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Les Nouveaux romanciers américains/03

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Les Nouveaux romanciers américains
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 402-439).
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LES
NOUVEAUX ROMANCIERS
AMERICAINS

III.[1]
GEORGE W. CABLE.

S’il est une qualité qui, parmi toutes celles que l’on exige de l’artiste, se fasse de plus en plus rare et qui soit cependant par-dessus toutes les autres enviée, revendiquée, poursuivie à travers des audaces injustifiables et tout le dérèglement dont est capable l’imagination aux abois, c’est assurément la nouveauté. Certains romanciers l’ont cherchée, à l’encontre du bon goût, loin de la source où ont toujours puisé, épuiseront jusqu’à la fin les véritables créateurs : l’étude de la nature et de l’homme dans ce qu’elle a de noble et de grand, la peinture fidèle des passions et des sentimens du cœur, l’observation pénétrante du monde et des caractères multiples qu’il produit. Nous ne nous occuperons pas de ceux-là. Pour avoir esquivé trop aisément le péril de l’imitation, ils ont été se briser contre un autre écueil bien plus dangereux, celui où conduit la recherche puérile et choquante de l’excentricité’ à outrance. Mais, sans se proposer ce but misérable d’étonner coûte que coûte, quelques écrivains, en petit nombre il est vrai, doivent au seul fait d’être nés sur un sol encore vierge, dont les mœurs et les aspects n’avaient pas encore trouvé leur peintre, le bonheur de pouvoir offrir à notre appétit blasé des fruits vraiment nouveaux. Tels, en Europe, Tourguénef et Sacher-Masoch ; tels, en Amérique, Bret Harte et George Cable. Ce dernier est assurément de tous les romanciers qu’aient produits les États-Unis celui que l’on connaît le mains de ce côté de l’Atlantique, et cependant, sous le rapport de l’originalité, il est supérieur à tous ses émules, l’auteur des Récits californiens excepté.

En effet, le talent correct et raffiné d’un Aldrich ou d’un Henry James se rattache très étroitement à la pure littérature anglaise ; Howells, bien qu’il note volontiers les provincialismes de langage, les habitudes locales du Canada et de la Nouvelle-Angleterre, finit toujours par ramener son héros voyageur dans quelque grand centre civilisé qui ressemble plus ou moins à Paris ou à Londres. Ces trois romanciers en renom ne s’inspirent d’ailleurs que de la vie contemporaine. Cable, au contraire, s’est voué à rendre, non pas seulement les curiosités d’un jargon à part, la physionomie bien tranchée de figures inconnues, mais encore le caractère très particulier d’une certaine période qui, si peu éloignée de nous qu’elle puisse être, offre dans un pays où tout marche à la vapeur l’intérêt de temps quasi fabuleux. De même Hawthorne, dans le Nord, évoqua l’âme de ses ancêtres, les vieux puritains, qui allumèrent des bûchers et brandirent le fouet de la persécution sur ce sol où devait un jour fleurir la plus libérale des démocraties. Les créoles de Cable sont l’antithèse de ces saints farouches ; ils ont, avec nous autres Français, de secrètes affinités qui nous les rendent tout à coup sympathiques. Nous nous sentons, en face de nos frères exilés, un peu gâtés par les mœurs coloniales, frottés de morgue espagnole, attardés dans l’ornière des préjugés et de l’ignorance, mais toujours prêts cependant aux choses héroïques, passionnément attachés surtout à la mère patrie, quelque cruelle et ingrate qu’elle se soit montrée envers eux. Napoléon avait vendu ce paradis transatlantique aux États-Unis sans se soucier de l’offense infligée aux fils des vieux colons français qui formaient la majeure partie de la population et dont sa politique implacable disposait comme d’un troupeau d’esclaves. C’est le désespoir de cette société si vaillante et si fière, dévouée quand même à qui la reniait, et que l’on voit encore, après quatre-vingts ans, garder le même esprit de fidélité à ses origines, qui a inspiré au romancier les plus belles pages des Grandissime, un ouvrage trop long, trop diffus, trop hérissé de patois et de jargon pour qu’on puisse jamais avoir l’idée de le traduire en entier, mais duquel nous chercherons à détacher dans une brève analyse certains portraits remarquables par un charme singulier de vie intense et de sincérité.


I

L’histoire des Grandissime commence au moment même où la Louisiane est devenue américaine. Personne encore ne veut croire à l’événement, et moins que personne le vieil Agricola Fusilier, car comment admettrait-il qu’un traité dans lequel aucune mention n’est faite de la grande famille des Fusilier de Grandissime puisse compter pour quelque chose ? Non, ce prétendu traité n’a pas de valeur et n’aura point de suites. Il suffit de tenir ferme contre l’invasion des Yankees en répondant par le mépris à leur insolence, en opposant au débordement des denrées britanniques l’indigo, le café, le riz, les vins de France, tout ce qui a fait si longtemps la prospérité du commerce dans les rues Royale, de Toulouse, Saint-Louis et Conti. La traite des noirs, le commerce d’importation non surveillé, la liberté de nommer leurs gouvernans, tels sont les droits des créoles ; ils seront soutenus jusqu’à la mort par le plus obstiné de tous, Agricola, un vigoureux vieillard, fort comme un chêne, dont les cheveux gris frisent aussi drus que les petites boucles semées sur le front d’un taureau et que sa belle prestance recommande encore à l’admiration des dames.

Ses révoltes, ses colères, ne l’empêchent pas d’assister au bal masqué du théâtre Saint-Philippe par lequel s’ouvre gaîment le premier chapitre. Nous le voyons passer majestueux et superbe au milieu des interpellations en créole : — Comment to yè, citoyen Agricola ? — Et à une reine sauvage audacieuse qui lui crie : — Mo piti fils, to pas connais to zancestres ? il répond avec orgueil par un exposé de sa généalogie : ne sort-il pas de la reine de Tchoupitoulas et d’un brillant officier de dragons sous Bienville, Epaminondas Fusilier ? C’est même cette origine qui fera tout l’intérêt du roman, car elle contrariera les amours du neveu d’Agricola, le bel Honoré Grandissime, et de la délicieuse veuve Aurore Nancanou, née de Grapion. Nous nous trouvons en face d’une haine de famille qui rappelle celle des Montaigu et des Capulet ; comme Roméo et Juliette, la reine sauvage, Aurore, et Honoré, le dragon d’Iberville en casque doré, se rencontrent dans un bal et deviennent amoureux sans se connaître. Aurore a levé son masque l’espace d’une seconde, assez cependant pour que la magie de deux grands yeux noirs ait produit son effet, car elle est divinement belle cette petite veuve, quoiqu’elle ait une fille en âge d’être mariée. C’est une grande erreur de croire que les créoles se fanent plus vite que les Européennes. Très souvent, leurs charmes, épanouis de bonne heure, défient néanmoins les atteintes du temps. Aurore de Grapion est une de ces privilégiées.

Que si le lecteur nous demande maintenant le motif de la haine séculaire qui divise les Grapion et les Grandissime, nous lui apprendrons qu’en 1699, deux jeunes aventuriers français s’étaient égarés, le fusil sur l’épaule, dans des solitudes inexplorées où régnait, vêtue de plumes éclatantes et ceinte de peaux de serpens, une certaine Lufki-Humma, autrement dite Terre-Rouge, grande chasseresse elle-même. La reine vierge, la Diane de Tchou-pitoulas errant sous les magnoliers, son arc à la main, rencontra Épaminondas Fusilier et Zéphyr Grandissime, qui mouraient de faim au milieu des bois, après avoir vainement cherché un chemin qui pût les ramener vers le Mississipi. Elle les fit prisonniers, mais comme Calypso retint Ulysse, avec des intentions bienveillantes, et quand, à quelques jours de là, ils réussirent à rejoindre les canots de la flotte de M. d’Iberville, leur chef, elle les suivit, préférant à la royauté le bonheur d’appartenir au beau Fusilier. Toutefois, celui-ci ne resta pas son maître et son époux sans quelques combats. Elle lui fut disputée par l’impétueux Démosthène de Grapion, qui comptait aussi parmi cette troupe d’explorateurs. On jeta les dés pour régler le différend, Épaminondas fut vainqueur, et son rival se consola bientôt en choisissant une épouse dans le premier chargement que la police expédia de France. Ainsi s’arrangeaient les mariages à cette époque. Quelquefois aussi on épousait une fille à la cassette, une orpheline de bonne maison huguenote, par exemple, que le roi avait dotée, puis envoyée au loin faire souche d’honnêtes gens. Zéphyr Grandissime, pour sa part, épousa certaine veuve bien née, qu’une lettre de cachet amenait aux colonies. Leurs descendans se multiplièrent avec une énergie incroyable, tandis que, chez les de Grapion, au contraire, les fils uniques se succédaient languissamment comme à la file indienne et, presque tous, mouraient jeunes : il y avait pour cela plusieurs bonnes raisons ; c’étaient de rudes batailleurs, de terribles duellistes, des viveurs sans frein. Le dernier de la branche directe n’eut qu’une fille, mariée très jeune à un planteur d’indigo du nom de Nancanou, dont l’habitation se trouvait située sur la Fausse Rivière.

Mais à peine sa charmante Aurore avait-elle eu le temps de lui donner une fille que Nancanou fut appelé à la Nouvelle-Orléans pour affaires. Il se lia intimement dans cette ville avec Agricola Fusilier : les deux amis burent ensemble, fréquentèrent ensemble les bals de quarteronnes, jouèrent surtout du soir au matin. Une nuit, au club, le planteur perdit contre son inséparable tout l’argent qu’il avait apporté. S’obstinant, il fit ce qui a été fait maintes fois par ces joueurs enragés des colonies : il inscrivit sur un chiffon de papier jusqu’au dernier arpent de sol, jusqu’au dernier esclave qu’il possédait et jeta cet enjeu sur la table. Agricola refusa de jouer.

— Vous jouerez ! lui dit Nancanou. Et, quand il eut gagné de nouveau.

— Monsieur Fusilier, vous avez triché, entendez-vous ?

Or un créole peut jouer jusqu’au pain de ses enfans, mais il ne triche jamais. Une pareille injure devait être lavée dans le sang. Nancanou fit remettre à son adversaire un titre auquel ne manquait que la signature de sa femme, puis il se battit… et tomba au premier feu. Que fit Agricola ? Quelque chose de bien créole encore ; il écrivit à la veuve qu’il lui en coûterait de la priver de ses biens, mais qu’il les prendrait cependant, afin que son honneur fût sauf, si elle refusait d’écrire qu’elle ne le soupçonnait pas d’avoir triché. La jeune femme répondit avec dédain qu’elle ne se souciait point d’approfondir le cas, qu’il lui semblait plus simple de se retirer devant M. Fusilier de Grandissime en le laissant libre de disposer d’un héritage qu’elle ne revendiquait nullement, ayant l’intention d’aller vivre désormais chez son père.

Et, en effet, avec l’orgueil apathique et invincible de sa race, elle agit jusqu’au bout comme elle l’avait dit, et vécut tristement aux Cannes-Brûlées, une terre que les Grapion tenaient du fameux gouverneur de Vaudreuil, le grand marquis, comme on le nommait, qui, sous Louis XV, éblouit la Louisiane par son faste, ses folies magnifiques et sa facilité à répandre l’argent sous forme d’un papier-monnaie, qui, pour la multitude, avait à peu près la valeur de feuilles de chênes. Son père étant mort, la jeune veuve fut privée encore de ce dernier asile ; les propriétés de M. de Grapion étaient surchargées d’hypothèques ; il s’était acharné à la culture de l’indigo parce que cet indigo son père l’avait planté d’année en année, il avait perdu de l’argent Le résultat de son obstination fut que sa fille et sa petite-fille restèrent sans ressources et qu’elles se virent réduites avenir cacher leur pauvreté dans un coin de la Nouvelle-Orléans, où elles ne connaissaient personne, ayant toujours habité de lointaines plantations.

Mais cette haine entre Grandissime et Grapion, elle ne s’explique pas, direz-vous, par le fait qu’Épaminondas Fusilier avait jadis ravi une reine indienne à l’arbre généalogique des Grapion, ni même par cet autre fait plus récent qu’Agricola avait tué le mari d’Aurore après lui avoir gagné au jeu tout ce qu’il possédait ? Peut-être avons-nous négligé de dire que de nombreuses alliances étaient venues de bonne heure entrelacer inséparablement les branches sorties de ces troncs robustes, Zéphyr Grandissime et le premier Fusilier. En Louisiane, les parentés ont un grand poids, elles créent des liens puissans. « Dans une volée de Grandissime, on comptait toujours quelques Fusilier, des oiseaux à l’œil ardent, au bec solide, noirs et munis de lourds éperons, qui, s’ils ne chantaient guère, avaient du moins le plus riche plumage et savaient mordre, frapper, se tenir prêts à fondre la crête en l’air sur les étrangers, les envahisseurs, les ennemis de la Louisiane et de la France. »

Il serait impossible, sans une grande attention, de se retrouver au milieu des innombrables Grandissime : le doyen de la famille, Alcibiade, un monument antique du temps du grand marquis et des guerres de Galvez ; Agamemnon, le colonel, qui représente la gloire militaire de sa maison ; Achille et Théophile, de jeunes élégans, dont la conversation se réduit à ceci : « Le Yankee est un animal inférieur ; — accepter un emploi sous le gouvernement des Yankees serait indigne ; — et cependant il ne faudrait pas laisser les Yankees envahir les emplois : — quand la France sera rentrée en possession de la colonie, elle se rappellera certainement ceux qui ont été fidèles et les récompensera. » Mais si la Louisiane ne redevient pas française ? .. Chut ! voilà une supposition que l’oncle Agricola ne veut pas admettre l Il y a aussi Valentin Grandissime, une brute taciturne, un colosse de haute mine, qui passe pour ne pas savoir lire, et Sylvestre, le duelliste, et Raoul, l’artiste de la famille, qui, faute d’occasion meilleure de l’exposer, met en vente dans la vitrine du pharmacien le chef-d’œuvre de son pinceau : la Louisiane refusant d’entrer dans l’Union, allégorie confuse, barbouillée comme ne peut barbouiller qu’un créole, l’être le plus étranger à la peinture qui soit au mondes si la musique, en revanche, est souvent chez lui un don naturel. Nous nous fraierons de notre mieux un chemin au milieu de cette foule pressée de figures toutes originales, mais évidemment secondaires, pour arriver au chef, au cacique de la famille, au seul Grandissime qui importe véritablement, Honoré, le Montaigu amoureux d’Aurore de Grapion-Capulet. Ce qui rend sa situation à l’égard de celle-ci étrangement délicate, c’est qu’il est, contre son gré, détenteur de la fameuse plantation gagnée au jeu, son oncle ayant fait passer sur sa tête, dans un partage, ce bien mal acquis. Il est déchiré entre le désir violent de le rendre à la belle veuve pour faire cesser sa pauvreté, quitte à se ruiner lui-même, et le sentiment de solidarité si fort dans les familles créoles. Cette restitution ne serait-elle pas un blâme formel jeté à l’oncle Agricola ? Longtemps Honoré balance, et, quand il prend le parti décisif de se dépouiller coûte que coûte pour Aurore, ce n’est point entraîné par l’amour, c’est parce que la justice parle chez lui plus haut que tout le reste.

Honoré Grandissime représente à la Nouvelle-Orléans le type par excellence du vrai gentilhomme, quoiqu’il ait une fois déjà désolé sa famille en choisissant une carrière commerciale où d’ailleurs il prospère. Il a été élevé en France et en a rapporté des idées libérales qui, peu à peu, se sont affaiblies au contact des préjugés créoles. Ainsi tout humain, tout généreux qu’il soit, nul n’est plus éloigné que lui des sentimentalités de certains négrophiles ; mais il se montre en plein soleil, chevauchant côte à côte avec le gouverneur Claiborne, ce qui le fait chansonner. Les noirs accompagnent leur calinda, cette bacchanale africaine, du couplet suivant :

Miché Honoré, allé ! h…allé !
Trouvé to zamis parmi les yankis.
Dancé calinda, bou-joum ! bou-joum !
Dancé calinda, bou-joum ! bou-joum !


L’apostasie d’Honoré ne va pas jusqu’à accepter les places que lui offre le nouveau gouvernement ; il est pour cela trop occupé ; il se vante de n’être qu’un marchand, mais il donne volontiers en haut lieu et dans l’intérêt général, des conseils de discrète politique où marchent d’accord la finesse et la loyauté. Cependant serrer la main d’un Yankee et être amoureux d’une Grapion, c’en est trop pour la bonne renommée d’un Grandissime. Il est vrai que généralement on ignore au moins un de ces crimes : la passion insensée qu’il a conçue pour Aurore et qui ne trouve aucune occasion de se manifester. La veuve vit enfermée chez elle avec sa fille, son égale en beauté, que tout le monde prend pour sa sœur. A peine entre-bâille-t-elle les jalousies de son petit logement de la rue Bienville, où règnent l’ordre le plus parfait et même des débris d’élégance toute française. Pour vivre, les deux femmes brodent en cachette et donnent des leçons de guitare. Leur tendresse mutuelle les console de bien des privations. Du reste avec un peu de riz et de café, une créole ne se trouve pas à plaindre, et il suffit que celles-ci se regardent dans la glace pour voir que, sous leurs modestes atours, elles sont délicieuses, ce qui maintient toujours en belle humeur les femmes les plus exigeantes. Mais il y a le loyer à payer ; en vain, Aurore (cette créature si distinguée, vraiment exquise, a toutes les superstitions) frotte-t-elle le seuil de sa porte avec du basilic pour y amener l’argent. Une fois, elle a retrouvé pleine une bourse qu’elle avait perdue vide, et, loin de croire à l’intervention d’une main généreuse, elle n’en devient que plus assidue chez Palmyre la philosophe, une quarteronne dont les opérations cabalistiques ont certainement amené ce miracle. Palmyre fait brûler de la cire de myrte dans du sirop ; elle évoque à son gré le démon des bonnes fortunes, Miche[2] Assonquer, Agoussou, le démon de l’amour, Danny, le démon de la discorde, et papa Lébat, le diable en général ; elle connaît certain mélange de poils de chien et de chat, hachés avec du poivre, infaillible pour ensorceler les gens. Le rôle important qu’elle joue dans toute l’histoire nous oblige à traduire in extenso, pour la faire mieux connaître, l’émouvant chapitre des aventures de Bras-Coupé, si étroitement liées aux siennes. C’est une des perles de cet écrin un peu trop surchargé de richesses incohérentes et en désordre que l’on nomme les Grandissime :


il n’y a guère plus de quatre-vingts ans que se passa l’histoire de Bras-Coupé. Bras-Coupé avait été en Afrique, et sous un autre nom, un prince parmi son peuple. Au cours d’une guerre de conquête, il fut fait prisonnier par ses ennemis, dépouillé de sa royauté, conduit sur le rivage de l’Atlantique et, dans l’accoutrement d’Adam, échangé contre un miroir. On l’embarqua en bonne condition à bord du schooner Égalité, capitaine Blank, pour être conduit à la Nouvelle-Orléans. Celui qui a donné aux hommes un même sang sous des peaux de différentes couleurs dut inscrire ce marché dans le livre qui restera scellé jusqu’au jour du jugement. De son voyage on ne sait que peu de chose. Moins nous en parlerons, mieux cela vaudra peut-être. Une partie de la marchandise vivante ne se conserva pas : le temps était rude, la cargaison considérable, le navire très petit. Cependant le capitaine s’avisa qu’il y avait de la place par-dessus bord et, de temps à autre, durant la traversée, il lançait à la mer les nègres trop détériorés.

Ce qui est certain, c’est que, quand les panneaux d’écoutille se rouvrirent et laissèrent pénétrer jusqu’à lui les parfums de la terre, Bras-Coupé vivait. On jeta l’ancre dans les profondeurs vaseuses du Mississipi, il entendit le bruit du fleuve qui léchait, en bondissant avec de sourds murmures, les flancs du navire et l’apparition de la petite ville franco-espagnole-américaine aplatie sur cette rive basse à demi submergée fut pour lui un magnifique spectacle. Les forts blanchis à la chaux, le terrain de parade d’un beau vert, la caserne, le cabildo, l’hôpital, et la douane, et la prison voisine de la cathédrale, tout cela d’un blanc et d’un jaune éclatans avec les traces noires de l’incendie de 1794, puis, de distance en distance, s’élevant au-dessus des toits écrasés, quelque haute demeure surmontée d’un belvédère d’où l’on découvrait au loin les plantations d’indigo et de café, — vraiment il n’en fallait pas tant pour éblouir Bras-Coupé. Quand il aborda en trébuchant, on ne le laissa guère qu’une minute parmi le lot de nègres proposé à la curiosité de la foule. Agricola Fusilier, qu’avaient frappé tout d’abord les perfections physiques du géant noir, l’acheta pour un de ses voisins, don José Martinez, qui allait épouser sa nièce, la sœur d’Honoré Grandissime.

Dans la riche paroisse de Saint-Bernard se trouvait la plantation dite de La Renaissance, où fut conduit Bras-Coupé. Il éprouva, en arrivant, plusieurs agréables surprises. Ses nouveaux maîtres, ou plutôt ceux qui les représentaient, le traitèrent avec humanité ; on lui offrit un vêtement propre ; on lui fit comprendre qu’une certaine case, plus belle que son ancien palais, lui appartenait dorénavant. La nourriture parut si bonne à Bras-Coupé qu’il en tomba malade. Dans son pays, un rival ambitieux l’aurait promptement délivré de ses maux en le dirigeant sans remords vers l’autre monde ; ici on lui donna des drogues, et, à sa grande surprise, il guérit.

Alors on lui demanda son nom et il répondit en langue yoloff quelque chose qu’un peu plus tard il consentit à traduire en congo : Mioko-Koanga, c’est-à-dire Bras-Coupé. Voulait-il faire entendre que sa tribu en le perdant avait perdu son bras droit ? Ou bien prétendait-il affirmer que ce bras robuste, qui. ne pouvait plus brandir la lance, ne se lèverait jamais pour un autre emploi ? On le vit bien par la suite.

Bras-Coupé, en une semaine, fit connaissance avec plus de luxe que n’en eussent rêvé ses sujets en un siècle. Les négresses se paraient de cotonnades que, dans les sauvages contrées d’où il venait, on eût payées une défense d’éléphant la pièce. Tout le monde était vêtu, sauf les enfans et les jeunes garçons. Jamais un lion ne pénétrait en ces parages, les serpens étaient peu de chose, à peine en venait-il un de temps à autre à travers le plancher. La régularité des repas lui faisait craindre qu’on ne l’engraissât pour quelque usage comestible ; ce régime succulent, malgré l’extrême méfiance qu’il lui inspirait, eut la vertu de lui rendre très vite la force herculéenne qui, en Afrique, avait fait de lui un objet de terreur. Quand il fut redevenu lui-même, on l’invita poliment à suivre le commandeur de l’atelier, dehors au soleil. Il marcha dans un vague étonnement, sans se douter de ce qu’on allait lui demander, jusqu’à certain champ où travaillaient des hommes et des femmes. Bras-Coupé avait vu ses sujets travailler quelquefois un peu, très peu, à vrai dire. Le commandeur lui tendit une pioche. Il l’examina silencieusement d’un air d’intérêt. Mais quand par signes on osa l’engager à s’en servir : « Quoi ? .. » Ce ne furent pas ses lèvres qui prononcèrent ce mot,.. qui pourra décrira l’expression féroce de ses yeux démesurément ouverts ? L’invitation du commandeur fit d’un ciel noir jaillir l’éclair. En une seconde et trop clairement il comprit qu’il était condamné à la dernière abjection, au travail.

Bras-Coupé mesurait plus de six pieds de haut. D’un coup rapide et irrésistible comme l’instinct qui l’avait dirigé, la pioche ouvrit la tête du commandeur. Ensuite, le prince nègre à bras tendus souleva l’un des esclaves, et, ayant imprimé trente-deux dents acérées dans ses jambes qui s’agitaient frénétiquement, le rejeta par terre comme un mauvais morceau. Après quoi encore il en lança un autre parmi les branches des saules voisins et fit sauter par-dessus sa tête une négresse dans le canal. Enfin, d’un bond il réclama sa liberté, mais pour tomber aussitôt à genoux frappé au front par la balle d’un pistolet. Le surveillant général, celui qu’on nomme le géreur, avait fait feu, et une tradition facétieuse veut que la balle, après avoir couru tout.autour du crâne, soit sortie là où elle était entrée, ne trouvant aucun moyen de percer cette tête de fer. Le fait est que Bras-Coupé guérit et que le géreur ne poussa pas plus loin sa punition. Les victimes de l’Africain n’étaient que des nègres. À quoi bon faire grand bruit de cette peccadille ? Quelques emplâtres remirent tout le monde sur pied, sauf le malheureux commandeur qui était mort.

De ce qui s’était passé don José sut peu de chose. Quand le géreur lui fit part en peu de mots de la mort d’un misérable subalterne, ce fut en rejetant tout le blâme sur celui qui n’était plus. Il ajouta, en terminant, qu’il fallait renoncer à châtier le meurtrier, lequel n’était pas de ces animaux que l’on fouette.

— Caramba ! et pourquoi ? ., s’écria le maître avec étonnement.

— Peut-être señor fera-t-il mieux de venir voir au quartier des esclaves, répondit le géreur.

C’était un grand sacrifice de dignité ; don José l’accomplit cependant.

— Qu’on m’amène Bras-Coupé !

On l’amena, les pieds, les poignets chargés de chaînes, un joug de fer au cou. Souvent le créole espagnol avait vu un taureau pointer ses cornes dans l’arène, l’œil étincelant, mais il lui sembla. être face à face plutôt avec un rhinocéros.

— Cet homme n’est pas du Congo, dit-il. — C’est un Yoloff, répondit le géreur, encouragé. Voyez ce nez droit et fin. D’ailleurs il est candio, il est prince. Si je le fouette, il mourra.

Le maître impassible et le captif indompté restèrent quelque temps à s’entre-regarder dans le blanc des yeux, chacun d’eux reconnaissant dans l’autre son égal en courage. Si Bras-Coupé avait bronché si peu que ce fût, il aurait eu les coups de fouet.

— Faites venir un interprète, dit don José ; il faut que nous arrivions à nous entendre.

Mais où trouver l’interprète en question, quelqu’un qui fût capable non pas seulement d’interpréter en créole la pensée d’un Yoloff, mais encore d’un peu de diplomatie ?

On eut recours à Agricola Fusilier, qui avait en lui apparemment tout ce qu’il fallait pour amener le diable lui-même à la raison.

— Moi, Agricola Fusilier, condescendre à être l’interprète d’un nègre ? .. — Mais il se ravisa et reprit : — Si je ne vous aidais, qui donc en serait capable ? .. Vous pouvez amener Palmyre, elle sait autant de dialectes nègres que je sais, moi, de langues européennes.

Palmyre était la femme de chambre favorite de sa nièce, Mlle Grandissime, — une superbe quarteronne, grande et svelte, aux yeux noirs pleins de flammes. Son front intelligent, d’un jaune pâle couronné de cheveux de jais, ses sourcils lourdement arqués, la faible rougeur qui animait facilement l’ambre clair de son teint, l’éclat des lèvres empourprées, la rondeur de son cou d’une forme parfaite, tout cela lui prêtait une sorte de beauté magnétique comparable à l’éclair qui jaillit d’une lame incrustée de pierreries que l’on dégaine à l’improviste. Les charmes de sa personne enveloppaient un esprit délié, adroit, une ruse merveilleuse, une grande force de volonté, enfin, ce qui est le plus rare des dons chez les femmes de couleur, une réelle pureté de mœurs. Peut-être était-elle gardée par la passion silencieuse et tenace que lui inspirait le frère absent de sa jeune maîtresse.

Elle partit pour la plantation, suivie des vœux les moins bienveillant d’Agricola, qui eût donné beaucoup pour qu’elle n’en revînt pas, car il la haïssait à cause de son orgueil et de l’amour qu’elle osait avoir pour Honoré. Palmyre, de son côté, lui rendait ses sentimens avec usure, mais elle se disait : « Quand mademoiselle sera señora, il sera bon que j’aie l’estime de señor. Je tiens donc à la gagner dès aujourd’hui. »

Ce fut là le mobile qui décida d’une toilette resplendissante, toute d’écarlate et de bijoux, que sa maîtresse l’aida gaîment à revêtir en assurant qu’elle ne pourrait manquer de conquérir ainsi l’admiration du rebelle. Hélas ! elle n’y réussit que trop bien. A peine l’Africain eut-il tourné vers elle son regard de tigre, que ce regard s’adoucit, et, quand elle lui eut parlé avec l’accent de sa langue natale, le sujet même du débat s’effaça de sa mémoire : il aimait. Assis tranquillement sous ses fers, il écoutait les raisonnemens de Palmyre comme un naufragé pourrait écouter le son d’une cloche consolatrice. Il approuvait brièvement, la dévorait des yeux, approuvait de nouveau, prêtait l’oreille avec délices ; mais quand, à la fin, elle hasarda le mot abhorré, quand, d’une voix caressante, elle l’engagea au travail, il se dressa tout à coup, superbe, tel qu’une noire statue de l’Indignation. Palmyre en éprouva un sentiment de fierté-elle salua cette révolte de sa race, puis alla rendre compte de l’entretien au maître. — Bras-Coupé comprenait bien, dit-elle, qu’il était esclave, c’était la fortune de la guerre ; guerrier vaincu, il se soumettait ; mais, selon un principe généralement reconnu en Afrique, nul ne pouvait s’attendre à ce qu’il travaillât.

— Je le disais bien ! s’écria le géreur ; comment labourerait-on avec un zèbre ? — Alors il rappela un fait dont il avait été témoin. Certain Africain de la même trempe avait fini par devenir un excellent commandeur. Il savait faire travailler les autres.

Là-dessus, de nouveaux pourparlers, qui durèrent deux ou trois jours, eurent lieu avec le prince noir. Quelle fut la stupéfaction de don José d’apprendre que, finalement, il refusait l’emploi proposé !

— Attendez ! s’écria le géreur, remarquant quelque chose de suspect dans la physionomie de Palmyre, il n’a pas refusé, je gage. Avant de rien décider, qu’on me laisse conduire cet homme chez M. Agricola…

— Non ! non ! interrompit Palmyre, s’abandonnant, à toute son épouvante, messieurs, je dirai la vérité… Il accepte si vous me donnez à lui… O messieurs, vous ne le ferez pas… pour l’amour de Dieu ! .. Je ne serai jamais sa femme !

Le géreur regarda don José, prêt à être de son avis, quoi qu’il pût décider. L’audace de Bras-Coupé avait pris d’assaut le cœur de l’Espagnol.

— Je laisse cette affaire à la disposition d’AgricoIa Fusilier déclara-t-il.

— Mais il n’est pas mon maître, je ne dépends que de mademoiselle… Il n’a pas le droit…

— Silence !

Le consentement d’Agricola fut donné avec un empressement malicieux, et, quand tombèrent les chaînes de Bras-Coupé, on décida que, s’il se conduisait bien, un mariage d’esclaves aurait lieu chez les Grandissime en même temps que celui des maîtres, fixé à six mois de là. Quant à présent, Palmyre resterait avec mademoiselle, qui ! pour sa part, s’était mis en tête de la défendre contre tous :

— Va ! lui disait-elle, tu ne seras mariée que si tu le veux bien.

Bras-Coupé ne fit aucune objection désormais : il fut pendant quelque temps encore royalement inutile, mais apprit vite en somme, se mit non moins vite à parler « gumbo, » bref, devint en six mois le plus précieux serviteur que l’on eût jamais acheté au marché. Néanmoins, il n’y avait que trois personnes qui n’eussent pas peur de lui : Palmyre d’abord. Il lui témoigna, en toute circonstance, un respect solennel, exalté. Était-ce générosité pure, était-ce l’effet du regard magnétique de la belle quarteronne ? Quoi qu’il en fût, c’était étrange et presque touchant.

Le second intrépide n’était assurément pas le géreur. Quand Bras-Coupé disait, de temps à autre : Moi courri’ c’ez Agricola Fusilier pou’ ’oir n’amourouse, le géreur aurait plutôt tenu tête à une vingtaine d’Indiens tatoués qu’à ce seul amoureux. Le suivant des yeux, et secouant la tête d’un air prophétique : — Il en cuirait, disait-il, de tromper ce gaillard-là ! — Palmyre, cependant, n’hésitait pas à le tromper ; son admiration pour Bras-Coupé était sincère ; elle s’enorgueillissait de sa force, elle voyait incarnée dans la gigantesque personne de ce fiancé terrible comme une réalisation de son propre désir d’être puissante et capable de prodigieuses vengeances. Mais il manquait à ses sentimens pour lui ce genre de préférence que tant de femmes ont trouvé impossible de définir ; comment lui eût-elle donné son cœur, puisqu’elle en avait déjà disposé ? Toutefois, après les premiers instans de résistance désespérée, elle feignit de se raviser, et, au secret étonnement de sa jeune maîtresse, déclara qu’elle consentait. C’était un artifice. Elle connaissait le pouvoir d’Agricola, elle savait que le seul moyen de le fléchir était de paraître céder. Si ce moyen échouait, elle avait la promesse de mademoiselle, qui, au dernier moment, saurait bien la délivrer ; sinon, elle aurait recours contre elle-même au poignard caché dans son sein. Peut-être la rusée Palmyre fut-elle cette fois trop habile.

La seconde personne qui ne redoutait pas Bras-Coupé, c’était la fiancée de don José, Mlle Grandissime. Dès sa première visite à Palmyre, il dut comparaître devant elle. Fièrement, comme à l’ordinaire, il entra, couvert, comme c’était sa coutume, d’un simple lambeau d’étoffe éclatante qui lui serrait la taille et les cuisses ; mais, dès que ses yeux eurent rencontré la belle jeune fille blanche, il tomba la face contre terre, les deux bras étendus devant lui, et jamais il ne voulut bouger avant qu’elle fût partie : — Bras-Coupé ’n pas oulé ’oir zombis, expliqua-t-il ensuite : — Bras-Coupé n’ose pas regarder les esprits, — Il L’avait prise pour une apparition du ciel et il l’adorait. Depuis, il la revit souvent, et chaque fois il se prosternait dans la poussière.

La troisième personne qui ne craignait pas Bras-Coupé, c’était son maître, l’Espagnol, ce jeune homme indifférent et hautain, que rien, dans la nature, n’avait jamais fait frémir. Longtemps avant la fin de l’épreuve à laquelle on le soumettait, Bras-Coupé aurait rompu ses chaînes, quelque légères qu’on les lui rendît, si don José n’eût pas flatté une de ses passions dominantes en faisant de lui son garde. Il l’emmenait, tantôt dans les marais pestilentiels et sur les maigres collines qui les séparent, faire la guerre au daim, à l’ours, au chat sauvage ; tantôt sur le Mississipi poursuivre l’oie sauvage et le pélican. Terribles parties de chasse où un mot imprudent eût suffi pour faire de L’un de ces hommes le meurtrier de l’autre.

Cependant les mois s’écoulaient, la nuit du mariage arriva[3]. Une assemblée nombreuse était réunie. Sur la grande piazza de derrière, fermée par des rideaux de toile à voile, éclairée par des lanternes, Palmyre, indéchiffrable jusqu’à la fin, et possédée de nouveaux projets aussi profonds que mystérieux, jouait son rôle, vêtue d’une ravissante toilette qui n’avait que plus de prix à ses yeux pour avoir été portée une fois, une fois seulement par mademoiselle. Mais où donc était Bras-Coupé ? Cette question fut posée à Palmyre par Agricola d’un ton qui signifiait nettement : — Ne va pas nous jouer de tes tours !

Parmi les domestiques empressés aux fenêtres afin de voir du dehors les magnificences intérieures de la maison, un murmure d’effroi circulait déjà.

— Nous avons fait une triste découverte, miche Fusilier, dit le géreur. Bras-Coupé est là,.. nous l’avons conduit dans une chambre,.. mais le fait est que… n’en doutez pas, miché,.. Bras-Coupé est voudou[4].

— Eh bien ! .. après ? .. Inutile que son maître le sache. Tous les nègres sont voudous plus ou moins.

— C’est qu’il refuse de s’habiller,.. il s’est peint lui-même partout avec des desseins extraordinaires, des anneaux, des rayures…

— Dites-lui qu’Agricola Fusilier ordonne qu’il s’habille sur-le-champ. — Oh ! nous le lui ayons dit déjà plus de dix fois, et sa réponse… pardon, miché, sa réponse n’a été que de cracher par terre.

Il fallut appeler la mariée, mademoiselle elle-même. Elle s’avança dans ses voiles blancs. Et Bras-Coupé de tomber à plat ventre, le bout de ses doigts d’ébène touchant la pointe des petits souliers de satin. Elle le pria doucement d’aller s’habiller et il y alla.

Et maintenant voilà Bras-Coupé qui revient, dépassant tout le monde de la tête au moins, dans un ridicule uniforme bleu et rouge, mais avec cet air de dignité sauvage qui empêche de rire les plus moqueurs. Le murmure d’admiration qui circule dans la galerie pleine de monde arrive jusqu’à Palmyre ; le cœur de la quarteronne bat à coups redoublés. Oui, elle laissera ce héros la mener devant le prêtre, auquel, pas plus que lui-même, elle ne croit, et, ensuite, sa ruse saura bien la préserver de ce qu’elle redoute plus que la mort, tout, en lui assurant le pouvoir de diriger ce bras intrépide pour frapper à son gré ici ou là, l’heure une fois venue :

— Il cherche Palmyre, dit quelqu’un. — Au moment même, il la vit et son cri de joie fut un rugissement. Tous les hommes sortirent pour voir ce qui se passait. Il avait pris la main de sa fiancée, posé son autre main sur la tête de celle-ci, puis, battant la mesure lentement de son pied nu, il chantait en créole pour que chacun pût entendre cette déclaration :

En haut la montagne, zami,
Mo pé coupé canne, zami,
Pou’ fé l’azen, zami,
Pou’ mo baille Palmyre.
Ah ! Palmyre, Palmyre mo c’ère,
Mo l’aimé ou’ — mo l’aimé ou’.


Et rien n’était plus curieux, plus pitoyable que ce jargon enfantin dans la bouche du lion asservi.

Montagne ? dit un esclave à un autre, qui ci ça, montagne ? gnia pas quiç ’ose comme ça dans la Louisiane.

Mein ye gagnein plein montagnes dans l’Afrique, répondit le second nègre. Écoutez ! Bras-Coupé avait repris d’une voix de stentor :

Ah ! Palmyre, Palmyre, mo piti zozo,
Mo l’aimé ou’ ! — Mo l’aimé, l’aimé ou’.


— Bravissimo !

Mais presque aussitôt toute la compagnie blanche dut regagner le salon. Un vieux prêtre français, assez malpropre, les pieds nus dans des sandales, venait d’arriver. On fit accueil au bon père, puis un grand silence s’établit, quelques larmes coulèrent sur des visages de femmes. La blanche main de Mlle Grandissime avait été placée par autorité de l’église dans celle du jeune Espagnol. Alors la gaîté reprit, malgré un gros orage qui se préparait au dehors, obscurcissant les fenêtres.

L’ouragan éclata dans toute sa violence au moment où s’achevait l’hyménée du couple de couleur. Comme le digne prêtre, d’humeur joviale, faisait semblant de vouloir embrasser la mariée, d’un geste assez brusque, Bras-Coupé l’écarta, et, très résolu, attira vers lui sa femme.

La voix de la maîtresse de Palmyre vint arrêter ce mouvement. Jusque-là, elle n’avait rien compris à la conduite de sa favorite, mais un regard suppliant que lui lança cette dernière la fit intervenir.

— Bras-Coupé !

Le formidable époux s’arrêta comme si un javelot passant au-dessus de sa tête fût venu se planter dans le mur.

— Que Bras-Coupé attende jusqu’à ce que je lui aie donné sa femme.

Il s’affaissa, le visage entre ses mains, sur le plancher.

— Bras-Coupé, dit-il en créole, entend la voix du zombis ; la voix est douce, mais les mots sont durs ; de la même canne sortent le sirop et le tafia. Bras-Coupé répond au zombis : Bras-Coupé attendra, mais si les dotchians (les blancs) mentent à Bras-Coupé, — il se redressa en pied, les yeux fermés, son poing noir formidable levé au-dessus de sa tête, — Bras-Coupé appellera Voudou-Magnan !

L’orage couvrit ces derniers mots d’un fracas qui ressemblait à de lugubres applaudissemens ; un coup de vent qui devait emporter dans son tourbillon tout le régiment des sorcières fit claquer les rideaux de toile de la galerie, et un nuage noir, enveloppant la lune d’un sinistre manteau, se déchira pour livrer passage aux éclairs qui soudain inondèrent le sol d’un torrent de feu. On eût dit que la maison s’écroulait sous le tonnerre, chacun demeura pétrifié, sans haleine. Fut-ce une minute ou une heure ? .. On ne mesure pas de pareils instans. Puis le vent s’apaisa, les cataractes du ciel s’ouvrirent. Savez-vous ce que c’est qu’une trombe d’eau dans ces terres basses de la Louisiane ? Il semble que le monde craque. Vous regardez par la vitre obscurcie ; votre maison est un îlot, battu apparemment par les flots de la mer.

Cependant, le souper était servi ; les hôtes des Grandissime finirent par y faire honneur. En bas, dans le sous-sol, les fils et les filles de Cham fondaient, comme des oiseaux au milieu d’un champ de riz, sur une table non moins abondamment servie que celle des maîtres, et Bras-Coupé, bondissant tel qu’un fauve en gaîté, goûta, pour la première fois de sa vie, au jus de la vigne. Une seconde fois, il y revint, une cinquième, une dixième peut-être, buvant à chaque tour davantage, et il eût recommencé dix fois si sa femme n’eût adroitement caché la bouteille. Figurez-vous un tigre auquel on vole ses petits. Le moment revint vite où. il cria : « Encore ! » et un frisson parcourut la sombre assemblée. Pour accompagner sa requête et lui donner plus de force, il fendit alors la table d’un coup de poing en manière de ponctuation ; là-dessus les convives se dispersèrent, remontant précipitamment l’escalier et se cachant dans les coins. Tout à coup, Bras-Coupé se trouva seul à table.

Se levant, il alla droit au grand salon où l’on dansait. Le cotillon s’interrompit à sa vue ; ce furent de longs murmures. Bras-Coupé n’hésita pas, il rejoignit son maître, posa lourdement sur l’épaule de celui-ci sa griffe massive, puis d’une voix de tonnerre, demanda :

— Encore !

Le maître avait lancé un juron en espagnol ; il leva la main et tomba sous un coup terrible que lui asséna son esclave. Tous les candélabres en sonnèrent. Coup funeste… à celui qui le porta. Un blanc l’eût payé d’une amende et de quelques jours de prison ; à ce sauvage ivre il assurait la mort d’un félon. Ainsi le voulait le vieux code noir.

Un instant, les convives restèrent glacés d’épouvante comme si l’insurrection et la rapine allaient immédiatement s’ensuivre, tandis que, seul et désarmé dans une chambre pleine d’épées, le géant noir se tenait debout auprès de son maître, décrivant des signes étranges et roulant dans sa langue maternelle des paroles de haine. Point n’était besoin d’un interprète pour apprendre aux témoins pétrifiés qu’il s’agissait d’une malédiction voudou.

— Nous sommes grigris ! nous sommes ensorcelés ! s’écrièrent deux ou trois dames.

— Veillez sur vos femmes et vos filles, hurla un M. de Brahmin-Mandarin, allié aux Grandissime.

— Tirez, sur ces diables noirs, sans merci, reprit un autre parent, un Mandarin-Fusilier, qui résuma en ce seul mot l’unique remède créole aux haines et aux vengeances de race.

Mais d’un bond Bras-Coupé avait gagné la porte ; on vit son uniforme éclatant filer et disparaître le long, de la galerie dans un éclair bleu et rouge ; puis une nuée de gentilshommes poudrés s’élança en dégainant sur la vérandah pour voir au milieu du sinistre incendie d’un ciel d’orage Bras-Coupé jouant des jambes vers la savane ; après quoi tout redevint ténèbres et l’on n’entendit plus qu’un cliquetis mêlé de créole, d’espagnol et de français.

Tandis que les lanternes mouillées s’agitaient follement aux arbres, le long du chemin par lequel le marié aurait du emmener sa jeune femme, tandis que Mme Grandissime improvisait à la hâte une chambre nuptiale, tandis que l’Espagnol pansait de son mieux la blessure qu’il avait au visage, tandis que Palmyre errait fiévreusement de côtés et d’autres dans un délire d’émotions contradictoires et que les invités se retiraient, l’orage fini, à la nage ou autrement, Bras-Coupé, réfugié dans les profondeurs du marais, proclamait pratiquement son indépendance sur un morceau de terre mesurant soixante pieds de circonférence environ et qui s’élevait à peine au-dessus de la surface de l’eau. Quel horizon ! les cyprès, formant d’interminables colonnades et perçant la vase de ces excroissances énormes qui portent l’air à leurs racines, tandis qu’à leurs branches sont suspendues, comme de longues draperies, des barbes de mousse grise ; les larges nappes d’eau, silencieuses et d’un noir d’encre, stagnantes sur une vase insondable ; çà et là des verdures flottantes du plus perfide éclat ; plus loin, là où les rayons du soleil peuvent se glisser, des constellations de nénufars, d’iris de toutes nuances et de fleurs qu’aucun homme n’a jamais nommées !

Les serpens ne manquent pas, grands et petits, quelques-uns colorés et brillans comme des-gemmes ; l’affreux mocassin se détache avec précaution des arbres morts ; dans des coins plus sombres, l’alligator a caché son nid. Il y a là des tortues vieilles d’un siècle, des hiboux et des chauves-souris, des ratons, des sarigues, des rats, des scolopendres et autre vermine ; de grandes lianes, qui vous présentent la mort en grappes de fruits d’écarlate, mêlées au plus magnifique feuillage, des moustiques bourdonnant avons rendre fou, des insectes parasites, des libellules qui voltigent étincelantes, et les jolis lézards d’eau, et le héron bleu à queue blanche, l’oiseau rouge, l’oiseau des mousses, le faucon nocturne, l’engoulevent de la Caroline.

Le calme solennel qui règne dans l’air étouffé n’est troublé de temps à autre que par l’appel du canard, la voix de ventriloque du « corbeau de pluie » ou le bruit d’une branche morte tombant dans le bayou clair, mais immobile.

Et la meute de chiens cubains qui aboie dans les chenils de don José ne peuvent flairer la piste du canot volé, qui glisse à travers les sombres vapeurs bleuâtres de ce lieu de refuge : les flèches lancées par le bras du fugitif ne projettent aucun éclair révélateur dont ses ennemis puissent profiter. Aux jours déjà lointains qu’il passa sous ses palmiers natals, Bras-Coupé a réduit plus d’un misérable à une existence telle que celle-ci ; par conséquent, il ne fait aucune réflexion philosophique sur la cruauté des humains. Il trouve ces choses toutes simples et cherche sa vie, voilà tout.

L’automne s’écoula, puis l’hiver. Don José, à sa façon majestueuse, s’efforçait d’être heureux. Il avait emmené chez lui sa jolie señora ; grâce à elle, pour un temps, cette maison de chasse devint un foyer. Partout où passait la jeune femme, suivie de Palmyre, qui de fait régnait en son nom, les fusils, les chiens, les rames, les filets, tout ce qui avait été l’intérêt unique du célibataire disparaissait, prenant le chemin de l’exil, et les planchers, maintenant recouverts de nattes, ne retentissaient plus d’un pas de solitaire mélancolique et ennuyé ; ni fleurs ni chansons ne manquaient aux grandes salles, naguère lugubres. Mais ces chansons-là ne partaient pas de la bouche de celle que Bras-Coupé avait appelée, dans le jargon enfantin si étrange dans sa bouche au sourire féroce, mo piti zozo. Taciturne, elle se reprochait jour et nuit la folie, maintenant inexplicable pour elle, qui lui avait fait, par orgueil de dominer cet invincible, mettre sa main dans celle de Bras-Coupé. Oh ! son orgueil ! où l’avait-il conduite ?

D’abord, elle s’était consacrée à un amour sans espoir ; et réduite à n’être après tout que la femme d’un nègre, elle ne tenait même pas ce nègre à ses pieds pour lui apprendre la leçon dont elle brûlait de le pénétrer : une leçon de révolte, une leçon de meurtre ! Palmyre avait entendu parler de Saint-Domingue et, pendant plusieurs mois, des visions sanglantes, des visions d’incendie avaient fait battre son cœur outragé. Elle eût communiqué ce qu’elle avait de haine à ce géant, qui l’adorait ; mais il était trop tard… Pour atteindre son but, elle avait consenti à se laisser donner en mariage, et tout cela finalement avait été en vain. Un désespoir farouche s’empara d’elle ; les côtés agressifs et violens de son caractère, qui avaient paru s’adoucir un instant sous l’influence de mademoiselle, reprenaient plus de force ; la flamme sauvage qui brillait dans son œil noir gardait une perpétuelle intensité ; tout était fini pour elle, sauf l’œuvre de vengeance : l’amoureuse ne tenait plus en bride la rebelle, la rebelle qui n’a rien à perdre.

— Elle aime son candio, disaient les nègres.

— Imbéciles ! répliquait le géreur, — un homme perspicace, nous l’avons déjà vu ; — elle abhorre Agricola, voilà tout.

Nègres et géreur avaient en partie raison ; sa pensée ne quittait plus guère l’Africain fugitif, ses sentimens secrets, étaient intimement liés à ceux de cet homme, et elle s’était donné pour tâche la ruine d’Agricola.

Nous avons dit que le señor s’efforçait d’être heureux, mais il ne réussissait qu’à demi. Son existence était pour la première fois empoisonnée par la peur, une peur née de la superstition. Cet homme, si hardi et si altier naguère, se croyait ensorcelé. Les nègres disaient tous que Bras-Coupé avait maudit la plantation, et, en effet, une nuit, le ver s’était mis à dévorer ses champs d’indigo de telle façon qu’entre le coucher du soleil et son lever le lendemain, il n’était plus resté une seule feuille verte. Puis la fièvre et la mort vinrent fondre sur ses esclaves avec une fureur inconnue jusque-là. Ceux dont on parvenait à sauver la vie, mais non pas à rétablir les forces, se tramaient comme autant d’ombres désolées en répétant :

No’ ouanga (Nous sommes ensorcelés), Bras-Coupé fé moi des grigris[5].

Personne ne chantait plus dans l’habitation désolée, personne dorénavant ne la parait de fleurs.

Une fois encore, les chiens furent lâchés contre Bras-Coupé. On rapporta le meilleur percé d’une flèche.

Il arriva aussi que les nègres essayèrent de lever la malédiction par certaines pratiques mystérieuses et certains chants nocturnes, mais le maître fit taire d’un mot ces incantations monotones et sauvages. Il ne lui convenait pas de combattre les démons avec leurs propres armes. Parfois l’espoir et le courage revenaient à don José ; il se disait : — La perte des récoltes n’a été qu’un accident de la fortune. Nos voisins n’ont pas été beaucoup plus heureux après tout ! Mais les mieux informés secouaient la tête : C’est ce maudit cocodri là-bas ! disaient-ils en montrant le marais. — Et la superstition reprenait son empire sur l’Espagnol.

Le retour de l’été marqua aussi celui de la fièvre et de nouveau les récoltes furent nulles.

— Hélas ! s’écrièrent les planteurs, nous sommes ruinés. Mais plus desséchés, plus stériles que tous les autres étaient les champs du maître de Bras-Coupé.

— Il n’entend rien à la culture, disaient les voisins ; peut-être aussi est-il vraiment ensorcelé.

Enfin, par une brûlante après-midi, don José tomba malade. La fièvre l’avait pris.

Trois heures après, il était au lit, sa femme auprès de lui, quand soudainement au milieu de sa chambre, la porte ouverte derrière cette effrayante apparition, se dressa Bras-Coupé demi-nu. Il ne se prosterna pas comme autrefois quand les yeux de sa maîtresse rencontrèrent les siens, quoique toute sa chair frémît. Le malade gisait accablé ; la fièvre avait fait en trois jours une terrible besogne.

Mioko-Koanga oulé so femme ! (Bras-Coupé veut sa femme ! )

À ces mots, don José tressaillit violemment.

Bras-Coupé oulé so femme ! répéta l’Africain.

— Emparez-vous de lui ! cria le malade essayant de se lever. Mais, bien que plusieurs serviteurs fussent accourus, aucun d’eux n’osa s’attaquer au géant. Le maître tourna ses yeux supplians vers sa femme ; le visage caché entre ses mains, elle semblait paralysée par le pressentiment de ce qui allait s’ensuivre. Bras-Coupé leva son grand bras noir et commença :

Mo cé voudrai que tomaison ci là et tout ça qui pas femme ici seraient encore maudits !

Et le maître retomba sur ses oreillers avec un gémissement de rage impuissante.

Bras-Coupé, désignant les champs par la fenêtre ouverte, les condamnait à ne plus connaître la charrue, à ne plus nourrir le bétail. Tout à coup Palmyre entra.

— Parlez-lui, cria faiblement le malade.

Elle marcha droit à son mari et leva la main. Avec la rapidité de l’éclair, comme un lion fond sur sa proie, il la saisit par l’épaule.

Bras-Coupé oulé so femme ! dit-il.

En ce moment, Palmyre l’aurait suivi jusqu’à l’équateur.

— Tu ne l’auras pas ! balbutia le maître.

La stature gigantesque de l’Africain parut grandir encore, et tenant toujours sa femme à longueur de bras, il reprit ses malédictions ; il souhaita que les mauvaises herbes couvrissent la terre jusqu’à remplir l’air de leur odeur et à servir d’asile aux bêtes de la forêt.

Par un effort surhumain, don José s’était soulevé, le poing tendu en signe de défi, mais son cerveau s’embrouilla, il se sentit devenir aveugle, et quand il reprit connaissance, sa femme, aidée par Palmyre, lui prodiguait des soins. Bras-Coupé avait disparu.

Tout continua d’aller mal sur la plantation : les paroles du voudou furent accomplies ; le sol refusait de rien produire, les troupeaux dépérissaient, les ronces et les mauvaises herbes s’entrelaçaient partout dans un désordre désespéré :

— Pourquoi, demanda plus tard un prêtre au géreur découragé, pourquoi la señora ne s’est-elle pas servie du pouvoir qu’elle exerce sur ce misérable en interrompant sa malédiction ?

—S’il faut dire la vérité, mon père, répondit tout bas le géreur, je crois qu’elle trouve que Bras-Coupé a un peu le droit d’agir comme il le fait. — Mais Palmyre,.. Palmyre en serait venue à bout. Un regard de Palmyre l’eût arrêté.

— Palmyre ! .. Bah ! elle est devenue la meilleure monture (médium infernal) de la paroisse. Ne le saviez-vous pas ? Quelquefois je me dis que Bras-Coupé est mort et que son esprit est entré dans le corps de sa femme. Elle ajouterait plutôt à la malédiction qu’elle n’en retrancherait rien.

Sur ces entrefaites, don José eut une double occasion de se réjouir : sa femme lui donna un fils et il apprit que la police avait mis la main sur Bras-Coupé. Ce fut un dimanche, dans l’après-midi, que s’accomplit cette mémorable capture. Une bande d’Indiens Chactaws ayant organisé un jeu de raquettes derrière la ville et une autre partie étant sur le point de s’achever entre les champions blancs de deux faubourgs rivaux, la populace entière, attirée par le fracas des tamtams et des cornes de bois, s’était portée à travers champs vers un endroit dont le nom actuel, place Congo, rappelle encore le souvenir de ces vieux passe-temps barbares. Sur la plaine herbue, au-dessous des remparts, les musiciens, si l’on peut donner le nom de musique à un vacarme aussi discordant, étaient assis par terre, les uns en face des autres, et autour d’eux les danseurs tournaient par couples, tordant leurs corps dans les plus inconcevables attitudes, tandis que le public nègre, excité par le bruit et le spectacle de ces contorsions effrénées, se balançait en masse avec les signes d’une sympathie passionnée, battant des mains, se frappant la poitrine ou les cuisses avec des tambours et des mâchoires de mules, employées en guise de crécelles, puis par intervalles chantant à l’unisson sur ce mode africain que l’on ne peut ni décrire ni oublier, les refrains impossibles à reproduire des danses Babouille et Counjaille, avec les éjaculations voulues de : « Aie ! aie ! Voudou, Magnan ! Aie Calinda ! Dancè Calinda ! » Le volume de son s’élevait et retombait à mesure qu’augmentaient ou diminuaient les folies des danseurs. Tantôt un nouveau-venu souple et reposé, bondissant dans le cercle, réveillait par ses gambades la verve des musiciens et l’enthousiasme des assistans ; tantôt un danseur épuisé, saisi d’émulation, rassemblait ses dernières forces au cri de : Dancé zisqu’à mort ! faisait une magnifique, une extravagante culbute finale, et tombait en écumant. L’excitation était au comble. Il avait fallu entraîner dehors plus d’un danseur à bout de forces, quand tout à coup le plus noir des Africains bondit dans le cercle, un athlète d’une extraordinaire beauté, tout carillonnant de clochettes des pieds à la tête, chaussé de mocassins, la tête parée de plumes, un collier de dents d’alligator retombant sur la poitrine, un serpent en vie enroulé autour du cou. Le hasard voulut qu’un couple unique dansât en ce moment ; on prétendit par la suite que ce couple avait été envoyé d’âpres le conseil d’Agricola, averti que la police était sur la piste de Bras-Coupé. Arrachant un tambourin aux mains des spectateurs, celui-ci, — car l’étranger n’était autre que Bras-Coupé, cela va sans dire, — repoussa le danseur, se mit à sa place en face de la danseuse, puis commença une série de gambades au prix desquelles tout ce qui s’était produit jusque-là était timide et médiocre. A la fin, il sauta en faisant sonner ses talons par-dessus la tête de la dame effarée, tandis que le public hurlait de ravissement. Malheureux Bras-Coupé ! il était dans cet état d’irresponsabilité que procure l’ivresse.

Soit hasard, soit dessein, nous le répétons, les deux nègres dont il avait interrompu le plaisir se trouvaient être justement l’homme que jadis il avait lancé dans les saules, et la femme qui, grâce à lui, avait fait un plongeon au plus profond du marais. D’abord, l’homme regarda d’un air stupide son ancien commandeur ; peu à peu il le reconnut et joua des jambes. Cinq minutes après, la police espagnole avait préparé un plan de capture. Comme le merveilleux sauteur exécutait une prouesse plus incroyable encore que la précédente, un lasso siffla dans l’air, s’enroula autour de son cou, et l’amena violemment à terre comme un arbre qu’on abat.

« L’esclave marron,— dit le vieux code français, — l’esclave marron dont la fuite aura duré un mois après le jour où il a été dénoncé à la justice, sera condamné à avoir les oreilles coupées et l’épaule marquée au fer rouge d’une fleur de lis. Un second délit de la même durée lui vaudra d’avoir les jarrets coupés et d’être marqué de la fleur de lis sur l’autre épaule. A la troisième fuite, il périra. »

Bras-Coupé ne s’était enfui que deux fois, mais, comme le disait Agricola, il fallait remettre ces drôles à leur place. En outre, un article du même code impliquait que tout esclave qui, ayant frappé son maître, aurait produit une meurtrissure, passerait par la peine capitale. — Jamais Agricola n’oublia le regard que lui lança Palmyre lorsqu’il rappela cet article.

L’Espagnol se montra très miséricordieux pour un Espagnol ; il épargna la vie du captif, mais là s’arrêta sa clémence : les supplications éplorées de, sa femme ne purent obtenir rien de plus. Il s’agissait de faire un exemple. Il lui parut magnanime de renoncer à punir l’attentat contre sa personne et ses propriétés. Bras-Coupé, livré à la loi, n’expierait qu’un seul crime : celui qu’il avait commis contre la société en essayant d’être un homme libre.

Palmyre abaissa son orgueil jusqu’à intercéder pour son mari, ce fut en vain.

Au milieu de la vieille ville, dans un quartier qui aujourd’hui s’écroule, se trouvait la Calebasse, avec ses voûtes humides, ses cellules grillées, ses cages de fer, ses fouets cruels. Là, on coucha Bras-Coupé le visage contre terre, pour subir son supplice. Pas un cri n’échappa à l’Africain mutilé, mais toujours indomptable. Le sommeil de la ville endormie ne fut pas troublé par le moindre gémissement. Au lever du soleil, on le ramena sur un chariot à la plantation. L’air était embaumé de tous les parfums du matin. Les bœufs à longues cornes qui le traînaient, dirigés par un enfant nu, s’arrêtèrent devant sa case.

— Vous ne pouvez le mettre là dedans, dit le géreur, il étoufferait ; depuis trop longtemps sa vie se passe en plein air. Placez-le sous le porche de ma maison.

Là enfin, Palmyre pleura des larmes brûlantes, à genoux auprès du lit d’herbes sèches où gisait le géant désormais inoffensif, un drap jeté sur son dos déchiré, les oreilles coupées tout près de la tête, et les tendons des genoux rompus. Ses yeux étaient secs, mais on y lisait ce désespoir inexprimable du noble cheval de guerre, quand, tombé dans la bataille, il contemple, le coi incliné, la ruine que l’on a faite de lui. Ce regard navrant se tournait quelquefois avec lenteur vers sa femmes. Il n’avait plus besoin de la réclamer maintenant, elle était toujours à ses côtés.

On bavardait beaucoup autour de lui ; il n’y a pas de circonstances au monde qui arrête le babil d’un créole. Peu lui importait apparemment, il semblait insensible à tout, mais une langue inconsidérée ayant laissé tomber le nom d’Agricola, il regarda, Palmyre de telle façon qu’elle crut qu’il allait parler. Non, ses yeux seuls parlèrent. Elle répondit à l’ordre impérieux qu’ils lui donnaient par un signe affirmatif. Alors courbant la tête avec effort, il cracha sur le sol.

Une nouvelle épreuve était réservée à cette nature sauvage. Du lit de douleur où son maître était toujours retenu, l’ordre lui vint de lever la malédiction. — Bras-Coupé ne fit que sourire. Que Dieu garde ton ennemi de ce sourire-là !

Le géreur essaya de la persuasion,., bien inutilement. Palmyre fut chargée de vaincre sa résistance, et, pour la première fois, Bras-Coupé témoigna de la colère à celle qu’il avait aimée. Il lui imposa silence en fermant le poing. Tout le monde se tut, car il faisait encore peur.

Vers minuit, la brise apporta le bruit des sanglots et des lamentations qui partaient de la maison. Don José était allé rejoindre le Juge qui nous demandera compte de tous nos actes. La lampe, — comme il arrive, hélas ! à la plupart d’entre nous, — n’avait pas dans sa main brûlé d’une bien vive lueur, sans s’éteindre complètement toutefois. Un indifférent de plus allait s’accuser au tribunal de Dieu de n’avoir été ni bon ni mauvais en ce monde.

— Bras-Coupé, dit Palmyre le lendemain soir, parlant bas, tout près de son oreille sanglante, le maître est mort, on vient de l’enterrer. En mourant il a demandé que tu lui pardonnes.

Le mutilé fixa sur sa femme un regard ferme. Il n’avait pas ouvert la bouche depuis que le fouet l’avait touché, il ne parla pas maintenant encore, mais dans ces grands yeux où ce qui lui restait de force avait pris refuge, la férocité d’autrefois se ralluma une seconde, puis comme un flambeau expirant s’éteignit.

— Votre maîtresse aura-t-elle le courage devenir ici ? dit le géreur à Palmyre. Qu’elle se hâte, qu’elle amène l’enfant vite…

Et la jeune femme, tout enveloppée de deuil, apporta son fils. Elle s’agenouilla auprès du lit d’herbes, mit intrépidement le petit être dans le creux du bras de l’Africain. Et l’innocent sourit de ce sourire qui avait été celui de sa mère en promenant sa petite main sur le noir visage qui se tournait vers lui. Alors les premières larmes que Bras-Coupé eût versées de sa vie, — le témoignage suprême de son humanité, — jaillirent de ses yeux comme des projectiles et coulèrent le long de sa joue sur la main de l’enfant. Il posa la sienne tendrement sur le petit front bouclé, puis la retirant, l’agita de côté et d’autre, en remuant ses lèvres, d’où ne sortait aucun son. Puis il laissa retomber son bras, ferma les yeux. La malédiction était levée.

— Pauvre diable ! dit le géreur en s’essuyant les yeux. Palmyre, appelez le prêtre.

Le prêtre vint, dans la même robe qu’il portait la nuit du double mariage. À ses exhortations Bras-Coupé ne répondit que par un regard trouble qui n’exprimait rien.

— Savez-vous bien où vous allez ? demanda enfin le saint homme.

— Oui, répondit l’éclair de sa prunelle soudainement rallumé.

— Où donc ?

Il garda le silence. Perdu dans une évidente contemplation, il regardait au loin. Le prêtre renouvela sa question : — Savez-vous où vous allez ? Des yeux il fit encore signe qu’il savait…

— Où donc ?

La veuve, toujours à genoux avec son enfant, Palmyre et le prêtre courbés sur le lit de mort, attendirent la réponse d’une oreille anxieuse.

— En…

La voix lui manqua, il essaya de nouveau… Non, c’était impossible… Enfin il en vint à bout : par un dernier effort, avec un sourire d’extase levé vers le ciel, il murmura d’une voix faible comme un souffle :

— En Afrique ! ..

C’était fini.


Palmyre s’est chargée du soin de la vengeance ; ayant reçu sa liberté, elle se fait une renommée de magicienne, elle devient célèbre, nous l’avons dit, par la puissance de ses philtres et la sagacité de ses divinations. En même temps, elle souffle le feu de la révolte chez tous ceux de sa caste et, en attendant le grand jour d’une revanche générale prise par l’esclave contre le maître, poursuit de sa haine personnelle avec un acharnement diabolique Agricola Fusilier. Celui-ci finira par tomber sous ses coups. Elle a dirigé le couteau qui frappe mortellement ce type par excellence du vieux créole pénétré de ses droits sur la race de Cham, sincèrement persuadé que la société a des pyramides à construire pour lesquelles il lui faut le bras des mercenaires, et que ces mercenaires, la nature a pris soin de les vêtir d’une peau noire pour qu’on pût les reconnaître sans s’y tromper. Agricola meurt fidèle aux convictions de toute sa vie, en pardonnant à ses ennemis, en abjurant ses haines, en unissant les mains de son neveu Honoré Grandissime et d’Aurore de Grapion ; il lègue à la postérité une Philippique véhémente qu’il a écrite contre la conduite du gouvernement de la Louisiane.

« C’est une grande œuvre, dit-il, sur un grand thème, je l’ai faite en une soirée… Le gouvernement yankee ne peut réussir, il vivra un an ou deux, pas davantage… La vérité triomphera… On verra se relever notre vieille Louisiane…

Il s’agite, balbutie encore quelques passages de son fameux chapitre sur l’absurdité de l’éducation des masses, comme s’il croyait haranguer une foule, et retombe en criant : « Vive la Louisiane ! » Ces mots sont ensuite gravés sur son tombeau.

Le caractère tout d’une pièce d’Agricola, le patriote invincible, est peut-être ce que la plume de Cable a rendu de plus intéressant et de plus vigoureux. Il est tracé avec le détachement et l’impartialité dont le peintre des mœurs créoles fait preuve non moins que son émule, Bret Harte, le peintre des mœurs californiennes. Quoique la mort de Bras-Coupé n’ait pu lui ouvrir les yeux, si peu que ce fût, sur l’atrocité de la traite des nègres, il est humain, il a besoin de croire, pour être heureux lui-même, que les noirs sont à la Nouvelle-Orléans le peuple le plus heureux qui existe sous le soleil et il réussit sans peine à se le persuader, grâce à cette impossibilité d’aller droit au fond des choses qui rend si difficile les rapports du créole avec l’Américain, doué de la qualité opposée. Son opinion est inébranlable sur les questions de caste et d’esclavage ; pour qu’un pont soit solide, il faut une arche et une pile, l’arche au-dessus, la pile au-dessous… La doctrine des droits égaux est donc une folie et une iniquité. Que si elle est devenue le sujet principal de la pensée humaine, que si elle déborde dans la littérature universelle, eh bien ! on sera quitte pour ne pas lire. Peu importe l’ignorance qui s’ensuivra. Il restera, pour éclairer les esprits, l’éloquente et fougueuse Philippique d’Agricola Fusilier. Tout intrus dans la colonie qui ne voudra pas s’acclimater, c’est-à-dire admettre la traite, la contrebande et autres libertés créoles, lui est suspect, et cependant il reste capable d’amitiés irréfléchies, de chauds dévoûmens, il est loyal et bon, malgré la curieuse absence de sens moral qui se mêle à ses prétendus principes, comme se confondent aussi chez lui l’égoïsme et la courtoisie, la bravoure et la ruse. Assez obstiné pour retenir les biens de la veuve et de l’orpheline en otage de son honneur, il est trop généreux pour jamais toucher aux revenus, et, tout en satisfaisant sa rancune, se berce de l’idée d’une réparation. Sa conscience a de nobles réveils. En somme et malgré tout, c’est un homme dont nous sentons battre le cœur et bouillonner le sang ; s’il se trompe, s’il pèche, sa bonne foi peut lui servir d’excuse ; une vague sympathie s’attache à ses fautes mêmes.

Honoré Grandissime, lui aussi, est bien humain et bien créole, quelque peu dilettante en politique, en philosophie, en morale, en religion ; pour nous faire mieux sentir cette particularité de son caractère, l’auteur oppose à ses aspirations trop vagues vers les réformes nécessaires l’énergie indignée d’un émigrant américain d’origine allemande, Joseph Frowenfeld, qui fronde à tour de bras, attaque les abus en face, quitte à se briser contre eux, et fait passer la recherche de la vérité avant toutes les questions de nom, de famille et d’intérêt :

— Les causes doivent importer à un homme raisonnable beaucoup moins que les résultats, dit plaisamment à ce personnage son ami Honoré, lorsqu’il déclame avec trop de violence sur des questions générales.

Honoré Grandissime excelle à tourner finement les difficultés, à concilier ce qui est apparemment inconciliable. Il évite de rien condamner, il veut seulement réussir par la force de sa politique, sans troubler l’ordre. Un jour vient cependant où cet homme habile et mesuré, brusquement placé en face d’un devoir, agit avec le plus héroïque dédain du préjugé, se mettant à dos toute la société dont jusque-là il était l’arbitre et l’orgueil : c’est le jour où il accepte comme associé dans ses affaires un homme libre de couleur, son frère aîné, riche, intelligent, élevé en France comme lui ; c’est le jour où la raison sociale de sa maison de commerce porte le double nom : Grandissime frères. On crie à la trahison, des insultes s’ensuivent et de sanglantes représailles.

Personne jusqu’ici n’a peint avec plus de force et d’éloquence que Cable la situation intolérable qu’avait dans l’ancienne société créole l’homme de couleur affranchi de fait, mais toujours esclave de par la volonté d’une caste hostile qui le tenait à l’écart et le méprisait. Malgré le prétendu privilège qui lui était accordé, il était peut-être plus à plaindre que le dernier des nègres, étant mieux doué pour comprendre son malheur et son humiliation. Le libertinage a présidé à sa naissance, et une éducation faussée lui fait considérer le crime dont il est sorti comme son principal mérite, comme un titre d’honneur. Il en est fier, tout en ayant l’occasion de souffrir à chaque heure de sa vie du stigmate qui le marque au front. Ni la fortune, ni les qualités intellectuelles, ni l’instruction la plus développée, ne le rendent l’égal de la caste à laquelle il appartient par son père ; il ressemble exactement aux frères légitimes qui le renient, mais l’œil d’un créole sait toujours discerner la tache funeste et jamais on ne l’oublie. Mieux vaudrait, dit Cable, être esclave marron dans les bois que se contenter d’une telle liberté. Pourtant, les hommes pour de l’argent, les femmes pour de l’amour, se sont longtemps réconciliés avec cet ordre de chose odieux dont la civilisation moderne n’a pas encore effacé dans nos colonies les dernières traces.

Notez que l’auteur des Grandissime n’idéalise nullement l’homme de couleur : rien des revendications philanthropiques d’une Case de l’oncle Tom. Il nous montre cette victime des préjugés avec ses violences où tout à coup l’Africain se révèle, avec ses faiblesses, ses vices, ses jalousies frénétiques. L’intérêt est d’autant plus excité chez le lecteur qu’il ne se trouve pas en présence d’un plaidoyer, mais bien d’un exposé de faits irréfutables expliqués par certaines nécessités sociales qui ont droit au respect, en admettant qu’il faille respecter quelque chose au monde plus que la justice, comme le dit dans son honnête indignation Joseph Frowenfeld.

Palmyre est un autre exemple de ce que peuvent devenir l’intelligence, la volonté, de fiers sentimens aux prises avec les fatalités qui résultent de l’esclavage. Livrée en mariage à un nègre, éprise d’un fol amour pour un blanc, elle est amenée par l’horreur que lui cause la mort tragique du premier, par le désespoir qu’elle éprouve des dédains du second, aux pratiques occultes des voudous. Sa véritable magie, c’est sa beauté, la force de son caractère, l’intensité d’une haine qui ne reculera pas devant le meurtre. Elle domine ceux-là mêmes qui professent pour elle le plus de mépris, ceux qui affectent de la considérer comme une proie légitime, tout en sachant que, par orgueil et pour d’autres raisons plus puissantes peut-être, elle a esquivé le bourbier où roulent presque sans exception ses pareilles. Jamais plus belle personnification féminine de la révolte acharnée ne fut sculptée en marbre doré par le soleil.

Au-dessous, bien au-dessous sur la même échelle, mais curieuse à sa manière, est la vieille négresse marchande de gâteaux, Clémence, qui, tout en criant : Bè calas tout chauds ! fait de l’espionnage et sert les voudous. Les passions qui animent encore sa carcasse chancelante lui sont venues par une suite sauvage de générations africaines, à travers des feux qui ne purifient pas, mais qui, au contraire, salissent et dévorent. Elle vous raconte avec orgueil quel prix énorme sa mère a jadis atteint dans la vente aux enchères qui les a séparées pour la vie ; elle a eu des enfans de couleurs assorties, dispersés de ci et de là ; ses maris furent aussi nombreux que ceux de la Samaritaine. Au milieu de tout cela, elle n’a jamais fait que rire, danser ou ramasser les aventures, les scandales de la ville pour les transformer en chansons. S’il y a un duel, par exemple, elle s’en va le long des rues en fredonnant :


Apportez-moi mo sabre,
Ba boum, ba boum, boum boum !..


Ainsi de suite, selon les circonstances, et toujours avec autant d’à-propos. Sa vivacité d’esprit amuse, son intarissable gaîté fait dire avec un semblant de raison par les créoles aux négrophiles : « Et voilà les gens que vous plaignez ! Ils n’ont pas un souci. » Mentir lui semble aussi naturel que de respirer ; au milieu de sa dépravation subsistent néanmoins certains dévoûmens dont ceux de sa race sont toujours capables, et quand, après avoir dansé plus gaîment que jamais : Miche Igenne, oap ! oap ! oap ! elle est prise au piège comme une bête fauve dans le cimetière où elle enterre, par ordre de Palmyre la philosophe, un bras coupé en cire, armé d’un poignard, quand, soupçonnée d’être complice du meurtre d’Agricola, elle périt dans la savane, exécutée par une poignée fanatique de Grandissime qui prétendent se passer de la justice américaine, il est difficile de ne pas accorder une larme à cette destinée misérable, toute de ténèbres. Son dernier cri d’agonie : O ! miches, y ’en a ein zizement ! (Il y a un jugement) dut être un des innombrables cris de victimes qui retombèrent sur les créoles en pluie de feu quand ce fut au tour des nègres déchaînés de devenir bourreaux. Combien nous regrettons de ne pouvoir nous arrêter devant chacune des figures qui forment l’intéressante galerie exotique des Grandissime ! Telles que deux branches de jasmin jumelles au milieu de fleurs inconnues et bizarres, brillent les dames Nancamou de Grapion, également séduisantes, la mère un peu plus jeune seulement et plus enjouée que sa fille, qu’il a fallu rendre sérieuse et réfléchie en vue de son mariage final avec l’austère Frowenfeld. Quel type adorable que celui de cette créole trois fois femme, éternellement pourvue des grâces de l’enfance, vaillante devant le danger, gardant sa gaîté au milieu de tous les revers, sachant être pauvre sans qu’il y paraisse, redevenant riche sans le moins du monde s’en étonner, à la hauteur enfin de toutes les situations ! Telle est Aurore. Le sang français pétille dans ses veines ; vive et fière, elle est capable d’une pointe de malice ; volontiers elle relève ses discours du grain de sel de l’exagération et brode parfois de la langue aussi bien que de l’aiguille. Peut-être est-elle ignorante, mais elle a trop d’esprit pour en laisser rien paraître et s’intéresse avec grâce à ce qui lui est le plus étranger. Noter ses reparties imprévues, ses gentillesses irrésistibles, ce serait vouloir piquer un papillon sur le papier. Elle est charmante soit qu’au bal masqué elle soulève son masque à demi pour ensorceler Honoré Grandissime, soit qu’enveloppée dans sa mantille, elle aille mystérieusement acheter le basilic qui doit ramener l’argent dans sa maison, soit qu’elle fatigue ses beaux yeux à travailler, tout en échangeant avec sa fille des plaisanteries qui filassent par des larmes, soit qu’elle s’aventure dans l’antre de Palmyre la philosophe, pour faire ensuite d’après son conseil, des libations de Champagne, en vue de se rendre propice Miche Agoussou. À quelle dignité de grande dame Honoré Grandissime se heurte dans son désir de l’obliger ! avec quel détachement elle rentre en possession des biens qu’il lui rend, et comme elle sait à la fin le dédommager ! La scène dans laquelle, après l’avoir réduit au désespoir, elle lui crie encore : Non ! en tombant dans ses bras est un chef-d’œuvre d’esprit, de grâce et de coquetterie. Il est aussi impossible de l’oublier que d’autres scènes non moins parfaites dans des genres différens : la mort d’Agricola, l’exécution de la vieille négresse dans la savane ou le débarquement des Frowenfeld au seuil de cette terre promise où la fièvre jaune les attend.

Émotion, poésie, humour, incidens tantôt tragiques, tantôt burlesques, rien ne manque à l’œuvre la plus considérable, sinon la plus parfaite de Cable, rien sauf une certaine netteté dans la composition, un certain don de la perspective faute duquel le récit est souvent confus. On y avance comme à travers les lianes entrelacées d’une forêt vierge, toujours sur le point de s’égarer. La multitude des figures, la complication des événemens, le grand nombre d’histoires différentes menées de front, reprises alternativement et qui tout à coup s’enchevêtrent les unes aux autres, les brusques retours à des circonstances du passé, alliances ou hostilités de familles, les innombrables digressions généalogiques, tout cela, joint aux bizarreries soutenues du dialecte ou de la prononciation créoles, rend la lecture des Grandissime singulièrement difficile ; mais, arrivé au sommet du labyrinthe, on est émerveillé d’avoir découvert un monde nouveau. On embrasse avec la netteté de la vision cette ville étrange qui sort des eaux comme un rêve, dans son cadre de savanes vert d’émeraude et de cyprès gigantesques à demi submergés. On connaît ses couchers de soleil verts et rouges, jaunes et noirs, on entend les gémissemens de son immense fleuve aux tourbillons perfides, on a monté le navire que le vent pousse contre un courant limoneux le long des champs de cannes ou des bois d’orangers, dans l’ombre profonde des jungles plantées de saules. Tous les hôtes de ces opulentes villas qui bordent les deux extrémités du croissant dessiné par le Mississipi sont de nos amis ; les Grandissime, les de Grapion, les Fusilier, ne nous semblent pas moins réels que tant de personnages quasi-historiques évoqués avec eux : les Casa-Calvo, les Daniel Clark, les Laussat, les Bore, les Morales, les Marigny de Mandeville, les Livingstone, etc., que nous rencontrons sur la place d’armes à l’heure où, la brise se levant, elle devient le rendez-vous du beau monde.

Nous savons comment s’engage une affaire d’honneur au fameux restaurant du Veau-qui-tette ; nous avons vu danser la calinda en écoutant ces chansons satiriques par lesquelles la race opprimée se raille de l’oppresseur et le dénonce ; nous nous sommes promenés dans ces rues pittoresques où une perspective d’arcades, de fenêtres cintrées, de jalousies, de balcons, d’auvens de toile voltigeante, vase rétrécissant, — où tranchent sur le ciel bleu des toits de tuiles rouges ridées et craquelées. Nous y avons rencontré l’Indien, paré de plumes multicolores, le Mexicain tout chamarré de passementeries, le flotteur en culottes de cuir, la négresse tignonnée de bleu ou de jaune, le planteur vêtu de flanelle blanche et de mocassins, le bourgeois arrêté aux dernières modes du siècle défunt, l’élégant boutonné avec une sévérité toute martiale que dément la surabondance efféminée de son linge fin. Et surtout nous savons ce qui se cache sous l’apparence riante et prospère de cette société qui repose comme la végétation féerique d’alentour sur un bourbier sans fond, assombri, pour employer l’éloquente expression de Gable, par l’ombre de l’Éthiopien. Corruption, dissolution, tel est le mot qui vous vient à la pensée devant les gens et devant la nature, si prestigieuse que soit l’une, si séduisans que soient les autres. Depuis le temps des Grandissime, bien des choses ont heureusement changé dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel, et, quelque sympathie que nous inspire le patriotisme du vieux créole français Agricola, il serait difficile de nier que ce soit grâce à l’influence américaine, qui, au figuré non moins que de fait, a éclairci la jungle inextricable et assaini les marais pestilentiels. Le système moderne des écoles publiques libres, établi en 1841, contribua certainement à ce résultat beaucoup plus que toutes les mesures de rigueur. Des milliers d’enfans allèrent chercher les bienfaits de l’instruction dans quelque vieux théâtre jadis consacré au jeu ou aux luttes armées, dans quelque ancienne salle de bal où les quarteronnes, aujourd’hui fanées, avaient valsé avec tous les dignitaires de l’état. D’autres écoles neuves s’ouvrirent et se multiplièrent, aidant à la fusion entre créoles et Américains. Il est vrai que ces derniers se créolisaient peu à peu ; la guerre de sécession les trouva tous fraternellement unis. Tous montrèrent le même héroïsme, essuyèrent les mêmes revers et, vaincus par le Nord, ont subi bon gré mal gré un ascendant qui développe de plus en plus chez eux des énergies, des ambitions nouvelles. Mais la Louisiane reconstituée, transformée, n’est pas ce qui intéresse Cable.

Restons donc à cette période qu’il a nommée les vieux jours créoles ; nous y gagnerons de faire connaissance avec sa plus touchante création : Madame Delphine.


II

« Les deux ou trois premières décades de notre siècle furent l’âge d’or pour les quarteronnes libres de la Nouvelle-Orléans, cette caste sortie du mélange des joyeux aventuriers français, amenés dans la colonie par le service militaire, avec les Éthiopiennes les plus avenantes que l’on récoltât sur la côte d’Afrique. Les premières générations se ressentirent nécessairement de la rudesse des pères, de la servitude des mères ; elles ne purent donner qu’une faible idée du résultat que devaient produire ensuite l’élimination de la couleur noire pendant un laps de soixante-quinze ans et la culture de ce qui avait survécu de plus parfait après cet intervalle. Les anciens voyageurs sont unanimes à louer la beauté des quarteronnes ; ils n’épargnent aucune épithète pour peindre, en parlant d’elles, la régularité des traits, la perfection des formes, la variété des types, — il y avait même plus d’une blonde, — leur vivacité assaisonnée d’esprit, les grâces qu’elles déployaient en dansant, le goût et l’élégance qu’elles apportaient à leur toilette. Bref, elles pouvaient passer pour les sirènes de ces parages où l’après-midi semble durer toujours. »

Courtisée entre toutes était Delphine Carraze, Mme Delphine, comme on la désignait ordinairement ; mais lorsque nous la rencontrons, sa splendeur s’est évanouie : l’objet de l’amour qui a rempli ses belles années, un Américain charmant et du plus noble cœur à l’en croire, a depuis longtemps cessé de vivre. La petite maison qu’elle habite dans un faubourg bordé de jardins en fleur, elle la doit à la générosité du compagnon de sa jeunesse. Cette maison reste toujours fermée ; la principale occupation de Mme Delphine est apparemment d’en tirer les verrous pour dissimuler aux regards autant que possible un trésor qui quelque jour tentera les libertins, quoi qu’elle fasse, sa fille Olive, arrivée à l’âge dangereux de dix-sept ans.

On ne rencontre guère les deux femmes que sur le chemin de l’église, Olive toujours voilée, Mme Delphine attentive à ses côtés, toute frêle, très brune, avec de beaux traits fatigués et une expression pensive qui serait longue à décrire : appelons-la une physionomie de veuve. Mais quelquefois le soir, toutes portes closes, de vagues blancheurs d’étoffe transparente éclairent le fourré de lianes et d’arbustes que les Carraze appellent leur jardin, puis une forme élancée se dessine au clair de la lune, une forme de jeune fille, de nymphe immortelle plutôt blanche comme la mousseline qui l’enveloppe, grande, svelte, revêtue de cette beauté pénétrante des régions tropicales « à laquelle ne contribue ni le rouge du corail, ni l’azur du ciel reflété dans un regard limpide, ni le rose délicat des coquillages de mer ; toutes les grâces du visage ne sont ici qu’un accompagnement harmonieux à l’inexprimable séduction des grands yeux sombres, humides et brillans, pleins à la fois de rêverie et de tendresse, de » langueur passionnée et d’enfantine ingénuité. »

Le banquier Vignevielle, qui est entré furtivement dans le jardin, voit-ce miracle et demeure ébloui. Si un homme est capable de braver le préjugé, de soulever des obstacles en apparence insurmontables, d’arriver coûte que coûte à ses fins bonnes ou mauvaises, c’est assurément Ursin Lemaître-Vignevielle. Tout jeune, il s’est joint à ces grands aventuriers créoles, les frères Laffitte, il a fait avec eux de la contrebande. Personne ne blâmait la contrebande à cette époque : contrebandier, patriote, étaient synonymes. Il semblait légitime d’esquiver les onéreuses redevances qui allaient s’engloutir sans relâche dans le trésor dévorant de l’Espagne. Lorsqu’on tomba sous le joug plus doux des États-Unis, la profession perdit de son honorabilité. Le gouvernement semblait avoir pris en main les intérêts des masses, et dans certains combats contre les agens de la loi, les contrebandiers, risquèrent de devenir des assassins vulgaires. Lemaître-Vignevielle se fit alors corsaire de préférence, — toujours comme associé des Laffitte, dont la vie avait été mise à prix. Ces pirates, ayant été tentés ensuite par la Grande-Bretagne, qui leur avait offert de grands avantages s’ils voulaient se ranger sous son drapeau, fort menaçant aux environs de leur ville natale, refusèrent des offres magnifiques. Là-dessus Andrew Jackson les admit à traiter avec lui et les félicita de cet attachement à la patrie commune. Ceci est de l’histoire : Cable, comme toujours, a très ingénieusement mêlé dans son récit l’histoire à la fiction pour donner plus de force et de réalité à celle-ci.

Après une jeunesse aventureuse, et à la suite de péripéties quelque peu romanesques, le capitaine Lemaitre est revenu à la Nouvelle-Orléans et, conseillé par son ancien ami, le père Jérôme, l’un des types les plus purs et les plus sympathiques du prêtre catholique qui soit jamais tombé sous nos yeux, il ressuscite pour ainsi dire, en la personne du banquier Vignevielle, que l’on appelle le banquier du bon Dieu, le banquier des pauvres ; il consacre ses richesses, fruit de rapines, fort honorées d’ailleurs, aux œuvres les plus charitables. Sa famille, une famille créole de la vieille roche, le traite de fou, mais que dira-t-elle quand, sa folie s’aggravant, il voudra, en dépit de toutes les remontrances, en dépit de la loi, épouser une quarteronne ? Sans doute, à la Nouvelle-Orléans, ce serait impossible sous les peines les plus graves, mais, avec l’aide de Dieu, on peut gagner la France, où le code plus clément ne s’est jamais proposé de séparer les races. Cependant l’indignation exaspérée de la famille Vignevielle met à ce projet une entrave devant laquelle recule Olive elle-même, tout éprise qu’elle soit de l’homme magnanime qui voudrait l’arracher à l’ignominie de sa race. Plutôt que de laisser un des siens s’avilir jusqu’à épouser une fille de couleur, le propre beau-frère de Lemaître-Vignevielle livrerait celui-ci à la justice. Sur ces entrefaites, le gouvernement des États-Unis s’est avisé de relever quelques peccadilles contre l’ancien corsaire, des poursuites le menacent ; les ennemis d’Olive en profiteront.

Comment venir à bout de ce terrible dilemme ? La douce, la craintive, l’humble Mme Delphine en sera capable ; elle s’arme d’une résolution désespérée. Non, cette enfant si chère ne peut payer du repos et du bonheur de toute sa vie le crime de n’avoir point choisi son père ; les blancs voudraient en vain tenir une honnête fille sous leurs pieds, dans la boue ; ils ne parviendront pas à l’empêcher d’atteindre, parce qu’elle a dans les veines une goutte invisible de sang d’esclave, l’avenir respecté auquel, du reste, tout lui donne droit. La loi sera frustrée, elle sera vaincue, cette loi stupide, lâche et sans entrailles. Mme Delphine déclarera publiquement, et à force de ruse elle saura prouver qu’Olive, bien que la pauvre fille ne s’en soit jamais doutée, ne lui est rien, qu’elle sort d’un mariage secret contracté par son amant à l’étranger. On la lui a amenée toute petite, elle l’a tendrement adoptée, voilà tout… Un portrait auquel la jeune quarteronne ressemble d’une façon saisissante, et qui est celui d’une sœur de son père défunt, sert de complice à Mme Delphine. D’ailleurs, celle-ci ne recule pas devant le serment ; elle jurera tout ce qu’on voudra, devant qui l’on voudra. Et sa fille est assez blanche, assez belle, douée d’une âme assez noble pour qu’on la croie. C’est un trait d’observation perçante de la part de Cable d’avoir entaché de mensonge le sacrifice sublime de cette mère, d’avoir donné pour base à un acte de vertu le vice indélébile de la race condamnée. Mme Delphine a ourdi avec une habileté singulière et tendu hardiment le piège où se prennent ceux qui, la veille encore, la dominaient de toute la force de leur intelligence, de toute la hauteur de leur situation sociale ; mais, cet effort accompli, sa fille mariée, heureuse, à l’abri pour toujours, elle ne peut survivre au déchirement qu’elle a voulu. La cérémonie nuptiale terminée, elle se glisse défaillante au confessionnal. Le père Jérôme reconnaît la petite voix, bien altérée pourtant, qui murmure dans son doux accent créole : Bénissez-moin, mo père, pa’ ce que mo péché.

Le péché de Mme Delphine est d’avoir trompé tout le monde et violé la loi par excès d’amour maternel. Tandis que le prêtre, qui sait combien souvent la société tout entière est responsable des mauvaises actions de chacun, lui donne l’absolution, la quarteronne, à genoux, s’affaisse, le front sur ses mains jointes. Ce pauvre cœur, dévoué jusqu’à la mort, s’est brisé.

Il est difficile de pousser l’émotion plus loin que dans ce récit rapide et serré. Les esquisses de Cable sont certainement supérieures encore à ses ouvrages de longue haleine qui, comme les Grandissime, ne forment guère, dans leur diffusion qu’une mosaïque de morceaux rajustés. Une des ressemblances de l’auteur de Madame Delphine avec l’auteur de Miggles, c’est qu’il ignore ou dédaigne l’art des développemens et ne réussit à nous donner que l’impression d’une série de tableaux saisissans, mais décousus. N’est-ce pas d’ailleurs un art plus rare et plus difficile encore qui lui fait condenser en quelques pages des trésors de sentiment et d’esprit ? Cette habileté particulière se manifeste, à différens degrés, dans les sept nouvelles qui composent le recueil intitulé Old Creole Days. Nous en avons traduit une à l’intention des lecteurs de la Revue : la touchante histoire de Jean Roquelin. Sieu’ George est l’histoire à demi comique, lamentable à demi, d’un vieux créole affolé par les hasards de la loterie, comme l’ivrogne l’est par le vin et le joueur par les cartes. Dans Tite Poulette, on voit poindre le germe encore indécis de Madame Delphine. Cette Zalli, toujours belle, quoique fanée, qui se fait applaudir chaque soir dans la danse du châle, à la salle Condé, — un assez mauvais lieu, — et gagne ainsi le pain d’une enfant qu’elle adore, tout en lui gardant le respect, la bonne renommée auxquels, pauvre femme, par fatalité de naissance, elle ne peut prétendre elle-même, est encore le type, évidemment cher à l’auteur, de la quarteronne, capable de la plus héroïque abnégation, prête à se donner corps et âme pour le bonheur de ceux qu’elle aime.

Avec Madame Délicieuse, nous rentrons dans le grand monde créole, nous nous retrouvons devant une nouvelle Aurore de Grapion, qui ne diffère de l’autre que par la fortune et la toilette, car les modes ont changé depuis le temps des Grandissime. Old Creole Days comprennent une période beaucoup plus rapprochée de la nôtre. Madame Délicieuse, la reine de la Nouvelle-Orléans, qui tient toute la ville en servage à ses pieds et dont le salon est célèbre ; se voit recherchée en mariage par le général Hercule Mossy de Villivicencio, un vétéran de 1814-1815, qui a énergiquement refusé de plier le genou devant les abominations américaines et de se prêter à aucun compromis. D’autre part, elle aime en secret le docteur Mossy, fils de ce martial personnage, mais désavoué, déshérité par son père, car il a eu l’indignité de préférer la science au métier des armes, et il condescend à parler, voire à écrire, l’ignoble langue anglaise. Selon le général, le docteur est une poule mouillée, comme s’il n’y avait pas quelque courage aussi à combattre le choléra, le typhus, la fièvre jaune et les autres épidémies meurtrières qui ravagent presque périodiquement ces climats ! Dieu sait quelles ruses l’adroite créole est forcée d’inventer pour les réconcilier d’abord, pour prouver ensuite au général que son fils est à la fois un grand savant et un héros ! Il est vrai que le mensonge ne lui coûte guère plus qu’à Mme Delphine, ce qui semblerait prouver que les vices de l’esclave finissent par gagner le maître. Ici le but est honnête, il est vrai. Les principes de Mme Délicieuse, — car elle en a, — ne sont pas précisément construits dans le style anglo-saxon. A quoi bon être si austère quand le confessionnal est tout près ? Elle réussit, ce qui l’absout, et devient l’heureuse femme du jeune docteur, la fille bien-aimée du vieux soldat, qui un instant auprès d’elle avait oublié son âge.

L’héroïne du Café des exilés est aussi une fille bien née, une dame créole exquise, et cependant sa jeunesse se passe dans la petite maison à rideaux blancs où, en 1835, sous les orangers et les lauriers-roses, les réfugiés de nos colonies viennent, en payant ou à crédit, fumer leur cigarette, boire les sirops des tropiques ou les vins de France, causer entre eux de la patrie et conspirer à l’occasion. C’est le père de Pauline, un créole de la Martinique, transporté à Saint-Domingue dès son enfance, puis forcé de se réfugier à Cuba d’abord, à la Nouvelle-Orléans ensuite, lors de la fuite générale de 1809, c’est le vieux et vénérable M. d’Hennecourt qui tient le café. Les malheurs du temps avaient produit bien des choses extraordinaires.

Tous les habitués du café, créoles espagnols pour la plupart, à l’imagination vive et au cœur ardent, sont amoureux de la belle Pauline : mais celle-ci leur préfère un Irlandais, le digne « major » Galahad Shaughnessy, dont le bonheur ne va pas sans quelques périls, l’un de ses rivaux, certain Cubain, Manuel Mazaro, qui joue de la guitare à ravir et porte toujours un couteau passé dans le col de son habit, n’étant nullement d’humeur à lui abandonner la place. Ce jaloux essaie d’abord de perdre l’Irlandais par la calomnie, puis sa rage va jusqu’à dénoncer un complot dont lui-même fait partie, mais qu’a organisé Shaughnessy, et qui a pour but d’envoyer des armes par fraude dans les colonies espagnoles. La police américaine intervient et disperse, sans les punir autrement, les conspirateurs. Seul, Mazaro est châtié. On le retrouve dans le canal Carondelet, percé de coups de couteau, et quand ses blessures sont comptées, on s’aperçoit que leur nombre est exactement celui des conjurés, au major près. Le foyer de la conspiration, le vieux café, n’a plus aucune raison d’être. Un peu de poudre suffit à le faire sauter, et il ne reste plus pour narrer l’aventure que le mari de Pauline, qui vous raconte, avec sa verve et ses amplifications irlandaises, comment l’idée lui était venue de former cette curieuse société d’Américains espagnols dans un dessein philanthropique, pour rendre les honneurs funèbres à ceux d’entre les réfugiés qui pourraient tomber victimes de la fièvre et les envoyer reposer dans leur pays natal. Deux cercueils d’individus fort bien portans du reste allaient être embarqués sur un schooner du Mississipi quand la police était intervenue et les avait fait ouvrir pour y trouver des mousquets au lieu de cadavres. Elle les eût certainement laissés passer sans la dénonciation du jaloux Mazaro.

On voit que les récits des vieux temps créoles sont peu de chose par le sujet ; leur charme est dans le tour imprévu, dans la forme originale où se révèle la main d’un artiste consommé. La plus intraduisible et la plus amusante de ces nouvelles est intitulée Posson, c’est-à-dire, en jargon anglo-créole, Parson Jone (le Pasteur Jones). Elle nous montre un prédicateur rustique, un pauvre pasteur de campagne floridien, qui jamais jusque-là n’était venu en ville, entraîné, sans le savoir, par un vicieux petit créole de la Nouvelle-Orléans, Jules Saint-Ange, d’abord au cabaret, puis dans un salon de jeu où il croit avoir perdu l’argent de son église, puis aux courses de taureaux, où, complètement ivre, il prêche, par habitude, puis, à la fin, en prison pour bruit et désordre. En même temps, telle est sa réelle innocence, telle est sa componction quand il découvre que lui, l’homme de Dieu, a été involontairement un sujet de scandale, telles sont les vertus d’apôtre qui éclatent au milieu de sa chute, qu’il convertit celui qui voulait le corrompre et se moquer de lui. Mais nous nous apercevons que donner la substance de Posson Jone est impossible. Il faut lire ce chef-d’œuvre d’humour, où la franche gaîté se mêle à l’émotion, où la peinture des choses les plus basses est ennoblie par ce pouvoir magique du talent qui change les cailloux en pierres précieuses ; il faut lire la description bouffonne de la lutte du taureau étique qui ne veut pas se battre et du tigre épuisé qui ne veut pas mordre, dernière et infructueuse tentative pour affirmer les mœurs espagnoles au milieu du torrent des mœurs américaines, si prompt à emporter les plaisirs, les traditions, les souvenirs du passé.

Posson Jone peut vraiment soutenir la comparaison avec quelques-unes des meilleures esquisses de Bret-Harte, que nous continuons cependant à placer en général bien au-dessus de Gable, quoi qu’en aient pu dire les admirateurs passionnés de ce dernier. Avec plus de puissance d’invention, il a eu l’avantage d’exercer son génie sur un champ plus vaste et plus varié, ayant devant lui l’immensité des sierras californiennes, où se heurtaient toutes les races, où s’entre-croisaient tous les dialectes, tandis que l’éternel panorama de la Nouvelle-Orléans, la puérilité enfantine qui caractérisent les idées, les habitudes, le jargon créole, risqueraient de nous fatiguer à la longue. Mais M. Cable saura, n’en doutons pas, étendre à de nouveaux sujets ses remarquables qualités d’observation et de description. Les deux premiers volumes qu’il ait publiés suffisent à le placer comme écrivain à un rang élevé.


TH. BENTZON.

  1. Voyez la Revue du 1er février et du 1er mai 1883.
  2. Monsieur.
  3. Les créoles de la Louisiane se mariaient volontiers le soir dans leurs propres maisons, au lieu d’aller à l’église.
  4. Sorcier.
  5. On appelle grigris les charmes du voudou, du sorcier.