Les Noces de Cana de Paul Véronèse
Paolo Caliari, dit Paolo Veronese, naquit à Vérone en 1532. Son père, Gabrielle Caliari, sculpteur, le destina d’abord à sa profession et lui apprit à modeler ; mais bientôt, entraîné par un penchant irrésistible vers la peinture, il entra à l’atelier de son oncle, Antonio Badile. Vasari prétend qu’il eut pour maître Giovanni Carotto, qui avait des connaissances étendues en architecture et en perspective. Les gravures d’Albert Durer, les dessins du Parmesan, furent des modèles qu’il copia assidument pendant plusieurs années. Il fit des progrès rapides, et après avoir terminé différents travaux à Vérone, il fut conduit à Mantoue par le cardinal Ercolo Gonzaga, avec plusieurs de ses compatriotes, pour peindre plusieurs tableaux dans le Dôme. Le jeune Paolo, dans ces travaux, se montra supérieur à ses compagnons, et revint à Vérone ; mais n’y trouvant pas assez d’occupations, il passa à Vicence ; puis à Venise, où il s’établit.
Ses premières peintures, exécutées en 1555 dans la sacristie et dans l’église Saint-Sébastien, le placèrent immédiatement au rang des premiers artistes de l’époque, et son triomphe fut complet lorsque à la suite d’un concours établi par les procurateurs de Saint-Marc pour la peinture du plafond de la bibliothèque, ses rivaux lui décernèrent eux-mêmes la chaîne d’or destinée au vainqueur. Après cette lutte mémorable, Caliari fit un voyage à Vérone, puis revint à Venise, où il travaillait en 1560 à Saint-Sébastien, ainsi qu’au palais ducal. Le procurateur Girolamo Grimano ayant été envoyé par la république en qualité d’ambassadeur près du saint-père, Paolo l’accompagna. La vue des ouvrages de Raphaël, de Michel-Ange, et surtout l’étude des chefs-d’œuvre de l’antiquité, eurent l’influence la plus heureuse sur sa manière, qui s’agrandit et se simplifia encore sans perdre de sa grâce et de sa noblesse. Ce fut à son retour de Venise, en 1562, que Paul Véronèse peignit pour le réfectoire du couvent de Saint-Georges-Majeur son célèbre tableau des Noces de Cana. En outre de cette grande cène, il en peignit encore trois autres, le Repas chez Simon le Pharisien (de 1570 à 1575), pour le réfectoire des pères Servites ; le Repas chez Simon le Lépreux, pour le réfectoire des religieux de Saint-Sébastien (1570), et le Repas chez Lévi, pour les religieux de Saint-Jean et Saint-Paul. Le premier de ces trois tableaux, donné à Louis XIV en 1665 par la république de Venise, fait partie du Musée du Louvre.
Paul Véronèse était alors tellement recherché, que c’est à peine si, malgré son extrême assiduité et sa prodigieuse facilité d’exécution, il put suffire à tous les travaux publics et particuliers dont il fut chargé. Des églises presque entières ont été peintes par lui ; le palais ducal est rempli de ses œuvres gigantesques ; des maisons de campagne dans les environs de Vicence, de Trévise, de Vérone, sont couvertes de ses fresques, et ses tableaux se trouvent répandus dans toutes les galeries de l’Europe. Son dessin, ferme et noble, qui procède par de grands plans à la manière antique, le doux éclat de sa couleur argentine, la beauté et la grâce de ses têtes, la pompeuse magnificence de ses vastes compositions, enfin l’art admirable, et que lui seul a possédé à ce degré, de représenter sans sacrifice apparent et sans confusion de nombreuses figures enveloppées d’une atmosphère également lumineuse, toutes ces éminentes qualités font de Paul Véronèse un des plus rares génies dont la peinture puisse se glorifier.
Paul Véronèse mourut le 20 mai 1588 d’une fièvre aiguë gagnée dans une procession solennelle faite à l’occasion d’une indulgence accordée par le pape Sixte V. Il était âgé de cinquante-six ans. — Paul Véronèse, dit son biographe Ridolfi, était un homme au cœur noble et généreux. Simple dans ses actions, fidèle observateur de sa promesse, il sut conserver toujours la dignité de sa personne et de sa profession. Point de ces passions violentes, de ces haines retentissantes, de ces querelles d’amour-propre qui ternirent la gloire de quelques-uns des grands génies de ce temps. L’exercice de son art et l’éducation de ses enfants qu’il dirigea lui-même avec un soin extrême, suffirent à absorber sa vie tout entière. De ses deux fils, Carlo ou Carletto et Gabrielle, le premier est le plus connu ; il produisit un grand nombre de tableaux dignes de remarque. Paul Véronèse eut un frère nommé Benedetto (né en 1538, mort en 1598), qui l’aida dans ses travaux et acheva avec ses neveux ceux qu’il laissa non terminés.
Le Musée du Louvre possède douze tableaux de Paul Véronèse.
Les Noces de Cana.
Le Repas chez Simon le Pharisien.
Ces deux tableaux sont placés dans le grand salon carré.
Les Anges faisant sortir Loth et ses filles de Sodome.
Suzane au bain.
L’évanouissement d’Esther.
La Vierge, l’Enfant Jésus, sainte Catherine, saint Benoît et saint Georges.
La Vierge, l’Enfant Jésus, saint Joseph, sainte Élisabeth, la Madeleine et une Bénédictine.
Jésus guérissant la mère de Pierre.
Jésus sur le chemin du Calvaire.
Le Christ entre les Larrons.
Les Pèlerins d’Emmaüs.
Portrait de femme.
LES
NOCES DE CANA
DE
PAUL VÉRONÈSE
GRAVURE AU BURIN
DE M. E. PRÉVOST
La gravure est aux arts plastiques ce que l’imprimerie est à la pensée, un puissant moyen de vulgarisation ; sans elle un chef d’œuvre renfermé au fond d’une avare galerie resterait pour ainsi dire inconnu. Ils sont rares ceux qui peuvent, accomplissant un pieux pèlerinage, visiter les tableaux des grands maîtres dans les églises, les palais et les musées d’Italie, d’Espagne, d’Angleterre et de France. Malgré la facilité de communication tous les jours augmentée, il n’est pas donné encore à tout le monde d’aller à Corinthe. Rome, Venise, Parme, Florence, Naples, Gènes, Madrid, Séville, Londres, Anvers, Bruxelles, Dresde, renferment d’inestimables trésors, éternelle admiration des voyageurs ; mais il existe beaucoup d’esprits intelligents, sensibles aux pures jouissances de l’art qui, pour des raisons de fortune et de position, par les occupations d’une vie forcément sédentaire, n’auraient jamais connu certains chefs-d’œuvre de Raphaël, de Titien, de Léonard de Vinci, de Paul Véronèse sans le secours de la gravure, dont l’invention a concordé par un parallélisme providentiel avec la renaissance des arts, comme l’imprimerie avait concordé avec la renaissance de la pensée. La toile unique, la fresque immobile, incorporée à sa muraille, se multiplient indéfiniment par la gravure, vont trouver l’amateur qui ne vient pas à elles, et chacun peut posséder sur le mur de son salon ou de son cabinet, des richesses qui semblaient le domaine exclusif des riches et des puissants de la terre.
Une belle gravure est plus qu’une copie ; c’est une interprétation ; c’est à la fois une œuvre de patience et d’amour. Il faut que le graveur aime, admire et comprenne son modèle ; il faut qu’il s’imprègne de son inspiration, qu’il pénètre dans les sens mystérieux de son talent ; car il ne s’agit pas seulement de reproduire exactement les lignes de la composition, les contours des formes, de mettre à leur place les ombres et les clairs, de dégrader habilement les demi-teintes ; il faut, avec une seule teinte noire, rendre la couleur générale du maître, faire sentir s’il est clair ou ténébreux, chaud ou froid, blond ou bleuâtre, clair comme Paul Véronèse ou ténébreux comme Caravage, chaud comme Rubens ou froid comme Holbein, blond comme Titien ou bleuâtre comme le Guide ; marquer la différence des tons, indiquer par des travaux variés la valeur relative des objets, exprimer avec le burin la touche âpre ou fondue, le faire uni ou heurté, le tempérament même du peintre ; ce n’est pas là, certes, un médiocre travail, et l’on n’en vient à bout qu’à force d’étude, de soin, de persévérance, de talent, de génie même. Telle planche qu’on admire a absorbé des années de labeur assidu et coûté par conséquent des sommes considérables, qui dépassent presque toujours et de beaucoup la valeur du tableau reproduit[2].
Les maîtres dessinateurs sont les plus aisés à graver ; leurs contours arrêtés se saisissent facilement ; leurs tableaux, modelés dans une harmonie sobre, ne perdent presque rien à être traduits sur cuivre, et l’on peut même dire que plusieurs d’entre eux, à cause de leurs tons enfumés et rembrunis, sont plus agréables à voir dans de belles estampes qui leur conservent tout leur charme moins leur dureté de couleur et les altérations du temps.
Les coloristes, par la nature même de leur talent, offrent de plus grandes difficultés ; comment traduire avec les dégradations d’une teinte unique ces variétés et ces contrastes de nuances ? Quel peintre, par exemple, plus rebelle à la gravure que Paul Véronèse, et où trouver un artiste assez hardi pour aborder avec le burin ce gigantesque tableau des Noces de Cana, la page la plus merveilleuse de cette grande épopée de festins traitées par le peintre vénitien : le Repas chez Simon le Pharisien, le Repas chez Lévi, le Repas chez Simon le Lépreux ? Comment affronter non-seulement cette sérénité lumineuse de sa couleur, mais encore cet immense déploiement d’architecture et de personnages ? Comment renfermer dans un format réduit des compositions qui contiennent tout un monde de figures et de détails ?
Ces difficultés n’ont pas arrêté M. Prévost. Mais avant de dire comment il a réussi à les vaincre nous allons tâcher de donner une traduction écrite de ce tableau sans rival.
Les noces miraculeuses ont lieu dans un vaste portique ouvert, d’ordre ionique avec des colonnes de brocatelle rose de Vérone, dont l’entablement soutient des balustrades sur lesquelles se penchent quelques curieux. La table, disposée en fer à cheval, porte sur un magnifique pavé de mosaïque. Une terrasse à balustres, dont les rampes ornées de boules descendent vers la salle du festin, coupe à peu près la composition en deux zones et l’étage heureusement. De splendides architectures aux frontons de marbre blanc, aux colonnes corinthiennes cannelées, continuent la perspective et détachent leurs formes lumineuses sur un de ces ciels d’un bleu de turquoise où flottent des nuages d’un gris argenté, comme Paul Véronèse sait si bien les peindre, et qui sont particuliers au climat de Venise ; un élégant campanile à jour, et surmonté d’une statue qui rappelle l’ange d’or du campanile de la place Saint-Marc, laisse jouer l’air et les colombes à travers ses arcades.
Au milieu de la composition, à la place d’honneur, rayonne dans sa sérénité lumineuse, ayant à côté de lui sa mère divine, Jésus-Christ, l’hôte céleste, prononçant les paroles miraculeuses qui changent l’eau en vin ; autour de lui sont groupés les convives avec différentes attitudes d’étonnement, d’insouciance et d’incrédulité ; dans l’espace laissé vide, au centre du fer à cheval, des musiciens exécutent un concerto, des serviteurs versent l’eau des amphores dans les vases où elle se change en un vin généreux. Sur la terrasse du fond, s’agite et s’empresse tout un monde d’esclaves et d’officiers de bouche, pannetiers, sommeliers, écuyers tranchants, qui apportent les mets, découpent les viandes et vont prendre les plats et les aiguières à un grand dressoir disposé sous une des colonnades ; sur les rampes et les garde-fous des toits, s’accoude une foule curieuse qui contemple de loin la vaste cène symbolique.
Malgré l’époque où le miracle eut lieu, les personnages sont habillés à la mode du temps de Paul Véronèse, ou dans un goût fantasque qui n’a rien d’antique. Des pédants ont critiqué ces anachronismes de costume, volontaires assurément chez un artiste aussi savant que Paul Véronèse[3].
Un poëte s’est chargé de leur répondre, et nous transcrivons ici ces vers qui résument si heureusement le caractère de l’artiste.
Lorsque Paul Véronèse autrefois dessina
Les hommes basanés des Noces de Cana,
Il ne s’informa pas au pays de Judée
Si par l’or ou l’argent leur robe était brodée,
De quelle forme étaient les divins instruments
Qui vibraient sous leurs doigts en ces joyeux moments ;
Mais le Vénitien, en sa mâle peinture,
Fit des hommes vivants comme en fait la nature.
Sur son musicien on a beau déclamer,
Je ne puis pour ma part m’empêcher de l’aimer.
Qu’il tienne une viole ou qu’il porte une lyre,
Sa main étant de chair, je me tais et j’admire.
La fantaisie du peintre a introduit dans cette immense composition les portraits d’un grand nombre de personnages célèbres. D’après une tradition écrite conservée dans le couvent de Saint-Georges et reproduite par M. Villot dans le nouveau livret du Musée, il paraît que l’époux assis à gauche, à l’angle de la table et à qui un nègre debout, de l’autre côté, présente une coupe, serait Don Alphonse d’Avalos, marquis de Guast, et la jeune épouse placée près de lui, Éléonore d’Autriche, reine de France ; derrière
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Cette Notice est une de celles dont M. Frédéric Villot, conservateur de la peinture au Musée du Louvre, a enrichi le nouveau livret rédigé par ses soins. C’est avec son autorisation que nous l’avons reproduite, et nous saisissons avec empressement cette occasion de lui offrir, ainsi qu’à toutes les personnes qui ont bien voulu nous aider à mener à bien une entreprise aussi considérable que celle de la gravure des Noces de Cana, l’expression sincère de notre reconnaissance.
Au nombre de ceux que nous ne saurions trop vivement remercier est M. Charles Béranger. À l’exemple de Paul Véronèse, qui copiait et recopiait les œuvres des grands maîtres ses prédécesseurs, M. Béranger a bien voulu, lui créateur si plein d’originalité, consacrer une année entière à l’exécution de la copie qui a guidé M. Prévost pendant tout le cours de son travail. Cette copie, la plus complète, à tous les points de vue, de toutes celles qui ont été faites d’après la peinture de Paul Véronèse, restera comme une des meilleures productions d’un artiste déjà riche en œuvres remarquables.
(Note des éditeurs.) - ↑ Le tableau des Noces de Cana a été payé à Paul Véronèse 324 ducats d’or, plus ses dépenses de bouche et un tonneau de vin, soit 1,004 fr. 12 c. de notre monnaie qui, à la puissance actuelle de l’argent, représentent environ 3,888 fr. ; la gravure que vient d’en faire M. Prévost a coûté aux éditeurs près de 100,000 fr.
- ↑ Un des biographes contemporains de Paul Véronèse donne l’explication de ces anachronismes, certainement volontaires, de costumes et de personnages. En réunissant autour d’une même table, dans une même fête, et dans un même sentiment ces convives de conditions, de pays et de religions si diverses, Paul Véronèse, dit-il, a voulu symboliser l’effet de la parole divine qui devait un jour changer toutes les croyances, comme aux noces de Cana elle changeait l’eau en vin, symboliser aussi les destinées futures du christianisme qui devait un jour réunir le monde entier dans une même communion. (Note des éditeurs.)