Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin/I/1

La bibliothèque libre.

centrer

un meuble convoité
L’inconnu dit : « Je vous en offre le double »
Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin
par Maurice LEBLANC

LA DAME BLONDE


Arsène Lupin, l’escroc de génie, était resté quelque temps sans faire parler de lui. Le voici qui reprend cours de ses exploits. Nos lecteurs constateront dans La Dame blonde, le roman dont nous commençons la publication, qu’il n’a rien perdu de l’extraordinaire maîtrise qui l’a rendu universellement célèbre.


I. — le numéro 514-série 23.



Le 8 mars de l’an dernier, M. Gerbois, professeur de mathématiques au lycée de Versailles, dénicha dans le fouillis d’un marchand de bric-à-brac, un petit secrétaire en acajou qui lui plut par la multiplicité de ses tiroirs.

— Voilà bien ce qu’il me faut pour l’anniversaire de Suzanne, pensa-t-il.

Et comme il s’ingéniait, dans la mesure de ses modestes ressources, à faire plaisir à sa fille, il débattit le prix et versa la somme de soixante-cinq francs.

Au moment où il donnait son adresse, un jeune homme, élégant de tournure et de mise, et qui furetait déjà de droite et de gauche, aperçut le meuble et demanda :

— Combien ?

— Il est vendu, répliqua le marchand.

— Ah !… à Monsieur peut-être ?

M. Gerbois salua. L’inconnu lui dit :

— J’ignore le prix que vous l’avez payé, monsieur. Je vous en offre le double.

M. Gerbois est un homme entêté, et d’assez mauvais caractère. Il répondit sèchement :

— Je regrette, monsieur, il n’est pas à vendre.

Le jeune homme le regarda fixement, puis tourna sur ses talons sans mot dire, et se retira. Et M. Gerbois fut d’autant plus heureux d’avoir son meuble qu’un de ses semblables l’avait convoité.

Une heure après, on le lui apportait dans la maisonnette qu’il occupe sur la route de Viroflay. Suzanne s’extasia devant son cadeau. Le soir même, elle rangea ses papiers, sa correspondance, ses collections de cartes postales, et quelques souvenirs furtifs qu’elle conservait en l’honneur de son cousin Maxime. Et M. Gerbois s’endormit d’un sommeil léger.

Le lendemain à sept heures et demie, il se rendit au lycée. À dix heures, Suzanne, suivant une habitude quotidienne, l’attendait à la sortie. Il s’en revinrent ensemble. Avant le déjeuner, la jeune fille monta dans sa chambre. Le secrétaire n’y était plus

…Ce qui étonna le juge d’instruction, c’est l’admirable simplicité des moyens employés. En l’absence de Suzanne, et tandis que la bonne faisait son marché, un commissionnaire muni de sa plaque — des voisins la virent — avait arrêté sa charrette devant le jardin qui précède la maison, et sonné par deux fois. Les voisins, ignorant que la bonne était dehors, n’eurent aucun soupçon, de sorte que l’individu effectua sa besogne dans la plus absolue quiétude.

À remarquer ceci : aucune armoire ne fut fracturée, aucune pendule dérangée. Bien plus, le porte-monnaie de Suzanne, qu’elle avait laissé sur le marbre du secrétaire, se retrouva sur la table voisine avec les pièces d’or qu’il contenait. Le mobile du vol était donc nettement déterminé, ce qui rendait le vol d’autant plus inexplicable, car, enfin, pourquoi courir tant de risques pour un butin si minime ?

Le seul indice que put fournir le professeur fut l’incident de la veille.

— J’ai eu l’impression, dit-il, que lors de mon refus ce jeune homme avait réprimé un mouvement de contrariété.

On interrogea le marchand. Il ne connaissait ni l’un ni l’autre de ces deux messieurs. Quand à l’objet, il l’avait acheté quarante francs, à Chevreuse, dans une vente après décès, et croyait bien l’avoir revendu à sa juste valeur. L’enquête poursuivie n’apprit rien de plus.

Mais M. Gerbois resta persuadé qu’il avait subi un dommage énorme. Une fortune devait être dissimulée dans le double-fond d’un tiroir, et c’était la raison pour laquelle le jeune homme, connaissant la cachette, avait agi avec une telle décision.

— Cette fortune, disait-il à Suzanne, je te l’aurais réservée. Avec une pareille dot, tu pouvais prétendre aux plus hauts partis.

Suzanne, qui bornait ses prétentions à son cousin Maxime, lequel était un parti pitoyable, soupirait amèrement.

Deux mois se passèrent. Et soudain, coup sur coup, les événements les plus graves, une suite imprévue d’heureuses chances et de catastrophes !

Le premier mai, à cinq heures et demie, M. Gerbois lut dans un journal du soir :

« Troisième tirage de la loterie des Associations de la Presse.

« Le numéro 514, série 23, gagne un million… »

M. Gerbois eut un étourdissement. Les murs vacillèrent devant ses yeux, et son cœur cessa de battre. Le numéro 514, série 23, c’était son numéro ! Il l’avait acheté, plutôt pour rendre service à l’un de ses amis, car il ne croyait guère aux faveurs du destin, et voilà qu’il gagnait !

Vite, il tira son calepin. Le numéro 514, série 23, était bien inscrit, pour mémoire, sur la page de garde. Mais le billet ?

Il bondit vers son cabinet de travail pour y chercher la boîte d’enveloppes parmi lesquelles il avait glissé le précieux billet, et dès l’entrée il s’arrêta net, chancelant de nouveau et le cœur contracté : la boîte d’enveloppes ne se trouvait pas là, et, chose terrifiante, il se rendait subitement compte qu’il y avait des semaines qu’elle n’était pas là !

— Suzanne ! Suzanne !

Elle arrivait de course. Elle monta précipitamment. Il balbutia d’une voix étranglée :

— Suzanne… la boîte… la boîte d’enveloppes ?…

— Laquelle ?

— Celle du Louvre… que j’avais rapportée un jeudi… et qui était au bout de cette table.

— Mais rappelle-toi, père… c’est ensemble que nous l’avons rangée…

— Où ? réponds ! tu me fais mourir.

— Où ? mais… dans le secrétaire.

— Dans le secrétaire qui a été volé ?

— Oui.

— Dans le secrétaire qui a été volé !

Il répéta ces mots tout bas, avec une sorte d’épouvante. Puis il lui saisit la main, et d’un ton plus bas encore :

— Elle contenait un million, ma fille…

— Ah ! père, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? murmura-t-elle naïvement.

— Un million ! reprit-il, c’était le numéro gagnant des bons de la presse.

Elle réfléchit et prononça :

— Mais, père, on te le paiera tout de même.

— Pourquoi ? sur quelles preuves ?

— Tu n’en as pas ?

— Si, une, qui était dans la boîte !

— Et alors ?

— Alors, c’est l’autre qui touchera.

— Mais ce serait abominable ! Voyons, père, tu pourras t’y opposer ?

— Est-ce qu’on sait ! est-ce qu’on sait ! cet homme doit être si fort ! il dispose de telles ressources… Souviens-toi… l’affaire de ce meuble…

Il se releva dans un sursaut d’énergie, et frappant du pied :

— Eh bien non, non, il ne l’aura pas, ce million, il ne l’aura pas ! Pourquoi l’aurait-il ? Après tout, si habile qu’il soit, lui non plus ne peut rien faire. S’il se présente pour toucher, on le coffre !… on le coffre ! Ah ! nous verrons bien, mon bonhomme !

Quelques minutes plus tard, il expédiait cette dépêche :

« Gouverneur Crédit Foncier,
« rue Capucines, Paris

« Suis possesseur du numéro 514, série 23, mets opposition par toutes voies légales à toute réclamation étrangère.

Gerbois. »

Presque en même temps parvenait au Crédit Foncier cet autre télégramme :

« Le numéro 514, série 23, est en ma possession. — Arsène Lupin. »



Arsène lupin prend un avocat pour soutenir ses droits


Chaque fois que j’entreprends de raconter quelqu’une des innombrables aventures dont se compose la vie d’Arsène Lupin, j’éprouve une véritable confusion, tellement il me semble que la plus banale de ces aventures est connue de tous ceux qui vont me lire. De fait, il n’est pas un geste de notre « voleur national », comme on l’a si joliment appelé, qui n’ait été signalé de la façon la plus retentissante, pas un exploit que l’on n’ait étudié sous toutes ses faces, pas un acte qui n’ait été commenté avec cette abondance de détails que l’on réserve d’ordinaire au récit des actions héroïques.

Qui ne connaît, par exemple, cette étrange histoire de « La Dame blonde », avec ces épisodes curieux que les reporters intitulaient en gros caractères : Le numéro 514, série 23 ! La tapisserie mystérieuse ! Le diamant bleu !… Quel bruit autour de l’intervention de Sherlock Holmes ! Quel vacarme sur les boulevards, le jour où les camelots vociféraient : « L’arrestation d’Arsène Lupin ! »

Mon excuse, c’est que j’apporte du nouveau : j’apporte le mot de l’énigme. Il reste toujours de l’ombre autour de ces aventures ; je la dissipe. Je reproduis des articles lus et relus, je recopie d’anciennes interviews : mais tout cela, je le coordonne, je le classe et je le soumets à l’exacte vérité. Mon collaborateur, c’est Arsène Lupin dont la complaisance à mon égard est inépuisable. Et c’est aussi, en l’occurrence, l’ineffable Watson, l’ami et le confident de Sherlock Holmes.

On se rappelle le formidable éclat de rire qui accueillit la publication de la double dépêche. Le nom seul d’Arsène Lupin était un gage d’imprévu, une promesse de divertissement pour la galerie. Et la galerie, c’était le monde entier.

Des recherches opérées aussitôt par le Crédit Foncier, il résulta que le numéro 514, série 23, avait été délivré par l’intermédiaire du Crédit Lyonnais, succursale de Versailles, au commandant d’artillerie Bessy. Or, le commandant était mort d’une chuté de cheval, et quelque temps avant sa mort il avait cédé son billet à un ami.

— Cet ami, c’est moi, affirma M. Gerbois, j’avais avec le commandant des relations suivies, et pour l’obliger, dans un moment de gêne, je lui ai repris ce billet.

— Qu’est-ce qui le prouve ?

— La lettre qu’il m’a écrite à ce sujet.

— Quelle lettre ?

— Une lettre qui était épinglée avec le billet.

— Montrez-la.

— Mais elle se trouvait dans le secrétaire volé !

— Retrouvez-la.

Arsène Lupin la communiqua, lui. Une note insérée par l’Écho de France — lequel a l’honneur d’être son organe officiel, et dont il est, paraît-il, un des principaux actionnaires — une note annonça qu’il remettait entre les mains de Me Detinan, son avocat-conseil, la lettre que le commandant Bessy lui avait écrite, à lui personnellement.

Toute la presse, se rua chez Me Detinan, député radical influent, homme de haute probité en même temps que d’esprit fin, un peu sceptique, volontiers paradoxal.

Me Detinan n’avait jamais eu le plaisir de rencontrer Arsène Lupin, mais il venait en effet de recevoir ses instructions, et cela lui semblait la chose du monde la plus délicieuse que d’être le conseil d’Arsène Lupin !

Il exhiba la lettre du commandant. Elle prouvait bien la cession du billet, mais ne mentionnait pas le nom de l’acquéreur. « Mon cher ami… » disait-elle simplement.

Et Arsène Lupin prétendait à son tour :

— « Mon cher ami », c’est moi.

La nuée des reporters s’abattit immédiatement chez M. Gerbois qui ne put que répéter :

— « Mon cher ami » n’est autre que moi, Arsène Lupin a volé la lettre avec le billet, puisque c’est lui qui a volé le secrétaire.

— Qu’il le prouve, répliqua Lupin.

Et ce fut un spectacle d’une fantaisie charmante que ce duel public entre les deux possesseurs du numéro 514, série 23, que ces allées et venues des journalistes, que le sang-froid d’Arsène Lupin en face de l’affolement de ce pauvre M. Gerbois.

Le malheureux, la presse était remplie de ses lamentations !

— C’est la dot de Suzanne que ce gredin me dérobe !… Je savais bien que le secrétaire contenait un trésor ! s’écriait le professeur…

On avait beau lui objecter que son adversaire, en emportant le meuble, ignorait la présence d’un billet de loterie, et que nul en tous cas ne pouvait prévoir que ce billet gagnerait le gros lot, il gémissait :

— Allons donc, il le savait !… sinon, pourquoi se serait-il donné la peine de prendre ce misérable meuble ?



Arsène lupin propose une transaction à m. gerbois


Mais le douzième jour, M. Gerbois reçut d’Arsène Lupin une lettre assez inquiétante :

« Monsieur, la galerie s’amuse à nos dépens. N’estimez-vous pas le moment venu d’être sérieux ? J’y suis, pour ma part, fermement résolu.

« La situation est nette : je possède un billet que je n’ai pas le droit de toucher, et vous avez le droit de toucher un billet que vous ne possédez pas. Donc nous ne pouvons rien l’un sans l’autre.

« Or, ni vous ne consentiriez à me céder votre droit, ni moi à vous céder mon billet.

« Que faire ?

« Je ne vois qu’un moyen, séparons. Un demi-million pour vous, un demi-million pour moi. N’est-ce pas équitable ? Et ce Jugement de Salomon ne satisfait-il pas à ce besoin de justice qui est en chacun de nous ?

« Solution juste, mais solution immédiate. Ce n’est pas une offre que vous ayez le loisir de discuter, mais une nécessité à laquelle les circonstances vous contraignent à vous plier. Je vous donne trois jours pour réfléchir. Vendredi matin, j’aime à croire que je lirai, dans les petites annonces de l’Écho de France, une note discrète adressée à M. Ars. Lup. et contenant, en termes voilés, votre adhésion pure et simple au pacte que je vous propose. Moyennant quoi, vous rentrez en possession immédiate du billet et touchez le million — quitte à me remettre cinq cent mille francs par la voie que je vous indiquerai ultérieurement.

« En cas de refus, j’ai pris mes dispositions pour que le résultat soit identique, mais, outre les ennuis très graves que vous causerait une telle obstination, vous auriez à subir une retenue de vingt-cinq mille francs pour frais supplémentaires.

« Veuillez agréer, etc… »

Exaspéré, M. Gerbois commit la faute énorme de montrer cette lettre et d’en laisser prendre copie. Son indignation le poussait à toutes les sottises.

— Rien ! il n’aura rien ! s’écria-t-il devant l’assemblée des reporters. Partager ce qui m’appartient ? Jamais. Qu’il déchire son billet, s’il le veut !

— Cependant cinq cent mille francs valent mieux que rien.

— Il ne s’agit pas de cela, mais de mon droit, et ce droit je l’établirai devant les tribunaux.

— Attaquer Arsène Lupin ? ce serait drôle.

— Non, mais le Crédit Foncier. Il doit me délivrer le million.

— Contre le dépôt du billet ou du moins contre la preuve que vous l’avez acheté.

La preuve existe, puisque Arsène Lupin avoue qu’il a volé le secrétaire.

— La parole d’Arsène Lupin suffira-t-elle aux tribunaux ?

— N’importe ! je poursuis.

La galerie trépignait de joie. Des paris furent engagés, les uns tenant que Lupin réduirait M. Gerbois, les autres qu’il en serait pour ses menaces. Et l’on éprouvait une sorte d’appréhension, tellement les forces étaient inégales entre les deux adversaires, l’un si rude dans son assaut, l’autre effaré comme une bête que l’on traque.

Le vendredi, on s’arracha l’Écho de France, et on scruta fiévreusement la cinquième page à l’endroit des petites annonces. Pas une ligne n’était adressée à M. Ars. Lup. Aux injonctions d’Arsène Lupin, M. Gerbois répondait par le silence. C’était la déclaration de guerre.

Le soir, on apprenait par les journaux l’enlèvement de Mlle Gerbois.



La maison b. w., spécialité d’enlèvements


Ce qui nous réjouit dans ce qu’on pourrait appeler les spectacles Arsène Lupin, c’est le rôle éminemment comique de la police. Tout se passe en dehors d’elle. Il parle, lui, il écrit, prévient, commande, menace, exécute, comme s’il n’existait ni chef de la Sûreté, ni agents, ni personne enfin qui pût l’entraver dans ses desseins. Tout cela est considéré comme nul et non avenu, L’obstacle ne compte pas.

Et pourtant elle se démène, la police. Dès qu’il s’agit d’Arsène Lupin, du haut en bas de l’échelle, tout le monde prend feu, bouillonne, écume de rage. C’est l’ennemi, et l’ennemi qui vous nargue, vous provoque, vous méprise, ou, qui pis est, vous ignore.

Et que faire contre un pareil ennemi ? À dix heures moins vingt, selon le témoignage de la bonne, Suzanne partait de chez elle. À dix heures cinq minutes, en sortant du lycée, son père ne l’apercevait pas sur le trottoir où elle avait coutume de l’attendre. Qu’était-elle devenue ?

Deux voisins affirmèrent l’avoir croisée à trois cents pas de la maison. Une dame avait vu marcher le long de l’avenue une jeune fille dont le signalement correspondait au sien. Et après ? Après on ne savait pas. En plein jour, sur une route extrêmement fréquentée, l’enlèvement avait eu lieu sans éveiller l’attention. Pas un cri ne fut entendu, pas un mouvement suspect ne fut observé.

On perquisitionna de tous côtés, on interrogea les employés des gares et de l’octroi. Ils n’avaient rien remarqué ce jour-là qui pût se rapporter à l’enlèvement d’une jeune fille. Cependant, à Ville-d’Avray, un épicier déclara qu’il avait fourni de l’huile à une automobile qui arrivait de Paris. Sur le siège se tenait un mécanicien, à l’intérieur une dame blonde. Une heure plus tard l’automobile revenait de Versailles. Un embarras de voiture l’obligea de ralentir, ce qui permit à l’épicier de constater la présence d’une autre dame.

Il donna le signalement de l’automobile, une limousine 24 chevaux de la maison Peugeon, à carrosserie bleu foncé. À tout hasard, on s’informa auprès de la directrice du Grand-Garage, Mme Bob-Walthour, qui s’est fait une spécialité d’enlèvements par automobile. Le vendredi matin, en effet, elle avait loué pour la journée une limousine Peugeon à une dame blonde qu’elle n’avait du reste point revue.

— Mais le mécanicien ?

— C’était un nommé Ernest, engagé la veille sur la foi d’excellents certificats.

— Il est ici ?

— Non, il a ramené la voiture, et il n’est plus revenu.

On se rendit chez les personnes dont le mécanicien s’était recommandé. Aucune d’elles ne connaissait le nommé Ernest.

Ainsi donc, quelque piste que l’on suivît pour sortir des ténèbres, on aboutissait à d’autres ténèbres, à d’autres énigmes.

Désespéré, M. Gerbois capitula. Une petite annonce parue à l’Écho de France, et que tout le monde commenta, affirma sa soumission pure et simple, sans arrière-pensée.

C’était la victoire, la guerre terminée en quatre fois vingt-quatre heures.



Monsieur gerbois touche le million et ganimard entre en scène


Deux jours après, M. Gerbois traversait la cour du Crédit Foncier. Introduit auprès du gouverneur, il tendit le numéro 514, série 23. Le gouverneur sursauta.

— Ah ! vous l’avez ? il vous a été rendu ?

— Je l’avais égaré, le voici, répondit M. Gerbois. Le reste n’est que racontars et mensonges.

— Vous avez aussi la lettre du commandant ?

— La voici.

— C’est bien. Veuillez laisser ces pièces en dépôt. Il nous est donné quinze jours pour vérification. Je vous préviendrai dès que vous pourrez vous présenter à notre caisse.

Ainsi donc, Arsène Lupin avait eu l’audace de renvoyer à M. Gerbois le numéro 514, série 23 ! La nouvelle fut accueillie avec une admiration stupéfaite. Décidément c’était un beau joueur que celui qui jetait sur la table un atout de cette importance, le précieux billet ! Certes, il ne s’en était dessaisi qu’à bon escient et pour une carte qui rétablissait l’équilibre. Mais si la jeune fille s’échappait ? Si l’on réussissait à reprendre l’otage qu’il détenait ?

La police sentit le point faible de l’ennemi et redoubla d’efforts. Arsène Lupin désarmé, dépouillé par lui-même, pris dans l’engrenage de ses combinaisons, ne touchant pas un traître sou du million convoité… du coup les rieurs passaient dans l’autre camp.

Mais il fallait retrouver Suzanne. Et on ne la retrouvait pas, et pas davantage, elle ne s’échappait !

Soit, disait-on, le point est acquis, Arsène gagne la première manche. Mais le plus difficile est à faire ! Mlle Gerbois est entre ses mains, nous l’accordons, et il ne la remettra que contre cinq cent mille francs. Mais où et comment s’opérera l’échange ? Pour que cet échange s’opère, il faut qu’il y ait rendez-vous, et alors qui empêche M. Gerbois d’avertir la police et, par là, de reprendre sa fille tout en gardant l’argent ?

On interviewa le professeur. Très abattu, désireux de silence, il demeura impénétrable.

— Je n’ai rien à dire, j’ai déposé mon billet, j’attends.

— Et Mlle Gerbois ?

— Les recherches continuent.

— Mais Arsène Lupin vous a écrit ? Quelles sont ses instructions ?

— Je n’ai rien à dire.

On assiégea Me Detinan. Même discrétion.

— M. Lupin est mon client, répondait-il avec une affectation de gravité, vous comprendrez que je sois tenu à la réserve la plus absolue.

Tous ces mystères irritaient la galerie. Évidemment des plans se tramaient dans l’ombre. Arsène Lupin disposait et resserrait les mailles de ses filets, pendant que la police organisait autour de M. Gerbois une surveillance de jour et de nuit. Et l’on examinait les trois seuls dénouements possibles : l’arrestation, le triomphe, ou l’avortement ridicule et piteux.

Le mardi 5 juin, M. Gerbois reçut l’avis du Crédit Foncier.

Le jeudi, à une heure, il prenait le train pour Paris. À deux heures, les mille billets de mille francs lui furent délivrés.

Tandis qu’il les feuilletait, un à un, en tremblant, — cet argent, n’était-ce pas la rançon de Suzanne ? — deux hommes s’entretenaient dans une voiture arrêtée à quelque distance du grand portail. Et l’inspecteur principal Ganimard, le vieux Ganimard, l’ennemi implacable de Lupin, disait au brigadier Folenfant :

— Nous sommes prêts ?


une entrée sensationnelle

— Oui, il y en a huit à bicyclette et moi.

— Et moi qui compte pour trois. Il ne faut pas que le Gerbois nous échappe… sinon bonsoir : il rejoint Lupin au rendez-vous fixé, on troque la demoiselle contre le demi-million, et le tour est joué.

— Mais pourquoi donc le bonhomme ne marche-t-il pas avec nous ?

— Il a peur. S’il essaye de mettre l’autre dedans, il n’aura pas sa fille.

— Quel autre ?

Lui.

Ganimard prononça ce mot d’un ton grave, un peu craintif, comme s’il parlait d’un être surnaturel qui lui aurait joué déjà de mauvais tours.

— Attention, fit-il.

M. Gerbois sortait. À l’extrémité de la rue des Capucines, il prit les boulevards, du côté gauche. Il s’éloignait lentement, le long des magasins, et regardait les étalages. Puis il se dirigea vers un kiosque, acheta des journaux, et, soudain, d’un bond il se jeta dans une automobile qui stationnait au bord du trottoir. Le moteur était en marche, car elle partit rapidement, doubla la Madeleine et disparut.

— Nom de nom ! s’écria Ganimard, encore un coup de sa façon !

Mais il éclata de rire. À l’entrée du boulevard Malesherbes, l’automobile était arrêtée, en panne, et M. Gerbois en descendait.

— Vite, Folenfant…, le mécanicien… c’est peut-être le nommé Ernest.

Folenfant s’occupa du mécanicien. C’était un nommé Charles, employé à la Société des fiacres automobiles ; dix minutes auparavant, un monsieur l’avait retenu et lui avait dit d’attendre « sous pression », près du kiosque, jusqu’à l’arrivée d’un autre monsieur.

— Et le second client, demanda Folenfant quelle adresse a-t-il donnée ?

— Aucune adresse… « Boulevard Malesherbes… avenue de Messine… double pourboire »… Voilà tout.

Mais, pendant ce temps, M. Gerbois avait sauté dans la première voiture qui passait.

— Cocher, au métro de la Concorde.

Il sortit du métro place du Palais-Royal, courut vers une autre voiture et se fit conduire place de la Bourse. Deuxième voyage en métro, puis, avenue de Villiers, troisième voiture.

— Cocher, 25, rue Clapeyron.

Le 25 de la rue Clapeyron est séparé du boulevard des Batignolles par la maison qui fait l’angle. Il monta au premier étage et sonna. Un monsieur lui ouvrit :

Me Detinan ?

M. Gerbois, sans doute ? Je vous attendais, Monsieur.



L’entrevueles honoraires de Me  detinan


Ils entrèrent dans le salon de l’avocat. La pendule marquait trois heures.

— Il n’est pas là ? demanda M. Gerbois.

— Pas encore.

— Viendra-t-il ?

— Vous m’interrogez, Monsieur, sur la chose du monde que je suis le plus curieux de savoir. Jamais je n’ai ressenti pareille impatience. En tout cas, s’il vient, il risque gros, cette maison est très surveillée depuis quinze jours… On se méfie de moi.

— Et de moi encore davantage, reprit le professeur. Aussi je n’affirme pas que les agents, attachés à ma personne, aient perdu ma trace.

— Mais alors…

— Ce ne serait point de ma faute. J’ai obéi aveuglément à ses ordres, j’ai touché l’argent à l’heure fixée par lui, et je me suis rendu chez vous de la façon qu’il m’a prescrite. Responsable du malheur de ma fille, j’ai tenu mes engagements en toute loyauté. À lui de tenir les siens.

Et il ajouta, la voix anxieuse :

— Il ramènera ma fille, n’est-ce pas ?

— Je l’espère.

— Cependant… vous l’avez vu ?

— Moi ? mais non ! Il m’a simplement demandé par lettre de vous recevoir tous deux, de congédier mes domestiques avant trois heures, et de n’admettre personne dans mon appartement entre votre arrivée et son départ. Si je ne consentais pas à cette proposition, il me priait de l’en prévenir par deux lignes à l’Écho de France, Mais je suis trop heureux de rendre service à Arsène Lupin et je consens à tout.

M. Gerbois gémit :

— Hélas ! comment tout cela finira-t-il ?

Il tira de sa poche les billets de banque, les étala sur une table et en fit deux paquets de même nombre. Puis ils se turent. De temps à autre M. Gerbois prêtait l’oreille… n’avait-on pas sonné ?

Avec les minutes son angoisse augmentait. Et Me Detinan aussi éprouvait une impression presque douloureuse.

Il se leva brusquement :

— Nous ne le verrons pas… Comment voulez-vous ?… ce serait de la folie de sa part ! Qu’il ait confiance en nous, soit, mais le danger n’est pas seulement ici…

Et M. Gerbois, écrasé, les deux mains sur les billets, balbutiait : — Qu’il vienne, mon Dieu, qu’il vienne ! Je donnerais tout cela pour retrouver Suzanne.

La porte s’ouvrit.

— La moitié suffira, M. Gerbois.

Le professeur bondit vers celui qui entrait.

— Et Suzanne ? Où est ma fille ?

Arsène Lupin ferma la porte soigneusement et répondit :

— Dans un instant, Monsieur, mademoiselle votre fille sera dans vos bras.

Me Detinan, stupéfait, murmura :

— Mais vous n’avez pas sonné… je n’ai pas entendu la porte…

— Me voilà tout de même, c’est l’essentiel.

Et s’adressant au professeur :

M. Gerbois, je vous remercie, vous avez fait l’impossible. Si l’automobile n’avait pas eu cette panne absurde, on se retrouvait tout simplement à l’Étoile, et l’on épargnait à Me Detinan l’ennui de cette visite… Enfin ! c’était écrit.

Il saisit l’une des deux liasses, compta vingt-cinq billets, et les tendant à l’avocat :

— La part d’honoraires de M. Gerbois, mon cher maître. Je n’ose pas espérer que vous acceptiez celle d’Arsène Lupin ?

Me Detinan réfléchit et dit :

— Pourquoi pas ?

Lupin parut très étonné, puis, renonçant à comprendre le motif secret auquel obéissait l’avocat, il répéta l’opération sur l’autre liasse et tendit de nouveau vingt-cinq billets.

— Avec tous mes remerciements.

Et il empocha l’un des paquets.

— Mais, dit Me Detinan, Mlle Gerbois n’est pas encore arrivée.

— Si vous n’avez pas confiance, répliqua Lupin, ouvrez donc votre fenêtre et appelez. Il y a bien une douzaine d’agents dans la rue.

— Vous croyez ?

Arsène Lupin souleva le rideau.

— Je crois M. Gerbois incapable de dépister Ganimard… Que vous disais-je ? Le voici, ce brave ami ! Et Folenfant que j’aperçois !… Et Gréaume !…

Me Detinan le regardait avec surprise. Quelle tranquillité ! Il riait d’un rire heureux, comme s’il se divertissait à quelque jeu d’enfant. On eût cru vraiment qu’aucun danger ne le menaçait.

Ils parlèrent de toute cette aventure, et l’avocat lui dit :

— Il y a un point que je n’aperçois pas nettement. Est-il indiscret de vous demander pour quelles raisons le secrétaire fut l’objet de vos soins ?

Sur ces mots, M. Gerbois releva la tête.



L’histoire du petit secrétaire en acajou


— Rassurez-vous, M. Gerbois, s’écria Lupin, je n’y ai découvert aucun trésor. C’est pour des raisons plutôt… historiques que j’y tenais et que je le recherchais depuis longtemps. Ce secrétaire, en bois d’if et d’acajou, décoré de chapiteaux à feuilles d’acanthe, fut retrouvé dans la petite maison discrète qu’habitait à Boulogne, Marie Walewska, et il porte sur l’un de ses tiroirs l’inscription : « Dédié à Napoléon Ier, Empereur des Français, par son très fidèle serviteur, Mancion ». Et, en-dessous, ces mots, gravés à la pointe d’un couteau : « À toi, Marie. » Par la suite, Napoléon le fit recopier pour l’impératrice Joséphine — de sorte que le secrétaire qu’on admirait à la Malmaison, et que l’on admire aujourd’hui au Garde-Meuble, n’est qu’une copie imparfaite de celui qui désormais fait partie de mes collections.

M. Gerbois soupira :

— Hélas ! si j’avais su, chez le marchand, comme je vous l’aurais cédé !

Arsène Lupin dit en riant :

— Et vous auriez eu, en outre, cet avantage appréciable de conserver, pour vous seul, le numéro 514, série 23.

— Ce qui ne vous aurait pas conduit à enlever ma fille que tout cela a dû bouleverser.

— Tout cela ?

— Cet enlèvement…

— Mais, mon cher Monsieur, vous faites erreur. Mlle Gerbois n’a pas été enlevée. C’est de son plein gré qu’elle m’a servi d’otage.

— De son plein gré, répéta M. Gerbois confondu.

— De son plein gré ! Elle tenait à conquérir sa dot, et il a été facile de lui faire comprendre qu’il n’y avait pas d’autre moyen de vaincre votre obstination.

— Mais comment avez-vous pu vous entendre avec elle ?

— Oh ! ce n’est pas moi. Je n’ai même pas l’honneur de la connaître. C’est une personne de mes amies qui a bien voulu entamer les négociations.

— La dame blonde de l’automobile, sans doute ? interrompit Me Detinan.

— Justement. Dès la première entrevue aux abords du lycée, tout était réglé. Depuis, Mlle Gerbois et sa nouvelle amie ont voyagé, visitant la Belgique et la Hollande, de la manière la plus agréable et la plus instructive pour une jeune fille. Du reste elle-même va vous expliquer…

On sonnait à la porte du vestibule, trois coups rapides, puis un coup isolé. Sur un signe d’Arsène Lupin, Me Detinan se précipita.



La dame blonde apparaît — Ganimard se montre — Arsène Lupin s’en va


Deux jeunes femmes entrèrent. L’une se jeta dans les bras de M. Gerbois. L’autre s’approcha de Lupin. Elle était de taille élevée, le buste harmonieux, la figure assez pâle, et ses cheveux blonds se divisaient en deux bandeaux ondulés et très lâches.

Arsène Lupin lui dit quelques mots, et saluant la jeune fille :

— Je vous demande pardon, Mademoiselle, de toutes ces tribulations, mais j’espère cependant que vous n’avez pas été trop malheureuse…

— Malheureuse ! J’aurais été très heureuse, s’il n’y avait pas eu mon pauvre père.

Elle embrassa de nouveau M. Gerbois. Arsène Lupin se dirigea vers la fenêtre.

— Ce bon Ganimard est-il toujours là ?… Il aimerait tant assister à ces touchantes effusions de famille !… Plus personne… ni lui ni les autres… Diable ! Ils doivent être sous la porte cochère, chez le concierge, dans l’escalier même.

M. Gerbois laissa échapper un mouvement. Maintenant que sa fille lui était rendue, le sentiment de la réalité lui revenait. Instinctivement il fit un pas. Comme par hasard, Lupin se trouva sur son chemin.

— Où allez-vous, M. Gerbois ? Me défendre contre eux ? Bah ! je vous jure qu’ils sont plus embarrassés que moi.

Et il continua en réfléchissant :

— Au fond que savent-ils ? Que vous êtes ici, et peut-être que Mlle Gerbois y est également, car ils ont dû la voir arriver avec une dame inconnue. Mais moi ? ils ne s’en doutent pas. Comment me serais-je introduit dans une maison qu’ils ont fouillée ce matin de la cave au grenier ? Non, ils m’attendent pour me saisir au vol… à moins qu’ils ne devinent que la dame inconnue est envoyée par moi et qu’ils ne la supposent chargée de procéder à l’échange… Auquel cas ils s’apprêtent à l’arrêter à son départ…

Un coup de timbre retentit.

D’un geste brusque, Lupin immobilisa M. Gerbois, et la voix sèche, impérieuse :

— En place, Monsieur, pensez à votre fille et soyez raisonnable… Quant à vous, Me Detinan, j’ai votre parole.

Sans la moindre hâte, il prit son chapeau, ouvrit doucement la porte du salon, et, s’adressant à la dame blonde :

— Vous venez, chère amie ?

Ils sortirent.

Un coup de timbre, puis des coups répétés et des bruits de voix sur le palier.

Résolument, M. Gerbois passa dans le vestibule. Arsène Lupin et la dame blonde n’y étaient pas. Il ouvrit.

Ganimard se rua.

— Cette dame… où est-elle ? Et Lupin ?

— Il était là… il est là.

Ganimard poussa un cri de triomphe.

— Nous le tenons… la maison est cernée.

Me Detinan objecta :

— Mais l’escalier de service ?

— L’escalier de service aboutit à la cour, et il n’y a qu’une issue : la grand’porte : dix hommes la gardent.

— Mais il n’est pas entré par la grand’porte… Il ne s’en ira pas par là…

— Et par où donc ? riposta Ganimard… À travers les airs ?

Il écarta un rideau. Un long couloir s’offrit qui conduisait à la cuisine. Là, Ganimard constata que la porte de l’escalier de service était fermée à double tour.

De la fenêtre, il appela l’un de ses agents.

— Personne ?

— Personne.

— Alors, s’écria-t-il, ils sont dans l’appartement !… ils sont cachés dans l’une des chambres !… il est matériellement impossible qu’ils se soient échappés… Ah ! mon petit Lupin, cette fois ; c’est la revanche.