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Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin/I/4

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un cavalier maladroit
Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin
par Maurice LEBLANC

LA DAME BLONDE

IV. — quelques lueurs dans les ténèbres.



Le besoin de repos, l’achat de vêtements, et la préparation d’un plan de campagne mieux approprié à l’adversaire qu’il avait à combattre, tout cela entraîna, comme l’avait prévu Herlock Sholmès, la perte d’une journée complète. Ce n’est que le lendemain qu’il commença ses opérations.

Il eut trois longues entrevues — avec Me Detinan d’abord, dont il étudia l’appartement dans ses moindres détails ; avec la sœur Auguste, retirée au couvent des Visitandines ; avec Suzanne Gerbois, enfin, qui se trouvait de passage à Paris et qu’il interrogea sur la Dame Blonde.

Puis il s’occupa des deux immeubles qui encadraient l’hôtel de l’avenue Henri-Martin. Aucun des locataires du 132 ne rentrant à Paris avant la fin d’octobre, il s’informa auprès de la concierge du 136, qui lui donna tous les renseignements nécessaires.

À la suite de cet entretien, Herlock monta au quatrième étage, et fut reçu par M. Dalbret, gros industriel de Saint-Denis, auquel il expliqua nettement l’objet de sa visite.

— En deux mots, Monsieur, conclut-il, reconnaissez-vous, comme vous ayant appartenu, cette bouteille de Château-Berliquet 1884 ?

M. Dalbret répondit :

— Je possède du Château-Berliquet 1884 dont les bouteilles sont identiques à celle-ci. Mais comment pourrais-je affirmer que celle-ci est une des miennes ?

— Vous n’en savez pas le compte ?

— Si, et c’est bien le hasard qui nous sert. Avant-hier, j’avais quelques amis à dîner, et j’ai monté moi-même trois bouteilles de Château-Berliquet. Il doit en rester deux dans le buffet de la salle à manger. Si vous voulez vous en assurer avec moi…

Sholmès l’accompagna. Dans le buffet se trouvaient les deux bouteilles. Après un examen minutieux, Sholmès déboucha l’une d’elles, et remplit un verre à bordeaux. M. Dalbret le dégusta et s’écria aussitôt :

— Il n’y a pas de doute, on a changé ce vin.

— Impossible, le bouchon était intact. C’est l’étiquette qu’on a changée. On a collé une étiquette « Château-Berliquet » sur la première bouteille venue.

— Qui ?

— Un de vos domestiques.

— J’ai la même cuisinière depuis cinq ans. Quant au valet de chambre, qui me servait depuis un an, j’en étais fort satisfait.

— Il vous a donc quitté ?

— Oui.

— Quand ?

— Hier.

— Ah ! et pour quelle raison ?

— Une dépêche qu’il a reçue… Sa mère est malade.

— Il vous a laissé son adresse ?

— Ma foi, non.



Wilson fait la douloureuse expérience des dangers des rues


Herlock prit congé de M. Dalbret. Dehors, Wilson l’attendait. Il lui dit, comme si Wilson avait assisté à l’entretien.

— L’indice est sérieux… cette bouteille, ce départ subit du domestique…

— L’indice est sérieux en effet, dit Wilson comme quelqu’un qui sait de quoi il s’agit.

— Mais n’oublions pas que l’appartement de M. Dalbret est situé au quatrième étage, c’est-à-dire plusieurs mètres au-dessus de l’hôtel du baron. Par conséquent, s’il existe un passage secret, et il en existe un, il ne peut être situé… que là où je le suppose.

— Évidemment, murmura Wilson, méditatif.

Ils s’en allèrent jusqu’à la rue Clapeyron, et tandis qu’il examinait la façade du numéro 25, Sholmès continuait :

— Quel motif a conduit Arsène Lupin à choisir la maison habitée par Me Detinan ? Quel rapport doit-on établir… ?

Au fond de lui, et pour la première fois, Wilson douta de la toute-puissance de son génial collaborateur. Pourquoi parlait-il tant et agissait-il si peu ?

— Pourquoi ? s’écria Sholmès, répondant aux pensées intimes de Wilson, parce que, avec ce diable de Lupin, on travaille dans le vide, au hasard, et qu’au lieu d’extraire la vérité de faits précis, on doit la tirer de son propre cerveau, pour vérifier ensuite si elle s’adapte bien aux événements. Vous comprenez ?

— Si je comprends ! répliqua Wilson, c’est-à-dire que vous êtes un peu désorienté.

Il n’avait pas achevé cette phrase qu’il recula, avec un cri. Quelque chose venait de tomber à leurs pieds, un sac à moitié rempli de sable, qui eut pu les blesser grièvement.

Sholmès leva la tête, au-dessus d’eux : des ouvriers travaillaient sur un échafaudage accroché au balcon du cinquième étage.

— Eh bien ! vrai, nous avons de la chance, s’écria-t-il, un pas de plus et nous recevions sur le crâne le sac d’un de ces maladroits.

Le lendemain, le programme ne varia pas. Ils s’assirent sur le même banc de l’avenue Henri-Martin, et ce fut, au grand désespoir de Wilson qui ne s’amusait nullement, une interminable station vis-à-vis des trois immeubles. Un seul incident en rompit la monotonie, mais de façon plutôt désagréable.

Le cheval d’un monsieur, qui suivait l’allée cavalière située entre les deux chaussées de l’avenue, fit un écart et vint heurter le banc où ils étaient assis, en sorte que sa croupe effleura l’épaule de Sholmès.

— Eh ! eh ! ricana celui-ci en regardant le monsieur se débattre avec son cheval, puis s’en aller au galop, un peu plus j’avais l’épaule fracassée !

Cette petite alerte le laissa pensif. Au déjeuner il ne desserra pas les dents. Wilson eut beau lui soumettre quelques considérations générales sur l’affaire, rien ne le sortit de son mutisme.

Vers cinq heures, comme ils faisaient les cent pas dans la rue Clapeyron, Sholmès s’écria à brûle-pourpoint :

— Wilson, vous ne tirez aucune conclusion des deux… accidents auxquels nous venons d’échapper ?

— Certes.

— Laquelle ?

Wilson se gratta le front. Sholmès reprit :

— Hier, Wilson, le sac rempli de sable qui nous est presque tombé sur la tête a été lancé par un complice d’Arsène Lupin.

— Est-ce croyable ?

— Ce matin, Wilson, le cheval qui s’est écroulé presque sur nous était monté par un complice d’Arsène Lupin.

À ce moment, trois jeunes ouvriers qui chantaient et se tenaient par le bras, les heurtèrent et voulurent continuer leur chemin sans se désunir. Sholmès, qui était de mauvaise humeur, s’y opposa. Il y eut une courte bousculade. Sholmès repoussa vigoureusement deux des trois jeunes gens qui, sans insister davantage, s’éloignèrent, bientôt rejoints par leur compagnon.

Mais, apercevant Wilson appuyé contre le mur, il lui dit :

— Eh quoi ! qu’y a-t-il, vieux camarade, vous êtes tout pâle.

Le vieux camarade montra son bras qui pendait inerte, et balbutia :

— Je ne sais pas ce que j’ai… une douleur au bras.

Malgré tous ses efforts il ne parvenait pas à le remuer. Herlock le palpa, puis, assez inquiet, entra dans une pharmacie voisine où Wilson éprouva le besoin de s’évanouir.

Le pharmacien et ses aides s’empressèrent. On constata que le bras était cassé, et tout de suite il fut question de chirurgien, d’opération et de maison de santé. En attendant, on déshabilla le patient qui, secoué par la souffrance, se mit à pousser des hurlements.

— Bien… bien… parfait, disait Sholmès qui s’était chargé de tenir le bras… un peu de patience, mon vieux camarade… dans cinq ou six semaines, il n’y paraîtra plus…

Il s’interrompit brusquement, lâcha le bras, ce qui causa à Wilson un tel sursaut de douleur que l’infortuné s’évanouit de nouveau… et, se frappant le front, il articula :

— Wilson, j’ai une idée… est-ce que par hasard ?… mais oui, c’est cela… tout s’expliquerait…

Et laissant le vieux camarade en plan, il sauta dans la rue et courut jusqu’au numéro 25.

Au-dessus et à droite de la porte, il y avait, inscrit sur l’une des pierres : Destange, architecte, 1875.

Au 23, même inscription.

Une voiture passait.

— Cocher, avenue Henri-Martin, no 134.

Une véritable angoisse l’envahit au détour de la rue de la Pompe. Avait-il raisonné logiquement ? Était-ce un peu de la vérité qu’il avait entrevu ?

Sur l’une des pierres de l’hôtel, ces mots étaient gravés : Destange, architecte 1874.

Sur les immeubles voisins, même inscription.



Sholmès a fait un grand pas dans la recherche de la vérité


Le contre coup de ces émotions fut tel qu’il s’affaissa quelques minutes au fond de sa voiture, tout frissonnant de joie. Enfin une petite lueur vacillait au milieu des ténèbres !

Dans un bureau de poste, il demanda la communication téléphonique avec le château de Crozon. La comtesse lui répondit elle-même. Le château de Crozon avait été construit en 1877 par Lucien Destange.

Destange ! Lucien Destange ! ce nom ne lui était pas inconnu. Ayant aperçu un cabinet de lecture, il consulta un dictionnaire de biographie moderne, et copia la note consacrée à « Lucien Destange, né en 1840, Grand-Prix de Rome, officier de la Légion d’honneur, auteur d’ouvrages très appréciés sur l’architecture…, etc. »

Il se rendit alors à la pharmacie, et, de là, à la maison de santé où l’on avait transporté Wilson. Sur son lit de torture, le bras emprisonné dans une gouttière, grelotant de fièvre, le vieux camarade divaguait :

— Victoire ! victoire ! s’écria Sholmès, je tiens une extrémité du fil.

— De quel fil ?

— Celui qui me mènera au but ! Je vais marcher sur un terrain solide, où il y aura des empreintes, des indices…

— De la cendre de cigarette ? demanda Wilson, que l’intérêt de la situation ranimait

— Et bien d’autres choses ! Pensez donc, Wilson, j’ai dégagé le lien mystérieux qui unissait entre elles les différentes aventures de la Dame Blonde. Je sais que les trois demeures où elles se sont toutes trois dénouées ont été bâties par le même architecte ! Je sais que le même architecte, en combinant des plans analogues, a rendu possible l’accomplissement de trois actes, en apparence miraculeux, en réalité simples et faciles.

— Quel bonheur !

— Et il était temps, vieux camarade, je commençais à perdre patience… C’est que nous en sommes déjà au quatrième jour.

— Sur dix.

— Oh ! maintenant !…

Il ne tenait pas en place, exubérant et joyeux contre son habitude.

— Non, mais quand je pense que, tantôt, dans la rue, ces gredins-là auraient pu casser mon bras tout aussi bien que le vôtre. Qu’en dites-vous, Wilson ?

Wilson se contenta de frissonner à cette horrible supposition.

— Allons, reprit Sholmès, je vous quitte, Avant tout, il faut que j’échappe à la surveillance de Lupin. En plein jour, à visage découvert, je suis vaincu. Libre et dans l’ombre, j’ai l’avantage, quelles que soient ses forces.

— Ganimard pourrait vous aider.

— Jamais ! Le jour où il me sera permis de dire : Arsène Lupin est là, voici son gîte, et voici comme il faut s’emparer de lui, j’irai relancer Ganimard à l’une des deux adresses qu’il m’a données. D’ici là, j’agis seul.

Il s’approcha du lit, posa sa main sur l’épaule de Wilson — sur l’épaule malade naturellement — et il lui dit avec une grande affection :

— Soignez-vous, mon vieux camarade. Votre rôle consiste désormais à occuper deux ou trois des hommes d’Arsène Lupin, qui attendront vainement, pour retrouver ma trace, que je vienne prendre de vos nouvelles. C’est un rôle de confiance.

— Je vous en remercie, répliqua Wilson, pénétré de gratitude… Mais ne pourriez-vous me donner à boire ?

— Comment donc ! s’écria Sholmès, sans même entendre la prière de son ami.

Et il s’en alla, pendant que le vieux camarade tendait son unique bras vers un verre d’eau inaccessible.

Pour échapper à la surveillance de Lupin et pour pénétrer dans l’hôtel que Lucien Destange habitait avec sa fille Clotilde, au


un précieux collaborateur

coin de la place Malesherbes et de la rue Montchanin, ce fut un véritable plongeon dans l’inconnu que dut faire Sholmès. Il en sortit, après quarante-huit heures de stratagèmes, d’investigations et de combinaisons, il en sortit méconnaissable, changé en M. Stickmann, bonhomme claudicant et contrefait, mal rasé et d’une propreté douteuse, qui se présenta un matin chez M. Destange avec une lettre d’introduction. L’architecte le manda dans une immense pièce en rotonde qui occupait une des ailes et où il a installé ses bibliothèques, et lui dit :

M. Stickmann, mon secrétaire m’annonce qu’il est malade et qu’il vous envoie pour continuer le catalogue général de mes livres qu’il a commencé sous ma direction, et plus spécialement le catalogue des livres allemands. Vous avez l’habitude de ces sortes de travaux ?

— Oui, Monsieur, une longue habitude, répondit le sieur Stickmann avec un fort accent tudesque.

Tout de suite M. Destange le mit au courant et l’installa devant un pupitre.

Herlock Sholmès était dans la place. Comme renseignement il savait ceci : M. Destange, de santé médiocre, et désireux de repos, s’était retiré des affaires et vivait parmi les collections de livres qu’il a réunies sur l’architecture. Nul plaisir ne l’intéresse hors le spectacle et le maniement des vieux tomes poudreux.

Quant à sa fille Clotilde, elle passait pour originale. Toujours enfermée, comme son père, mais dans une autre partie de l’hôtel, elle ne sortait jamais. Herlock la vit une fois. C’était une femme d’une trentaine d’années, brune, de visage grave, et silencieuse. Elle sembla ne pas apercevoir Sholmès. À certains mots, il comprit qu’elle ignorait ce changement de secrétaire.

Le matin du deuxième jour, Herlock Sholmès n’avait encore fait aucune découverte intéressante. Mais, avec son flair prodigieux, avec cet instinct qui lui est si particulier, il sentait un mystère qui rôdait autour de lui. Que de problèmes passionnants ! M. Destange pouvait-il être le complice d’Arsène Lupin ? Et, en admettant cette complicité, comment avait-il pu prévoir, trente ans auparavant, les évasions d’Arsène Lupin, alors en nourrice ?

Or, l’après-midi, vers cinq heures, M. Destange annonça qu’il sortait. Sholmès resta seul sur la galerie circulaire accrochée à mi-hauteur de la rotonde. Le jour s’atténua. Il se disposait, lui aussi, à partir, quand un craquement se fit entendre, et, en même temps, il eut la sensation qu’il y avait quelqu’un dans la pièce. De fait, le bruit se précisa du côté d’une grande armoire de chêne qu’il s’était déjà proposé d’explorer.

Dissimulé derrière des étoffes qui pendaient à la rampe de la galerie, à genoux, il regarda : un homme fouillait parmi des papiers qui encombraient l’armoire. Et cet homme, il lui sembla — mais ce fut plutôt un pressentiment qu’une certitude — il lui sembla que c’était Arsène Lupin. Même silhouette, même décision de gestes. Que cherchait-il ?

Cela dura environ dix minutes, et voilà soudain que la porte s’ouvrit et que Mlle Destange entra vivement, en disant à quelqu’un qui la suivait :

— Alors tu ne sors pas, père ?… En ce cas, j’allume… Une seconde…



Sholmès voit des choses qui l’intéressent


L’homme repoussa les battants de l’armoire et se cacha dans l’embrasure d’une large fenêtre dont il tira les rideaux sur lui. Comment Mlle Destange ne le vit-elle pas ? Comment ne l’entendit-elle pas ? Très calmement, elle tourna le bouton de l’électricité et livra passage à son père. Ils s’assirent l’un près de l’autre. Elle prit un volume qu’elle avait apporté et se mit à lire.

Au bout d’un moment la tête de M. Destange ballotta de droite et de gauche. Il dormait.

Les rideaux s’écartèrent. L’homme — Arsène Lupin, Sholmès le reconnut — se glissa le long du mur, vers la porte, mouvement qui le faisait passer derrière M. Destange, mais juste en face de Clotilde. Elle ne bougea pas. Cependant était-il admissible qu’elle ne remarquât rien ?

Lupin arriva près de la porte. Mais un objet tomba d’une table, frôlé par lui. M. Destange se réveilla en sursaut. Arsène Lupin était déjà devant lui, le chapeau à la main, et souriant.

— Maxime Bermond, s’écria M. Destange avec joie… ce cher Maxime !… Quel bon vent vous amène ?

— Le désir de vous voir, ainsi que Mlle Destange.

— Vous êtes donc revenu de voyage ?

— Hier.

— Et vous nous restez à dîner ?

— Non, je dîne au restaurant avec des amis.

— Demain, alors. Clotilde, insiste pour qu’il vienne demain. Ah ! ce bon Maxime… justement je pensais à vous, ces jours-ci.

— C’est vrai ?

— Oui, je rangeais mes papiers d’autrefois, dans cette armoire, et j’ai retrouvé notre dernier compte.

— Quel compte ?

— Celui de l’avenue Henri-Martin.

Un petit salon attenait à la rotonde par une large baie. Ils s’y installèrent tous trois. Sholmès put alors observer Lupin. Mais était-ce bien Arsène Lupin ? Oui, en toute évidence, mais c’était un autre homme aussi, qui ressemblait à Arsène Lupin par certains points, et qui pourtant gardait son individualité distincte, ses traits personnels, Son regard, sa couleur de cheveux…

En habit, cravaté de blanc, la chemise souple moulant son torse, il parlait allègrement, racontant des histoires dont M. Destange riait de tout cœur et qui amenaient un sourire sur les lèvres de Clotilde. Et chacun de ces sourires paraissait une récompense que recherchait Arsène Lupin et qu’il se réjouissait d’avoir conquise. Il redoublait d’esprit et de gaîté, et insensiblement au son de cette voix heureuse et claire, le visage de Clotilde s’animait et perdait cette expression de froideur qui le rendait peu sympathique.

— Est-ce un commencement ou une fin d’amour, se demandait Sholmès ? Qu’y a-t-il entre Clotilde Destange et Maxime Bermond ? Sait-elle que Maxime n’est autre qu’Arsène Lupin ?

Jusqu’à sept heures, il écouta anxieusement, faisant son profit des moindres paroles. Puis, avec d’infinies précautions, il descendit et traversa le côté de la pièce où il ne risquait pas d’être vu du salon. Sur la table, machinalement, il examina le livre que lisait la jeune fille. Les Fiancés, de Manzoni.

— Et en italien, se dit-il, voilà une demoiselle bien instruite !

Dehors, Sholmès s’assura qu’il n’y avait ni automobile, ni fiacre en station, et s’éloigna en boitillant par le boulevard Malesherbes. Mais, dans une rue adjacente, il mit sur son dos le pardessus qu’il portait sur son bras, déforma son chapeau, se redressa et, ainsi métamorphosé, revint vers la place où il attendit, les yeux fixés à la porte de l’hôtel Destange.

Arsène Lupin sortit presque aussitôt, et par les rues de Constantinople et de Londres, se dirigea vers le centre de Paris. À cent pas derrière lui marchait Herlock.

Minutes délicieuses pour l’Anglais ! Il reniflait avidement l’air, comme un bon chien qui sent la piste toute fraîche. Vraiment cela lui semblait une chose infiniment douce que de suivre son adversaire. Ce n’était plus lui qui était surveillé, mais Arsène Lupin, l’invisible Arsène Lupin. Il le tenait pour ainsi dire au bout de son regard, comme attaché par des liens impossibles à briser. Et il se délectait à considérer, parmi les promeneurs, cette proie qui lui appartenait.

Mais un phénomène bizarre ne tarda pas à le frapper : au milieu de l’intervalle qui le séparait d’Arsène Lupin, d’autres gens s’avançaient dans la même direction, notamment deux grands gaillards en chapeau rond sur le trottoir de gauche, deux autres sur le trottoir de droite en casquette et la cigarette aux lèvres.

Cela n’était peut-être qu’un hasard. Mais Sholmès s’étonna davantage quand Lupin, ayant pénétré dans un bureau de tabac, les quatre hommes s’arrêtèrent — et davantage encore quand ils repartirent en même temps que lui, mais isolément, chacun suivant de son côté la Chaussée-d’Antin.

— Malédiction, pensa Sholmès, il est donc filé !

L’idée que d’autres étaient sur la trace d’Arsène Lupin, que d’autres lui raviraient non pas la gloire — il s’en inquiétait peu — mais le plaisir immense, l’ardente volupté de réduire, à lui seul, le plus redoutable ennemi qu’il eût jamais rencontré, cette idée l’exaspérait. Cependant l’erreur n’était pas possible : les hommes avaient cet air détaché, cet air trop naturel de ceux qui, tout en réglant leur allure sur l’allure d’une autre personne, ne veulent pas être remarqués.

Aux approches du boulevard, la foule, plus dense, rendit la poursuite plus malaisée. Sholmès pressa le pas et déboucha au moment où Lupin gravissait le perron du restaurant Hongrois, à l’angle de la rue du Helder. La porte en était ouverte. De l’autre côté de la rue, Herlock, assis sur un banc du boulevard, le vit qui prenait place à une table luxueusement servie, ornée de fleurs, et où se trouvaient déjà trois Messieurs en habit et deux dames d’une grande élégance, qui l’accueillirent avec des démonstrations de sympathie.

Herlock chercha des yeux les quatre individus et les aperçut, disséminés dans des groupes qui écoutaient l’orchestre de tziganes d’un café voisin. Chose curieuse, ils ne paraissaient pas s’occuper d’Arsène Lupin, mais beaucoup plus des gens qui les entouraient.

Tout à coup, l’un d’eux tira de sa poche une cigarette et aborda un Monsieur en redingote et en chapeau haut de forme. Le monsieur présenta son cigare, et Sholmès eut l’impression qu’ils causaient, et plus longtemps même que ne l’eut exigé le fait d’allumer une cigarette. Enfin le monsieur monta les marches du perron et jeta un coup d’œil dans la salle du restaurant. Avisant Lupin il s’avança, s’entretint quelques instants avec lui, puis il choisit une table voisine, et Sholmès constata que ce Monsieur n’était autre que le cavalier de l’avenue Henri-Martin.

Alors il comprit. Non seulement Arsène Lupin n’était pas filé, mais ces hommes faisaient partie de sa bande ! ces hommes veillaient à sa sûreté ! c’était sa garde du corps, ses satellites, son escorte attentive. Partout où le maître courait un danger, les complices étaient là, prêts à l’avertir, prêts à le défendre. Complices les quatre individus ! Complice le monsieur en redingote !


Ganimard arrive à la rescousse

Un frisson parcourut l’Anglais, Se pourrait-il que jamais il réussit à s’emparer de cet être inaccessible ? Quelle puissance illimitée représentait une pareille association, dirigée par un tel chef !

Il déchira une feuille de son carnet, écrivit au crayon quelques lignes qu’il inséra dans une enveloppe, et dit à un gamin d’une quinzaine d’années qui s’était couché sur le banc :

— Tiens, mon garçon, prends une voiture et porte cette lettre à la caissière de la taverne Suisse, place du Châtelet. Et rapidement…

Il lui remit une pièce de cinq francs. Le gamin disparut.

Une demi-heure s’écoula. La foule avait grossi, et Sholmès ne distinguait plus que de temps en temps les acolytes de Lupin. Mais quelqu’un le frôla et une voix lui dit à l’oreille :

— Eh bien, qu’y a-t-il, Monsieur Sholmès ?

— C’est vous, Monsieur Ganimard ?

— Oui, j’ai reçu votre mot à la taverne. Qu’y a-t-il ?

— Il est là.

— Que dites-vous ?

— Là-bas… au fond du restaurant… penchez-vous à droite… Vous le voyez ?

— Non.

— Il verse du champagne à sa voisine.

— Mais ce n’est pas lui.

— C’est lui.

— Moi, je vous réponds… Ah ! cependant… En effet il se pourrait… Ah ! le gredin, comme il se ressemble ! murmura Ganimard naïvement… Et les autres, des complices ?

— Non, sa voisine c’est lady Cleathhorps, duchesse de Cleath, et, vis-à-vis, l’ambassadeur d’Espagne à Londres.

Ganimard fit un pas. Herlock le retint.

— Quelle imprudence ! Vous êtes seul.

— Lui aussi.

— Non, il a des hommes sur le boulevard qui montent la garde… Sans compter, à l’intérieur du restaurant, ce monsieur…

— Mais moi, quand j’aurais mis la main au collet d’Arsène Lupin en criant son nom, j’aurai toute la salle pour moi, tous les garçons.

— J’aimerais mieux quelques agents.

— C’est pour le coup que les amis de Lupin ouvriraient l’œil… Non, voyez-vous, Monsieur Sholmès, nous n’avons pas le choix.

Il avait raison, Sholmès le sentit. Mieux valait tenter l’aventure et profiter de circonstances exceptionnelles. Il recommanda seulement à Ganimard :

— Tâchez qu’on vous reconnaisse le plus tard possible…

Et lui-même se glissa derrière un kiosque de journaux, sans perdre de vue Arsène Lupin qui, là-bas, penché sur sa voisine souriait.

L’inspecteur traversa la rue, les mains dans ses poches, en homme qui va droit devant lui. Mais à peine sur le trottoir opposé, il bifurqua vivement et, d’un bond, escalada le perron.

Un coup de sifflet strident… Ganimard se heurta contre le maître d’hôtel, planté soudain en travers de la porte et qui le repoussa avec indignation, comme il eut fait d’un intrus dont la mise équivoque eût déshonoré le luxe du restaurant. Ganimard chancela. Au même instant, le Monsieur en redingote sortait. Il prit parti pour l’inspecteur, et tous deux, le maître d’hôtel et lui, disputaient violemment, tous deux d’ailleurs accrochés à Ganimard, l’un le retenant, l’autre le poussant et de telle manière que, malgré tous ses efforts, malgré ses protestations furieuses, le malheureux fut expulsé jusqu’au bas du perron.

Un rassemblement se produisit aussitôt. Deux agents de police, attirés par le bruit, essayèrent de fendre la foule, mais une résistance incompréhensible les immobilisait, sans qu’ils parvinssent à se dégager des épaules qui les pressaient, des dos qui leur barraient la route…

Et tout à coup, comme par enchantement, le passage est libre !… Le maître d’hôtel, comprenant son erreur, se confond en excuses, le monsieur en redingote renonce à défendre l’inspecteur, la foule s’écarte, les agents passent, Ganimard fonce sur la table aux six convives… Il n’y en a plus que cinq ! Il regarde autour de lui, pas d’autre issue que la porte.

— La personne qui était à cette place, crie-t-il aux cinq convives stupéfaits ?… Oui, vous étiez six… Où se trouve la sixième personne ?

M. Destro ?

— Mais non, Arsène Lupin !

Un garçon s’approche :

— Ce monsieur vient de monter à l’entresol.

Ganimard se précipite. L’entresol est composé de salons particuliers et possède une sortie spéciale sur le boulevard.

— Allez donc le chercher maintenant, gémit Ganimard, il est loin !


Sholmès livre à Ganimard deux des complices de Lupin

… Il n’était pas très loin, à deux cents mètres tout au plus, dans l’omnibus Madeleine-Bastille, lequel omnibus roulait paisiblement au petit trot de ses trois chevaux, franchissait la place de l’Opéra et s’en allait par le boulevard des Capucines. Sur la plate-forme deux grands gaillards à chapeau melon devisaient. Sur l’impériale, au haut de l’escalier somnolait un vieux petit bonhomme : Herlock Sholmès.

Et la tête dodelinante, bercé par le mouvement du véhicule, l’Anglais monologuait :

— Si mon brave Wilson me voyait, comme il serait fier de son collaborateur !… Bah ! il était facile de prévoir au coup de sifflet que la partie était perdue et qu’il n’y avait rien de sérieux à faire que de surveiller les alentours du restaurant. Mais, en vérité, la vie ne manque pas d’intérêt avec ce diable d’homme !

Au point terminus, Herlock s’étant penché, vit Arsène Lupin qui passait devant ses gardes du corps, et il l’entendit murmurer : « À l’Étoile ».

— À l’Étoile, parfait, on se donne rendez-vous. Donc laissons-le filer dans ce fiacre automobile, et suivons en voiture les deux compagnons.

Les deux compagnons s’en furent à pied, gagnèrent en effet l’Étoile et sonnèrent à la porte d’une étroite maison située au numéro 40 de la rue Chalgrin. Au coude que forme cette petite rue peu fréquentée, Sholmès put se cacher dans l’ombre d’un renfoncement.

Une des deux fenêtres du rez-de-chaussée s’ouvrit, un homme en chapeau rond ferma les volets. Au-dessus des volets, l’imposte s’éclaira.

Au bout de dix minutes, un monsieur vint sonner à cette même porte, puis, tout de suite après, un autre individu. Et enfin un fiacre automobile s’arrêta d’où Sholmès vit descendre deux personnes : Arsène Lupin et une dame enveloppée d’un manteau et d’une voilette épaisse.

— La Dame Blonde, sans aucun doute, se dit Sholmès, tandis que le fiacre s’éloignait.

Il laissa s’écouler un instant, s’approcha de la maison, escalada le rebord de la fenêtre, et, haussé sur la pointe des pieds, il put, par l’imposte, jeter un coup d’œil dans la pièce.

Arsène Lupin, appuyé à la cheminée, parlait avec animation. Debout autour de lui, les autres l’écoutaient attentivement. Parmi eux Sholmès reconnut le monsieur à la redingote, et crut reconnaître le maître d’hôtel du restaurant. Quand à la dame blonde, elle lui tournait le dos, assise dans un fauteuil.

— On tient conseil, pensa-t-il… les événements de ce soir… Ah ! les prendre tous à la fois, d’un coup !…

Mais la dame se leva, et la lumière la frappa en plein visage.

Mlle Destange ! murmura Sholmès, stupéfait… Mlle Destange ici… avec ces hommes !…

Un des complices ayant bougé, il sauta à terre et se renfonça dans l’ombre, et il répétait en lui-même :

— La fille de M. Destange !… Clotilde ici !… Mais alors, la Dame Blonde et elle… Eh ! oui, parbleu, triple imbécile, j’oubliais que les cheveux blonds étaient devenus noirs après l’affaire du baron d’Hautois… Et le livre italien de Clotilde, est-ce qu’Antoinette Bréhat ne lisait pas l’italien, elle-aussi ?

Cependant, le monsieur en redingote et le maître d’hôtel sortirent de la maison. Aussitôt le premier étage s’éclaira, quelqu’un tira les volets des fenêtres. Et ce fut l’obscurité en haut comme en bas.

Herlock attendit une partie de la nuit sans bouger, craignant qu’Arsène Lupin ne s’en allât pendant son absence. À quatre heures, apercevant deux agents de police à l’extrémité de la rue, il les rejoignit, leur expliqua la situation et leur confia la surveillance de la maison.

Alors, il se rendit au domicile de Ganimard, rue Pergolèse, et le fit réveiller. Au seul nom d’Arsène Lupin, l’inspecteur principal se hâta d’accourir. Ils passèrent au commissariat le plus proche, recrutèrent une demi-douzaine d’hommes et s’en revinrent rue Chalgrin.

— Du nouveau, demanda Sholmès ?

— Rien, affirmèrent les deux agents.

Le jour commençait à blanchir le ciel, lorsque Ganimard, ses dispositions prises, sonna et se dirigea vers la loge de la concierge. Effrayée par cette invasion, toute tremblante, cette femme répondit qu’il n’y avait pas de locataire au rez-de-chaussée.

— Comment, pas de locataire !

— Mais non, c’est ceux du premier, les Messieurs Leroux… ils ont meublé le bas pour des parents de province…

— Qui sont venus hier soir avec eux.

— Peut-être bien… je dormais… Pourtant, je ne crois pas, voici la clef… ils ne l’ont pas demandée…

Avec cette clef, Ganimard ouvrit la porte qui se trouvait de l’autre côté du vestibule. Le rez-de-chaussée ne contenait que deux pièces : elles étaient vides.

— Et le premier étage, souffla Sholmès à Ganimard, ils sont sans doute au premier étage.

— En effet, il faut voir ces Leroux.

L’inspecteur monta l’escalier. Au coup de sonnette, un individu, qui n’était autre qu’un des gardes du corps, apparut, en bras de chemise et l’air furieux.

— Eh bien, quoi ! en voilà du tapage…

Mais il s’arrêta, confondu :

— Dieu me pardonne… en vérité, je ne rêve pas ? c’est M. Ganimard.

Un éclat de rire formidable jaillit. Ganimard pouffait, dans une crise d’hilarité qui le courbait en deux et lui congestionnait la face.

— C’est vous, Leroux, bégayait-il… Oh ! que c’est drôle,.. Leroux, complice d’Arsène Lupin… Ah ! j’en mourrai… Et votre frère, Leroux, est-il visible ?

Un autre individu s’avança, dont la vue redoubla la gaîté de Ganimard.

— Est-ce possible ! on n’a pas idée de ça ! Ah ! mes amis, vous êtes dans de beaux draps… Qui se serait jamais douté ! heureusement que le vieux Ganimard veille, et surtout qu’il a des amis pour l’aider… des amis qui viennent de loin !

Et se tournant vers Sholmès, il présenta :

— Victor Leroux, inspecteur de la Sûreté, un des bons parmi les meilleurs de la brigade de fer… Édouard Leroux, commis principal au service anthropométrique…