Les Nouveaux Tribunaux égyptiens
On sait que depuis plus de trois siècles les rapports de la France avec les pays dits barbaresques, l’Égypte entre autres, sont régis par un ensemble de traités échelonnés entre 1535 et 1740 et connus sous le nom de capitulations. Tous les peuples européens, aussi bien que les États-Unis, en ont successivement signé de semblables ; tous y ont fait introduire la clause, considérée aujourd’hui comme principale, en vertu de laquelle les nationaux étrangers sont soustraits aux juges et aux lois des pays musulmans, pour être placés sous la juridiction tutélaire de leurs consuls. Cependant le régime des capitulations, suffisant pendant des siècles pour la protection de quelques marchands enfermés dans un quartier spécial, devenait tout à fait impropre à régler les rapports internationaux lorsque, par suite de la révolution économique survenue en Égypte sous Méhémet-Ali et ses successeurs, l’élément européen eut pris une place considérable dans la population et les intérêts du pays. La nécessité fit adopter des usages, qui vinrent tantôt suppléer au silence des traités, tantôt déroger à leurs dispositions. C’est ainsi que s’introduisit la coutume de porter devant le tribunal consulaire du défendeur, par application de la règle actor sequitur forum rei, les litiges survenus entre étrangers de nationalité différente ; c ! est ainsi que les actions civiles, puis bientôt les poursuites criminelles dirigées par un indigène contre un Européen, furent successivement soumises à la décision des consuls. Mais ces usages ne paraient que très incomplètement aux difficultés de la situation, et ne sauvegardaient ni les intérêts des Européens, ni ceux des indigènes. L’embarras n’était pas moindre dans les procès où se trouvait engagé un indigène. L’obligation de s’assurer la présence d’un drogman avait amené les indigènes à porter leurs réclamations devant le tribunal consulaire de l’étranger qu’ils poursuivaient ; mais, en cas de condamnation, comment faire exécuter la sentence contre celui-ci ? Les autorités locales ne pouvaient prêter leur concours à l’arrestation d’un délinquant ou à la saisie d’un débiteur qu’elles n’avaient pas jugé ; le consul refusait son intervention obligatoire ou la faisait indéfiniment attendre pour l’exécution d’un jugement indigène qu’il se croyait en droit de critiquer.
C’est le gouvernement égyptien qui fit entendre le plus haut et le premier les plaintes qu’un tel état de choses devait arracher à tous les intéressés. Profitant de la lassitude générale qu’engendrait cette situation, il essaya, en 1867, de réaliser un projet qu’il caressait depuis longtemps, celui de soumettre tous les étrangers à la juridiction indigène et de rétablir en Égypte le régime du droit commun européen. Nubar-Pacha, ministre du khédive, disgracié depuis lors, fit aux puissances européennes des ouvertures qui ne devaient aboutir qu’en 1875 à un règlement définitif de la question.
Ce n’est point ici le lieu de raconter en détail les phases de cette laborieuse négociation, au bout de laquelle il ne restait plus rien du projet primitivement présenté par l’Égypte à l’approbation des puissances. Jamais œuvre ne sortit plus mutilée des mains qui devaient la corriger ; jamais non plus l’inexorable logique de certaines situations ne se fit plus clairement entendre. Le khédive avait conçu le dessein de soumettre des Européens à la juridiction indigène, des chrétiens à des juges musulmans ; il a été amené, de concession en concession, à soumettre les Égyptiens à des tribunaux qui, sous quelque nom qu’on les désigne, sont de véritables tribunaux européens. En échange des garanties que l’exterritorialité assurait aux étrangers, il a fallu leur en offrir d’autres. On a dû les chercher d’abord dans la nature des lois qui seraient appliquées, ensuite dans le caractère de la procédure qui serait suivie, enfin dans le choix des magistrats, en sorte qu’après maint débat l’Égypte s’est vue poussée, par degrés, à accepter nos codes, ou du moins une législation en harmonie avec les principes de la nôtre, à adopter nos institutions et nos formes judiciaires, à recevoir enfin des mains de l’Europe les juges qui devaient siéger en majorité dans les tribunaux. Il lui reste à la vérité la satisfaction légitime et platonique de qualifier d’égyptiens les tribunaux, qui en effet reçoivent leur investiture des mains du khédive et touchent leur traitement sur sa caisse. Encore n’est-on pas arrivé à imposer silence aux plaintes et aux réclamations que les résidens ne cessaient de faire entendre. Hâtons-nous au surplus de le dire dès à présent, si l’Égypte a perdu quelque chose en apparence à cette retraite diplomatique, opérée d’ailleurs en bon ordre, depuis les premières prétentions émises par elle jusqu’à la convention signée avec la France le 10 novembre 1874, elle a beaucoup gagné au fond. Elle a introduit chez elle un élément d’ordre, de justice, de haute moralité qui lui manquait ; c’est par une heureuse rencontre des mots avec les choses que l’ensemble des mesures récemment prises s’est spontanément appelé la réforme.
En quoi consiste le nouveau système judiciaire et dans quelles limites a-t-il porté atteinte aux capitulations ? C’est ce qu’il importe de déterminer tout d’abord. À en croire le rapporteur de la loi devant l’assemblée nationale, M. Rouvier, la convention, tardivement signée avec l’Égypte par la France, la dernière venue des puissances contractantes, ne serait rien moins qu’une atteinte grave portée au régime séculaire en vigueur jusque-là, « de nature à compromettre les relations commerciales et maritimes que nos ports de la Méditerranée entretiennent depuis des siècles avec l’Égypte. » Il suffit d’un rapide examen pour se convaincre que ce langage n’est nullement justifié. En effet, il n’est rien innové en matière pénale, sauf pour les contraventions et pour une classe très restreinte de délits. En matière civile, les contestations entre étrangers de la même nationalité restent dévolues à la juridiction du consul ; les contestations entre étrangers et indigènes sont soumises aux nouveaux tribunaux par un retour au texte même des anciens traités, et la garantie du drogman est remplacée par celle de la composition même des corps judiciaires. Enfin les contestations entre étrangers de nationalités différentes sont seules l’objet d’une mesure nouvelle, qui déroge, non pas aux capitulations, restées muettes sur ce point, mais aux usages qui s’étaient établis, entre Européens, par suite de l’application de la règle actor sequitur forum rei. Encore faut-il ajouter que toutes les questions principales ou incidentes intéressant le statut personnel sont écartées et renvoyées devant les juges de la nationalité, seuls compétens. Au contraire, les procès mixtes en matière immobilière qui ressortent, d’après le droit commun, à la juridiction purement territoriale, sont ici soumis à la juridiction nouvelle. Cette innovation capitale a d’autant plus d’importance que, les étrangers pouvant depuis peu devenir propriétaires en Égypte, les nouvelles institutions se trouvent appelées à protéger le régime foncier et hypothécaire, et, par suite, les prêteurs européens. On voit qu’en résumé l’Europe n’a rien cédé de ses droits et qu’elle a simplement échangé l’insuffisance de la justice consulaire et les dangers de la juridiction indigène, dans les cas où il fallait la subir, contre les lumières, l’impartialité et l’autorité qui semblent, au premier examen, assurées à la nouvelle magistrature.
Voici en effet la composition des tribunaux dont on vient de voir la compétence. Il en est institué trois, à Alexandrie, au Caire et à Ismaïlia, qui a remplacé Zagazig. Chacun est composé de quatre étrangers et trois indigènes. Cinq juges, dont trois étrangers, doivent concourir pour prononcer chaque sentence. Le titre de président est réservé à un indigène, mais la présidence réelle des audiences avec le titre de vice-président appartient à un Européen. La cour d’appel siégeant à Alexandrie est composée de quatre membres indigènes et sept étrangers, dont huit, savoir cinq étrangers et trois indigènes, doivent siéger à chaque audience. La nomination et l’investiture des magistrats appartiennent au khédive ; mais ils ne peuvent être choisis qu’avec l’acquiescement du ministre de la justice de leur pays. Ils nomment eux-mêmes leur vice-président. Toutes sortes de précautions sont prises pour assurer l’indépendance et l’intégrité des juges. Leur traitement est fixe ; ils ne peuvent recevoir de personne ni cadeau, ni marques honorifiques ; inamovibles, ils ne dépendent pour l’avancement et la discipline que du corps judiciaire lui-même. Un personnel de greffiers, huissiers, avocats, sert d’auxiliaire à ces divers tribunaux, auxquels il est soumis pour tout ce qui concerne la discipline.
Telle est, dans ses traits principaux, l’organisation qui a été adoptée par l’Égypte, d’accord avec les puissances, pour assurer la bonne administration de la justice et garantir les droits de tous. Toutefois l’Europe n’a pas voulu rendre irrévocables des concessions qu’elle avait mesurées d’une main si économe : le système actuel ne doit rester en vigueur sans modifications que pendant cinq années, au bout desquelles il sera loisible aux puissances de réclamer le retour à l’ancien état de choses ou de proposer de nouvelles combinaisons. C’est donc une expérience qui se poursuit depuis deux ans ; il est d’un haut intérêt d’en examiner dès à présent les résultats et de reconnaître dans quelle mesure elle justifie les critiques ou les espérances dont la réforme a été l’objet.
Ce qu’espérait sans nul doute le vice-roi, ce que redoutait la population européenne, c’était l’absorption des nouveaux tribunaux dans l’administration égyptienne. Le gouvernement, sachant par une trop longue expérience ce qu’on peut obtenir des hommes avec de la ténacité et de l’argent, se flattait d’exercer une influence sans contre-poids sur la nouvelle magistrature, et de compter simplement quelques employés européens de plus à son service. Cet espoir a été déçu. Grâce au soin apporté par les diverses puissances dans le choix de leurs représentans, le nouveau corps judiciaire, auquel a été assez heureusement appliqué le nom de conseil amphictyonique, a surpris tout le monde par la manière élevée dont il a compris son rôle et la fermeté dont il a fait preuve en toute occasion[1]. Ce n’était pas une tâche facile que de mettre en mouvement toute la machine, avec son personnel inexpérimenté, ses rouages mal ajustés, sans connaître encore ni sa force d’action, ni sa force de résistance. On y parvint cependant. La cour, d’accord avec les tribunaux de première instance, s’occupa tout d’abord d’arrêter les dispositions du règlement général dont la rédaction lui avait été réservée par l’article 37 de la convention ; puis elle dressa la liste des officiers qui devaient l’aider dans sa tâche, fit la distribution des rôles entre les divers magistrats du parquet et désigna les juges chargés des fonctions spéciales de conciliateurs. Le 15 février 1876, chacun était à son poste et la justice à l’œuvre.
Le nombre des affaires devait bientôt à lui seul démontrer la nécessité de la création récente. Du 15 février au 31 octobre 1876, le tribunal d’Alexandrie jugea 1,407 affaires, dont 47 en référé, et rendit en outre 1,033 décisions sommaires. Il restait encore à son rôle 700 affaires. Le tribunal du Caire rendit dans la même période 889 jugemens ordinaires et 722 sommaires. Les chiffres d’Ismaïlia sont notablement inférieurs, 523 affaires en tout, et quiconque a erré comme nous dans les rues désertes et brûlées de cette bourgade doit se demander à quoi elle doit l’honneur de posséder un tribunal. Quant à la cour d’Alexandrie, elle avait rendu, entre le 15 février et le 1er juillet, 85 arrêts en matière ordinaire, et son rôle était très chargé. La nouvelle juridiction inspira dès le début une confiance si complète que non-seulement les étrangers s’y soumirent sans, peine pour les procès mixtes, mais que les indigènes imaginèrent toute sorte de biais pour porter devant elle leurs contestations placées hors de sa compétence. Cette affluence des affaires n’a fait que s’accroître, et l’insuffisance du personnel n’a pas tardé à devenir évidente. Le ressort du Caire, par exemple, s’étend à vingt-trois journées de marche au sud. Le plaideur, obligé de se rendre au tribunal le jour où son affaire est appelée pour la première fois, se voit forcé d’attendre son tour pendant douze ou quinze audiences, c’est-à-dire cinq ou six semaines, quelquefois plusieurs mois. On s’imagine sans peine les plaintes qu’il exhale durant tout ce temps.
Le fonctionnement régulier de la nouvelle organisation judiciaire sera facilement assuré par quelques augmentations de personnel. Mais on conçoit sans peine qu’à une pareille institution, entourée de détracteurs et d’adversaires, privée d’un contrôle supérieur et d’une impulsion hiérarchique, il ne suffit pas d’accomplir paisiblement sa tâche quotidienne, comme le fait une vieille administration maintenue et protégée par des règlemens éprouvés et la haute surveillance d’un garde des sceaux. Il fallait que l’esprit de corps remplaçât la direction qui ne peut venir d’en haut. Comment les juges européens s’entendraient-ils entre eux ? Dans quels termes sauraient-ils se mettre avec leurs collègues indigènes ? Quelle attitude prendraient-ils vis-à-vis des pouvoirs établis, du vice-roi, du corps consulaire ? Autant de questions auxquelles l’expérience seule pouvait répondre et semble avoir répondu d’une manière satisfaisante.
Dans leurs rapports entre eux, les magistrats ont apporté en général une déférence réciproque ; nos compatriotes notamment ont eu à se féliciter des égards que leur ont témoignés leurs collaborateurs étrangers, les Allemands surtout, ce qui ne surprendra pas les Français ayant longtemps résidé hors d’Europe. Une légitime considération devait entourer d’ailleurs les hommes choisis avec autant de tact que de bonheur par M. Dufaure, alors garde des sceaux. Jamais l’union ne fut plus nécessaire, car c’est à cette condition seule que la majorité appartient réellement aux Européens, non-seulement à l’audience, mais dans les assemblées générales convoquées pour statuer sur des questions de roulement, de règlemens et de discipline de la plus haute importance. Si l’on réfléchit en effet que les étrangers ont 5 voix sur 7 au tribunal et 7 voix sur 11 à la cour, on voit qu’il suffit d’une voix égarée dans un cas, et de deux dans l’autre, pour rétablir l’égalité au profit des indigènes, qui votent avec discipline. Cet inconvénient s’est manifesté notamment à propos de l’élection des vice-présidens, qui, par suite de la division des voix européennes, a été décidée par l’élément indigène et suivant les préférences du khédive. Au surplus, si des divisions intestines ont menacé d’éclater, elles n’ont jamais abouti à un véritable conflit, et la cour s’est trouvée unie dans un sentiment d’ordre et de solidarité quand elle s’est vue contrainte par les refus de service et dénis de justice d’un juge à prononcer contre lui la peine de la destitution. Cet exemple salutaire a raffermi les liens de la discipline et fortifié le corps de la magistrature européenne. Quant à la partie indigène du personnel, elle semble rester en dehors du mouvement de fusion et des tendances à l’homogénéité dont il est aisé de recueillir les heureux symptômes.
Si le régime intérieur des nouveaux tribunaux paraît aussi satisfaisant qu’on pouvait raisonnablement l’attendre d’une institution aussi jeune, placée dans des conditions aussi inusitées, leur marche ne rencontre-t-elle pas des obstacles extérieurs ? Les habitudes invétérées léguées par le passé, les résistances des pouvoirs dépossédés, l’antagonisme des mœurs locales avec les procédés juridiques brusquement importés sur la terre des pharaons, ne sont-ils pas autant de pierres d’achoppement ? C’est avec les consulats que se sont produits les premiers conflits. On a vu que les procès entre étrangers de même nationalité sont restés soumis à la juridiction consulaire ; tel est le cas notamment pour la déclaration de faillite provoquée par un Français par exemple contre un négociant français. Mais dans cette faillite peuvent être et sont presque toujours intéressés des étrangers d’autres nations qui saisissent de leur poursuite les tribunaux mixtes. Qui doit dès lors statuer sur les questions complexes qui naissent de l’état de faillite ? Entre quelles mains doivent être mis les livres et l’actif ? A qui doit être dévolue en dernière analyse la direction délicate des opérations de la faillite ? C’est là un point que les règlemens n’ont ni prévu ni tranché.
Une autre source de conflits avec le pouvoir consulaire, c’est la question de compétence en ce qui concerne les agens consulaires. Le paragraphe 7 de la convention a exclu de la juridiction mixte les agens diplomatiques, les consuls et vice-consuls, ainsi que leurs familles et les fonctionnaires qui dépendent d’eux. L’exception doit-elle être étendue, par voie d’analogie, aux agens consulaires, qui sont pour la plupart des commerçans munis de l’exequatur, mais sans caractère diplomatique, ou doit-elle être restreinte et l’énumération du paragraphe 7 considérée comme limitative ? La jurisprudence de la cour d’Alexandrie s’est arrêtée au premier système, tandis que celle des consuls généraux et de notre ministère des affaires étrangères s’est formellement prononcée pour le second. Ici encore il faudrait recourir à une intervention supérieure pour trancher le nœud gordien.
Il est un autre conflit moins irritant, mais plus sérieux, concernant les questions de statut personnel. Actuellement ces questions ne peuvent être tranchées que par le tribunal consulaire de l’étranger qu’elles concernent, ou par le tribunal indigène pour les Égyptiens. On ne pouvait demander en effet à des Occidentaux de consacrer même implicitement par leurs sentences les lois, barbares au sens européen, qui régissent la famille musulmane ; on n’a pas osé non plus remettre à une juridiction cosmopolite l’application des lois nationales de chaque individu, qui seules doivent être consultées en pareil cas. Il s’ensuit que toutes les questions préjudicielles relatives aux naissances, mariages, décès, à la filiation, à l’émancipation, aux droits des époux, aux successions, donations, testamens, doivent être renvoyées, soit devant la chambre indigène, soit devant le consul, sauf appel à la cour d’Aix et pourvoi en cassation, tandis que la solution du litige reste en suspens. C’est un embarras qui n’est pas d’ailleurs inconnu de nos juridictions et auquel on ne pourra jamais obvier complètement.
Des difficultés plus graves et qu’on ne supprimera pas d’un coup de plume se présentent dans l’application du code de procédure récemment promulgué aux habitans de l’immobile Égypte, à ces fellahs chez lesquels nous avons pu remarquer, après tant d’autres, une identité de type avec les statues de l’ancien empire. Tant qu’il est en présence du tribunal, l’Égyptien se tait et se soumet ; il se contente de mentir effrontément devant les infidèles chargés de le juger. Mais quand l’huissier arrive pour opérer sa saisie au domicile du débiteur, la scène change. Si rapide que soit aujourd’hui la transformation des mœurs, au contact de l’Europe armée de toutes ses tentations, et bien que le fanatisme cède plus vite devant le commerce, le goût des produits exotiques et l’amour des gros profits, en un mot devant la croisade des intérêts, que devant l’artillerie et les guerres saintes, il reste encore des retraites inviolables où n’a pu être forcée la conscience musulmane. Le harem est toujours l’asile sacré, impénétrable pour tout autre que le maître. Or on sait que beaucoup d’Orientaux n’ont pas d’autre luxe et concentrent sur l’appartement des femmes toute leur prodigalité. Fussent-ils plus économes, le harem pourrait encore leur servir de cachette, s’il était fermé aux officiers de justice. Si l’on y pénètre quand même, il faut s’attendre à une résistance désespérée ; si on le respecte, que devient le gage des créanciers ?
Cette résistance s’explique d’autant plus facilement que l’origine même des créances est parfois médiocrement honorable. Pour suffire aux exigences souvent arbitraires et toujours brutales des collecteurs d’impôts, appuyées par la courbache, les malheureux paysans ont recours à des prêteurs européens, rarement très scrupuleux, qui les exploitent et dont les saisies, quelque régulières qu’elles puissent être en la forme, ressemblent fort à des extorsions. L’huissier a donc grande chance d’être mal reçu quand il vient verbaliser ; le président de la cour et le parquet font tous leurs efforts pour inculquer à ces humbles fonctionnaires une mansuétude et une modération dont les exécutions administratives de la régie égyptienne ne leur fournissent guère le modèle. Le ministre du khédive a, de son côté, adressé des instructions aux moudirs (préfets) pour qu’ils fassent accompagner l’officier ministériel par un ou plusieurs soldats ; ce fonctionnaire doit également leur délivrer un ordre écrit pour le cheik-el-beled (chef de village) enjoignant à celui-ci de prêter son assistance à l’huissier. Il est arrivé cependant qu’un huissier, après s’être vu refuser l’appui du cheik-el-beled, a été poursuivi à coups de pierres par la population, blessé, accablé d’outrages et n’a échappé au massacre que par la promptitude de sa fuite. Le parquet a dû sévir, et plusieurs condamnations, dont une à un an de prison, sont intervenues contre les auteurs de cette rébellion, tandis qu’on renouvelait aux huissiers l’ordre d’atténuer autant que possible la rigueur des poursuites par la discrétion de leurs procédés. Quoi qu’il en soit, l’exécution des sentences souffre toujours de grandes difficultés et de longs retards.
Mais de tous les débiteurs le plus récalcitrant et de tous les insolvables le plus obstiné, c’est sans contredit le vice-roi lui-même. Après avoir cherché dans la nouvelle organisation un expédient pour se soustraire à ses obligations, il a vu ses calculs déjoués par l’attitude ferme et résolue de la magistrature nouvelle. Il faut, pour expliquer cette phase critique de son existence, retracer en peu de mots la situation financière du vice-roi.
On sait qu’en dehors de la fortune publique de l’Égypte, aujourd’hui si obérée, le khédive est personnellement possesseur d’immenses domaines et peut-être de trésors considérables, constituant sous le nom de daïra une sorte de dotation. Profitant du crédit que lui assurait ce patrimoine, il a contracté sur ce gage un premier emprunt de 6 millions de livres sterling, puis des engagemens par lettres de change s’élevant à plusieurs millions sterling ; de plus il a émis des bons daïra-mallieh, c’est-à-dire tirés par l’administration de la daïra sur celle des finances égyptiennes. Enfin il a une dette flottante d’environ 100 millions de francs envers des employés, cochers, jardiniers, colonels, généraux, ministres et fournisseurs. Ces derniers sont les plus nombreux, car c’est un client universel que le khédive ; exploitant tout par lui-même, il a besoin de charbon, de fer, de bois, de mécaniques, d’instrumens. N’est-il pas à la fois négociant, industriel, banquier ? Sans qu’il soit besoin d’entrer dans le détail, on conçoit que sous une gestion sans expérience et sans contrôle, tantôt les obligations prises par le gouvernement sont garanties par la daïra ou domaine de la couronne, tantôt c’est l’inverse qui a lieu, sans que le khédive ni le gouvernement aient jamais établi très exactement leur bilan respectif.
Le crédit du vice-roi commençait à être fort discuté, comme celui de son gouvernement, quand fut inaugurée la réforme. Les créanciers, porteurs de bons de la daïra, ne manquèrent pas de se présenter devant les tribunaux mixtes, qui, débutant par un acte de vigueur, rendirent contre le khédive des jugemens exécutoires. On s’aperçut qu’il y avait désormais en Égypte un obstacle à l’omnipotence. Mais qu’allaient faire les créanciers munis de jugemens ? Les poursuites n’eurent pas lieu tout d’abord. Le vice-roi venait de soumettre sa situation à l’Europe, qui lui envoyait une commission pour examiner l’état de ses affaires. A la suite de ses opérations, résumées dans le fameux rapport Cave, paraissaient les décrets de réforme financière de mai 1876, portant unification de la dette égyptienne et séparant les dettes de la daïra de celles de l’état. Pour mieux marquer la rupture avec les anciens erremens, Ismaïl-Pacha faisait saisir à l’improviste par des sbires son ministre des finances, qui, jeté dans une voiture et emmené au fond de l’Égypte, fut confiné à Dongola.
Toutefois ces mesures radicales, mais tardives, n’amélioraient en rien la position des créanciers directs du khédive, qui, perdant patience, entamèrent des poursuites et tentèrent des saisies-exécutions sur les biens de la daïra. Ces saisies, quoique absolument légales, rencontrèrent une très vive résistance de la part de l’administration khédiviale, qui refusa, de prêter contre elle-même le concours des officiers publics. La magistrature de la réforme, chargée de veiller à l’exécution de ses arrêts, s’inquiéta, et dans une assemblée générale du tribunal on alla même jusqu’à mettre en délibération une protestation collective qui devait être adressée aux gouvernemens européens, et l’on songea un instant, en présence de la violation des lois, à suspendre le cours de la justice. Toutefois une opinion plus modérée prévalut, et l’on s’arrêta à une conduite plus circonspecte. De son côté, le gouvernement laissa espérer un instant une conduite plus correcte, il cessa de refuser aux huissiers l’assistance de la force publique et se contenta de faire opposition aux jugemens rendus par défaut. Cependant un créancier plus tenace ayant persisté à saisir, en vertu d’une sentence exécutoire par provision et nonobstant opposition, l’administrateur de la daïra, dans les bureaux duquel il s’était transporté, lui répondit que les biens sur lesquels il allait mettre la main appartenaient non pas au khédive, mais à l’un de ses fils.
Il n’est que trop vrai, en effet : tandis que le passif de la daïra s’accroissait chaque jour, son actif diminuait avec la même rapidité. Le domaine désigné sous le nom de daïra Samieb, qui appartenait primitivement au khédive, a subi une foule de démembremens au profit de ses parens et de ses favoris. On compte, sous les titres de daïra Valideh, daïra Tewfik-Pacha, daïra Hussein-Pacha, etc., autant d’apanages provisoires dont les revenus profitent à des princes. Splendide libéralité sans doute, mais que les intéressés admireraient davantage si elle n’avait pour résultat de diminuer injustement leur gage, ou plutôt de le mettre à l’abri de leurs poursuites, sous le masque de prête-noms, et au moyen de viremens qui ne trompent que les aveugles systématiques.
Entre les créanciers armés de leurs droits et le khédive retranché derrière ses exceptions de propriété, quelle pouvait être la conduite des tribunaux ? Sans doute les réclamations des porteurs de bons étaient toujours admissibles, et l’on ne pouvait leur refuser justice sous le prétexte des embarras de leur débiteur, d’autre part ce n’est pas l’aider à sortir de peine que de le laisser harceler par chacun de ses créanciers séparément. On imagina un remède à cette situation ; il s’offrait de lui-même dans la loi commerciale de tous les pays, qui déclare inviolable et met à l’abri des poursuites individuelles le débiteur en faillite. Que le khédive fût traité comme un failli, et dès lors il cessait d’être en butte aux tracasseries ; une commission européenne jouant le rôle d’un syndic (elle existait déjà) s’emparait de l’administration de ses biens et payait les prêteurs, fournisseurs et employés, au prorata de leurs créances. Malheureusement on n’avait pas oublié dans les codes égyptiens la distinction qui existe dans les nôtres entre le débiteur commerçant, qui peut être mis en faillite, et le débiteur civil, qui reste toujours soumis aux poursuites séparées. Le khédive n’étant pas un commerçant, il fallait une modification à la loi pour lui en accorder les avantages. La cour d’Alexandrie estima qu’il ne lui appartenait pas de changer la loi. Il fallait pour cela l’intervention des puissances. Un appel leur fut adressé en novembre 1876. Mais la réponse fut négative, la modification fut refusée, et l’on restait dans la même impasse ; ou plutôt l’Europe faisait assez entendre au khédive qu’elle le croyait en mesure de s’acquitter et l’engageait à le faire.
Dès lors l’opposition du vice-roi au corps judiciaire européen, de sourde qu’elle était, devint éclatante et prit un caractère manifeste d’hostilité. Furieux de son échec, il déclara que les magistrats devaient suivre les vicissitudes des fonctionnaires égyptiens, c’est-à-dire subir un retard dans le paiement de leurs traitemens, et, tout en soldant les menues dépenses mensuelles du service, il refusa de payer les appointemens. Les tribunaux, pour déjouer cette manœuvre et subvenir à leurs émolumens sans avoir recours au vice-roi, ont établi un nouveau tarif triplant les frais de procédure auquel ils ont donné un effet rétroactif quant aux causes déjà inscrites au rôle. C’est là une extrémité fâcheuse. L’exagération des frais, propre à décourager les plaideurs au moment où ils rencontrent déjà tant d’obstacles sur le chemin de la justice, n’est bonne qu’à déconsidérer la juridiction mixte.
Ce qui exaspère le plus les créanciers d’Ismaïl-Pacha, c’est la certitude que leur débiteur jouit d’une colossale fortune, qu’il travaille à leur soustraire sans scrupules. Sans parler des immenses territoires de la daïra Samieh, des récoltes abondantes de coton et de canne à sucre, que les Européens ruinés par leur emprunteur demandent à mettre eux-mêmes en valeur, il est hors de doute que la fortune privée du vice-roi est considérable et qu’il a su dissimuler une grande partie de son actif à ses créanciers. Avec quoi, sans cela, ses fils se proposeraient-ils de racheter les chemins de fer de l’Égypte au prix de 250 millions ? Avec quelles ressources Ismaïl-Pacha ferait-il face aux charges de la guerre d’Orient, dont il a pris une large part ? Comment subviendrait-il aux dépenses de la funeste expédition contre l’Abyssinie qui s’élèvent à 6 ou 7 millions par mois ? Comment enfin aurait-il abandonné ses terrains et sa liste civile en gage à ses créanciers, s’il n’avait mis de côté une fortune immense, si la daïra n’avait drainé depuis de longues années les richesses de l’état, habitué à passer après elle, si le plus clair des produits de l’emprunt étranger n’avait afflué dans ses caisses ? Il est certain qu’en détournant ainsi les revenus de.l’Égypte la daïra a assumé la responsabilité de la dette intérieure dans une proportion d’ailleurs assez difficile à fixer. Cependant on vit d’expédiens, on met la banqueroute à l’ordre du jour ; il n’est subterfuge qu’on n’emploie pour se soustraire à des engagemens solennels ; il n’est pas jusqu’au Nil qu’on n’accuse de manquer à ses promesses et dont on ne s’autorise pour laisser protester des traites qui certes avaient, dans la pensée des contractans, d’autres garanties que les limons du fleuve. Les créanciers embusqués, la saisie au poing, guettent à la douane les entrées qui viennent au nom du vice-roi ; mais il n’a garde de recevoir aujourd’hui les arrivages d’Europe en son nom, sachant avec quelle peine il les dégagerait des mains des garnisaires.
On voit par là qu’en somme l’établissement des tribunaux de la réforme a changé le terrain sur lequel se meuvent les porteurs de titres souscrits par la daïra. Autrefois ils ne pouvaient agir que par l’intervention diplomatique ; mais leurs réclamations, présentées par les consuls généraux, quand elles avaient la chance d’être en outre appuyées par de hautes influences, exposées directement au khédive par les intéressés, finissaient, après bien des retards, par être écoutées. Aujourd’hui ils ont du moins la satisfaction de faire délivrer contre leur débiteur des jugemens exécutoires, de le traquer jusque dans ses derniers retranchemens, et si sa mauvaise volonté annule quelquefois leurs efforts, elle ne réussit pas toujours à les déjouer.
Les détails qui précèdent étaient nécessaires pour expliquer le rôle considérable auquel a été appelée au lendemain de son établissement la magistrature européenne de l’Égypte. Il ne lui suffisait pas, comme à un tribunal ordinaire, de rendre des sentences en toute indépendance d’esprit. Elle était en outre investie du droit et chargée du devoir d’en procurer l’exécution. En se heurtant à un souverain contumax, elle s’est trouvée jetée dans un conflit politique au milieu duquel son attitude a été correcte et mesurée. Si elle a été impuissante contre le khédive, il a été impuissant contre elle, et l’événement a montré non les vices de l’institution, mais ceux du régime arbitraire qu’elle est appelée à tempérer. Elle a suffi à sa tâche et s’est servie sans faiblesse des armes dont elle était pourvue. Elle ne pouvait aller au-delà sans compromettre son caractère. Cette épreuve, loin de l’affaiblir, a démontré sa solidité, l’esprit de corps s’est rapidement développé grâce à la solidarité des périls communs et des résistances collectives. Si le khédive a perdu sa cause, la magistrature de la réforme a gagné la sienne. L’expérience que nous annoncions au début de cette esquisse est faite et semble probante.
Sans doute il reste quelques mesures utiles et même urgentes à prendre pour assurer à l’Égypte et à l’Europe tous les bienfaits que la réforme judiciaire est à même de procurer. Il faudrait notamment étendre à tout le pays et à tous les sujets d’Ismaïl-Pacha le bénéfice tout au moins facultatif de la juridiction qui remplace les cadis, augmenter le haut personnel, épurer celui des auxiliaires subalternes, réviser les règlemens. Mais, sauf ces améliorations faciles à introduire, le système actuel mérite de rester en vigueur. En inaugurant sur le sol égyptien le respect du droit, l’indépendance de la conscience, la sécurité des plaideurs, la publicité de la justice, celle du régime hypothécaire, en bannissant du prétoire la fraude et l’arbitraire, l’institution nouvelle a donné la mesure de sa valeur, et offert au khédive un exemple dont cet habile politique saura profiter.
GEORGE BOUSQUET.
- ↑ Le personnel se compose en tout de 29 étrangers et 18 indigènes. La Belgique, l’Autriche, la France, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, la Hollande sont représentées chacune par trois membres ; l’Amérique, la Russie, la Suède, la Grèce par deux, le Danemark par un seul. Les trois magistrats français sont MM. Letourneux, vice-président adjoint de la cour d’appel, M. Herbout, juge au tribunal du Caire, M. Alfred Vacher, avocat-général à la cour d’appel.