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Les Nouvelles Acquisitions du musée

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Les Nouvelles Acquisitions du musée
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 1146-1154).
LES NOUVELLES ACQUISITIONS DU MUSEE.

Le Musée vient de dépenser à la vente du feu roi de Hollande une somme de 103,000 francs. Cette somme a-t-elle été utilement employée ? Les œuvres choisies dans la collection de La Haye par MM. Reiset et Villot doivent-elles ajouter une valeur nouvelle à la galerie du Louvre, qui se recommande déjà par tant d’œuvres éclatantes ? Pour répondre à cette question, il faut étudier avec un soin attentif tous les morceaux acquis par MM. Reiset et Villot. Or, entre ces morceaux, il en est trois qui, par leur importance, méritent une analyse spéciale. Cependant, je dois le dire avec une entière franchise, la somme donnée pour chacun de ces trois morceaux est loin de s’accorder avec la beauté qu’un œil exercé peut y découvrir. Ce que je dis s’applique à la Vierge du Pérugin, au Portrait de Rubens, à l’Évanouissement de la Vierge de Raphaël. Assurément, et j’aurais mauvaise grace à ne pas le reconnaître, aucune de ces œuvres ne peut déparer la plus riche galerie. Toutefois, si l’on compare le prix donné à la valeur intrinsèque des œuvres, on a le droit de s’étonner. Le portrait du baron de Vicq, par Rubens, qui est, pour tous les yeux exercés, un morceau capital, figure dans le compte de MM. Reiset et Villot pour 12,000 fr. ; l’Évanouissement de la Vierge, dessin à la plume, pour 14,000 fr., et la Vierge du Pérugin pour 54,000 fr. Était-il vraiment utile de dépenser 54,000 fr. pour acquérir un Pérugin ? Il est au moins permis d’en douter. Le tableau de ce maître acheté par à MM. Reiset et Villot peut-il être accepté comme la représentation d’une somme aussi considérable ? Je ne le crois pas.

Je sais bien qu’il y a en France comme en Allemagne, comme en Angleterre, comme en Italie, un grand nombre d’esprits qui prétendent posséder la vraie notion de l’art et qui préfèrent résolument le Pérugin au plus illustre de ses élèves, à Raphaël. Je sais que, pour ces esprits qui s’attribuent la pleine intelligence du sentiment religieux et de l’expression qu’il peut recevoir dans la peinture, les madones du Pérugin sont plus pures, plus recueillies, plus belles que la Madone à la chaise du palais Pitti, que la madone achetée, en 1518, par François Ier ; mais une pareille opinion ne soutient pas l’examen. C’est un engouement puéril qui ne mérite pas plus de respect que la passion d’une jeune fille pour une dentelle ou un ruban. Le Pérugin doit la meilleure partie de sa gloire aux œuvres de Raphaël, comme Domenico Ghirlandajo aux œuvres de Michel-Ange ; si Raphaël et Michel-Ange ne tenaient pas dans l’histoire de l’art une place si considérable, le Pérugin et Ghirlandajo jouiraient d’une popularité très modeste. Il y a deux manières d’estimer la valeur du Pérugin on peut l’envisager au point de vue de l’expression, au point de vue de la science. Si l’on veut chercher dans le Pérugin le sentiment religieux, il est impossible de ne pas reconnaître que Giotto et fra Angelico donnent à la foi chrétienne plus d’éloquence, plus de ferveur que le Pérugin. Veut-on chercher en lui la science ? A moins de fermer ses yeux à l’évidence, à moins d’oublier la forme vraie de la personne humaine, comment ne pas avouer qu’un intervalle immense sépare le Pérugin de Raphaël ? Oui, sans doute, le Pérugin en savait plus que Giotto, plus que fra Angelico ; c’est une vérité qui n’a pas besoin d’être démontrée : il n’est pas moins vrai, moins évident que Raphaël en savait infiniment plus que son maître. Quant à l’expression du sentiment religieux, le Pérugin, à mon avis, ne soutient pas mieux la comparaison avec Raphaël qu’avec Giotto. Je ne veux pas prendre au sérieux l’opinion proclamée à son de trompe il y a quelque vingt ans par les peintres néo chrétiens ; je ne veux pas perdre mon temps à réfuter les accusations de paganisme portées contre Raphaël ; ces accusations, qui ont pu obtenir quelque crédit parmi les personnes étrangères à l’histoire de la peinture, ne méritent pas les honneurs de la discussion. Raphaël, qui a consacré sa vie tout entière à l’expression de la beauté, n’a pas cru devoir négliger les conseils de l’art antique ; il a interrogé avidement les œuvres de la Grèce. Qui oserait le blâmer ? C’est au commerce assidu qu’il a entretenu avec l’antiquité que nous devons l’étonnante variété de ses œuvres. Est-il permis de comparer le Pérugin à Raphaël sous le rapport de la variété ? Les œuvres du Pérugin, dont plusieurs sans doute se recommandent par un mérite réel, semblent presque toujours reproduire un type invariable et constant. On dirait que l’auteur s’interdit l’invention comme une coupable pensée ; qu’il craindrait, en prêtant à la Vierge, à l’enfant Jésus, un visage nouveau, d’attirer sur sa tête le reproche d’hérésie. Les renseignemens que les biographes nous ont transmis, sans justifier cette conjecture, nous expliquent d’une façon très claire l’uniformité des œuvres du Pérugin. Nous savons en effet que le maître de Raphaël, très âpre au gain, reproduisait à l’infini ses compositions, et se copiait lui-même sans jamais se lasser. Il ne tenait pas tant au progrès de son art qu’au succès de son industrie ; il voulait tirer de ses moindres idées un profit permanent, et toutes les fois qu’il trouvait l’occasion de les reproduire, il la saisissait avec empressement. Il avait pour tous les épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament des types déterminés, et prenait bien rarement le soin de les modifier. Faut-il s’étonner qu’en se copiant sans relâche il n’ait pas trouvé moyen de mettre une grande différence entre les œuvres de sa jeunesse et les œuvres de son âge mûr ? La main la plus habile, en promenant éternellement le pinceau sur les mêmes lignes, sur les mêmes contours, loin d’acquérir plus de dextérité, finit par s’habituer au lieu commun, et c’est en effet le défaut qu’on peut reprocher à bien des œuvres signées du nom de Pérugin. Mais je veux bien oublier que la galerie du Louvre possède déjà depuis long-temps des tableaux de ce maître ; je consens à croire qu’il était utile d’acquérir une œuvre nouvelle achevée par la même main : était-il nécessaire d’aller à La Haye pour enrichir le Musée du Louvre ? N’y a-t-il pas au musée de Lyon une toile du Pérugin cent fois préférable au tableau acquis par MM. Reiset et Villot ? Tout en tenant compte de la jalousie provinciale, n’était-il pas possible de décider le conseil municipal de Lyon à échanger cette toile admirable contre des œuvres d’un autre maître ?

Lors même que la ville de Lyon eût refusé obstinément de céder au Musée de Paris le Pérugin qu’elle doit à la munificence du cardinal Fesch, était-il opportun d’acquérir au prix de 54,000 francs le Pérugin que M. Villot a rapporté de La Haye ? Pour le croire, pour le dire, il faudrait n’avoir jamais étudié l’histoire de la peinture, n’avoir jamais mis le pied dans les galeries de Rome ou de Florence, n’avoir jamais visité les églises décorées par le Pérugin. Or, M. Villot ne se trouve pas dans cette condition. Il connaît par lui-même l’histoire de la peinture ; il a pu mainte et mainte fois comparer le témoignage de ses yeux aux souvenirs de ses lectures. Comment donc expliquer l’acquisition du nouveau Pérugin que nous avons maintenant au Louvre ? M. Villot n’ignore certainement pas le rang assigné au Pérugin par le goût, par le savoir, par la justice ; il n’ignore pas que la monotonie, l’uniformité dont je parlais tout à l’heure a été reprochée au maître de Raphaël par ses contemporains mêmes. Il faut donc croire que M. Villot, par déférence pour une opinion qu’il ne partage pas, que ses études lui défendent de partager, s’est décidé à sacrifier la moitié de la somme qui lui était confiée. Sans approuver la prédilection des peintres archéologues pour le Pérugin, il a consenti à flatter leur manie ; c’est à mes yeux une concession déplorable et parfaitement inutile. La petite secte qui prétend seule comprendre, seule posséder l’expression du sentiment religieux ne sera satisfaite que lorsqu’elle aura vu disparaître de la galerie du Louvre tous les tableaux entachés de paganisme, et Dieu sait si le nombre en est grand ! Pour ceux qui voient dans Raphaël le chef des païens, notre galerie, avant d’être déclarée chrétienne, doit se résigner à bannir comme impures bien des œuvres qui ne possèdent qu’un seul mérite : la beauté.

Je veux bien que le nouveau Pérugin soit supérieur aux tableaux du même maître que nous possédons depuis long-temps ; je veux bien qu’il soit mieux conservé et qu’il offre aux jeunes gens un sujet d’étude plus sûr et plus complet : il faut pourtant bien consentir à estimer ce tableau d’après sa valeur intrinsèque. Or, est-il permis d’admirer sincèrement les six figures dont il se compose ? La Vierge, qui tient sur ses genoux l’enfant Jésus, exprime-t-elle l’orgueil, la joie ou la piété consacrés par la tradition chrétienne ? Vante qui voudra le caractère de cette tête, je n’y vois pour ma part que la jeunesse et la santé, mais une jeunesse sans élégance, une santé sans éclat. Les mains ne sont pas étudiées. Quant à l’enfant Jésus, pour oser le comparer aux divins bambini créés par le pinceau de Raphaël, il faut commencer par exclure la beauté de la peinture. Sans cet anathème préliminaire, il est impossible d’accepter l’enfant placé sur les genoux de la Vierge comme le type du Sauveur. Les deux saintes placées aux côtés de la Vierge, au lieu de regarder Jésus comme le voudrait le bon sens, regardent le spectateur, et encadrent ainsi la composition au lieu d’en faire partie. La draperie de ces deux figures est d’ailleurs traitée avec sécheresse. Les deux anges placés derrière la Vierge méritent le même reproche que les deux saints ; ils n’ont rien de vivant, rien de passionné. Malgré leurs mains jointes pour la prière qui sembleraient indiquer la ferveur de l’adoration, ils regardent à peine l’enfant divin que la Vierge tient sur ses genoux. Ainsi, malgré son excellente conservation, malgré la pureté des tons qu’on dirait pris hier sur la palette, le nouveau Pérugin ne tiendra pas dans notre galerie un rang très élevé. Il viendra s’ajouter aux Pérugin que nous possédons déjà, sans exciter une curiosité bien vive, sans offrir un enseignement fécond.

Sans doute, il est bon, il est utile que notre galerie garde l’universalité qui la distingue entre toutes les galeries d’Europe ; qu’elle ne s’en tienne pas aux maîtres de premier ordre, et que les administrateurs de ce précieux établissement s’efforcent de plus en plus d’y réunir toutes les époques de l’art. Il ne faut pas, par respect pour Raphaël, pour Léonard, pour Corrège, pour Titien, proscrire les maîtres d’un mérite secondaire ; mais il serait sage de mesurer les sacrifices au mérite des œuvres qu’on veut ajouter à notre galerie. Si l’on se montre si généreux lorsqu’il s’agit d’acquérir un tableau qui ne se recommande ni par l’originalité de la composition, ni par la finesse du dessin, ni par l’expression des physionomies, où trouvera-t-on de quoi payer une Antiope, une Joconde ? Ce n’est pas ainsi que je comprends l’universalité pour une galerie de peinture, quelle qu’elle soit, et la nôtre est tellement importante qu’on ne saurait apporter trop de soin dans le choix des ouvrages que l’étranger peut nous offrir. Il faut surtout s’attacher aux hommes qui marquent dans l’histoire de l’art un pas décisif. Masaccio dans l’école florentine, Albert Dürer dans l’école allemande sont du nombre de ces hommes éminens. C’est pourquoi, au lieu de placer dans la galerie du Louvre un huitième Pérugin, M Villot eût bien fait de chercher en Hollande ou ailleurs un Masaccio ou un Albert Dürer. Si la galerie de Guillaume II n’offrait aucun ouvrage de ces deux maîtres, il n’était pas difficile de choisir dans cette galerie même un tableau d’un maître inconnu parmi nous et pourtant digne d’une étude sérieuse, par exemple, un tableau de Van Hemling. Tous ceux qui ont visité à Bruges l’hôpital Saint-Jean ont éprouvé le besoin d’y retourner plusieurs fois pour admirer les peintures de Van Hemling. Un tableau de ce maître n’eût pas coûté cinquante mille francs, et vaudrait mieux pour nous que le nouveau Pérugin.

Le Portrait du baron de Vicq, par Rubens, est une excellente acquisition Quoique le Musée possède un grand nombre d’ouvrages de ce maître illustre, M. Villot a très bien fait d’acheter pour la France ce précieux morceau : le Portrait du baron de Vicq est un véritable chef-d’œuvre, aussi bien pour le dessin que pour le coloris. L’étude attentive de cette toile suffirait pour convertir tous ceux qui croient encore et répètent comme un article de foi que Rubens ne savait pas dessiner. C’est une de ces banalités qui traînent dans quelques ateliers et qui n’ont certes pas besoin d’être réfutées, tant elles sont niaises. Cependant j’engage tous ceux qui sont habitués à regarder Rubens comme un dessinateur inhabile à étudier le Portrait du baron de Vicq, et j’espère qu’il se trouvera parmi eux des esprits assez sincères, assez dociles pour se rendre à l’évidence. Je ne crois pas qu’il soit possible de trouver, même dans l’école romaine ou dans l’école florentine, une tête plus finement, plus savamment modelée. S’il est arrivé plus d’une fois à Rubens d’offenser le goût par les caprices de son imagination, on ne peut nier qu’il ne possédât une science profonde ; et le portrait acheté par M. Villot suffirait seul à démontrer cette affirmation. Il n’y a pas, en effet, une seule partie du visage qui ne soit rendue avec une étonnante précision. La bouche va parler, les narines respirent, les yeux regardent, et le front pense. C’est la vie même, prise sur le fait et fixée sur la toile par un art merveilleux. Il y a dans ce portrait tant de savoir et d’habileté, le travail du pinceau a tant de souplesse et de variété, qu’il ne se laisse pas deviner. C’est là précisément le triomphe du génie. Il n’est donné qu’aux artistes du premier ordre de cacher le travail sous la simplicité. Pour lutter ainsi avec la nature, pour transcrire le modèle humain avec cette évidente fidélité, il faut avoir long-temps médité sur tous les secrets du métier ; et Rubens, en effet, qui a produit un nombre si prodigieux d’ouvrages, avait acquis cette fécondité par des études persévérantes. Les beaux-esprits, qui ne prennent pas la peine de vérifier ce qu’ils avancent, croient avoir caractérisé Rubens avec une grande sagacité, en disant qu’il procède de l’école vénitienne. Ce jugement, accepté par les gens du monde comme l’expression complète et précise de la vérité, est loin de s’accorder avec les faits. Sans doute Rubens admirait vivement les œuvres de l’école vénitienne ; sans doute il étudiait avec ardeur Titien et Paul Véronèse ; mais il connaissait Rome et Florence aussi bien que Venise. Il avait pour Raphaël, pour Michel-Ange, pour Léonard de Vinci une vénération profonde. Il n’y a pas une école d’Italie dont il n’ait pénétré tous les secrets, et si quelques-unes de ses premières œuvres se rapprochent de l’école vénitienne par la composition, par le choix des couleurs, il est certain que l’ensemble de ses œuvres ne présente pas ce caractère. Rubens possédait une érudition prodigieuse, et son érudition n’a rien ôté à la spontanéité, à l’originalité de son génie. Si les tableaux de Rubens sont d’une couleur aussi riche, aussi éclatante que les tableaux de Titien et de Paul Véronèse, il n’est pas permis de voir dans Rubens un disciple exclusif de l’école vénitienne. La Descente de Croix placée dans la cathédrale d’Anvers ne procède ni de Titien ni de Paul Véronèse, et le Portrait du baron de Vïcq ne rappelle pas la manière de ces deux maîtres illustres : c’est une peinture aussi belle, mais c’est un autre genre de beauté. Les adorateurs fervens de l’école romaine, qui ne voient pas de salut hors des chambres du Vatican, pourront trouver que dans ce beau portrait les détails sont trop multipliés, que les rides du front et celles des paupières sont copiées avec une fidélité trop scrupuleuse : quant à moi, je ne saurais me ranger à leur avis. Je comprends très bien que l’école romaine voie et rende autrement le modèle humain ; mais je ne crois pas que les peintres soient obligés de suivre exclusivement les leçons de l’école romaine. J’admets volontiers que, dans une composition historique, il est bon de négliger plusieurs parties de la réalité, de simplifier ce que l’œil aperçoit : mais je pense que, dans un portrait, il est bon de transcrire la réalité tout entière. D’ailleurs, sous un pinceau vraiment habile, la réalité ne manque jamais de s’agrandir. Il n’est pas douteux pour moi que le Portrait du baron de Vicq ne soit tout à la fois très ressemblant et très supérieur au modèle. Rubens a tout copié, mais il a tout embelli. Et puis, si l’on prend la peine de regarder attentivement le portrait, on verra que les détails, quoique très nombreux, n’ont rien de minutieux, rien de puéril. Ils sont tellement subordonnés à l’effet général que le spectateur ne les aperçoit pas sur-le-champ. La première impression est une impression d’étonnement et de joie : l’œil se plaît à contempler cette physionomie intelligente et mâle. Ce n’est qu’après avoir admiré la vie qui anime cette toile que le spectateur éprouve le besoin de voir de plus près comment est fait ce qu’il admire. Alors, mais alors seulement, les détails se révèlent. Quant à la manière dont ils sont copiés, bien habile serait celui qui la devinerait. Les procédés employés par Rubens sont déguisés si ingénieusement qu’ils semblent dérobés à la nature même.

Ainsi, malgré les nombreux détails que le peintre s’est plu à reproduire, ce portrait est plein de grandeur. Nous avons vu en France, en Angleterre, en Allemagne, plus d’un peintre multiplier les détails et dresser le procès-verbal de ce qu’il voyait avec la ponctualité d’un greffier. Cette fidélité littérale n’a rien à démêler avec la fidélité vivante. Que ceux qui ne sont pas encore parvenus à se former une idée nette de la vérité en peinture regardent le Portrait du baron de Vicq, ils comprendront enfin que, pour être vrai, il ne s’agit pas seulement de tout copier, mais de laisser à tous les élémens de la réalité l’importance qui leur appartient : c’est à cette condition que l’exactitude n’a rien de puéril.

Parmi les dessins acquis par M. Reiset, un seul se recommande par une véritable importance : l’Évanouissement de la Vierge, de Raphaël. C’est probablement la première esquisse du tableau placé dans la galerie Borghèse, et si justement admiré. Ce tableau appartient à la seconde manière de Raphaël et en marque la fin. Il a dû être exécuté dans les premiers mois du séjour de Raphaël à Rome. Au lieu de rappeler la manière du Pérugin comme le Mariage de la Vierge, placé dans la galerie de Brera, il porte la trace visible des enseignemens de l’école florentine. Sous le rapport historique, c’est donc une composition très intéressante. Raphaël, lorsqu’il l’exécuta, ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Il commençait alors la décoration des chambres du Vatican, qui appartiennent à sa troisième et dernière manière. Si le tableau dont M. Reiset nous a rapporté l’esquisse à la plume n’a pas la grandeur de l’École d’Athènes, c’est pourtant une œuvre capitale ; car il marque, avec la Dispute du Saint-Sacrement, le passage de la seconde à la troisième manière. Quant au prix de ce dessin, bien qu’il puisse paraître fort élevé à ceux qui ne connaissent pas l’extrême rareté des dessins vraiment authentiques des grands maîtres d’Italie, si on le compare au prix du nouveau Pérugin, on est tenté de le trouver bien modeste. Il ne faut pas oublier que la collection de dessins confiée aux soins de M. Reiset, si riche d’ailleurs en morceaux de premier ordre, et dont l’origine ne peut être contestée, renferme de nombreux morceaux baptisés assez étourdiment. Je ne parle pas de plusieurs dessins donnés à Rubens, et qui, pour tous les hommes clairvoyans, sont évidemment l’œuvre de Bolswert. Je parle de Raphaël. Eh bien ! nous voyons dans la galerie du Louvre un dessin à la sépia du Portement de Croix connu vulgairement sous le nom de Spasimo, dessin qui reproduit le tableau peint par Raphaël pour un couvent de Palerme, et placé aujourd’hui dans le musée de Madrid. C’est une des compositions les plus populaires de l’école italienne. Gravée par Toschi, elle figure dans un grand nombre de cabinets. Or, cette sépia porte sur le catalogue le nom de Raphaël, et pourtant il n’y a pas un juge exercé qui puisse ajouter foi à cette désignation. Il n’est pas douteux que cette sépia ne soit l’œuvre d’un graveur. Les nombreuses cicatrices qui sillonnent ce dessin ne sauraient en changer l’origine. Si la composition appartient à Raphaël, le dessin n’est pas de sa main. Il suffit de le comparer aux dessins très authentiques revêtus du même nom, aux études à la sanguine faites pour la Farnésine, au croquis de la Psyché, à la Prédication de saint Paul, à la Calomnie d’Apelles. M. Reiset nous a rapporté un dessin précieux qui n’est pas seulement attribué à Raphaël, mais qui est bien de lui ; c’est un choix intelligent dont nous devons le remercier. La France n’a pas à regretter les 14,000 fr. donnés pour cette précieuse esquisse.

Le mérite capital de l’Évanouissement de la Vierge est, à mon avis, la conciliation de la douleur et de la beauté. Toutes les figures qui entourent le Christ expriment l’affliction la plus profonde, et chacune de ces figures est belle dans l’acception la plus vraie du mot. La douleur de la mère est d’un caractère sublime. Les saintes femmes qui tiennent le Christ entre leurs bras et qui s’apprêtent à l’ensevelir, dominées par le même sentiment, le traduisent avec des accens variés, sans que jamais l’énergie nuise à la beauté. C’est là, je le sais bien, c’est là précisément ce que l’école religieuse reproche à Raphaël. Ce qui me charme, ce que j’admire, est pour cette école un sujet d’accusation. Cet accord parfait et constant de l’expression et de la beauté, que tant d’artistes ont rêvé, et qu’un si petit nombre a réussi à réaliser, devient une preuve de paganisme. Il faudrait, selon les nouveaux docteurs, pour demeurer dans la vérité chrétienne, négliger résolûment le soin de la beauté. N’en déplaise à ces messieurs, je crois que Raphaël a très bien fait de poursuivre toute sa vie la conciliation de l’expression et de la beauté. Toutes ses œuvres sont empreintes d’un respect profond pour l’harmonie linéaire, et ce respect ne l’abandonne pas, même lorsqu’il traite les sujets où la douleur joue le premier rôle, ou plutôt dont tous les personnages n’ont qu’un rôle unique : l’expression de la douleur.

Il me reste à parler des dessins attribués à Michel-Ange et des croquis de Léonard de Vinci, de fra Bartolommeo, d’André del Sarto. Les croquis et les esquisses de ce dernier maître offrent seuls un intérêt sérieux. Les yeux se portent avec prédilection, avec bonheur, sur une tête d’enfant qu’on retrouve dans le tableau de la Charité, si maladroitement, si honteusement restauré il y a quelques années. L’admirable composition d’André a reçu des mains de l’ignorance une blessure que la main la plus habile aurait grand’ peine à fermer. Espérons que les restaurateurs nommés au concours sous l’administration intelligente de M. Jeanron ne se rendront pas coupables de pareils désastres. Si la tête d’enfant rapportée par M. Reiset ne suffit pas pour nous consoler, c’est du moins un choix avoué par le goût et qui ne sera pas sans profit pour les études de nos jeunes peintres. Il y a dans le crayon d’André une naïveté, une simplicité que les connaisseurs ne se lassent pas d’admirer. La simplicité s’allie d’ailleurs, dans ses dessins, à un savoir très profond. S’il n’a jamais atteint dans son style l’élégance de Raphaël ou la grandeur de Michel-Ange, on ne peut nier qu’il ne possède la connaissance complète du modèle humain.

Les croquis de fra Bartolommeo n’excitent pas une curiosité bien vive, et cela se conçoit sans peine. Malgré les leçons qu’il avait reçues du Sanzio, il a toujours montré plus d’habileté pour le choix des couleurs que pour le choix des lignes ; il n’a jamais connu ou, pour parler justement, il ne s’est jamais proposé la précision des contours. Les croquis d’un tel maître ne donnent que des renseignemens incomplets sur sa pensée. Le choix, l’harmonie des couleurs étant son principal mérite, un trait à la plume, une sépia rehaussée de blanc, ne nous apprennent pas ce que nous voudrions savoir.

Les croquis de Léonard, lors même qu’ils seraient d’une incontestable authenticité, ne mériteraient pas de figurer dans la galerie du Louvre. Lorsqu’il s’agit d’un tel maître, il ne suffit pas de constater l’originalité d’un dessin qui lui est attribué, il faut encore choisir un dessin digne de lui. Or, les têtes dites de Léonard, et je veux bien qu’elles soient de lui, ne sont que des passe-temps sans caractère vraiment magistral.

Quant aux dessins qui nous sont donnés pour l’œuvre de Michel-Ange, il n’y en a pas un qui puisse être accepté par les juges compétens. Quiconque a passé quelques matinées dans le cabinet de Florence où se conservent les dessins parfaitement authentiques de Michel-Ange, ceux qui faisaient partie du livre si souvent et si fièrement cité par George Vasari, son élève, sait à quoi s’en tenir sur les Michel-Ange rapportés de La Haye. Tous les artistes qui ont visité la chapelle des Médicis, et qui en ont conservé un fidèle souvenir, ont remarqué avec raison que le prétendu croquis de la Pieta placée dans cette chapelle représente le groupe tel qu’il est, c’est-à-dire inachevé. Il n’en faut pas davantage pour affirmer que ce prétendu croquis n’est pas de la main de Michel-Ange. Est-il probable en effet, que l’auteur de ce groupe si hardiment ébauché prévît, en le commençant, qu’il ne l’achèverait pas ? N’est-il pas plus naturel de penser que ce prétendu croquis est un dessin exécuté d’après l’ébauche en marbre, peut-être par Baccio Bandinelli, ou quelqu’un de ses condisciples ?

Ainsi, pour 103,000 francs, nous avons un admirable portrait de Rubens, un beau dessin de Raphaël, une tête d’André del Sarto. Nous pouvions, pour une telle somme, espérer quelque chose de plus. J’aime à penser que MM. Reiset et Villot, chargés d’une mission pareille à celle qu’ils viennent de remplir, ne témoigneront plus pour les Pérugin la même avidité, et réserveront les deniers de l’état pour des maîtres plus habiles et plus importans.

G. PLANCHE.


— À la fin de chaque année, on voit refleurir une branche de littérature qui, dans sa frivolité apparente, n’est ni sans charme ni même toujours sans utilité réelle. C’est alors que reparaissent en foule ces livres illustrés, ces brillans volumes destinés à plaire aux yeux, tout en parlant à l’esprit. Autant l’alliance du dessin et de la parole est regrettable quand la pensée se sacrifie et se subordonne aux exigences vulgaires de l’ornementation matérielle, autant elle mérite d’être encouragée quand elle n’a d’autre but que de populariser des idées saines, des notions utiles, ou d’accuser plus nettement le côté pittoresque de certaines œuvres essentiellement descriptives. C’est à cette dernière catégorie qu’appartient, par exemple, le Voyage autour de mon jardin, de M. Alphonse Karr[1]. Il est superflu de remarquer que le cadre ici n’est pas nouveau, et que le Voyage de M. Karr se rattache à une famille d’écrits dont un livre bien connu de Xavier de Maistre reste le type inimitable. Quoi qu’il en soit, il y a, dans le Voyage autour de mon jardin, un dilettantisme d’horticulteur assez amusant, d’agréables, bien qu’un peu futiles causeries ; il y a aussi une suite de dessins où l’on retrouve toute la finesse, toute la vivacité de crayon qui distinguent les Gavarni et les Meissonnier. Parmi les publications de ce genre qu’on a vu récemment se produire, toutes ne relèvent pas, au reste, de la pure fantaisie. Il en est qui s’offrent comme d’utiles auxiliaires à l’enseignement, comme d’aimables guides pour la jeunesse, et, dans cet ordre de travaux plus particulièrement recommandables, on peut en signaler qui s’adressent à tous les âges. C’est ainsi que, dans le Voyageur de la jeunesse, de MM. Champagnace et Olivier[2], nous trouvons réalisée et continuée, d’après un plan nouveau, l’idée d’un écrivain modeste et justement estimé, Pierre Blanchard. MM. Champagnac et Olivier ont voulu donner, sous une forme claire et attrayante, le résumé exact et complet des notions géographiques telles que les ont fixées les plus récentes relations. Ils ont voulu aussi que ce résumé eût tout le charme d’un Tableau, d’un récit, et que ce fût, pour ainsi dire, comme l’histoire d’un long voyage au milieu des divers pays et des diverses sociétés. Ils ont atteint leur but, et la génération de lecteurs à laquelle ils se sont surtout adressés leur devra non-seulement de connaître la géographie et l’histoire, mais encore de les aimer. Nous avons remarqué, dans les chapitres consacrés aux pays lointains, à l’Afrique, à l’Océanie, au Nouveau-Monde, le soin avec lequel les auteurs se sont appliqués à varier, à compléter sans cesse l’étude de la nature par l’étude des mœurs. On ne peut qu’encourager de telles publications. N’y trouve-t-on pas, en effet, l’indice d’un sentiment qu’on voudrait voir se développer ou plutôt se ranimer en France, celui de l’importance des études géographiques et de la salutaire influence qu’elles pourraient exercer dans notre pays ?


V. DE MARS.

  1. Un vol. grand in-8o avec illustrations, chez L. Curmer, rue Richelieu, 47.
  2. Un volume illustré de 22 gravures, chez Belin-Leprieur et Morizot, 5, rue Pavée.