, cette pauvre Thérèse est un peu loin de nous… Mais que voulez-vous, il n’y avait pas moyen de faire autrement. Ce que j’ai dû tripoter pour caser tout ce monde !

Sa pitié ne dura guère, car, tout de suite, il se mit à papillonner auprès de Maria Spruyt, qui, décidément, l’émoustillait très fort avec ses beaux cheveux noirs et sa nuque violente. Mais la jolie fille ne lui prêta qu’une attention distraite et se reprit aussitôt à parler avec son voisin de gauche qui n’était autre que Jacques Verhulst, le fameux Congolais. Celui-ci faisait l’admiration de la petite provinciale de Turnhout, fascinée par la figure énergique et les yeux de lion du jeune explorateur ; il lui contait d’ailleurs des histoires étonnantes, expliquait librement la beauté et le costume des négresses :

— Dans le Haut-Congo, ces dames se promènent sans aucun vêtement. Elles ne portent qu’une ceinture de paille avec des franges… C’est dommage que je n’aie pas une photographie sur moi…

— Oeïe, oeïe, s’exclamait naïvement Maria, moi je ne saurais pas m’habituer !

À cet aveu, Verhulst ne put s’empêcher de sourire. Il la rassura :

— Oh, ce n’est pas une affaire !

Et subitement enhardi :

— Tenez, dit-il en se reculant pour la mieux regarder, je vous vois très bien en pagne… Mais ce ne serait pas la même chose avec une grosse dame, avec Mme Rampelbergh, par exemple !

Et ils se penchèrent sur leur assiette pour éclater de rire.

En dépit de sa fameuse robe jaune Récamier, Malvina n’avait jamais semblé aussi formidable. Ses neuf mentons pendaient comme un fanon de bœuf et allaient se répandre dans les vagues de sa gorge outrageusement remontée sous la ceinture. Elle soufflait fortement.

Le timide Théodore Van Poppel, qui était assis à sa gauche, la considérait avec terreur, comme s’il se fût trouvé à côté d’une chaudière dont le manomètre indiquât le maximum d’atmosphères et prête à éclater ; mais M. Verhoegen, placé à sa droite, décochait à la commère mille compliments de haute graisse, ce qui la faisait héroïquement minauder.

Verhulst avait raison : Malvina en pagne, voilà une évocation qui effarait la pensée.

On n’en était encore qu’aux croustades et déjà un joyeux tapage s’élevait dans la salle. Progressivement, les figures s’animaient, s’élargissaient ; quelques-unes, sans attendre des vins plus capiteux que le Chablis et le Haut Médoc, commençaient à reluire comme des « batardelles ».

Au milieu du bruit, M.  et Mme Van Poppel gardaient une attitude calme et souriante. Au vrai, cette journée si remplie d’incidents, les avait beaucoup fatigués ; ils se demandaient comment ils arriveraient au bout du festin. Aussi, le Colonel Meulemans, qui voyait la lassitude de sa respectable voisine, employait toutes les ressources de son aimable verbosité pour la sortir d’un assoupissement invincible. Il y parvint en parlant des petits qui festoyaient dans le salon, à une table dressée exprès pour eux.

— Hé, hé, dit-il, les enfants n’ont pas l’air de s’ennuyer là-bas ! Ils font presqu’autant de bruit que nous !

En effet, des cris perçants, des rires de gosses brochaient sur le gros vacarme des fourchettes et des conversations.

La bonne-maman s’attendrit :

— Chers cœurs ! Ça est le bel âge, savez-vous ! Et dire qu’on a été aussi comme ça !

Et le Colonel, qui mettait des intentions de finesse dans ses moindres banalités, répondit gaîment :

— Mon Dieu oui, à qui le dites-vous ! Hélas, ça ne nous rajeunit pas !

Mais une grande discussion s’était engagée là-bas, dans le clan Rampelbergh. Le droguiste, très en train, tenait tête pour le moment à cinq grosses dames qui l’accablaient d’invectives ; mais aussi, sa faute était grave : il calomniait indignement les femmes.

— Regardez, disait-il, quand elles descendent d’un tram, vous êtes sûr que ça est toujours à l’envers. Alors pardaff ! elles tombent sur leur derrière et ça est bien fait !

Les protestations ne l’arrêtaient pas : bien mieux, il enchérissait sur ses premiers compliments. Il conclut :

— Les femmes, ça est charmant, mais mon Dieu que ça est tout de même bête !

— Non, mais ça est un malhonnête, s’écria Mme Cluyts dont la gorge, démontée, se soulevait comme le golfe de Gascogne.

— Ne faites pas attention, fit le père Kaekebroeck, il ne sait déjà plus ce qu’il dit, tellement qu’il est plein.

— Oui, il a son compte, confirma M. Posenaer d’une langue pâteuse, car il était lui-même assez éméché.

— Écoutez, dit le droguiste en faisant un doux regard à toutes ses harpies, je demande pardon à deux genoux. C’était pour de rire. Les femmes ça est de la crème ! Eh bien, quand je serai une fois député, je vous donnerai quelque chose… quelque chose de beau, savez-vous…

— Et quoi donc ? s’écrièrent toutes les dames en chœur.

— Le droit de suffrage !

On le conspua. Toutefois, il résistait avec bravoure :

— Eh bien, ça est pourtant la pappe universelle !

Mais en ce moment, agréable surprise, parut le sorbet au kirsch qui fut comme un baume pour les estomacs déjà saturés de nourriture. Puis, surgirent les gibiers, auxquels succédèrent les homards et le pâté de Bruxelles, arrosés du fameux Chambertin 65.

Et l’animation augmenta avec la chaleur…

Depuis longtemps, Adolphine ne mangeait plus et opposait à l’insistance de ses voisins des refus énergiques :

— Oeïe non, savez-vous ! Je ne sais plus ; tenez, je suis toute ronde !

Elle était d’ailleurs beaucoup moins gesticulante que de coutume. Elle semblait préoccupée et échangeait à tout moment avec son mari des signes mystérieux. Joseph la calmait d’un regard ; mais lui aussi paraissait plus grave qu’à l’ordinaire. À peine parlait-il à ses voisines, Mmes Scheppens et de Myttenaere, très vexées qu’il ne trouvât pas un mot aimable pour leurs atours. Visiblement, une pensée l’obsédait. Parfois, il fixait longuement M. Platbrood qui était assis en face de lui, et ses yeux tâchaient à voir dans le fond de son âme.

En réalité, au milieu de la joie volumineuse, le bon Joseph, ce tendre railleur, se rappelait la promesse solennelle qu’il avait faite à Pauline et à Cappellemans.

Certes, il l’avait déjà remplie à moitié : c’est lui qui, par ses discours habiles, aussi ingénieux que ceux d’Ulysse, avait doucement endormi la rancune et changé les sentiments de son beau-père à l’égard du brave plombier. C’est lui qui avait endoctriné le farouche Manneback et obtenu l’appui de cet influent poëlier pour assurer l’élection de Cappellemans en remplacement de feu Maskens.

C’est lui qui avait couru les bureaux du Ministère pour faire décorer le jeune sauveteur. Grâce à lui enfin, Cappellemans, l’humble artisan, était sorti de l’ombre et avait conquis une véritable popularité dans le « bas de la ville ».

Oui, il avait beaucoup fait. Mais Joseph Kaekebroeck était une de ces âmes rares qui ne se contentent jamais d’une bonne action qu’elles n’ont pu accomplir qu’en partie.

Il avait promis aux deux amants que le jour des noces d’or de M.  et Mme Van Poppel serait pour eux l’aurore du bonheur. Et Cappellemans n’était pas là… Et Pauline, la pauvre Pauline, le front couvert de pâleur, s’étiolait de chagrin dans cette fête magnifique !

C’est pourquoi, plein d’anxiété, Joseph Kaekebroeck se demandait si le plan qu’il avait préparé avec la connivence des vieux Van Poppel allait échouer ou réussir…

Tout à coup, le vin de Champagne détonna et les toasts commencèrent. C’est le Colonel Meulemans qui se leva le premier pour féliciter les augustes époux et les appela Philémon et Baucis, comme il se doit. Speech grave, lieux communs émus qui firent tout de même grande impression sur l’assistance et mouillèrent bien des mouchoirs.

Puis, ce fut M. Van de Putte qui parla au nom de la Fédération des sociétés du quartier, et décerna aux jubilaires le titre de membres d’honneur d’une douzaine de maatschappijen, dont il énuméra les noms avec une emphase sonore, un geste large, comme s’il était à la tribune de la Convention pour revendiquer les droits du genre humain !

Il y eut ensuite le toast de M. Platbrood qui félicita Ferdinand Mosselman pour la manière dont il avait rempli ses délicates fonctions d’ordonnateur.

À son tour, M. Rampelbergh voulut dire quelque chose. Il se leva, non sans effort, et dut se cramponner tout de suite aux épaules de ses voisines, Mmes Cluyts et Timmermans qui, très effrayées, se courbèrent en poussant de grands cris. Alors, il s’accrocha à la table au-dessus de laquelle son torse se balança lentement, comme un ballon qui roule sur son amarre.

Douche ! murmura Émile Platbrood en se penchant sur la belle Mlle de Myttenaere, il a une fameuse prune savez-vous !

Cependant, le droguiste s’était raffermi et calé : il riait, promenant sur l’assistance sa figure aiguisée de malin satyre. Puis, ayant rassemblé ses esprits, il voulut parler. Mais sa langue s’embarrassa dans sa bouche. Il avait un bœuf dessus, comme dit Eschyle, et ne put émettre que quelques grognements inintelligibles.

Toutefois, il n’eut garde de se décourager : il tenait à manifester son ivresse par quelque propos délicat. Soudain, il désigna sa femme de son long doigt mince et se tordit de joie devant sa robe jaune. Mme Récamier en fut si outrée qu’elle cria :

— Allo, assoyez-vous seulement, espèce de soulard !

Mais le bonhomme méprisa cette injure. Il se renversa, repartit en avant et, la langue désempâtée, il lança cette fois d’une voix pure :

Smoel toe, Madame de Réclamier !

Et il retomba sur sa chaise en crevant de rire.

Fort heureusement, on apportait la glace qui représentait une immense corbeille chargée de fruits auxquels, par une savante chimie, le pâtissier avait su donner leur saveur individuelle. Des hourras éclatèrent et l’incident Rampelbergh fut oublié.

Alors, le lieutenant Verhulst, qui était devenu très tendre, confia à l’oreille de Maria Spruyt qu’il ne savait plus du tout ce que c’était que ça « de la glace ». Et la jeune fille, honnête petite âme qui avait la tradition des plaisanteries séculaires, répondit comme on fait aux enfants :

— Oeïe, oeïe, prenez garde savez-vous ! Il faut d’abord souffler dessus…

— Tenez, dit le hardi Congolais en élevant sa cuiller, vous voulez une fois souffler pour moi ?

Elle souffla gentiment et Verhulst absorba la froide crème en faisant une mine d’extase. De son côté, Mosselman essayait d’émoustiller Pauline, mais le galant conteur de fleurettes en était pour ses frais et n’aboutissait à rien. Ses plus vives boutades, non plus que les tendres exhortations d’Adolphine, n’avaient aucune prise sur la jeune fille dont la figure, si fraîche ce matin, maintenant fanée et sans ardeur, exprimait une tristesse profonde. Pauline ne songeait qu’à François. Pourquoi était-il absent de cette fête ? Il avait été invité cependant… Mon Dieu, est-ce qu’il était tombé malade !

Soudain, une harmonieuse fanfare de cristal domina le tapage et M. Van Poppel se leva, une flûte à la main :

— Chut, chut !

Les serveurs s’arrêtèrent dans leur élan, demeurèrent immobiles comme au château de la Belle-au-bois-dormant, et un silence, que les bruits assourdis de la rue rendaient encore plus profond par contraste, s’établit dans la vaste pièce.

— Merci, merci mes chers parents, mes chers amis !…

Une émotion entrecoupait les paroles du brave homme : ses lèvres frémissaient, des larmes coulaient sur ses joues. Mais, peu à peu, la voix s’affermit, devint claire. Alors, dans cette langue populaire et cordiale, cette langue de source qui ne cherche pas ses mots, car elle est toute d’entraînement et d’impulsion native, il dit son bonheur. Il chanta la bonté de sa chère femme : ils s’aimaient déjà en 1830, quand ils n’étaient encore que des ketjes.

Il rendit grâce à ses enfants qui ne lui avaient donné que des satisfactions dans la vie et célébra l’union de la famille. Puis il dit combien Mme Van Poppel et lui étaient sensibles à cette manifestation grandiose des bonnes gens de la rue de Flandre. C’était trop, beaucoup trop… On les avait comblés ; ils ne méritaient pas ces hommages.

— Et pourtant, dit-il à la fin d’une période, il y a quelque chose qui manque à notre bonheur, n’est-ce pas Matje ?

Il s’interrompit un instant pour regarder Mme Van Poppel et puiser dans ses yeux l’inspiration des paroles heureuses.

Alors, voilà que sous forme de naïve parabole, il se mit à narrer l’histoire d’une bonne fille et d’un bon garçon qui s’aimaient tendrement et désespéraient de pouvoir « se marier ensemble ».

On écoutait avec attention. L’assistance avait compris ; tous les yeux se fixaient sur M. Platbrood qui, la tête penchée, affectait un air impassible.

Pauline, un instant stupéfaite, sanglotait maintenant tout bas dans sa serviette.

Cependant, le bon-papa poursuivait avec une chaleur croissante. Il vanta les qualités des timides amoureux qu’il finit par désigner plus clairement. Parbleu, c’était sa petite-fille Pauline Platbrood et François Cappellemans, le fils de son ami Prosper Cappellemans qu’on avait enterré au mois de mars…

Enfin, dans une péroraison vibrante, M. Van Poppel adjura son gendre Hippolyte de mettre le comble à la joie de cette journée mémorable en donnant son consentement à l’union de Pauline et de François. Bon-papa et Bonne-maman le lui demandaient comme l’accomplissement de leur vœu le plus cher, car ils répondaient du bonheur de ces jeunes gens si vertueux…

C’était la voix de la vieillesse qui plaidait pour la jeunesse et l’amour. Une émotion inexprimable poignait les convives. Elle redoubla quand Mme Van Poppel, tout en larmes, s’écria à son tour :

— Och oui, Hippolyte, faites ça ! Ils sont qu’à même si braves !

— Vive Cappellemans, rugissait le droguiste, ça c’est un Jan !

M. Platbrood restait interdit. Il ne s’attendait pas à cette requête si touchante qui empruntait aux circonstances un caractère vraiment solennel. De toutes parts, on le pressait de répondre. Les dames l’enveloppaient suppliantes :

— Allo, oui, faites ça, M. Platbrood !

Il hésitait encore. Un violent combat se livrait dans son âme. Soudain, sa figure se détendit et s’éclaira de bienveillance. Il avait vaincu sa vanité. Il venait de faire volte-face à ses dernières préventions et toute la bonté foncière de son cœur jaillit à ses lèvres.

Il se leva et, dans l’anxiété générale :

— Allons mes amis, puisque vous le voulez tous… Et moi aussi parbleu, j’aime François Cappellemans !

Des acclamations sans fin retentirent, si bruyantes que l’on crut un moment que le plafond allait crouler sur les têtes. On entourait Pauline en pâmoison dans les bras de sa grande sœur.

Soudain, les portes du salon s’ouvrirent à deux battants et un serveur annonça :

M. François Cappellemans !

Ce fut un coup de théâtre. Oui, c’était le jeune plombier qui s’avançait, chancelant, horriblement pâle, entre ses amis Kaekebroeck et Mosselman.

D’un brusque élan, M. Platbrood s’était porté vers le jeune homme en lui ouvrant ses bras. Et ce geste de tendresse effaçait pour toujours le mauvais passé.

Cependant, Pauline s’était échappée de l’étreinte d’Adolphine pour se jeter au cou de ses parents. Des larmes ruisselaient sur son visage embelli par l’expression du bonheur ; en un instant, elle avait retrouvé le frais sourire de sa bouche, le bleu rayon de son regard.

— Allons, allons mes enfants, dit M. Platbrood, ce n’est pas moi qu’il faut remercier, mais nos chers Bon-papa et Bonne-maman !

Déjà, la jeune fille avait saisi François par la main et l’entraînait. Tous deux, ils tombèrent à genoux devant les vieux Van Poppel qui étendirent sur les fiancés leurs mains frémissantes et les bénirent, leur souhaitant de perdre leurs années comme eux dans la rapidité d’une vie heureuse.

Ce fut un moment d’expansion et d’enthousiasme indescriptibles. Tout le monde s’embrassait. Un souffle de tendresse et de joie passait dans la salle. On criait, on portait des santés. C’était un magnifique tintamarre.

Joseph et Adolphine, aussi heureux que le jour de leurs accordailles, se pressaient éperdument.

Le lieutenant Verhulst, animé de cette aimable ivresse qui surexcite le cœur, enlaça Maria Spruyt et lui donna deux grosses baises croquantes que la jeune fille lui rendit avec une fougue toute provinciale.

De son côté, Émile Platbrood empoignait la belle Elisa de Myttenaere, et lui murmurait dans le cou des paroles lyriques, définitives.

Quant à M. Rampelbergh, il embrassait toutes les dames, même la sienne. Il assurait qu’il avait une bountje pour Mme Timmermans et la poursuivait à travers les chaises. Il n’y avait pas jusqu’au Colonel Meulemans qui n’eût son « plumet » et ne plongeât très profondément les yeux dans l’opulente poitrine que Mme Cluyts posait sur son plastron comme des boulets de la Porte de Hal !

Thérèse enfin, toute heureuse d’échapper à ses présidents de société, sautait des bras de son père dans ceux de Ferdinand à qui ses yeux enflammés promettaient d’infinies délices.

Les enfants avaient fait irruption dans la salle et passaient de mains en mains, subissant de délirantes tendresses. Mais Alberke, se dérobant aux embrassades, courut tout de suite où sa gourmandise l’appelait. Adolphine poussa un cri en l’apercevant juché sur une chaise et s’efforçant d’enfoncer dans sa bouche un morceau de « catherine » presque aussi gros que sa tête ! Elle arriva à temps et lorsque le petit sloukker pensait étouffer.

En ce moment, des fanfares résonnèrent au dehors. Aussitôt, M.  et Mme Van Poppel se prirent le bras et passèrent au salon, escortés de tous les convives qui chantaient des dontjes en esquissant un pas de saltarelle endiablée. C’était le cortège de Bacchus !

On ouvrit les trois fenêtres et ce fut un éblouissement. La rue flamboyait, crépitait sous sa parure de feu. L’illumination était si ardente qu’un souffle embrasé pénétrait dans la maison.

Une foule énorme grouillait sur le pavé.

Des vivats frénétiques accueillirent l’apparition des jubilaires, et, soudain, une Brabançonne formidable, jouée par la fédération de toutes les musiques, ébranla les airs...................... ............................

Cependant, blottis dans un encoignure, Pauline et François se contemplaient, ravis d’étonnement, arrachés à la terre.

Leur amour avait grandi, s’était fortifié dans le chagrin. Maintenant, une joie profonde exaltait leurs âmes :

— Dans trois semaines ! murmurait le jeune homme grisé par le doux parfum qui montait du corsage de son amie.

Elle, à demi pâmée sur la poitrine du robuste garçon, répondait naïvement :

— Oeïe, François, je ne sais qu’à même pas le croire !

On respectait leur tête-à-tête. Mais ils ne voyaient personne. Ils n’entendaient rien des clameurs de la ville en fête. Ils n’écoutaient que leurs aveux et se regardaient ardemment, aux yeux et aux lèvres.

Tous les cœurs s’échauffaient au feu de leur désir. De loin, Bon-papa et Bonne-maman les observaient avec tendresse :

— Ça est très joli les noces d’or, dit enfin M. Van Poppel, mais comme c’est dommage qu’on est alors si vieux !

Il poussa un soupir. Mais la bonne-maman, qui avait l’orgueil de la belle verdeur de son époux, se redressa et, gaillarde, avec une flamme de jeunesse qui perçait sous ses rides, elle prit tout le monde à témoin :

— Allo, dit-elle, regardez-le une fois, est-ce qu’il a maintenant l’air d’un péke de Sainte-Gertrude ?

On se récria et M. Van Poppel, coulant un regard malicieux vers sa bonne compagne :

— Hé, hé, fit-il en cambrant le torse, le vieux coq sait toujours chanter… Hein, Matje, je ne suis pas encore floche sur mes jambes !…

À ces mots, il la prit hardiment à la taille et le bal commença.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Un mois après, des tapissiers dressaient une somptueuse marquise de velours cramoisi, rue des Chartreux, devant la porte de M. Platbrood. Et les cloches de Sainte-Catherine sonnèrent les noces de François et de Pauline.

Au cours du banquet nuptial, on annonça les fiançailles d’Émile Platbrood et de Mlle Elisa de Myttenaere, en même temps que celles de Jacques Verhulst et de Mlle Maria Spruyt. Et cela ne surprit personne.


Telles sont les heureuses conséquences du jubilé de M.  et Mme Van Poppel.

Telles sont aussi les dernières fêtes de la famille Kaekebroeck. Qu’elle vive désormais à l’abri des biographes indiscrets. Qu’on pardonne à ses mœurs un peu débraillées, à ses libres propos.

Certes, elle ne va pas, rêveuse et mystique, des lys dans les mains, comme une pâle vierge couverte d’albes étoffes. Non, morbleu, elle est grasse et rouge ; c’est qu’elle se nourrit de forte soupe, non de chimères creuses.

Ainsi se montre-t-elle fruste et sincère, bonne surtout, car elle est peuple.

La Famille Kaekebroeck, c’est l’histoire d’un coin de notre Ville chérie, une histoire en petites images crûment coloriées comme celles d’Épinal. Regardons-les avec indulgence. Peut-être témoigneront-elles un jour du passé ingénu, quand Bruxelles, impitoyablement saccagé au profit de la banalité moderne, perdra le souvenir de ses douces ruelles et ne saura plus même la place de son berceau.

Donc, ne soyons pas trop sévères pour ces mannekes et, si leur voix nous offense, comprenons au moins ce qu’ils enseignent à rebours, c’est-à-dire à ne pas parler comme eux.

En vérité, tel est le principal dessein formé par l’auteur de La Famille Kaekebroeck : aérer, désempâter un peu Notre Langue sans lui enlever pourtant ce qu’elle a d’original et de savoureusement expressif dans ses incorrections mêmes.

L’écrivain s’est appliqué à cette tâche avec une grande intrépidité d’optimisme et en s’avisant du procédé de Sparte. Il l’a poursuivie, non sans bravoure, au risque de n’être pas toujours bien compris ; au risque, dans le réalisme de ses tableaux, de passer parfois pour ce qu’il ne croit pas être ; au risque enfin, chose nouvelle et assurément maladroite dans notre trop petit pays, d’atteindre à quelque succès !

Toutefois, nullement présomptueux, il ne s’exagère pas la pureté latine de sa propre syntaxe. Enfant de Bruxelles et portant haut d’ailleurs son cœur belge, il a subi l’influence du milieu et n’a pas échappé à la contagion des idiotismes nationaux. Il a ses tares, ses acceptions vicieuses comme tout le monde.

Il s’en excuse humblement aujourd’hui et permet volontiers qu’on le raille de ce qu’il n’ait pas mieux su allier l’exemple du bon langage à la satire qu’il a voulu faire du mauvais.


FIN