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Les Nouveaux Jacobins

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Les Nouveaux Jacobins
Revue des Deux Mondes3e période, tome 40 (p. 40-71).
LES
NOUVEAUX JACOBINS

Nous assistons à un spectacle que la France a peine à comprendre, et que l’Europe ne comprend pas du tout. Que s’est-il donc passé dans notre malheureux pays pour que les partis soient plus acharnés à la lutte, les esprits plus excités, les âmes plus émues que jamais ? Pourquoi cette guerre à tous, au clergé qui ne demande que la liberté de continuer en paix son œuvre de foi, d’éducation et de charité, aux administrations qui seraient trop heureuses qu’on les laissât servir en paix l’état comme par le passé, aux partis monarchiques qui se résignent à la république, ne réclamant d’elle que le droit de se souvenir et d’espérer ? Quand le gouvernement de la défense nationale a fait appel au patriotisme de tous, sans distinction de classes, d’ordres et de partis, est-il un seul patriote qui n’ait pas répondu ? Peuple, bourgeoisie et clergé, citoyens et fonctionnaires, conservateurs cléricaux, orléanistes, légitimistes, bonapartistes, aussi bien que républicains libéraux et radicaux, les princes comme les partis, n’ont-ils pas accouru prendre leur part de la guerre sainte contre l’étranger ? A-t-on eu besoin, comme en 92, d’une dictature violente, pour comprimer la guerre civile pendant la lutte avec l’ennemi du dehors ? Si plus tard cette guerre impie a éclaté, on sait de quel côté elle est venue, et comment la commune a été domptée par un gouvernement légal qui n’a pas songé un instant à la dictature. Et si l’étranger revient jamais, peut-on douter que ces partis, ces ordres, ces classes, ne montrent le même patriotisme devant l’ennemi ? Après le plus grand désastre qui se soit vu dans notre histoire, un de ces désastres qu’un peuple n’oublie jamais s’il a du cœur, et dont il souffre tant qu’il ne l’a pas réparé, il semblait que, devant l’étranger vainqueur et toujours menaçant, la grande famille française ne dût avoir qu’un souvenir, une passion, une œuvre à poursuivre en commun : le souvenir de son malheur, la passion de son honneur, l’œuvre de sa régénération. La France l’espérait ; l’Europe sympathique l’attendait. Quand l’assemblée nationale se mit à l’œuvre, sous la présidence du grand patriote que la France a plus que jamais peut-être l’occasion de regretter, tous les partis acceptèrent sans hésiter la trêve qu’il leur proposa. L’empire qui n’a pas trouvé de défenseurs contre la révolution de septembre, avait laissé de trop rares regrets dans l’assemblée et dans le pays pour que la proclamation parlementaire de sa déchéance pût provoquer une protestation sérieuse. Quant aux autres partis, républicains ou monarchiques, ils s’oubliaient pour le moment dans l’unique préoccupation de l’œuvre nationale. Lorsque le jour vint de donner à ce pays si éprouvé et si troublé un gouvernement définitif, la lutte reprit entre les partis. Comment allait-on sortir du provisoire ? Serait-ce par la république ou par la monarchie ? C’était le droit et le devoir de chaque parti de chercher par les voies légales à faire prévaloir sa solution. Il n’y avait point à s’irriter des sympathies et des espérances des amis de la monarchie traditionnelle. Il y avait simplement à leur demander si ce n’était pas, une bien téméraire entreprise que celle de rétablir cette monarchie sans être bien assurés que le pays ratifierait leur choix, et s’il n’était pas plus sage d’en appeler à une véritable assemblée constituante ? Toujours est-il que l’assemblée nationale finit par user du pouvoir constituant à la complète satisfaction du parti républicain. Elle lui rendit même, selon nous, un grand service, en établissant la république sur une constitution qui contenait à peu près toutes les garanties du régime parlementaire.

Devant un dénoûment aussi heureux et aussi inespéré de la crise qui avait tant ému et inquiété le parti républicain, il semblait que toutes les colères et toutes les défiances dussent tomber, et que, sur le terrain de la constitution, les partis n’eussent plus autre chose à faire qu’à reprendre la situation et le rôle des partis parlementaires qui, dans d’autres pays, se disputent le pouvoir, sous les noms de whigs et de tories, de libéraux et d’autoritaires, de conservateurs et de radicaux. Le premier ministère qui reçut la mission de gouverner, sous la république constitutionnelle, essaya de circonscrire, dans les élections, la lutte entre la politique conservatrice et la politique radicale. Il n’y réussit point. Le pays, qui voyait avec méfiance d’anciens monarchistes en grand nombre dans le camp conservateur, n’entendit que le mot d’ordre du parti républicain I république ou monarchie. Et l’équivoque fut telle que des conservateurs constitutionnels furent battus par des radicaux qui ne cachaient point leur peu de goût pour une constitution aussi contraire à leurs principes et à leurs aspirations. Et pourtant le pays ne voulait, dans ces élections, pas autre chose que la république avec la constitution. Il y avait, il est vrai, une clause de révision, clause que, par parenthèse, le parti conservateur ne serait guère tenté aujourd’hui d’invoquer, et qui laisse la porte ouverte plutôt à une convention qu’à une monarchie. Il n’y avait pas là de quoi inquiéter le parti républicain ni le pays sur l’avenir du gouvernement nouveau. Le pays n’en nomma pas moins des républicains, comme tels, sans se demander si ces républicains étaient conservateurs ou même constitutionnels. La lutte avait été vive. Comme toujours et partout, on avait prodigué dans tous les partis les épithètes les plus malsonnantes du vocabulaire politique. Mais il n’y eut rien, dans cette lutte légale, qui pût donner au parti vainqueur le droit de représailles. Et déjà pourtant la majorité républicaine inaugura une politique de passion et de combat que la sagesse des ministères Dufaure et Jules Simon ne put arrêter. On comprend mieux l’irritation d’une majorité renvoyée brusquement devant ses électeurs, avant que le conflit entre les deux chambres fût assez éclatant pour que la constitution fît au président de la république une nécessité de la dissolution. Toute arme parut bonne de part et d’autre dans une lutte à outrance où les uns croyaient combattre pour le salut de la république, et les autres pour le salut de la société. Mais enfin, pas plus sous ce ministère que sous l’autre, il ne s’agissait du salut de la république. Quoi qu’on fit ou dire, le 16 mai fut une campagne entreprise, sous le drapeau de la constitution, contre une politique dont on croyait entrevoir le prochain avènement. La crise terminée par la victoire du parti républicain, par la résignation du maréchal, et par l’avènement d’un nouveau ministère Dufaure, on pouvait croire que la paix allait sortir d’une lutte où l’opposition avait montré sa force et le gouvernement son impopularité. Il est si facile aux vainqueurs d’être sages et généreux ! Qu’y avait-il à faire ? Révoquer les fonctionnaires véritablement compromis, invalider les élections entachées de fraude, de violence, de corruption, faire justice par les tribunaux des actes qui sont des délits électoraux, rappeler leur devoir à tous les fonctionnaires conservés, ramener les partis au respect des institutions consacrées par la volonté nationale. On fit bien autre chose, et ce que nous voyons en ce moment ne semble malheureusement pas la fin de la politique dans laquelle on s’est engagé.

Pourquoi avons-nous tenu à rappeler cette histoire bien connue des premières années de la troisième république ? Pour faire voir combien les faits expliquent peu les excès de la politique qui prévaut aujourd’hui. Jamais gouvernement établi n’a eu moins de causes d’irritation et d’emportement ; La restauration, la monarchie de juillet, le second empire, ont connu des conspirations, des insurrections, des assassinats. La république de 1870 n’a rien eu de pareil à supporter, si ce n’est de la part de ses criminels amis. Mise en question un moment, alors qu’elle n’avait pas encore d’existence constitutionnelle, de simple gouvernement révolutionnaire reconnu seulement pour un pouvoir légal à titre provisoire elle est devenue le gouvernement définitif du pays, grâce au vote des monarchistes sensés et patriotes. Quand donc on nous dit que le parti républicain ne fait qu’user de représailles contre les mortels ennemis de la république, on abuse vraiment de l’ignorance et de la crédulité populaires. La vérité est que ce parti a eu toutes les faveurs de la fortune, servi à point par les fautes et les divisions de ses adversaires, et ne trouvant à gouverner le pays le plus docile du monde en ce moment d’autres difficultés et d’autres obstacles que ceux qu’il sème comme à plaisir sur ses pas. C’est donc ailleurs qu’il faut chercher l’explication de l’attitude militante de nos nouveaux jacobins. Sous les grands mots de conspiration monarchique et de péril clérical, qui trompent bon nombre de gens naïfs, se cache une politique que nous voudrions mettre dans tout son jour. Il est temps que le public sache le vrai mot de la comédie qu’on lui joue en ce moment sur le ton du drame.


I

En s’entendant appeler jacobins, les républicains qui approuvent l’article 7, la dispersion des congrégations, l’épuration sans trêve et sans fin des fonctionnaires, sourient d’étonnement, comme s’ils voulaient dire : Que pouvons-nous bien avoir de commun avec ces terribles hommes ? Et si l’on dit à des ministres du tempérament de nos gouvernans actuels qu’ils pratiquent une politique jacobine, ils se récrient et répondent avec une entière bonne foi : « Est-ce bien nous qu’on accuse d’être violens, nous qui ne parlons que de concorde, et qui convions tous les partis aux fêtes de la paix et du travail ? » Il faut leur rendre cette justice qu’une telle politique n’est guère de leur goût. Le ministère actuel n’est pas le premier, hélas ! qui ait accepté le pouvoir pour faire une autre volonté que la sienne, avec les meilleures intentions du monde. Nous convenons volontiers aussi que nos nouveaux jacobins ne ressemblent guère à leurs pères de 92 et de 93. Ceux-ci avaient deux passions dominantes, l’amour de la révolution et l’amour de la patrie. A l’origine de la grande société, on ne leur en voit guère d’autres. Les premiers jacobins qui fondèrent le club des Amis de la Constitution étaient d’ardens amis de la liberté, qui prirent plus tard le nom de l’ancien couvent où ils tenaient leurs séances. C’est seulement quand l’émigration eut commencé, quand la Vendée se leva, quand l’étranger entra en France, que le véritable esprit jacobin éclata tout à coup sous l’impression de ces événemens. Que l’émigration, la guerre civile et la guerre étrangère aient été provoquées par les excès du parti de la révolution, c’est un point sur lequel les avis diffèrent encore. Ce qui n’est pas contestable, c’est l’extrême gravité de la situation. En peu de mois, la révolution changea de caractère. La peur prit les faibles ; la colère saisit les violens. La grande voix du salut public fit taire toutes les voix qui pouvaient protester au nom de la liberté, de la justice, de la conscience, de l’humanité. La convention nationale, chauffée à blanc par les ardentes passions des partis, devint une fournaise où tous ont vu rouge, où la peur a livré à la fureur les plus innocentes, les plus nobles, les plus touchantes victimes. On déclara la patrie en danger ; on cria mort aux traîtres. Il y eut de grands, d’abominables crimes qui nous font horreur, mais que l’on ne peut bien juger qu’en les voyant à travers les circonstances où ils furent commis. C’est alors que le patriotisme devint féroce, que le dogmatisme républicain devint intolérant. C’est alors quelle parti de la révolution devint ombrageux, défiant, inquisiteur, voyant et dénonçant partout des traîtres autour de lui et dans son sein. C’est le moment du vrai jacobinisme, qui domina bientôt toutes les fractions du parti révolutionnaire, absorba toutes les sociétés de salut public, couvrit la France entière de clubs affiliés à la société jacobine de Paris.

Notre politique, que nous n’avons jamais séparée de notre morale, ne croit point à la nécessité du crime. Nous ne pensons donc pas que la révolution ait eu besoin de la terreur et de l’échafaud pour triompher de ses ennemis du dehors et du dedans. La grande âme de la France y suffisait, prompte à tout effort, prête à tout sacrifice, dès qu’il s’agissait de liberté, de justice, de l’honneur et du salut de la patrie. Mais en un moment où il ne restait plus rien des institutions de l’ancien régime, où toute hiérarchie, toute administration, toute autorité locale avait disparu, n’est-ce point justice de reconnaître que le zèle, l’activité, le dévoûment de cette société passionnée pour la chose publique ne furent point inutiles pour l’exécution des décrets d’une assemblée qui avait concentré en elle tous les pouvoirs, et réuni toutes les attributions ? À cette tête tout occupée du grand but et des moyens sommaires de son œuvre, ne fallait-il pas des yeux pour veiller, des bras pour aider au succès de l’œuvre suprême ? On peut convenir que le zèle fut parfois fanatique, l’activité fébrile, la vigilance inquiète et tracassière, la défiance cruelle. Il n’en reste pas moins difficile de comprendre comment la convention eût pu être autrement obéie et servie avec cette promptitude et cette précision qui ont assuré l’accomplissement de ses volontés, en tout ce qui touchait aux grands intérêts du pays. Quant aux crimes de la terreur, c’est sur le comité de salut public, sur la commune de Paris, sur les meneurs des faubourgs, sur la convention elle-même, plus, coupable de faiblesse que de violence, qu’en retombe la responsabilité, bien plus que sur ces honnêtes et patriotes jacobins de province qui n’ont vu que la patrie et la révolution à défendre, dans le concours qu’ils ont prêté au gouvernement de la convention.

Deux espèces de révolutionnaires, ayant chacune son esprit, son tempérament, sa pratique de gouvernement, ont été les acteurs de ce terrible drame, les montagnards et les purs jacobins, ceux-ci plus doctrinaires, ceux-là plus patriotes. Deux hommes qui ont joué les premiers rôles, Danton et Robespierre, en furent les types les plus accentués. Danton fut l’homme d’action, d’audacieuse initiative, d’improvisation violente. Le théâtre de son activité fut encore plus la place publique que la convention. La nature l’avait plus fait pour remuer les foules que pour diriger les partis. C’est dans les grandes agitations populaires qu’il montrait sa force et sa puissance plutôt que dans les grands débats parlementaires. A la convention, il fit plus de motions que de discours ; il lança plus d’apostrophes qu’il ne composa de harangues. Il lui fallait de véritables tempêtes dans le parlement pour provoquer son initiative endormie par les longues discussions. C’est alors que Danton se retrouvait tout entier dans la furieuse mêlée où dominait sa voix formidable. On ne peut dire qu’il fût beau dans sa laideur, comme Mirabeau. Le crayon de David, un jour qu’il le prit sur le fait, en fit une figure qu’on ne peut regarder sans pâlir. Il eut d’affreux momens de délire révolutionnaire où il fit et laissa tout faire contre la justice et l’humanité. Du reste, humain et bon au fond, ami tendre et dévoué, facile et joyeux compagnon, tout aux affections de la famille, où il oubliait ses passions de parti. Quand la haine d’un rival qui n’oubliait jamais vint le chercher dans sa retraite, elle le trouva profondément dégoûté de la politique de sang et désarmé par un irrésistible besoin de repos et de clémence. Le lion ne se réveilla que devant ce tribunal de mort où ses rugissemens firent tressaillir la foule et trembler les juges.

Robespierre, au contraire, fut l’homme de la doctrine, sans généreuse passion et sans grande audace, patient dans ses desseins, tenace dans ses haines, aussi correct dans sa conduite et sa tenue que dans ses discours, maître de lui et de son auditoire dans les débats de la convention, et du club des jacobins, faible devant l’imprévu, irrésolu au moment décisif de l’action. On le vit bien le jour où il ne sut pas répondre à l’arrêt de mort de la convention par un coup de force populaire. Peut-être en fût-il resté à la doctrine, s’il n’eût eu à ses côtés Saint-Just, l’inflexible exécuteur de ses desseins. Il eut l’âme d’un sectaire bien plus que d’un patriote. Disciple fanatique de Rousseau, dont le Contrat social était son évangile, il ne souffrit pas d’autre foi que la sienne, d’autre parti que la société des jacobins, où il essaya d’enfermer la France tout entière. Il avait l’esprit toujours tendu vers le but qu’il voulait atteindre, le regard toujours fixé sur l’obstacle qu’il voulait supprimer. Il lui eût fallu une petite France pour laquelle il avait rêvé une république vertueuse, sentimentale et même religieuse à sa façon, dont il eût été le grand prêtre plutôt que le président. C’est pour cela qu’il trouvait trop grande la France de nos souvenirs et de nos traditions, et qu’il parut désespérer, vers les derniers jours de la terreur, de la ramener sous son étroite et insupportable discipline. Il était resté froid, avec ses idées fixes, au brûlant foyer de la révolution. Il n’a jamais prêché la guerre à l’étranger, comme les girondins et les montagnards, au milieu desquels il se sentait isolé. En d’autres temps, ce lettré sensible et rêveur n’eût pas été un homme de sang, et n’eût point songé à gouverner par la guillotine. Chef de parti, l’incorruptible Maximilien eût toujours été inquiet, défiant, inquisiteur. Chef de gouvernement, il eût été impitoyable dans sa politique d’épuration. Ami, on pourrait dire apôtre de la paix, il eût fait partie de la société qui porte ce nom, et eût présidé avec bonheur à nos fêtes du travail. N’a-t-il pas présidé la fête de l’Être suprême, pendant que les jacobins patriotes allaient dans les camps mener nos armées à l’ennemi ?

Ces temps héroïques sont loin de nous. Nos générations ont vu encore de grands événemens, de grands désastres, de grands crimes ; elles n’ont pas revu les passions et les vertus de nos pères. S’ils venaient à revivre, les jacobins de 92 et de 93 renieraient leurs fils. C’étaient des révolutionnaires et des patriotes avant tout, et, à vrai dire, leur jacobinisme n’était que le paroxysme de la passion révolutionnaire et de la passion patriotique. On le vit bien par la manière dont a fini cette sanglante histoire. Le pays délivré de l’étranger, la révolution faite, et la France nouvelle assurée de la pleine possession des droits et des biens pour lesquels elle avait combattu l’ennemi du dehors et l’ennemi du dedans, cette espèce politique n’avait plus de raison d’être. Ce fut un jacobinisme de circonstance ; il ne devait pas survivre aux événemens qui l’ont fait éclore. Il s’est énervé dans la corruption du directoire, ou s’est aplati devant le despotisme impérial. On s’est étonné de voir trop de ces farouches jacobins parmi les fonctionnaires ou les dignitaires du consulat et de l’empire. Sans parler des intrigans et des courtisans qui se rencontrent partout pour profiter des faveurs du gouvernement nouveau, on doit reconnaître parmi les anciens jacobins ralliés à l’empire plus d’un patriote et plus d’un révolutionnaire qui n’ont pas vu avec trop de déplaisir un régime donnant au pays, en même temps que la gloire, la sécurité extérieure et intérieure pour les conquêtes de la révolution. La liberté manquait, il est vrai ; mais cette race d’hommes qui avaient fait ou subi la terreur ne l’a peut-être pas regrettée autant qu’on a pu le croire. Et, par parenthèse, n’est-ce pas ainsi qu’on pourrait expliquer la molle et passive attitude de nos populations devant l’invasion de 1870 ? Elles étaient pauvres en 92, et elles avaient une révolution à défendre. Elles jouissaient des bienfaits de cette révolution en 70, et elles n’avaient que la patrie à sauver. La France est restée riche après sa défaite, et l’Allemagne pauvre après sa victoire. Cette revanche, dont beaucoup de nos pacifiques jacobins semblent satisfaits, eût-elle suffi à leurs pères ?


II

C’est dans les circonstances où l’on pouvait le moins s’y attendre que cette race semble sortir du tombeau pour reparaître avec ses colères, ses haines, ses défiances, toutes ses passions de guerre, au moins apparentes. Où est la Vendée à dompter ? où est l’étranger à repousser ? où sont les émigrés à proscrire, les traîtres à surveiller et à punir ? La patrie est-elle en danger ? avons-nous encore une révolution à faire ? où sont les hommes d’action qui la déchaînent et les hommes de doctrine qui la dirigent ? La république n’est-elle pas en paix avec tous nos voisins, presque en amitié avec le voisin qui garde nos provinces conquises ? où est l’ennemi ? « Comment ! où est l’ennemi ? nous dit-on. C’est parce que vous ne regardez que la frontière que vous ne le voyez pas. L’ennemi, c’est le jésuite, le prêtre, le fonctionnaire, le monarchiste. Ce monde d’ordres religieux que vous croyez uniquement occupé à prier, à enseigner, à soigner les malades, à consoler les affligés, il conspire dans les retraites où il se lient caché. Cette classe de fonctionnaires de tout ordre et de tout rang qui vous paraît absorbée dans sa besogne de bureau ou dans son travail de cabinet, elle conspire sous les yeux de ses chefs. Cette société de monarchistes de tout parti s’entend, dans ses salons, pour nous ramener à bref délai tel ou tel prince, on ne sait lequel, mais qu’importe ? En ce moment, ce qui presse le plus, c’est de courir sus à l’ennemi clérical, en ayant toujours l’œil sur les autres. C’est contre cet ennemi qu’il faut aller en guerre, enlever ses postes avancés, le déloger de toutes ses positions, emporter d’assaut ses forteresses, autrement dit ses collèges, ses couvens, ses écoles communales ou libres, aux accens de la Marseillaise et du Chant du départ. L’état, la société, la civilisation, la patrie, sont en péril. Voilà cinquante ans qu’on s’endort dans une fausse sécurité. On a laissé pénétrer dans la place, où toutes ces choses sont gardées, l’ennemi qui n’a plus qu’un pas à faire pour mettre la main dessus. Sus au cléricalisme ! souvenons-nous de nos pères ! »

Aux orateurs, aux écrivains qui enflent leur voix ou leur style pour débiter de pareilles fables, il n’y aurait rien à répondre, s’ils ne trouvaient un trop nombreux public, assez naïf ou assez passionné pour prendre au sérieux toute cette fantasmagorie. Est-il besoin de dire que personne ne songe à conspirer contre la république, ni dans les partis monarchiques, ni dans les administrations, ni dans le clergé, ni dans ce prétendu parti clérical dont on fait le grand agent, l’âme même de la conspiration ? Ce qui est vrai, c’est que, si personne ne conspire, tout le monde entend user de ses droits, sous une république que ses meilleurs amis disaient être venue pour les garantir. Les partis monarchiques ont désarmé devant la victoire définitive du parti républicain et devant la constitution qui en fut la consécration. Ils n’ont point désarmé devant la politique radicale et jacobine, dont les actes deviennent de plus en plus inquiétans pour la liberté et la paix intérieure du pays. Ils entendent compter pour quelque chose dans la lutte que les conservateurs de tout parti soutiennent en ce moment contre cette politique. Restés peut-être monarchistes pour l’avenir, les hommes des anciens partis ne sont plus que des conservateurs pour le présent. N’est-ce pas leur droit, et serait-ce là conspirer contre la république ? Les fonctionnaires, habitués à servir l’état sous tous les gouvernemens, n’aiment point à être troublés par les passions politiques dans l’exercice régulier de leurs fonctions. Ils n’apprennent pas avec plaisir des révocations auxquelles la politique n’est pas étrangère. Ils voient surtout avec effroi les épurations qui peuvent à chaque instant les atteindre, et ne peuvent se sentir beaucoup d’enthousiasme pour un régime où ils ne vivent point en paix. Doit-on s’étonner de leur tiédeur, et y voir un mauvais vouloir contre la république ?

Quand on nous montre le parti clérical, jésuites en tête, montant à l’assaut de nos institutions, dans la campagne du 16 mai, on abuse étrangement de l’hyperbole. Sans doute le prêtre ne s’est point abstenu aux élections de 1876 et de 1877. Il a soutenu de son vote et de son influence les candidats qui avaient sa confiance et ses sympathies. N’était-ce pas son droit et son devoir de citoyen ? Du moment qu’il n’a pas compromis le prêtre dans l’exercice de ce droit, dans l’accomplissement de ce devoir, qu’il n’a usé de son influence ni dans la chaire ni dans le confessionnal, qu’a-t-on à lui reprocher ? Et s’il y a mis tout le zèle de sa foi religieuse, qui peut s’en étonner ou s’en indigner ? Est-ce qu’on a songé à lui contester ce droit sous la république de 1848 et sous le second empire ? N’a-t-il pas assez payé sa dette à la patrie, dans cette fatale guerre de 1870, pour être compté parmi les citoyens actifs de notre pays ? Quant au parti clérical, un orateur du sénat dans la discussion sur l’article 7, M. Buffet, a fait justice des déclamations dont il est le sujet perpétuel. Qu’est-ce que les cléricaux, sinon des catholiques qui prennent au sérieux leurs droits et leurs devoirs de citoyens ? On nous dit que cette espèce de catholiques est d’origine toute récente, qu’on n’en parlait pas sous les gouvernemens de la restauration et de la révolution de juillet. La raison en est très simple : c’est que nous ne jouissions pas du suffrage universel sous ces deux régimes du gouvernement parlementaire. Le clergé avait peu d’influence sur la classe moyenne qui formait le corps électoral de cette époque, et la presque totalité des prêtres ne prenait point part au scrutin. Le clergé ne fut puissant qu’à la cour et dans ce parti ultra-royaliste qui a perdu la restauration. C’est la révolution de 1848 qui lui a rendu son influence politique ; c’est elle qui a créé ce qu’on nomme le parti clérical. Tant que le suffrage universel subsistera, la politique devra compter avec ce parti. On pourra fermer au prêtre la salle du scrutin et le renvoyer à son église. Les comices resteront ouverts à tout ce peuple de catholiques qui entendent user de leurs droits pour la défense des intérêts qui leur sont le plus chers. Quoi qu’on puisse dire, ce n’est point encore là conspirer contre la république.

Voilà, au fond, l’explication des bruyantes colères d’un parti qui ne croit ni à la conspiration des partis monarchiques, ni à l’opposition des fonctionnaires, ni aux entreprises du clergé contre les droits de l’état. Il veut un clergé servile, une administration dévouée, un parti conservateur qui se désintéresse des affaires publiques. Toute résistance l’irrite, même dans les limites de la loi et de la constitution. Toute initiative qui n’est pas la sienne lui fait ombrage. Toute force politique, sociale, religieuse qui tend à se constituer, à s’organiser, à se développer par elle-même, l’inquiète. Il ne veut rien de vivant, de résistant, de puissant autour de lui. Voilà pourquoi il dénonce partout des ennemis de la république à un public crédule et à un gouvernement faible.

Il est naturel qu’un parti qui a réussi à conquérir le pouvoir cherche à le conserver. Seulement, il y avait pour le parti républicain deux manières de s’y prendre. On pouvait gouverner, administrer le pays, en ne songeant qu’à sa grandeur, à sa puissance, à sa prospérité, à sa sécurité. C’était la grande manière, et aussi la plus sûre. « Cherchez le royaume de Dieu, a dit l’Évangile, et le reste vous sera donné par surcroît. » « Ne cherchez que le bien de l’état, pourrait-on dire au gouvernement républicain, et la république ne s’en trouvera que mieux. » C’est, en effet, le grand art de conservation pour un gouvernement, en tout pays, et particulièrement dans le nôtre, que de bien faire ses affaires. Il n’y a rien qui décourage plus de la lutte les partis hostiles que les succès d’une bonne politique, comme il n’y a rien qui les y encourage davantage que les échecs d’une mauvaise politique. Si le parti républicain voulait gouverner et administrer dans l’unique intérêt du pays, il verrait tout le monde venir à la république, sans qu’il eût besoin de gagner ou de menacer personne. Le clergé, qu’il aurait respecté, serait trop heureux de faire librement, sous son drapeau, son œuvre de paix et de salut des âmes. Les administrations qu’il aurait protégées, ne demanderaient qu’à bien servir l’état. Les partis, qu’il n’aurait point poursuivis dans leur retraite désarmeraient devant une politique aussi heureuse qu’habile. Les bons citoyens de tous les partis, et ils sont en très grand nombre, s’honoreraient de seconder un gouvernement vraiment national dans l’accomplissement de sa tâche patriotique. C’est ainsi que Thiers entendait acclimater la république sur un sol où jusqu’ici elle n’avait pu prendre racine. Quand il parlait d’une république libérale, conservatrice, ouverte à tous, il comprenait les vraies conditions de force et de durée de la troisième république. S’il eût conservé le pouvoir et qu’il eût vécu assez longtemps pour laisser la forte tradition de cette politique, on pouvait espérer la résignation, sinon l’abdication des partis, et en tout cas la pacification du pays. On pouvait d’autant mieux concevoir cet espoir que, sur le terrain de la constitution, un nouveau classement des partis et des groupes devenait plus facile. Comme la république avait été mise hors de cause, les vieilles classifications de républicains et de monarchistes n’avaient plus de raison d’être. C’était sortir de la constitution que de les rappeler, en réveillant toutes les passions et toutes les ambitions qu’elles avaient suscitées. Thiers, pendant sa trop courte présidence, n’avait pas seulement enseigné cette politique ; il l’avait pratiquée en ouvrant la porte du pouvoir aux hommes de gauche et de droite, qu’il savait rapprocher et réconcilier dans l’œuvre commune de la réorganisation nationale. Il avait un mot pour caractériser cette manière d’entendre le gouvernement : c’était la politique d’état. C’est la seule, du reste, qu’il ait pratiquée au pouvoir, dans toute sa carrière parlementaire. La politique de parti ne lui semblait bonne tout au plus que dans l’opposition, où il est toujours resté un homme de gouvernement.

On a pu croire que c’est la réaction conservatrice du 24 mai 1873 et du 16 mai 1877 qui a inspiré au parti républicain cette politique de défiance et d’exclusion à l’égard des conservateurs monarchistes qui ont franchement accepté la république constitutionnelle. C’est une erreur. Une minorité seulement dans ce parti, le centre gauche, comprenait et acceptait les idées de Thiers sur ce point. La majorité n’a fait que les subir en nourrissant toujours le dessein de garder pour elle le pouvoir tout entier, quand elle en serait absolument maîtresse. Déjà, sous la présidence de Thiers, l’homme qui est aujourd’hui le chef de cette majorité, dans un discours célèbre où il annonçait l’avènement des nouvelles couches sociales, signifiait aux conservateurs qu’ils n’avaient plus de place dans le gouvernement de cette république qu’ils avaient contribué à établir. C’est qu’en effet le parti qui tient aujourd’hui le pouvoir a toujours entendu gouverner et administrer seul la république qu’il avait été seul à rêver, à préparer, à imposer au pays par des révolutions que le pays n’a fait que sanctionner. Quand il dit et répète qu’il ne veut pas introduire l’ennemi dans la place, il est possible qu’il soit de bonne foi dans l’expression d’un sentiment d’incurable défiance qui lui est propre. Mais il y a une autre raison qu’il ne dit point : c’est que l’intérêt de la cause ne lui fait jamais oublier l’intérêt du parti. Que la république prenne de la force et de la consistance par le concours des conservateurs qui ont servi d’autres régimes, ce n’est point là son premier souci. Il n’y a qu’une république qui soit de son goût : c’est celle où il est tout, fait tout et dispose de tout.

Avec cette façon d’entendre la république, ce parti devait avoir sa manière de la gouverner et de la conserver. Gouverner et administrer le pays en se préoccupant outre mesure des convenances du parti au nom duquel on gouverne ; chercher ses sûretés contre un retour de fortune en prenant pour devise : Qui n’est pas pour nous est contre nous ; ne voir dans ses anciens adversaires que des ennemis qu’il faut surveiller, écarter de toute fonction administrative ou municipale, de toute participation à la vie publique, qu’il faut combattre enfin et poursuivre sans trêve ni merci : ce n’est plus la politique d’état, c’est la politique de parti. Et qu’on ne se méprenne point sur le sens des mots. Le gouvernement d’un parti n’est pas nécessairement un gouvernement de parti. On parti peut gouverner et administrer le pays de manière à donner satisfaction à tous les principes d’ordre, de justice et de liberté, à tous les intérêts vraiment nationaux. Si le gouvernement républicain se faisait ce mérite et cet honneur, il ne serait point un gouvernement de parti. Il le devient en faisant le contraire, en sacrifiant aux passions, aux préjugés, aux intérêts mal entendus d’un parti ces principes de justice administrative, de liberté religieuse, de paix sociale dont l’avènement de la république devait être le triomphe. Voilà la politique qui a prévalu dans le parti républicain depuis que l’esprit de sagesse semble avoir disparu avec l’homme d’état qui l’inspirait et le dirigeait.

La politique d’état peut être plus ou moins noble, plus ou moins correcte dans l’emploi des moyens. Elle a un idéal, puisque son but domine toute ambition de personne ou de parti. Elle a un horizon, puisqu’elle se place à la hauteur de l’intérêt national pour voir et juger toutes choses. La politique de parti n’a pas de but, à proprement parler, puisque la possession du pouvoir, qu’elle vise uniquement, n’est qu’un moyen pour toute politique digne de ce nom. Elle n’a pas d’horizon, puisqu’elle regarde et juge tout au point de vue de la conservation personnelle. Ce n’est point là cet art de gouverner où Royer-Collard, parlant sur la tombe de Casimir Perier, croyait retrouver des parties divines. Le mot était trop beau peut-être ; mais s’il n’y a rien de vraiment divin dans un tel art, il y a quelque chose qui le rehausse. singulièrement, c’est la grandeur du but et la noblesse des moyens. En se préoccupant de ces deux choses, la politique perd son caractère personnel et trop souvent peu moral. Elle devient cet art dont Royer-Collard voulait parler. C’est la politique d’état à sa plus haute puissance. La politique de parti n’a pas de telles allures : elle ne marche point vers un grand but ; elle ne choisit pas les plus nobles moyens. Elle se résume tout entière en expédiens où les convenances du parti prévalent sur les intérêts du pays. En continuant cette politique, le parti qui est le maître de nos destinées en ce moment peut gouverner quelque temps, si c’est là gouverner ; mais il n’aura point l’honneur d’avoir relevé la fortune de la France. Il ira ainsi dans la voie d’un despotisme sans grandeur et sans gloire, qui ne livre pas sans-doute le pays au hasard des aventures, mais qui le désorganise et l’énervé par un régime où la violence se mêle à la faiblesse, et l’arbitraire à l’anarchie. Voilà un jacobinisme qui n’a rien de terrible, mais dont l’histoire ne dira pas, comme de l’ancien, que, si les actes ont été souvent odieux, le but était grand, puisqu’il s’agissait de sauver la révolution et la patrie. Que pourra-t-elle dire de nos jacobins actuels ? Que leur vigilance n’a signalé que des dangers imaginaires ; que leur vaillance n’a exterminé que des ennemis qui n’ont fait aucun acte d’hostilité ; que, dans cette triste et sotte guerre, on a oublié l’étranger qui nous regarde et nous prend en pitié. Cela ne suffit pas pour leur assurer une grande place dans nos annales républicaines.


III

C’est bien une politique jacobine que celle qui porte atteinte au droit commun. Mais c’est tout ce qu’elle a retenu de l’ancienne tradition. Qu’elle n’ait d’autre passion que l’amour du pouvoir, d’autre but que la pensée de le conserver, d’autre doctrine que l’égoïsme de parti, d’autre conduite que la pratique des expédiens ; c’est ce qu’une revue rapide de ses actes suffira à nous montrer. Ces expédiens varient selon les besoins de cette politique plutôt subie qu’acceptée de nos ministres actuels. Tantôt ce sont des concessions aux partis extrêmes ; tantôt ce sont des satisfactions données aux amis ; tantôt ce sont des diversions imaginées pour distraire l’opinion publique ; tantôt ce sont des réclames de popularité électorale. Le mobile reste toujours le même : l’intérêt de parti.

S’agit-il de l’amnistie plénière ? Pour un parti qui aurait souci avant tout de l’ordre et de la paix intérieure du pays, une pareille question ne devait pas même se poser devant le parlement. Tout ce qui peut ressembler à une réhabilitation de la commune de 1871 a de quoi révolter ou troubler le sens moral du pays. On sait bien que cette thèse n’est point de son goût, et que, si son sentiment d’humanité s’accommode de la grâce, son sentiment de justice ne peut accepter l’amnistie. Le gouvernement le sait, et c’est pour cela que, sans s’expliquer sur le fond de la question, il en avait jusqu’ici ajourné la solution. Mais pourquoi a-t-il accepté l’amnistie partielle, et vient-il de se résigner à l’amnistie plénière ? Parce que l’amnistie, partielle ou plénière, était réclamée par un groupe parlementaire dont le parti républicain ne veut pas se séparer, et que ce groupe est lui-même entraîné par une faction qui, hors du parlement dispose d’une portion considérable du peuple des grandes villes et des grands centres de notre population industrielle, avec lesquels il faut compter dans les élections. C’est donc l’intérêt électoral d’un groupe peu nombreux, qui a empêché de clore une question que l’opinion publique ne voit jamais rouvrir sans inquiétude et sans trouble. Ici, non-seulement le parti républicain n’agit pas en vue du bien du pays, mais il n’est pas même libre d’agir dans son propre intérêt, puisque sa popularité ne peut que souffrir d’une pareille concession.

S’agit-il de la dispersion des congrégations non autorisées, et particulièrement des jésuites ? C’est ici surtout qu’on peut juger combien le parti qui nous gouverne sacrifie l’intérêt du pays à un intérêt de popularité ou à une rancune électorale. Les congrégations non autorisées fussent-elles seules en jeu, ce serait toujours une chose bien grave pour un parti qui n’est rien, s’il n’est libéral, de violer un principe tel que la liberté d’enseignement. Les habiles politiques qui avaient la prétention et l’espérance de séparer la cause des congrégations, et surtout des jésuites, de la cause même du clergé et de l’église tout entière, doivent voir en ce moment à quel point les jésuites, les congrégations de tout ordre, le clergé tout entier, la France catholique, la papauté et l’Europe religieuse se tiennent par la main sur cette redoutable question. Comment donc le parti et le gouvernement républicain ont-ils pu jeter dans le pays un tel brandon de discorde civile ? Comment ont-ils pu semer l’inquiétude dans tant de familles françaises pour le mince résultat d’empêcher quelques prêtres de vivre, de prier, de prêcher, d’enseigner ensemble ? Comment ont-ils pu provoquer une sorte de conflit entre les chambres du parlement, en répondant au rejet de l’article 7 par des décrets plus rigoureux que la loi Ferry ? C’est que les jésuites ne sont point populaires dans notre pays, et que leur nom, on l’espère du moins, pourra faire une excellente réclame électorale pour le parti qui a soulevé la question, et qui s’applique à la maintenir à l’ordre du jour. Hélas ! nous craignons bien, pour la paix du pays et pour le salut de la république, que cette malheureuse question n’y reste plus longtemps que ne le désirent ceux qui l’ont introduite dans la politique du gouvernement républicain. Non, elle ne sera pas toujours populaire, cette violation du droit commun, cette proscription de gens qui n’avaient que le désir de rester étrangers à nos luttes politiques, dans l’accomplissement de leur tâche, toute de paix et d’enseignement. Le jour viendra, et peut-être avant peu, où un mot d’ordre plus sérieux, le mot d’ordre de la liberté et de la paix sociale, couvrira l’autre de son impérieuse nécessité. Quoi qu’il arrive, faut-il prendre au sérieux cette subite passion pour des lois qui dormaient dans la poussière de nos archives, et que toute une législation nouvelle sur la liberté d’enseignement avait virtuellement supprimées ? Et faut-il, comme M. Ferry nous y convie dans un beau mouvement oratoire, sauver l’unité nationale mise en péril par quelques collèges de pères, et leur arracher l’âme de la France, comme si cette unité demandait l’unité de foi, et comme si l’âme de la France n’était pas partout où est le dévoûment, le patriotisme et l’honneur de la patrie ? Nous préférons la noble éloquence de M. Lamy rappelant à son parti que la nouvelle république aurait mieux à faire que de reprendre les traditions de l’ancien régime et de la révolution dans leurs plus mauvais jours. Une politique sage et vraiment nationale n’eût jamais souffert qu’une pareille question fût mise à l’ordre du jour.

S’agit-il de réformer la magistrature ? Le parti qui gouverne ne tient nullement à la suppression de l’inamovibilité ; ce qu’il propose, c’est une réforme qui lui assure le dévoûment des magistrats. L’investiture ne lui déplairait pas, parce qu’elle lui permettrait d’éliminer tous les magistrats qui lui sont suspects, pour les remplacer par des magistrats, dont l’indépendance républicaine aura, le cas échéant, l’inamovibilité pour garantie. Mais le ministère actuel ne va pas même jusqu’à proposer l’investiture. Il l’acceptera de bonne grâce s’il le faut. Comme il craint la résistance du sénat, il se contente pour le moment de réduire le nombre des tribunaux, en se réservant le droit de conserver les magistrats dévoués et de mettre à la retraite ceux sur le zèle desquels il ne pourrait compter. En attendant, on révoque bon nombre de magistrats absolument irréprochables. Pourquoi ces réformes et ces révocations ? D’abord parce qu’on veut avoir des places libres pour ses amis, mais surtout pour s’assurer par l’intimidation une magistrature qui, au besoin, puisse rendre des services encore plus que des arrêts. Et c’est ainsi qu’on ruine le prestige d’un corps aussi respectable, qu’on lui enlève la confiance et le respect, sans lesquels les jugemens rendus n’ont plus d’autorité. Compromettre à ce point la première, la plus nécessaire de nos institutions, est-ce là gouverner pour le bien du pays ? Une vraie politique d’état se fût fait un devoir sacré de respecter cette chose supérieure à tous les gouvernemens qui passent, l’éternelle, l’inviolable justice. C’est ce qu’oublie la politique de parti, dans la préoccupation de ses petits intérêts.

S’agit-il de l’épuration de nos administrations ? Il a là un autre intérêt, bien grand encore de notre société française, qui est en jeu. S’il est un pays qui ait besoin d’être administré, c’est le nôtre, où la faiblesse de l’initiative privée laisse une si large part à l’action de l’état. Que l’administration centrale d’un pays tel que les États-Unis soit mobile, livrée à l’inexpérience et à l’incapacité d’une classe d’hommes que les meilleurs citoyens regardent comme le fléau de la grande république, c’est un mal, mais un mal qui n’atteint pas les forces vives d’un pays où chaque état de l’Union a son administration complète, aussi fixe que le permettent les vicissitudes électorales. Mais dans une société centralisée comme l’est la France, l’administration est, sinon le ressort, tout au moins le grand régulateur de l’activité nationale. Si l’on y introduit le changement, l’arbitraire, l’injustice, l’inexpérience et l’incapacité par l’invasion de la politique, on la désorganise. Et quand l’administration, chez nous, ne fonctionne plus, ou fonctionne mal, la société française tout entière se sent atteinte dans sa vie normale. C’est là l’œuvre de désordre que la politique de parti est en train d’accomplir par le système d’épuration perpétuelle qu’elle poursuit. En ce faisant, elle n’entend pas réformer les abus, corriger les vices de la machine administrative. Elle veut simplement changer le personnel des administrations, qu’elle reconnaît capable et appliqué à ses fonctions, mais qu’elle tient pour suspect, uniquement parce que ce personnel a fonctionné sous des gouvernemens ou des partis différens. Et pourquoi attache-t-elle tant d’importance à ce renouvellement du personnel ? Parce qu’elle entend s’en servir comme d’un puissant agent d’élection. Ce que le parti républicain a tant reproché aux anciens gouvernemens et aux anciens partis, l’intervention des fonctionnaires dans les luttes électorales, il le pratique lui-même sans plus de scrupules ni de ménagemens. Non content de le faire, il l’érige en principe de gouvernement, quand il leur demande, non pas seulement le respect des institutions du pays, ce qui est son droit et son devoir, mais encore pour le gouvernement sous lequel ils servent un dévoûment qu’ils ne. doivent qu’à l’état. C’est-à-dire qu’il veut qu’on lui prête un concours actif dans toutes les circonstances ou il le réclamera. Plusieurs circulaires ministérielles s’expriment en termes formels sur ce point-délicat. Il faut ajouter que le parti qui nous gouverne va plus loin, dans sa politique d’exclusion, que tous les gouvernemens qui l’ont précédé au pouvoir. Tous ont plus ou moins demandé le concours des fonctionnaires de tout ordre dans les élections. Les plus honnêtes et les plus libéraux l’ont fait avec plus de discrétion, et en respectant la liberté de leurs agens. L’empire réclamait leur zèle dans des circonstances où il n’était pas prudent de lui résister. Mais, du reste, peu lui importait l’origine des fonctionnaires qui le servaient, qu’ils fussent bonapartistes, légitimistes, orléanistes, républicains. Il tenait même particulièrement à être servi par des fonctionnaires éprouvés des anciens gouvernemens. Et quand des républicains voulaient bien accepter des fonctions dans l’administration impériale, le chef de l’état en était trop heureux. Le gouvernement républicain est beaucoup moins large dans sa tolérance administrative. Il ne lui faut pas seulement des gens disposés à le servir. Il lui faut des serviteurs dont l’origine ne lui laisse aucun doute. Il tient pour suspects tous les fonctionnaires qui ont servi d’autres gouvernemens, et ne manque aucune occasion de les remplacer par des amis et des coreligionnaires. En un mot, tandis que l’empire laissait la porte des administrations ouverte à tous les partis, comprenant fort bien que c’était le servir que de bien servir l’état, la république, sous la domination de nos jacobins, la ferme à tous les partis, moins encore parce qu’elle les tient pour suspects que parce qu’il lui faut beaucoup de places pour ses nombreux amis. Et voilà comment cette république n’est plus la chose de tous, comme le veut son beau nom, mais la chose d’un parti, une espèce de domaine exploité par une race de politiciens qui font de la politique une industrie. Nous avions souvent entendu parler des illusions naïves et de la généreuse indignation des républicains sous les gouvernemens monarchiques, dont ils dénonçaient la corruption et l’appel aux appétits. Nous pensions toujours à la belle définition de Montesquieu : La république est le gouvernement de la vertu. A la manière dont il traite les affaires du pays, le parti républicain ne passera plus longtemps pour le plus honnête et le plus désintéressé des partis.

Veut-on encore des exemples de la préoccupation électorale qui domine toute la politique de nos gouvernans ? Pourquoi la conversion des rentes, qui rapporterait 40 millions au trésor, n’a-t-elle pas encore été proposée par le gouvernement ? Parce qu’il y a un intérêt électoral à ménager. On se souvient de l’impopularité de l’impôt des 45 centimes en 1848. On sait que la fureur d’épurations n’a nulle part autant sévi que dans l’administration des finances. Pourquoi là plus qu’ailleurs ? C’est ce qu’il serait curieux de rechercher. Ne serait-ce point que les agens du fisc ont des devoirs à remplir envers et contre tous, qui gênent singulièrement certaine classe d’électeurs très influens dans les élections faites par le suffrage universel ? Nous ne disons pas que les nouveaux agens manqueront à leur devoir ; mais il faut convenir qu’anciens et nouveaux, tous auront bien du mérite à le faire sous le coup des dénonciations des gens qui se trouvent trop surveillés. Autre exemple : quand M. le président du conseil, alors qu’il était ministre des travaux publics, a proposé et fait voter par les deux chambres ses grands projets de chemins de fer à racheter ou à faire, il n’a certes pas pensé à autre chose qu’à couvrir le pays de voies de communication qui, par le nombre et la supériorité d’exploitation, doivent accélérer les progrès de notre commerce et de notre industrie. Mais il n’est pas défendu de soupçonner que les politiques qui ont secondé son ardeur y voyaient une armée de fonctionnaires nouveaux au service du gouvernement républicain, dans les futures élections. Et comment veut-on qu’il n’en soit pas ainsi, quand on voit ce parti mettre partout la politique, même dans les administrations qui la comportent le moins, comme la magistrature, l’université et l’armée ? En tout cas, un ministre des finances de la vieille école n’eût point consenti à grever le trésor public de nouvelles charges, et Thiers eût bondi à la seule annonce de pareils projets.


IV

Nous savons qu’on pare de noms avantageux et de raisons spécieuses cette politique sans idéal, sans doctrine, sans autre but que la conquête et la conservation du pouvoir, sans autre plan de conduite que de saisir toutes les occasions de réclame pour la popularité du parti qui la pratique. On nous dit que la politique des grands principes et des grands desseins est fort belle, mais qu’il s’agit avant tout de se bien rendre compte de ce que pense et de ce que veut le pays, de ce que le gouvernement de la république peut ou ne peut pas supporter pour le moment. Il y a bien des choses qu’on aimerait à faire tout de suite, mais qu’il faut réserver pour le jour où la république n’aura plus à craindre pour son existence ; car c’est là le mot dont un use et abuse à tout propos. On se flatte d’avoir une politique pratique pour laquelle on a inventé un barbarisme qui trouvera sa place un jour dans le dictionnaire de l’Académie. On a bien raison de célébrer la politique de mesure et d’à-propos ; mais il vaudrait mieux encore la pratiquer. Elle a été la politique de tous les vrais hommes d’état. Sans parler des grands politiques dont l’histoire a conservé les noms, de nos jours Cavour, Bismarck et Thiers ont excellé dans cet art. Ils avaient, les deux premiers, la politique des grands desseins, le troisième celle du bon sens et du patriotisme. Ils surent profiter des occasions pour atteindre le but défini. Parfois même ils ont su les faire naître, Cavour et Bismarck surtout. La politique que nous venons de montrer dans ses actes a-t-elle rien qui ressemble à celle-là ? A voir se produire tant de décrets inutiles à la chose publique, tant de mesures contre les personnes et si peu de réformes touchant aux choses, on est conduit à se demander si le parti qui gouverne en ce moment a un autre souci que de changer simplement le personnel de nos administrations. Où voit-on une politique de progrès dans cette initiative passionnée de nos députés qui touche à tout ? n’est-ce pas surtout l’intérêt électoral qui la provoque et l’inspire ? Vraiment on a tort d’accuser la politique qui domine d’être révolutionnaire. On ne peut dire qu’elle soit conservatrice, dans le bon sens du mot, puisqu’elle trouble et agite le pays ; mais il faut reconnaître que, sauf le personnel, elle tient plus à conserver qu’à changer. Nos jacobins opportunistes sont dans l’état comme dans une propriété conquise dont on défend l’entrée à tout venant, et où l’on aimerait à se reposer, si l’on n’avait un incommode voisin qui vous crie aux oreilles que vous n’êtes pas là pour dormir.

C’est là, en effet, la plus grosse difficulté de la politique opportuniste. Ce serait mal comprendre le jacobinisme actuel que de le réduire à cette politique de conservation personnelle dont nous avons rappelé le programme. Il y a un jacobinisme vraiment radical qui veut bien qu’on fasse les choses à propos, mais qui entend qu’on les fasse sérieusement et selon un programme complet de réforme politique et sociale. Aller plus vite serait plus dans son tempérament : il ferait volontiers table rase de bien des institutions dont s’accommodent nos gouvernans. Mais il comprend qu’avant tout il faut réussir, et pourvu qu’on ne s’arrête pas dans la voie des destructions nécessaires, il accorde pour le moment crédit à la politique qui prend pour règle de conduite l’opportunité en toute chose. Seulement, comme il trouve que les hommes qui tiennent le pouvoir sont trop disposés à ne faire que ce qui est strictement indispensable pour le conserver, il montre des impatiences et des exigences qui ne laissent pas d’inquiéter, parfois même d’agacer nos gouvernans. Il voit avec plaisir qu’on s’attaque à tout, au clergé, à la magistrature, aux diverses administrations du pays, qu’on foule aux pieds le régime parlementaire qui n’est point de son goût, qu’on travaille à faire de la constitution une lettre morte par la manière dont on traite le sénat. Mais tout cela est loin de lui suffire, et il n’y voit que la préface d’une œuvre tout autrement révolutionnaire. Sur toutes les questions mises à l’ordre du jour, et résolues ou en voie de l’être par le ministère actuel, il a des solutions autrement radicales.

Ainsi, sur la question de l’amnistie, le parti des jacobins radicaux n’a jamais voulu entendre parler de grâce. Il lui a fallu l’amnistie, l’amnistie plénière. Déjà il avait arraché l’amnistie partielle à la faiblesse du cabinet Waddington. Cela ne lui suffisait point. Et quand il réclamait à grands cris l’amnistie plénière, ce n’était point seulement pour en finir avec les souvenirs de la guerre civile et de la commune, comme le veulent nos jacobins politiques ; c’était pour une tout autre raison. L’amnistie n’est, pour lui, ni une question d’humanité, ni une question d’opportunité ; c’est une question de justice. La commune avait sa raison d’être, à son sens, et dans cette affreuse lutte, où le droit de la force a prévalu, il ne voit que des combattans, des vainqueurs et des vaincus. S’il ne réserve pas toutes ses sympathies pour ces derniers, comme les insensés qui veulent relever le drapeau de la commune, il reconnaît que tous les torts, tous les excès ne sont pas du côté des vaincus, et que ceux-ci ont droit à une sorte de réhabilitation.

Sur la question des jésuites et des congrégations non autorisés, le jacobinisme radical ne voit dans l’application des vieilles lois et des vieux décrets qu’un expédient, bon tout au plus pour sortir d’un embarras présent, mais tout à fait insuffisant, même d’une insuffisance ridicule. Qu’aura-t-on fait en dispersant les jésuites et autres congrégations, et en leur interdisant d’enseigner ? Rien ou à peu près, en admettant même qu’on obtienne ce mince résultat. Aucune de leurs maisons ne sera fermée. Ils y seront remplacés par des congrégations autorisées, par des prêtres séculiers, par des laïques qui en conserveront l’esprit. Tout se bornera à un petit déménagement des pères, dont la direction et l’influence se feront toujours sentir, puisqu’ils pourront rester à la porte des collèges qu’ils auront quittés. Ce n’est donc encore qu’une politique d’expédiens. La vraie question n’est pas là. Elle est tout entière dans la guerre à mort à une institution contraire à la république, à la philosophie, à l’état, à la société, au droit moderne. Ce ne sont pas seulement les jésuites et les congrégations non autorisées qu’il faut exclure du droit commun, ce sont toutes les congrégations, c’est le clergé tout entier. Le plus éloquent organe de ce parti nous. l’a montré avec une logique égale à sa conviction. Et ce n’est pas seulement le droit d’enseigner qu’on veut enlever au clergé ; il y en a bien d’autres qui se résument tous dans le droit de vivre. Voilà comment le radicalisme jacobin entend la solution de la question des jésuites et des congrégations non autorisées.

Sur la réforme de la magistrature, le jacobinisme radical a de tout autres visées que le jacobinisme que l’on pourrait considérer comme relativement conservateur. Ce n’est ni le nombre des révocations, ni la réduction des tribunaux, ni même la suspension de l’inamovibilité par l’investiture qui pourrait le satisfaire. Ce ne sont là que des expédiens, et il lui faut l’application d’un principe, c’est-à-dire la suppression de l’inamovibilité. C’est un principe de la logique démocratique que tous les fonctionnaires d’un état républicain ne puissent s’affranchir de la tutelle et de la surveillance du peuple souverain. C’est un autre principe de la même logique que les fonctions judiciaires sont électives, comme toutes les autres. Il faut donc au radicalisme de ce parti une magistrature amovible, et une magistrature élue. Pour lui, toute réforme qui ne va pas jusque-là n’est qu’un expédient, qui peut donner satisfaction à des intérêts ou à des passions de parti, mais qui méconnaît les principes. Il est encore une réforme que rêve la démocratie radicale : c’est d’appliquer l’institution du jury à tout, à la justice correctionnelle, à la justice civile comme à la justice criminelle. Ce serait là le triomphe de la logique démocratique : le peuple exerçant en tout et partout son pouvoir souverain, faisant office d’électeur, de juge, d’administrateur. Il ne manquerait plus pour complément du système que de faire élire les officiers de l’armée par leurs soldats, absolument comme les officiers de l’ancienne garde nationale, ou de la mobile de 1870.

Sur la réforme des administrations, le même parti a aussi ses idées qui, par parenthèse, n’eussent pas été du goût des anciens jacobins. Il se rapprocherait en cela beaucoup plus de la gironde que de la montagne. Il veut une décentralisation qui mette entre les mains d’un conseil municipal, dans chaque commune, à peu près tous les services de l’administration locale, de façon à laisser la moindre part possible à cette autorité centrale qu’on nomme l’état. Ce serait à peu près le système américain, avec cette différence que partout les conseils municipaux, maîtres absolus dans leur commune, seraient eux-mêmes les serviteurs d’un parti qui couvrirait le pays de ses comités, comme autrefois le parti jacobin de ses sociétés. Ce serait l’idéal de l’anarchie couronnée par la dictature. A côté d’une aussi grande conception, que deviennent les petites combinaisons de la politique d’expédiens, telles que l’épuration ou l’intimidation des administrations publiques ?

Mais il est une question sur laquelle les deux fractions du jacobinisme actuel montrent surtout, l’une sa prudence, l’autre son audace. Il s’agit de la constitution, que la fraction opportuniste a contribué à faire, et que la fraction radicale s’est résignée à subir. Que veut la première sur la question constitutionnelle ? Ne rien changer à la lettre de la constitution de 1875, sauf à en oublier, au besoin, l’esprit dans la pratique. Ainsi on ne songe nullement à supprimer le sénat ; mais on s’arrange de façon à s’en passer. On lui reconnaît en principe le droit de voter et même de discuter le budget ; mais on s’y prend de façon à ce qu’il n’ait que le temps strictement nécessaire pour le voter sans pouvoir l’amender sérieusement. On lui reconnaît aussi le droit de discuter et de repousser les lois déjà votées par l’autre chambre ; seulement, s’il a le malheur d’en rejeter un seul article, on trouve dans les archives de notre vieille législation des lois ou des décrets qui permettent au gouvernement de ne tenir aucun compte du vote du sénat. On fait plus, on aggrave par l’application de ces lois l’atteinte portée aux libertés de droit commun par l’article 7. Nos jacobins radicaux applaudissent à cette manière de pratiquer la constitution ; mais ils veulent encore autre chose. Ils trouvent que ce n’est pas là une satisfaction suffisante aux principes de la logique démocratique. Pourquoi conserver une constitution qui en est la négation manifeste ? A quoi bon un sénat qui résiste ou peut résister aux volontés du peuple souverain signifiées par la chambre qui est la seule expression directe, vraie par conséquent, du suffrage universel ? A. quoi bon un président qui peut la dissoudre avec le consentement du sénat ? A quoi bon diviser l’autorité déléguée par le souverain ? La partager entre plusieurs pouvoirs, n’est-ce pas l’affaiblir, l’user en perpétuelles contradictions qui finissent par des conflits ? Il n’est que temps de supprimer cette cause de faiblesse, d’irrésolution, d’anarchie dans le gouvernement du peuple, et de lui rendre la prompte, ferme et vigoureuse initiative qui est nécessaire pour accomplir les volontés du souverain. A quand donc la révision démocratique de cette malencontreuse constitution ? A quand la convention ?

Tout cela n’est que la partie politique du programme des jacobins radicaux. Ils ont aussi sur les questions sociales des solutions auxquelles la prudence des jacobins opportunistes n’est point préparée. Ceux-ci admettent que les questions sociales ont leur place dans la politique générale du parti républicain ; ils ne connaissent point ce qu’une certaine école appelle la question sociale. Ce n’est pas l’opinion des jacobins radicaux qui ont à leur tête M. Louis Blanc, et qui entendent résoudre toutes les questions sociales de la même façon, en vertu d’un principe qui les domine toutes. Sans entrer dans l’énumération des questions, ni dans l’examen des solutions dont se compose cette partie du programme du jacobinisme radical, il suffit de dire que cette école de jacobins a beaucoup plus de goût que l’autre pour ce qu’on nomme le socialisme. Quoi qu’il en soit, il est clair qu’avec le temps et les embarras croissans du gouvernement actuel, ces différences s’accentueront de plus en plus et finiront par éclater en récriminations et en luttes dont la presse ultra-radicale nous fait déjà entrevoir la vivacité.

La victoire restera-t-elle aux jacobins radicaux ? Touchent-ils au pouvoir ? On pourrait le croire, si la logique était tout dans le gouvernement des choses humaines. Il est certain qu’elle est pour eux. Les jacobins opportunistes qui tiennent le pouvoir ont ouvert la voie, par les tristes expédiens de leur politique, aux mesures et aux solutions révolutionnaires que réclament les jacobins radicaux. Quand le moment de résister viendra, leur tâche sera difficile, d’autant plus lourde que tous les partis conservateurs qu’ils ont accablés d’injures et d’outrages, les laisseront, non sans quelque satisfaction peut-être, se débattre sous l’étreinte des intransigeans. Nous ne croyons point à l’avenir prochain de leurs violens amis. Si l’avènement au pouvoir des jacobins radicaux devenait imminent, la révolution apparaîtrait aux masses qui n’y sont point encore préparées, et aussitôt s’y produirait une réaction qui pourrait bien ne pas s’en tenir à la résistance des républicains libéraux et conservateurs. Le radicalisme jacobin ne peut compter sur le suffrage universel pour le moment. S’il a déjà pour lui des bataillons nombreux et serrés dans le peuple des villes, il aurait encore contre lui les plus gros bataillons du peuple des campagnes. Les aura-t-il un jour pour lui ? Ceci est une autre question, que l’activité de sa propagande et la faiblesse de nos gouvernans rendent fort douteuse.

En attendant, une autre chose peut arriver, qui nous semble très probable : c’est qu’au lieu de résister, nos jacobins opportunistes ne se maintiennent au pouvoir qu’en cédant toujours. Les progrès croissans qu’ils laissent faire à leurs violens amis doivent leur donner à réfléchir, surtout en ce moment. Entre les conservateurs de tous les partis, réunis contre eux pour la défense du droit commun, et les jacobins radicaux, qui frappent déjà à la porte du pouvoir, comment pourraient-ils résister ? Ils ne peuvent se flatter de retrouver dans le camp conservateur les forces qu’ils perdent chaque jour par la défection des électeurs qui vont aux partis extrêmes. Ils n’ont donc guère qu’un parti à prendre, c’est de s’entendre, quoi qu’il leur en coûte, avec leurs redoutables amis. Le duel entre les partis révolutionnaires, du temps de nos pères, finissait par la guillotine. Nous vivons à une époque où les luttes politiques entre les amis de la veille finissent d’une façon moins tragique. On s’attaque, on s’injurie même en public, sauf à s’embrasser en famille. La camaraderie est si forte dans le parti républicain, et la discipline si rigoureuse qu’on va jusqu’à y oublier les principes pour rester fidèle aux amis. Pourquoi le chef des jacobins opportunistes n’a-t-il pas saisi l’occasion, pendant les vacances parlementaires, de répondre au chef des jacobins radicaux qui a si malmené sa politique ? C’est un secret qu’il garde, depuis qu’il pratique la maxime de la sagesse orientale : Si la parole est d’argent, le silence est d’or. On s’entendra donc encore, en sacrifiant les intérêts du pays aux intérêts de parti. On s’entendra surtout en vue des élections prochaines. N’est-ce pas pour cela, par parenthèse, qu’on s’est mis enfin d’accord sur l’amnistie plénière ? On confondra ses enseignes, comme par le passé, sous le drapeau de la république, et on partagera la victoire ou la défaite. Notre prévision est qu’à moins de grandes démonstrations populaires qui décideraient les jacobins radicaux à rompre entièrement avec les jacobins modérés, l’alliance des deux partis se maintiendra à l’aide de concessions qui tendront à rapprocher de plus en plus la politique opportuniste de la politique radicale, parce que celle-ci aura pour elle le courant révolutionnaire. Quoi qu’il arrive, le pays n’a rien à attendre de bon du jacobinisme opportuniste ou radical. Plus de calcul d’un côté, plus de passion de l’autre : qu’importe à la liberté, à la justice, à l’intérêt national ? Nos empiriques ne feront guère moins de mai avec leurs expédiens que nos doctrinaires avec leurs théories.


V

Si le parti de la république libérale et conservatrice n’avait affaire qu’aux jacobins radicaux, il ne lui serait pas difficile d’en avoir raison en ce moment, parce qu’il aurait bien vite rallié le pays et la majorité républicaine elle-même autour de son drapeau. Mais le suffrage universel, qui finit toujours par ouvrir les yeux, ne les a pas encore ouverts sur les conséquences inévitables de la politique qui domine en ce moment. Assurément, il se fait beaucoup de choses qui sont de nature à inquiéter l’opinion publique et à troubler les classes dans lesquelles elle se forme. Mais ces choses-là, qui ne touchent qu’aux droits de la conscience religieuse ou de la justice administrative, n’atteignent pas encore les masses populaires. Les lois Ferry et les décrets contre les congrégations non autorisées les émeuvent fort peu. De ces congrégations, elles ne connaissent guère que les jésuites, dont le nom sonne mal à leurs oreilles. Elles ne voient donc pas avec trop de déplaisir les mesures qui les frappent. Ce serait différent si l’on touchait aux prêtres. A l’exception d’une minorité peu nombreuse qui applaudirait à cette guerre au clergé, le grand peuple de France se lèverait encore pour le défendre, pourvu qu’il ne s’agît pas de défendre sa domination. Le parti qui gouverne comprend trop l’inopportunité d’une telle entreprise pour la tenter. Il se risque bien à porter atteinte à la liberté religieuse, mais seulement dans la mesure qui convient pour donner satisfaction aux passions et aux rancunes électorales, sans révolter les populations qui tiennent encore à leurs prêtres. En livrant les jésuites, il entend garder le clergé, qu’il espère gagner en augmentant son budget, et qu’il compte, au besoin, dominer. Le peuple est également peu sensible aux vexations et aux épurations subies par les fonctionnaires de nos diverses administrations. Il en est de ces questions de justice comme des questions de liberté ; elles passent par-dessus la tête du suffrage universel. Les républicains libéraux et conservateurs auront donc fort à faire pour ouvrir les yeux au pays, avant que la politique jacobine ait eu toutes ses conséquences, avant que la désorganisation des services publics soit complète, avant que la magistrature ait perdu son indépendance et son autorité, avant que la guerre aux jésuites soit devenue la guerre au clergé, avant que l’amnistie plénière ait amené la réhabilitation, mieux que cela, la glorification de la commune. Le parti qui tient le pouvoir ne manque ni de sens, ni de tact, ni d’habileté, quand il s’agit de saisir les occasions de plaire au suffrage universel et d’éviter les occasions de lui déplaire. On peut compter qu’il ne sera point à court d’expédiens pour esquiver ou ajourner les difficultés qu’il rencontrera sur ses pas. S’il ne s’est pas montré jusqu’ici fort habile à exercer le pouvoir, il faut convenir qu’il a déployé un talent admirable pour le conquérir et le conserver, dans les conditions du gouvernement démocratique.

Conquérir et conserver le pouvoir, c’est vraiment l’art où excelle le parti qui domine en ce moment. Nous ne voudrions pas lui appliquer un mot qui, dans notre langue politique, est devenu synonyme d’anarchie. Mais si l’on prend le mot dans son sens originel, ce n’est pas faire injure à ce parti que de dire qu’il est passé maître dans l’art de cette démagogie qui consiste à gagner la faveur populaire. Aristophane a fait du démagogue un portrait qui restera vrai dans tous les pays et dans tous les temps où règne la démocratie. Dans cette satire immortelle, il n’y a que l’esprit qui soit au poète. Tout le reste n’est que l’expression d’une vérité universelle. Seulement, entre l’art de la démagogie ancienne et l’art de la démagogie moderne, il y a toute la différence qui distingue la démocratie grecque de la nôtre. Le peuple est partout un maître ignorant, simple et crédule, dont il est plus facile de gagner la confiance en caressant ses préjugés, en flattant ses passions, en étudiant ses goûts et ses instincts qu’en se faisant un devoir de l’instruire, de l’avertir, de le modérer, de le diriger dans la voie de la sagesse, de la justice et de la vérité. Le mot de Tacite sera toujours vrai : servir pour dominer. Instruire, avertir, diriger le peuple ! de tout temps ses faux amis ont protesté contre une prétention aussi aristocratique. Est-ce que le peuple souverain a besoin de mentors ? Est-ce qu’il n’est pas, de sa nature, sage, intelligent, instruit de tout ce qu’il doit savoir pour exercer sa souveraineté ? Est-ce qu’il s’est jamais trompé, tant qu’il n’a obéi qu’à ses propres inspirations ? N’est-ce point manquer de respect au souverain que de douter de son infaillibilité ? Et de tout temps les vrais amis du peuple ont répondu que la meilleure manière de respecter le peuple, et surtout de l’aimer, c’est de lui dire la vérité. Ils ajoutent qu’avec des conseillers sincères, la démocratie peut être le meilleur des gouvernemens, mais qu’avec des courtisans qui trompent le maître, elle en devient le pire.

Nos grandes nations modernes ne connaissent plus de démagogues, dans le sens antique du mot, tenant sous leur parole insinuante ou entraînante tout un peuple réuni sur une agora ou un forum. Il y a bien encore des réunions populaires où l’éloquence d’un tribun peut avoir beau jeu. Mais combien est petit ce nombre d’électeurs en comparaison des multitudes qui se pressent autour des urnes ! Ce n’est pas là qu’il faut chercher les démagogues de notre temps. Rendons cette justice aux partis démocratiques de notre pays qu’ils méritent leur succès par leur habile et forte organisation en matière d’élection. La tête du parti est un grand comité directeur qui médite et formule le mot d’ordre des élections ; nous disons le mot d’ordre, qu’il a toujours soin de choisir le plus simple et le plus populaire, et non un programme plus ou moins compliqué qui ne serait ni à la portée de l’intelligence ni du goût du suffrage universel. Ce mot d’ordre est transmis à des comités de département, si c’est le scrutin de liste, d’arrondissement, si c’est le scrutin uninominal. Et ce sont ces comités, encore aides par des sous-comités, qui sont chargés de le faire accepter des masses. C’est particulièrement dans cette tâche que se déploie tout l’art de la démagogie moderne. Nul ne connaît mieux les goûts, les instincts, les préjugés, les passions, les impressions du peuple souverain qu’un comité local ; nul ne sait mieux lui parler le langage qu’il entend et qui le persuade. L’éloquence de nos tribuns n’a ni cette adresse, ni ce tact, ni cet à-propos. Elle peut frapper de grands coups en s’adressant aux grandes passions, aux grandes ambitions, aux grands intérêts de la démocratie nationale. Elle ne pénètre pas, comme la propagande des comités, dans les petites passions, les petits intérêts, les petites ambitions de la démocratie locale. En cela, les plus humbles délégués de ces comités en remontreraient aux plus habiles orateurs dont la parole ne descend pas jusqu’à ces détails si importans pour le succès d’une élection. Voilà un art que, par parenthèse, les partis parlementaires n’ont jamais connu dans notre pays. Ils ont des orateurs qui font de beaux discours à la tribune. Ils ont des comités généraux qui adressent de nobles, d’excellentes circulaires aux électeurs. Tout cela tombe de haut, mais ne descend guère dans les profondeurs des masses populaires. Il n’y a qu’un parti qui ait pratiqué l’art des élections populaires avec la même adresse, la même ardeur et le même succès que le parti républicain : c’est le parti de la démocratie césarienne. Les autres parlent au suffrage universel la langue qui sied au suffrage restreint ; ils confondent l’opinion publique avec le sentiment populaire ; ils pratiquent les élections sous le régime de la démocratie comme ils les pratiquaient sous le régime de la monarchie constitutionnelle. Si le parti républicain s’entend moins à gouverner le pays qu’à manier le corps électoral, cela ne tiendrait-il pas, entre autres causes, à la supériorité même de l’organisation à laquelle il doit la conquête et la conservation du pouvoir ? Toute-puissante pour vaincre aux élections, cette organisation n’est-elle point un obstacle à la direction ferme, indépendante, vraiment nationale des affaires publiques, en ce qu’elle place le gouvernement sous la dépendance des élus, et les élus eux-mêmes sous la dépendance des comités d’élection ? C’est ce que l’expérience démontre déjà et démontrera de plus en plus, si les choses suivent leur cours. Depuis que le parti républicain est le maître incontesté du pouvoir, on voit ce qu’est devenue l’autorité, l’initiative, l’indépendance des cabinets devant les volontés des élus du suffrage direct. On le voit par cette politique de concessions, de transactions, d’expédiens pratiquée par les ministères qui se succèdent. Ce qu’on sait moins, c’est que nos ministres n’ont pas plus d’indépendance dans leur administration que dans leur gouvernement, et que les exigences individuelles de nos élus ne sont pas moins impérieuses que leur prétentions parlementaires. En réalité, si c’est la majorité républicaine du parlement qui gouverne, c’est elle également qui administre. Les fonctionnaires de tout ordre et de tout rang dépendent bien plus des sénateurs, et surtout des députés que des ministres, leurs chefs naturels, envers lesquels ils sont responsables. Ce sont les membres du parlement qui décident le plus souvent des questions de personnes et des questions d’affaires, lesquelles ne passent dans le cabinet ou au conseil des ministres que pour recevoir la confirmation officielle. Mais ce qu’on ne sait pas du tout, c’est que les maîtres des ministres ont eux-mêmes leurs maîtres dans les comités électoraux qui ont fait leur élection. Ces comités signifient leurs volontés individuelles ou générales aux élus qui les transmettent aux ministres, qui ne font guère que les enregistrer. Voilà comment fonctionne la machine gouvernementale et administrative sous le régime actuel. C’est le gouvernement d’en bas substitué au gouvernement d’en haut. Il y a des républicains qui estiment que c’est là l’idéal du gouvernement démocratique. D’autres pensent, au contraire, que toute initiative, en fait du gouvernement et d’administration, doit partir d’en haut, que c’est là l’essence même du gouvernement, sous une république comme sous une monarchie, que toute autre manière de gouverner et d’administrer est l’antipode du gouvernement et de l’administration, c’est-à-dire la pure anarchie. Sans vouloir pénétrer dans les desseins du chef de la majorité républicaine, nous ne nous risquerons pas beaucoup en affirmant que la première manière d’entendre le gouvernement et l’administration ne peut être de son goût. Serait-ce pour cela qu’il songerait à renouveler prochainement par le scrutin de liste cette majorité trop occupée de ses petites affaires, et trop livrée à ses petites passions pour former une véritable majorité de, gouvernement ? Mais s’il a le goût de la politique d’état, pourquoi ne fait-il que de la politique de parti ? Et si son patriotisme rêve une France forte et grande encore après nos désastres, pourquoi commence-t-il par la diviser et l’affaiblir par ses mots d’ordre de guerre à l’ennemi intérieur ?


VI

La politique d’expédiens mène parfois plus loin qu’on ne veut. On sait où elle a mené l’empire. Car c’était aussi une politique d’expédiens bien plus que de desseins mûrement conçus et nettement définis, attendant l’occasion pour passer à l’exécution. Si nous avons bien saisi l’esprit dans lequel ont été conçues et exécutées les grandes entreprises du second empire, presque toutes n’ont été que des expédiens imaginés pour occuper la vive imagination de notre peuple et pour faire diversion à des besoins, à des aspirations que l’empire ne pouvait satisfaire. La guerre d’Orient fut un expédient pour faire oublier son origine dans la gloire militaire. Qu’y a gagné la France ? C’est ce que les événemens postérieurs n’ont que trop montré. La guerre d’Italie fut un autre expédient pour retrouver une popularité que l’on commençait à perdre. Si elle eût été entreprise dans un dessein vraiment politique, elle eût été poursuivie jusqu’à la complète libération du territoire italien. Alors on eût évité l’alliance de l’Italie avec la Prusse et le désastre de Sadowa. La guerre du Mexique ne fut encore qu’un expédient plus romanesque, imaginé pour distraire l’esprit public. La guerre d’Allemagne fut un dernier expédient où la fortune de la France faillit sombrer avec celle de la dynastie. « C’est notre guerre, » a dit la malheureuse femme qui devait en souffrir si cruellement. Rien n’était plus vrai ; on sentait le besoin de se relever par un nouveau Solferino d’un Waterloo diplomatique. La monarchie des Napoléons. était de celles qui ne peuvent vivre sans expédiens, parce qu’elles ne peuvent se passer de popularité. La monarchie des Bourbons n’a jamais cru en avoir besoin, et si elle n’en est pas moins tombée, du moins elle n’a pas entraîné le pays dans sa chute.

Les expédiens de notre gouvernement ne sont pas, grâce à Dieu, d’aussi grosses aventures. Ses expéditions ne passent pas la frontière ; elles se bornent à la faire passer à quelques citoyens français que leur nom de jésuite prive du droit de fonder ou de conserver des collèges dans leur patrie. Les assauts à nos administrations ne sont meurtriers que pour d’honnêtes et pacifiques fonctionnaires. Seulement, voit-il où il va avec cette politique de transactions, de concessions, de diversions, de petits moyens de conservation personnelle ? Ne comprend-il pas que les difficultés grandissent avec les obstacles qu’elle lui suscite ? Cette question, par exemple, des congrégations, qui semblait peu de chose au début, vient de prendre des proportions qui ne laissent pas d’inquiéter les amis de la paix publique aussi bien que les amis de la liberté. On croyait n’avoir affaire qu’à quelques ordres réguliers. On se met sur les bras tout le clergé et tout un peuple qui le suit. On pensait que cet article 7, glissé adroitement dans un projet de loi où il n’avait pas sa place, passerait sans difficulté au sénat comme à la chambre des députés. L’article a été repoussé par le sénat ; et pour ne pas rester sous le coup d’un échec, on provoque, par des mesures violentes, un conflit que le sénat a eu, il est vrai, la sagesse d’écarter, en s’en tenant à la leçon de liberté et de justice qu’il vient de donner au gouvernement. Et comme on s’aperçoit en fin de compte qu’on a fait beaucoup de bruit pour rien ou à peu près, on en est à chercher une mesure vraiment efficace contre les collèges du clergé. Ne médite-t-on pas en ce moment l’expédient inique et odieux de la fréquentation obligatoire des lycées ou collèges de l’état, au moins quant aux dernières classes, pour tous les candidats aux administrations publiques ? Mais alors comment s’y prendra-t-on pour n’appliquer ce règlement qu’aux maisons du clergé ? On est donc conduit par la politique des expédiens à la suppression totale de la liberté d’enseignement. On ne voit pas non plus qu’en épurant, ainsi qu’on le fait, toutes nos administrations, sans règle ni mesure, pour satisfaire des rancunes ou des ambitions, on arrive fatalement à une désorganisation dont le pays se ressentira et s’apercevra tôt ou tard. On n’a pas vu que cet expédient de l’amnistie partielle ne pouvait suffire au parti dont on aura de plus en plus besoin, et qu’il fallait en venir à cette amnistie plénière qu’on avait eu jusqu’ici la fortune d’ajourner. Alors, quand. le pays ne se sentira plus ni gouverné ni administré, mais exploité, quand il entendra nos jacobins radicaux réclamer les dépouilles mêmes de l’ennemi qui porte soutane, quand il verra reparaître, par l’amnistie plénière, dans ses comices, et peut-être dans ses assemblées, les noms les plus tristement célèbres de la commune, il s’irritera et s’effraiera tout à la fois de cette politique qui sème partout le désordre et la division : il finira par y mettre ordre.

Comment ? Voilà ce qui devrait faire réfléchir tous les républicains que la passion n’aveugle point. Le mal dont la France souffre en ce moment, comme la république, la France en guérira par un remède quelconque. Mais la république peut en mourir. Sera-ce d’une fièvre aiguë ou d’une fièvre lente ? Qu’importe ! Comme nous sommes de ceux qui n’ont aucun goût pour l’homéopathie politique, et que nous voulons la guérison par les contraires, non par les semblables, nous comptons que le despotisme jacobin sera vaincu par la liberté, non par une dictature césarienne. La république vivra donc ; mais elle ne vivra qu’en rentrant dans les voies de liberté, de justice, de paix sociale où- seulement elle peut trouver le salut et l’honneur. Dans la campagne qui vient de s’ouvrir sous le drapeau de la république libérale, on aura besoin d’une énergique initiative, d’une persévérante activité, d’un suprême effort pour réussir. A quoi sert de le dissimuler ? Cette campagne sera rude et laborieuse. Il y faut l’union de tous les républicains libéraux qui ne veulent du jacobinisme sous aucune de ses formes. Il y faut l’entente des conservateurs de toute origine devant le péril commun. Rien n’est possible, s’ils veulent entrer ; dans la lutte avec un autre drapeau que celui de la république. Il y faut l’organisation et la discipline qui ont fait et pourraient faire encore le succès de leurs adversaires. Il y faut enfin cette propagande vraiment populaire qui ne se borne point à des circulaires et à des discours, mais qui descend et pénètre dans les plus humbles couches du suffrage universel pour y porter le mot d’ordre vainqueur.

Quel sera ce mot d’ordre ? Il y a tout lieu d’espérer que la politique jacobine se chargera elle-même de nous le fournir. Le parti qui la pratique a excellé jusqu’ici dans l’art de choisir les mots d’ordre. Il a jeté dans les masses, aux dernières élections générales, les antithèses de république et de monarchie, de guerre et de paix, de cléricaux et de libéraux, de révolution et de contre-révolution. Il n’est pas douteux qu’il ne les mette encore en avant ; il ne manquera pas surtout d’évoquer de nouveau le vieux spectre noir. On sait à quoi s’en tenir, dans le parti, sur tous ces mots-là. On sait que ces jésuites, ces dominicains, ces prêtres de tout ordre, n’ont plus d’autre rôle, aujourd’hui, en politique, que celui de martyrs. On sait qu’ils ne se glissent plus dans les conseils des princes et des chefs de gouvernement. On sait que les familles ne les trouvent que dans leurs églises et leurs écoles et que s’ils y parlent beaucoup de Dieu, ils n’oublient pas la France. On sait que, si les élèves qui ont reçu leur enseignement sont chrétiens, ces chrétiens sont d’honnêtes gens, de bons citoyens, au besoin de vaillans soldats. On sait tout cela, et l’on n’en crie pas moins sus à l’ennemi. Sus à l’ennemi qui n’est pa£ l’étranger, — quelle langue parlons-nous donc maintenant, et où est le patriotisme des partis ? Nous n’avons pas, nous autres républicains libéraux et conservateurs, de ces mots-là à jeter au peuple ; nous ne savons lui parler que de liberté, de justice, de la paix des âmes, de l’union des cœurs dans un commun amour de la patrie. Voilà des mots d’ordre qui s’adressent aux nobles sentimens, aux vrais intérêts du pays ; s’ils ne suffisent point à l’imagination populaire, à laquelle il faut autre chose que des vérités abstraites, nous n’aurons pas besoin d’évoquer le spectre rouge contre le spectre noir. Nous n’aurons qu’à lui montrer la hideuse réalité de la commune qui a profané nos églises, démoli nos monumens, fusillé nos généraux, nos soldats et nos prêtres, incendié nos maisons. Celle-là est encore vivante dans le cœur de ceux qui reviennent de l’exil pour la glorifier. Bien des insensés sont rentrés la tête haute et tout fiers de leurs œuvres. Et comment en auraient-ils le regret quand ils voient accourir des foules pour saluer les victimes de la justice des conseils de guerre ? Nous ne crierons point au pays, comme nos jacobins : Voilà l’ennemi ! en montrant des Français. Nous dirons seulement : Voilà le danger ! il est où l’on menace, non où l’on prie. Le pays ouvrira enfin les yeux et les oreilles. Au cri jacobin : Guerre à l’église ! paix à la commune ! il répondra : Guerre à la commune ! paix à l’église ! S’il en était autrement, tout serait dit ; les vrais amis de la république n’auraient plus qu’à attendre, dans une inquiète et douloureuse résignation, les dernières leçons de l’expérience. Dieu veuille que ces leçons ne coûtent pas trop cher à notre pauvre pays ! Nous ne pouvons croire que la bienfaisante fée qui a si richement doté ce peuple, qui lui a donné l’intelligence, l’esprit, le talent, un courage porté jusqu’à l’héroïsme, ait oublié à ce point le bon sens, qui seul sait faire usage de tous ces dons.


E. VACHEROT.