Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin/II/2

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un reproche
Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin
par Maurice LEBLANC

LA LAMPE JUIVE

(suite et fin)



Voyez-vous, mon vieux camarade, disait Sholmès à Wilson, en brandissant le pneumatique d’Arsène Lupin, ce qui m’exaspère dans cette aventure, c’est de sentir continuellement posé sur moi l’œil de ce satané gentleman. Aucune de mes pensées les plus secrètes ne lui échappe. J’agis comme un acteur dont tous les pas sont réglés par une mise en scène rigoureuse, qui va là et qui dit cela, parce que le voulut ainsi une volonté supérieure. Comprenez-vous, Wilson ?

Wilson eut certainement compris s’il n’avait dormi le profond sommeil d’un homme dont la température varie entre quarante et quarante et un degrés. Mais qu’il entendit ou non, cela n’avait aucune importance pour Sholmès qui continuait :

— Il me faut faire appel à toute mon énergie, et mettre en œuvre toutes mes ressources pour ne pas me décourager. Heureusement qu’avec moi, ces petites taquineries sont autant de coups d’épingle qui me stimulent. Le feu de la piqûre apaisé, la plaie d’amour-propre refermée, j’en arrive toujours à dire : « Amuse-toi bien, mon bonhomme. Un moment ou l’autre, c’est toi-même qui te trahiras. » Car enfin, Wilson, n’est-ce pas Lupin qui, par sa première dépêche et par la réflexion qu’elle a suggérée à la petite Henriette, n’est-ce pas lui qui m’a livré le secret de sa correspondance avec Alice Demun ? Vous oubliez ce détail, vieux camarade.

Mademoiselle entra dans la chambre de Wilson et dit à Sholmès :

— Monsieur Sholmès, je vais vous gronder si vous réveillez mon malade. Ce n’est pas bien à vous de le déranger. Le docteur exige le calme absolu. Mais qu’avez-vous à me regarder ainsi ?… Rien ? Mais si… vous semblez toujours avoir une arrière-pensée… Laquelle ? Répondez, je vous en prie.

Elle l’interrogeait de tout son clair visage, de ses yeux ingénus, de sa bouche qui souriait, et de toute son attitude aussi, de ses mains jointes, de son buste légèrement penché en avant. Et il y avait tant de candeur en elle que l’Anglais en éprouva de la colère. Il s’approcha et lui dit à voix basse :

— Bresson s’est tué hier soir.

— Ah ! fit-elle, sans avoir l’air de comprendre.

En vérité aucune contraction n’altéra son visage, rien qui révélât l’effort du mensonge.

— Elle était prévenue, pensa-t-il.

Et afin de la confondre, il saisit l’album à images qu’il venait de déposer sur une table voisine et l’ouvrant à la page découpée :

— Pourriez-vous me dire dans quel ordre on doit disposer les lettres qui manquent ici, pour connaître le sens exact du billet que vous avez envoyé à Bresson quatre jours avant le vol de la lampe juive ?

Cette question dut paraître infiniment drôle à la jeune fille, car elle éclata de rire :

— Mais on croirait vraiment que vous m’accusez d’être la complice du vol ? Alors selon vous, ce monsieur Bresson qui s’est tué aurait pris la lampe juive, et je serais… l’amie de ce monsieur Bresson ! Oh ! que c’est amusant !…

— Qui donc avez-vous été voir hier dans la soirée, au second étage d’une maison de l’avenue des Ternes ?

— Qui ? mais ma modiste, Mlle Langeais. Est-ce que ma modiste et mon ami monsieur Bresson ne feraient qu’une seule et même personne ?

Malgré tout, Sholmès douta. On peut feindre, de manière à donner le change, la terreur, la joie, l’inquiétude, tous les sentiments, mais non point l’indifférence, non point le rire heureux et insouciant.

— Nous disons bien des bêtises, s’écria-t-elle, et j’ai tant à faire ! Pour votre punition, Monsieur, vous garderez le malade pendant que je vais chez le pharmacien… Une ordonnance pressée !

Elle sortit.

— Je suis roulé, murmura Sholmès. Non seulement je n’ai rien tiré d’elle, mais c’est moi qui me suis découvert.

Et il se rappelait l’affaire du diamant bleu et l’interrogatoire qu’il avait fait subir à Clotilde Destange. N’était-ce pas la même sérénité que la Dame Blonde lui avait opposée, et ne se trouvait-il pas de nouveau en face d’un de ces êtres qui, protégés par Arsène Lupin ; sous l’action directe de son influence, gardaient dans l’angoisse même du danger le calme le plus inexplicable ?

— Sholmès… Sholmès…

Il s’approcha de Wilson qui l’appelait, et s’inclina vers lui.

— Qu’y a-t-il, vieux camarade ? on souffre ?

Wilson remua les lèvres sans pouvoir parler. Enfin, après de grands efforts, il bégaya :

— Non… Sholmès… ce n’est pas elle… il est impossible que ce soit elle…

— Eh ! qu’est-ce que vous en savez ? s’écria Sholmès avec brusquerie.

— Elle est si douce ! elle me soigne si bien !… et je vous assure…

Il devint tout pâle, une sueur abondante perla sur son front, et il s’évanouit.

— Allons bon, grogna son ami, en voilà une idée !… Non, Wilson, je vous en supplie… vous me mettez dans un embarras…

Il s’esquiva rapidement dans l’espoir de rejoindre Mademoiselle. Mais en arrivant au vestibule, il aperçut la jeune fille penchée sur le téléphone, un des récepteurs à la main. Elle dut l’entendre, ou du moins deviner sa présence, car elle s’en alla aussitôt.

— Je la dérange, se dit Sholmès. Eh parbleu, si je n’étais survenu, elle téléphonait à Lupin et le mettait au courant de notre entrevue.

Sans plus s’inquiéter de Wilson il quitta l’hôtel derrière la jeune fille, et, derrière elle, descendit l’avenue de Messine, persuadé qu’elle se dirigeait vers le bureau de poste du boulevard Haussmann. Mais elle entra chez un pharmacien, et quand elle reparut vingt minutes plus tard, elle portait des flacons et une bouteille enveloppés de papier blanc.

— Je me suis trompé, pensa Sholmès… la voilà qui retourne à l’hôtel tout tranquillement…



Une « filature » nouvelle qui n’aboutit pas


Une idée le frappa. Il courut chez le pharmacien.

— Mademoiselle Demun, qui sort d’ici, a oublié son ordonnance.

— Mais non… je ne crois pas.

— Si, si, elle a téléphoné, n’est-ce pas ?

— En effet, pendant que je préparais les médicaments.

— C’est tout ce que je désirais savoir, monsieur, je vous remercie.

Il remonta jusqu’à la rue Murillo, se rendit dans sa chambre, s’y enferma, alluma sa pipe, confidente habituelle et conseillère aux moments difficiles, et, renversé dans un fauteuil, il s’enveloppa d’un nuage de fumée. Parfois il portait devant ses yeux le papier sur lequel il avait inscrit la phrase de l’album et tâchait d’en pénétrer le sens.

Le mot de l’énigme était là. Vingt fois il recommença les mêmes opérations et, chaque fois il aboutit à la même solution, se heurtant ainsi chaque fois aux deux lettres mystérieuses, C. H. Que signifiaient-elles ? À quelles lettres devait-on les unir pour qu’elles prissent leur valeur exacte ? Elles gardèrent leur secret. Quand il rejoignît M.  et Mme d’Imblevalle à l’heure du déjeuner il fut obligé de répondre à leurs questions :

— C’est long… plus long que je ne supposais.

Le repas fini, il se fit conduire avenue des Ternes où Ganimard l’attendait.

— Ça ne marche pas, lui dit l’inspecteur principal. On perquisitionne, mais on ne parvient pas à identifier ce Bresson, et ce sera d’autant plus difficile qu’il est absolument défiguré.

— C’est curieux qu’il n’ait laissé aucune trace.

— Aucune. Je vous signale cependant une lettre arrivée ce matin à l’adresse de Bresson et, par conséquent, mise à la poste hier.

— Avant que l’expéditeur de cette lettre ne sût la mort de Bresson ?

— Précisément. Elle est entre les mains du juge d’instruction, mais j’en al retenu les termes exacts :

Il n’accepte aucune transaction. Il veut tout, la première chose aussi bien que celles de la seconde affaire. Sinon, il agit.

— Et pas de signature, ajouta Ganimard. Comme vous voyez, ces quelques lignes ne nous serviront guère.

— Je ne suis pas du tout de votre avis, Monsieur Ganimard, ces quelques lignes me semblent au contraire fort intéressantes.

— Et pourquoi, mon Dieu !

— Pour des raisons qui me sont personnelles… Mais nous sommes pressés, Monsieur Ganimard, et si vous m’en croyez, nous commencerons par nous enquérir du paquet dont le sieur Bresson s’est débarrassé hier soir.

— À votre disposition. J’ai donné rendez-vous là-bas à deux inspecteurs et au brigadier Folenfant. Mais, auparavant, j’aurais bien voulu savoir ce que fait là-bas cet individu en casquette, qui rôde sur l’avenue depuis ce matin. J’ai comme une idée que c’est le même qui filait Bresson.

— C’est le même, affirma Sholmès après un instant d’examen. Tenez, il prend le tramway.

— Le tramway de Neuilly. Nous pouvons le prendre aussi.

Ils sautèrent sur l’impériale, en ayant l’air de ne point se connaître, et s’assirent à droite et à gauche de l’individu. Il avait déplié un journal et lisait sans lever la tête, — ou du moins, Sholmès ne tarda pas à le constater, il affectait de lire, car ses yeux restaient obstinément fixés sur le même passage.

— Il sait qu’il est surveillé, pensa l’Anglais.

Il se rapprocha ostensiblement de Ganimard et lui dit :

— Attention. Ne le lâchons pas. C’est un complice de Lupin. S’il fait mine de filer, mettez la main dessus.

Le tramway s’arrêta rue du Château, au point terminus. L’individu descendit et s’en alla tranquillement, escorté de Ganimard et de Sholmès. L’inspecteur demanda :

— Et qui nous assure que c’est un complice de Lupin ?

— Mais il suffit de le regarder. Croyez-vous qu’un autre aurait ce calme et cette désinvolture ? Celui-là sait parfaitement qu’il n’a rien à craindre, puisque Lupin existe.

— Pourtant nous le serrons d’assez près !

— N’empêche qu’il va nous glisser entre les doigts avant peu. Il est trop sûr de lui.

— Et pourtant voici là-bas, à la porte de ce café, deux agents cyclistes, et avant peu nous allons aborder le personnage.

— Le personnage ne paraît pas s’émouvoir beaucoup de cette éventualité. C’est lui-même qui aborde !

— Nom d’un chien, proféra Ganimard, il a de l’aplomb !

L’individu en effet s’était avancé vers les deux agents au moment où ceux-ci se disposaient à enfourcher leurs bicyclettes. Il leur dit quelques mots, puis, soudain, sauta sur une troisième bicyclette, qui était appuyée contre le mur du café, et s’éloigna rapidement avec les deux agents.

L’Anglais s’esclaffa.



Un drame au milieu de la seine


— Hein ! l’avais-je prévu ? Un, deux, trois, enlevé ! et par qui ? par deux de vos collègues, M. Ganimard. Ah ! il se met bien, Arsène Lupin ! des agents cyclistes à sa solde ! J’en ai vu de drôles, mais celle-là !…

Vexé, Ganimard partit à la recherche du brigadier Folenfant, tandis que Sholmès suivait les traces des bicyclettes, d’autant plus visibles sur la poussière de la route, que deux des machines étaient munies de pneumatiques striés. Et il s’aperçut bientôt que ces traces le conduisaient au bord de la Seine et que les trois hommes avaient tourné du même côté que Bresson, la veille au soir. Il parvint ainsi à la grille contre laquelle lui-même s’était caché avec Ganimard, et, un peu plus loin, il constata un emmêlement des lignes striées qui lui prouva qu’on avait fait halte à cet endroit. Juste en face il y avait une petite langue de terrain qui pointait dans la Seine et à l’extrémité de laquelle une vieille barque était amarrée.

C’est là que Bresson avait dû jeter son paquet, ou plutôt qu’il l’avait laissé tomber. Sholmès descendit le talus et vit que, la berge s’abaissant en pente très douce et l’eau du fleuve étant basse, il lui serait facile de retrouver le paquet… à moins que les trois hommes n’eussent pris les devants.

— Non, non, se dit-il, ils n’ont pas eu le temps… un quart d’heure tout au plus… et cependant pourquoi ont-ils passé par là ?

Un pêcheur était assis dans la barque. Sholmès lui demanda :

— Vous n’avez pas aperçu trois hommes à bicyclette ? Ils viennent de s’arrêter ici.

Le pêcheur mit sa ligne sous son bras, sortit de sa poche un carnet, écrivit sur une dès pages, la déchira et la tendit à Sholmès.

Un grand frisson secoua l’Anglais. D’un coup d’œil il avait vu, au milieu de la page qu’il tenait à la main, la série des lettres déchirées de l’album.

CDEHNOPRZEO-237


Un lourd soleil pesait sur la rivière. Le pêcheur avait repris sa besogne, abrité sous la vaste cloche d’un chapeau de paille, sa veste et son gilet pliés à côté de lui. Il pêchait attentivement, tandis que le bouchon de sa ligne flottait au fil de l’eau.

Il s’écoula bien une minute, une minute de solennel et terrible silence.

— Est-ce lui ? pensait Sholmès avec une anxiété presque douloureuse.

un mouvement instintif

Et la vérité l’éclairant :

— C’est lui ! c’est lui ! lui seul est capable de rester ainsi sans un frémissement d’inquiétude, sans rien craindre de ce qui va se passer… Et quel autre saurait cette histoire de l’album ? Alice lui aura téléphoné.

Tout à coup l’Anglais sentit que sa main, que sa propre main avait saisi la crosse de son revolver, et que ses yeux se fixaient sur le dos de l’individu, un peu au-dessous de la nuque. Un geste, et tout le drame se dénouait, la vie de l’étrange aventurier se terminait misérablement.

Le pêcheur ne bougea pas.

Sholmès serra nerveusement son arme avec l’envie farouche de tirer et d’en finir, et l’horreur en même temps d’un acte qui déplaisait à sa nature. Mais un bruit de pas lui ayant fait tourner la tête, il avisa Ganimard qui s’en venait en compagnie des inspecteurs.

Alors, changeant d’idée, il prit son élan, d’un bond sauta dans la barque dont l’amarre se cassa sous la poussée trop forte, tomba sur l’homme et l’étreignit à bras-le-corps. Ils roulèrent tous deux au fond du bateau.

Dans la lutte, le revolver de Sholmès, sautant hors de sa poche, tomba.

— Et après ? s’écria Lupin, tout en se débattant, qu’est-ce que cela prouve ? Quand l’un de nous aura réduit l’autre à l’impuissance, il sera bien avancé ! Vous ne saurez pas quoi faire de moi, ni moi de vous.

Les deux rames glissèrent à l’eau. La barque s’en fut à la dérive. Des exclamations s’entrecroisaient le long de la berge, et Lupin continuait :



Une fusillade


— Que d’histoires, Seigneur ! Vous avez donc perdu la notion des choses ?… De pareilles bêtises à votre âge ! et un grand garçon comme vous ! Fi, que c’est vilain !…

Il réussit à se dégager, et tâcha aussitôt de rattraper un des avirons afin de gagner le large, tandis que l’Anglais s’acharnait après l’autre, afin de gagner le bord. Mais les deux avirons leur échappèrent, et la chance sembla favoriser Lupin, car le bateau tendait à s’éloigner.

— Gare à vous, cria Lupin.

Quelqu’un, sur la rive, braquait un revolver. Il baissa la tête, une détonation retentit, un peu d’eau jaillit auprès d’eux. Lupin éclata de rire.

— Dieu me pardonne, c’est l’ami Ganimard !… Mais c’est très mal ce que vous faites là, Ganimard. Vous n’avez le droit de tirer qu’en cas de légitime défense… Ce pauvre Arsène vous rend donc féroce au point d’oublier tous vos devoirs ?… Allons bon, le voilà qui recommence !… Mais, malheureux, c’est mon cher maître que vous allez frapper.

Il fit à Sholmès un rempart de son corps, et, debout dans la barque, face à Ganimard :

— Bien ! maintenant je suis tranquille… Visez là, Ganimard, en plein cœur !… plus haut… à gauche… C’est raté… fichu maladroit… Encore un coup ?… Mais vous tremblez, Ganimard… Au commandement, n’est-ce pas ? et du sang-froid… Une, deux, trois, feu !… Raté ! Sacrebleu, le gouvernement vous donne donc des joujous d’enfant comme pistolets ?

Il exhiba un long revolver, massif et plat, et, sans viser, tira.

L’inspecteur porta la main à son chapeau : une balle l’avait troué.

— Qu’en dites-vous, Ganimard ? Ah ! cela vient d’une bonne fabrique.

Sholmès ne pouvait s’empêcher de sourire et d’admirer. Quel débordement de vie ! Quelle allégresse jeune et spontanée ! Et comme il paraissait s’amuser ! On eût dit que la sensation du péril lui causait une joie physique.

De chaque côté du fleuve, cependant, des gens s’étaient amassés, et Ganimard et ses hommes suivaient l’embarcation qui se balançait au large, très doucement, entraînée par le courant

— J’ai une question à vous poser, maître, s’écria Lupin en se retournant vers l’Anglais, et je vous supplie d’y répondre, afin qu’il n’y ait pas d’équivoque, par un oui ou un non. Renoncez à vous occuper de cette affaire. Il en est encore temps et je puis réparer le mal que vous avez fait. Plus tard je ne le pourrais plus. Est-ce convenu ?

— Non

La figure de Lupin se contracta. Visiblement cette obstination l’irritait. Il reprit :

— J’insiste. Pour vous encore plus que pour moi j’insiste, certain que vous serez le premier à regretter votre intervention. Une dernière fois, oui ou non ?

— Non.

Lupin s’accroupit, déplaça une des planches du fond et, durant quelques minutes exécuta un travail dont Sholmès ne put discerner la nature. Puis il se releva, s’assit auprès de l’Anglais, et lui tint ce langage :

— Je crois, maître, que nous sommes venus au bord de cette rivière pour des raisons identiques : Repêcher l’objet dont Bresson s’est débarrassé ? Pour ma part, j’avais donné rendez-vous à quelques camarades, et j’étais sur le point — mon costume sommaire l’indique — d’effectuer une petite exploration dans les profondeurs de la Seine, quand mes amis m’ont annoncé votre approche. Je vous confesse d’ailleurs que je n’en fus pas surpris, étant prévenu heure par heure, j’ose le dire, des progrès de votre enquête. C’est si facile ! Dès qu’il se passe, rue Murillo, la moindre chose susceptible de m’intéresser, vite, un coup de téléphone, et je suis averti ! Vous comprendrez que, dans ces conditions…

Il s’arrêta. La planche qu’il avait écartée se soulevait maintenant, et, tout autour, de l’eau filtrait par petits jets.

— Diable ! j’ignore comment j’ai procédé, mais j’ai tout lieu de penser qu’il y a une voie d’eau au fond de cette vieille embarcation. Vous n’avez pas peur, maître ?

Sholmès haussa les épaules. Lupin continua :



Une barque qui prend l’eau


— Vous comprendrez donc que, dans ces conditions, et sachant par avance que vous rechercheriez le combat d’autant plus ardemment que je m’efforçais, moi, de l’éviter, il m’était plutôt agréable d’engager avec vous une partie dont l’issue est certaine puisque j’ai tous les atouts en main. Et j’ai voulu donner à notre rencontre le plus d’éclat possible, afin que votre défaite fût universellement connue, et qu’une autre comtesse de Crozon ou un autre baron d’Imblevalle ne fussent pas tentés de solliciter votre secours contre moi. Et ne voyez là, mon cher maître…

Il s’interrompit de nouveau, et, se servant de ses mains à demi-fermées comme de lorgnettes, il observa les rives.

— Bigre ! ils ont frété un superbe canot, un vrai navire de guerre, et les voilà qui font force rames. Avant cinq minutes, ce sera l’abordage, et je suis perdu. Monsieur Sholmès, un conseil : vous vous jetez sur moi, vous me ficelez et vous me livrez à la justice de mon pays… Ce programme vous plaît-il ?… À moins que d’ici là, nous n’ayons fait naufrage, auquel cas il ne nous resterait plus qu’à préparer notre testament. Qu’en pensez-vous ?

Leurs regards se croisèrent. Cette fois Sholmès s’expliqua la manœuvre de Lupin : il avait percé le fond de la barque. Et l’eau montait. Elle gagna les semelles de leurs bottines. Elle recouvrit leurs pieds.

Ils ne bougèrent pas.

Elle dépassa leurs chevilles.

L’Anglais saisit sa blague à tabac, roula une cigarette et l’alluma.

Lupin poursuivit :

— Et ne voyez là, mon cher maître, que l’humble aveu de mon impuissance à votre égard. C’est m’incliner devant vous que d’accepter les seules batailles où la victoire me soit acquise, afin d’éviter celles dont je n’aurais pas choisi le terrain. C’est reconnaître que Sholmès est l’unique ennemi que je craigne, et proclamer mon inquiétude tant que Sholmès ne sera pas écarté de ma route. Voilà, mon cher maître, ce que je tenais à vous dire, puisque le destin m’accorde l’honneur d’une conversation avec vous. Je ne regrette qu’une chose, c’est que cette conversation ait lieu pendant que nous prenons un bain de pieds… situation qui manque de gravité, je le confesse… Et que dis-je ! un bain de pieds !… un bain de siège plutôt !

L’eau en effet parvenait au banc où ils étaient assis, et de plus en plus la barque s’enfonçait.

Sholmès, imperturbable, la cigarette aux lèvres, semblait absorbé dans la contemplation du ciel. Pour rien au monde, en face de cet homme environné de périls, cerné par la foule, traqué par la meute des agents, et qui cependant gardait sa belle humeur, pour rien au monde il n’eût consenti à montrer, lui, le plus léger signe d’agitation.

Quoi ! avaient-ils l’air de dire tous deux, s’émeut-on pour de telles futilités ? N’advient-il pas chaque jour que l’on se noie dans un fleuve ? Est-ce là de ces événements qui méritent qu’on y prête attention ? Et l’un bavardait, et l’autre rêvassait, tous deux cachant sous un même masque d’insouciance le choc formidable de leurs deux orgueils.

Une minute encore, et ils allaient couler.

— L’essentiel, formula Lupin, est de savoir si nous coulerons avant ou après l’arrivée des champions de la justice. Tout est là. Mais, mon Dieu, qu’ils avancent vite, les champions de la justice ! Ah ! c’est vous, brigadier Folenfant ? Bravo ! L’idée du navire de guerre est excellente. Je vous recommanderai à vos supérieurs, brigadier Folenfant… Et votre camarade Dieuzy où est-il donc ? Sur la rive gauche, n’est-ce pas, au milieu d’une centaine d’indigènes… De sorte que, si j’échappe au naufrage, je suis recueilli à gauche par Dieuzy et ses indigènes, ou bien à droite par Ganimard et les populations de Neuilly. Fâcheux dilemme…

Il y eut un remous. L’embarcation vira sur elle-même, et Sholmès dut s’accrocher à l’anneau des avirons.

— Maître, dit Lupin, je vous supplie d’ôter votre veste. Vous serez plus à l’aise pour nager. Non ? Alors je remets la mienne.

Il enfila sa veste, la boutonna hermétiquement comme celle de Sholmès et soupira :

— Quel rude homme vous faites ! et qu’il est dommage que vous vous entêtiez dans une affaire…

— Monsieur Lupin, prononça Sholmès, sortant enfin de son mutisme, vous parlez beaucoup trop, et vous pêchez souvent par excès de confiance et par légèreté.

— Le reproche est sévère.

— C’est ainsi que, sans le savoir, vous m’avez fourni, il y a un instant, le renseignement que je cherchais.

— Comment ! vous cherchiez un renseignement et vous ne me le disiez pas !

— Je n’ai besoin de personne. D’ici trois heures je donnerai le mot de l’énigme à Monsieur et Madame…

Il n’acheva pas sa phrase. La barque avait sombré d’un coup, les entraînant tous deux. Elle émergea aussitôt, retournée, la coque en l’air. Il y eut de grands cris sur les deux rives, puis un silence anxieux, et soudain de nouvelles exclamations : un des naufragés avait reparu.

C’était Herlock Sholmès.

Excellent nageur, il se dirigea à larges brassées vers le canot de Folenfant.

— Hardi, Monsieur Sholmès, hurla le brigadier, nous y sommes… faiblissez pas… on s’occupera de lui après… nous le tenons, allez… un petit effort, Monsieur Sholmès… prenez la corde…

L’Anglais saisit une corde qu’on lui tendait. Mais, pendant qu’il se hissait à bord, une voix, derrière lui, l’interpella :

— Le mot de l’énigme, mon cher maître, parbleu oui, vous l’aurez. Je m’étonne même que vous ne l’ayez pas déjà… Et après ? À quoi cela vous servira-t-il ? C’est justement alors que la bataille sera perdue pour vous…

À cheval sur la coque dont il venait d’escalader les parois tout en pérorant, confortablement installé maintenant, Arsène Lupin poursuivait son discours avec des gestes solennels, et comme s’il espérait convaincre son interlocuteur.

— Comprenez-le bien, mon cher maître, il n’y a rien à faire, absolument rien… Vous vous trouvez dans la situation déplorable d’un monsieur…

Folenfant l’ajusta :

— Rendez-vous, Lupin.

— Vous êtes un malotru, brigadier Folenfant, vous m’avez coupé au milieu d’une phrase. Je disais donc…

— Rendez-vous, Lupin.

— Mais sacrebleu, brigadier Folenfant, on ne se rend que si l’on est en danger. Or vous n’avez pas la prétention de croire que je coure le moindre danger !

— Pour la dernière fois, Lupin, je vous somme de vous rendre.

— Brigadier Folenfant, vous n’avez nullement l’intention de me tuer, tout au plus de me blesser, tellement vous avez peur que je n’échappe. Et si par hasard la blessure était mortelle ? Non, mais pensez à vos remords, malheureux ! à votre vieillesse empoisonnée !…

Le coup partit.

Lupin chancela, se cramponna un instant à l’épave, puis lâcha prise et disparut.



Après le naufrage — une entrevue émouvante


Il était exactement trois heures lorsque ces événements se produisirent. À six heures précises, ainsi qu’il l’avait annoncé, Herlock Sholmès, vêtu d’un pantalon trop court et d’un veston trop étroit qu’il avait empruntés à un aubergiste de Neuilly, coiffé d’une casquette et paré d’une chemise de flanelle à cordelière de soie, entra dans le boudoir de la rue Murillo, après avoir fait prévenir M.  et Mme  d’Imblevalle qu’il leur demandait un entretien.

Ils le trouvèrent qui se promenait de long en large, dans sa tenue bizarre, et l’air pensif. Parfois il saisissait un bibelot, l’examinait machinalement, puis reprenait sa promenade.

Enfin il s’arrêta et demanda :

— Mademoiselle est-elle ici ?

— Oui, dans le jardin, avec les enfants.

— Monsieur le baron, l’entretien que nous allons avoir étant définitif, je voudrais que Mlle Demun y assistât.

— Est-ce que, décidément… ?

— Ayez un peu de patience, monsieur. La vérité sortira clairement des faits que je vais exposer devant vous avec le plus de précision possible.


arsène lupin essuie un coup de feu

— Soit. Suzanne, veux-tu ?…

Mme d’Imblevalle se leva et revint presque aussitôt, accompagnée d’Alice Demun. Mademoiselle, un peu plus pâle que de coutume, resta debout, appuyée contre une table et sans même demander la raison pour laquelle on l’avait appelée.

Sholmès ne parut pas la voir, et se tournant brusquement vers M. d’Imblevalle, il articula d’un ton impérieux :

— Après plusieurs jours d’enquête, monsieur, et bien que certains événements aient modifié un instant ma manière de voir, je vous répéterai ce que je vous ai dit dès la première heure : la lampe juive a été volée par quelqu’un qui habite cet hôtel.

— Le nom du coupable ?

— Je le connais.

— Les preuves ?

— Celles que j’ai suffiront à le confondre.

— Il ne suffit pas qu’il soit confondu. Il faut encore qu’il nous restitue…

— La lampe juive ? Elle est en ma possession,

— Le collier d’opales ? la tabatière ?…

— Le collier d’opales, la tabatière, bref tout ce qui vous fut dérobé la seconde fois est en ma possession.

Sholmès aimait ces coups de théâtre et cette manière un peu sèche d’annoncer ses victoires.

Il reprit ensuite par le menu le récit de ce qu’il avait fait durant ces trois jours. Il dit la découverte de l’album, écrivit sur une feuille de papier la phrase formée par les lettres découpées, puis raconta l’expédition de Bresson au bord de la Seine et le suicide de l’aventurier, et enfin la lutte que lui, Sholmès, venait de soutenir contre Lupin, le naufrage de la barque et la disparition de Lupin.

Quand il eut terminé, le baron dit à voix basse :

— Il ne vous reste plus qu’à nous révéler le nom du coupable. Qui donc accusez-vous ?

— J’accuse la personne qui a découpé les lettres de cet alphabet, et communiqué au moyen de ces lettres avec Arsène Lupin.

— Comment savez-vous que le correspondant de cette personne est Arsène Lupin ?

— Par Lupin lui-même.

Il tendit un bout de papier mouillé et froissé. C’était la page que Lupin avait arrachée de son carnet, dans la barque, et sur laquelle il avait inscrit la phrase.

— Et remarquez, nota Sholmès avec satisfaction, que rien ne l’obligeait à me donner cette feuille, et, par conséquent, à se faire reconnaître. Simple gaminerie de sa part, et qui m’a renseigné.

— Qui vous a renseigné… dit le baron. Je ne vois rien cependant…

Sholmès repassa au crayon les lettres et les chiffres.

— CDEHNOPRZEO — 237.

— Eh bien ? fit M. d’Imblevalle, c’est la formule que vous venez de nous montrer vous-même.

— Si vous aviez tourné et retourné cette formule dans tous les sens, vous auriez vu du premier coup d’œil, comme je l’ai vu, qu’elle comprend deux lettres de plus que la première, un E et un O.

— En effet, je n’avais pas observé…

— Rapprochez ces deux lettres du C et de l’H qui nous restaient en dehors du mot « répondez » et vous constaterez que le seul mot possible est ECHO.

— Ce qui signifie ?

— Ce qui signifie l’Écho de France, le journal de Lupin, son organe officiel, celui auquel il réserve ses « communiqués ». Répondez à « l’Écho de France, rubrique de la petite correspondance, numéro 237 ». C’est là qu’il fallait chercher c’est là que je viens de chercher.

— Et vous avez trouvé ?

— J’ai trouvé toute l’histoire détaillée des relations d’Arsène Lupin et de… son complice.



Un roman par « lettres »


Et Sholmès étala sept journaux ouverts à la quatrième page et dont il détacha les sept lignes suivantes :

1o  ARS. LUP. Dame impl. protect. 540.

2o  540. Attends explications. A. L.

3o  A. L. Sous domin. ennemi. Perdue.

4o  540. Écrivez adresse. Ferai enquête.

5o  A. L. Murillo.

6o  540. Parc trois heures. Violettes.

7o  237. Entendu sam. serai dim. mat. parc.

— Et vous appelez cela une histoire détaillée ! s’écria M. d’Imblevalle.

— Mon Dieu oui, et pour peu que vous y prêtiez attention, vous serez de mon avis. Le 10 mai, une dame qui signe 540, implore la protection d’Arsène Lupin, à quoi Lupin riposte par une demande d’explications. La dame répond qu’elle est sous la domination d’un ennemi, de Bresson sans aucun doute, et qu’elle est perdue si l’on ne vient à son aide. Lupin, qui se méfie, qui n’ose encore s’aboucher avec cette inconnue, exige l’adresse et propose une enquête. La dame hésite pendant quatre jours, — consultez les dates, — enfin, pressée par les événements, influencée par les menaces de Bresson, elle donne le nom de sa rue, Murillo. Le lendemain, Arsène Lupin annonce qu’il sera dans le parc Monceau à trois heures et prie son inconnue de porter un bouquet de violettes comme signe de ralliement. Là, une interruption de huit jours dans la correspondance. Arsène Lupin et la dame n’ont pas besoin de s’écrire par la voie du journal : ils se voient ou s’écrivent directement. Le plan est ourdi : pour satisfaire aux exigences de Bresson, la dame enlèvera la lampe juive. Reste à fixer le jour. La dame qui, par prudence, correspond à l’aide de mots découpés et collés, se décide pour le samedi et ajoute : Répondez Echo 237. Lupin répond que c’est entendu et qu’il sera en outre le dimanche matin dans le parc. Le vol a lieu. La dame sort le dimanche matin, rend compte à Lupin de ce qu’elle a fait et porte à Bresson la lampe juive. Les choses se passent alors comme Lupin l’avait prévu. La justice abusée par une fenêtre ouverte, quatre trous dans de la terre et deux éraflures sur un balcon, admet aussitôt l’hypothèse du vol par effraction. La dame est tranquille.

— Tout cela me semble logique, approuva le baron, mais le second vol…

— Le second vol fut provoqué par le premier. Les journaux ayant raconté comment la lampe juive avait disparu, quelqu’un eut l’idée de répéter l’agression et de s’emparer de ce qui n’avait pas été emporté. Et cette fois ce ne fut pas un vol simulé, mais un vol réel, avec effraction véritable, escalade, etc…

— Lupin, bien entendu…

— Non, Lupin n’agit pas aussi stupidement. Lupin ne tire pas sur les gens pour un oui ou un non.

— Alors qui est-ce ?

— Bresson. C’est Bresson qui est entré ici, c’est lui que j’ai poursuivi, c’est lui qui a blessé mon pauvre Wilson.

— En êtes-vous bien sûr ?

— Absolument. Un des complices de Bresson lui a écrit hier, avant son suicide, une lettre qui prouve que des pourparlers furent engagés entre ce complice et Lupin pour la restitution de tous les objets volés dans votre hôtel. Lupin exigeait tout, « la première chose (c’est-à-dire la lampe juive) aussi bien que celles de la seconde affaire ». En outre il surveillait Bresson. Quand celui-ci s’est rendu hier soir au bord de la Seine, un des compagnons de Lupin le filait en même temps que nous.



Herlock sholmès continue son explication


— Qu’allait faire Bresson au bord de la Seine ?

— Averti par sa correspondante des progrès de mon enquête, il avait réuni en un seul paquet ce qui pouvait le compromettre, et il le jeta dans un endroit où il lui était possible de le reprendre, une fois le danger passé. C’est au retour que, traqué par Ganimard et par moi, ayant sans doute d’autres forfaits sur la conscience, il perdit la tête et se tua.

— Mais que contenait le paquet ?

— La lampe juive et vos autres bibelots.

— Ils ne sont donc pas en votre possession ?

— Aussitôt après la disparition de Lupin, j’ai profité du bain qu’il m’avait forcé de prendre, pour me faire conduire à l’endroit choisi par Bresson, et j’ai retrouvé, enveloppé de linge et de toile cirée, ce qui vous fut dérobé. Le voici, sur cette table.

Sans un mot le baron coupa les ficelles, déchira d’un coup les linges mouillés, en sortit la lampe, tourna un écrou placé sous le pied, fit effort des deux mains sur le récipient, le dévissa, l’ouvrit en deux parties égales et découvrit la chimère en or, rehaussée de rubis et d’émeraudes.

Elle était intacte.

Il y avait dans toute cette scène, si naturelle en apparence, et qui consistait en une simple exposition de faits, quelque chose qui la rendait effroyablement tragique, c’était l’accusation formelle, directe, irréfutable, que Sholmès lançait à chacune de ses paroles contre Mademoiselle. Et c’était aussi le silence impressionnant d’Alice Demun.

Pendant cette longue, cette cruelle accumulation de petites preuves ajoutées les unes aux autres, pas un muscle de son doux visage n’avait bougé, pas un éclair de révolte ou de crainte n’avait troublé la sérénité de son limpide regard. Que pensait-elle ? Et surtout qu’allait-elle dire à la minute solennelle où il lui faudrait répondre, où il lui faudrait se défendre et briser le cercle de fer dans lequel l’Anglais l’avait emprisonnée ?

— Parlez ! Parlez donc ! s’écria M. d’Imblevalle qui s’était tourné vers elle avec l’espoir que d’un mot elle se justifierait.

Elle ne parla point.

Le baron traversa vivement la pièce, revint sur ses pas, recommença, puis s’adressant à Sholmès :

— Eh bien non, monsieur ! je ne peux croire que ce soit vrai ! Il y a de ces choses impossibles ! et celle-là est en opposition avec tout ce que je sais, tout ce que je vois depuis un an.

Il le saisit par l’épaule.

— Mais, vous-même, monsieur, êtes-vous absolument et définitivement certain de ne pas vous tromper ?

Sholmès hésita, comme un homme qu’on attaque à l’improviste et dont la riposte n’est pas immédiate. Pourtant il sourit et dit :

— Seule la personne que j’accuse pouvait, par la situation qu’elle occupe chez vous, savoir que la lampe juive contenait ce magnifique bijou.

— Je ne veux pas le croire, murmura le baron.

— Demandez-le lui.



Herlock sholmès voit qu’il fait fausse route


M. d’Imblevalle s’approcha d’Alice, et, les yeux dans les yeux :

— C’est vous, mademoiselle ? C’est vous qui avez pris le bijou ? c’est vous qui avez correspondu avec Arsène Lupin et simulé le vol ?

Elle répondit :

— C’est moi, monsieur.

Elle ne baissa pas la tête. Sa figure n’exprima ni honte ni gêne.

— Est-ce possible ! balbutia M. d’Imblevalle… Je n’aurais jamais cru… vous êtes la dernière personne que j’aurais soupçonnée… Comment avez-vous fait, malheureuse ?

Elle dit :

— J’ai fait ce que M. Sholmès a raconté. La nuit du samedi au dimanche, je suis descendue dans ce boudoir, j’ai pris la lampe, et, le matin, je l’ai portée… à cet homme.

— Mais non, objecta le baron, ce que vous prétendez est inadmissible, puisque, le matin, j’ai retrouvé fermée la porte de ce boudoir.

Elle rougit, perdit contenance et regarda Sholmès comme si elle lui demandait conseil. Mais l’Anglais semblait frappé par cette objection et se taisait. Le baron reprit :

— Cette porte était fermée, je vous le répète. Si vous aviez passé par là, il eût fallu que quelqu’un vous l’ouvrît de l’intérieur. Or il n’y avait personne à l’intérieur de ces deux pièces, — le boudoir et la chambre, — il n’y avait personne que ma femme et que moi.

Sholmès se courba vivement et couvrit son visage de ses deux mains afin de masquer sa rougeur. Quelque chose comme une lumière trop brusque l’avait heurté, et, il en restait ébloui, mal à l’aise. Tout se dévoilait à lui ainsi qu’un paysage obscur d’où la nuit s’écarterait soudain.

Alice Demun était innocente. Il y avait là une vérité certaine, aveuglante, et c’était en même temps l’explication de la sorte de gêne qu’il éprouvait depuis le premier jour à diriger contre la jeune fille la terrible accusation. Il voyait clair maintenant. Il savait. Un geste, et sur-le-champ la preuve irréfutable s’offrirait à lui.

IL releva la tête et, après quelques secondes, aussi naturellement qu’il le put, il tourna les yeux vers Mme d’Imblevalle.

Elle était pâle, de cette pâleur inaccoutumée qui vous envahit aux heures implacables de la vie. Ses mains qu’elle s’efforçait de cacher, tremblaient imperceptiblement.

— Une seconde encore, pensa Sholmès, et elle se trahit.

Il se plaça entre elle et son mari. Celui-ci attendait toujours une réponse à sa question, et Sholmès ne savait que dire. Mais Alice repartit de sa voix calme :

— Vous avez raison, monsieur, et j’ignore pourquoi je mentais. En effet, je ne suis pas entrée par ici. Contrairement à la version de M. Sholmès, l’escalade ne fut pas simulée. J’ai passé par le vestibule et par le jardin, et c’est à l’aide d’une échelle qui me fut tendue au-dessus de la grille, que j’ai pénétré dans ce boudoir !

Elle mentait cette fois. Mais comme son mensonge était légitime ! Et comme il comprenait que la douce créature, soutenue par son dévouement, gardât ses yeux limpides et son air de sérénité !

Aussitôt il éprouva le désir impérieux d’écarter le danger qui, par sa faute, menaçait les deux femmes. Mais un fait se produisit qui le déconcerta : le domestique venait d’apparaître.


une pénible explication

— Monsieur le baron, c’est M. Ganimard. Il prévient M. Sholmès qu’il désire lui parler.

— Qu’il entre, dit le baron.

— Non, s’écria Sholmès.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? parce que…

Il eût voulu converser avec Ganimard et l’éconduire de façon à ce que l’inspecteur ne devinât point que le nœud de l’intrigue se trouvait précisément à portée de sa main. Mais, d’autre part, il redoutait de laisser le baron et sa femme en présence d’Alice Demun. Celle-ci pousserait-elle jusqu’au bout son rôle héroïque ? et ne serait-elle pas tentée, avant que Ganimard n’intervînt, de révéler toute la vérité à M. d’Imblevalle ?

— Dites à M. Ganimard qu’il peut monter, répéta le baron.

Le domestique sortit.

— Si Ganimard entre, pensa Sholmès, le baron lui raconte tout, et Alice Demun est arrêtée. Cela, il ne le faut pas, il ne le faut à aucun prix.

Il marcha vers la porte. Le baron s’interposa :

— Vous rejoignez M. Ganimard ? Soit. Je vous accompagne.

Aucun soupçon ne le dirigeait ; rien que ces motifs obscurs qui nous poussent vers notre destin malgré les obstacles et les volontés adverses.

Un long silence, lourd d’angoisse, s’accumula. Tous, ils avaient conscience que l’inspecteur approchait et que l’irréparable était sur le point d’être consommé.

On entendit des pas.

— Une minute ! une seule minute ! oh ! je vous en prie, Monsieur Sholmès.

C’était la baronne qui s’était levée, les bras tendus en suppliante.

Sholmès entrouvrit la porte.

— Veuillez m’attendre en bas, Monsieur Ganimard.

Il ferma et poussa le verrou.

— Une minute ?… Que veux-tu dire, Suzanne, s’écria M. d’Imblevalle… Je ne vois aucun motif…

— Si, si, monsieur le baron, reprit Sholmès, il y a des motifs. Je suis tout à fait d’avis que cette affaire soit réglée ici, entre nous.

— Mais pourquoi ?

— Parce que, dit la baronne, la coupable n’est pas…

Alice se jeta sur Mme d’Imblevalle et lui mit la main sur la bouche.

— Taisez-vous, madame ! Ne dites pas des choses qui ne sont pas… À quoi bon ! je suis la coupable, puisque c’est moi qui ai tout combiné… puisque c’est moi qui ai correspondu…



La vraie coupable se dénonce


Sholmès s’avança pour tenter un dernier effort. Le baron l’écarta et, s’adressant à sa femme :

— Parle ! explique-toi !… Je pressens…

— Tu pressens la vérité, mon pauvre ami, fit-elle, très bas et le visage tordu de désespoir… la vilaine et honteuse vérité.

— Alors… Mademoiselle…

— Mademoiselle m’a sauvée… par dévouement… par affection… et elle s’accusait…

— Sauvée de quoi ? de qui ?

— De cet homme.

— Bresson ?

— Oui, c’est moi qu’il tenait par ses menaces… Je l’ai connu chez une amie… et j’ai eu la folie de l’écouter… Oh ! rien que tu ne puisses pardonner… cependant j’ai écrit deux lettres… des lettres que tu verras… je les ai rachetées… tu sais comment… Oh ! aie pitié de moi… j’ai tant pleuré !

— Toi ! toi ! Suzanne !

Il leva sur elle ses poings serrés, prêt à la battre, prêt à la tuer. Mais ses bras retombèrent, et il murmura encore :

— Toi, Suzanne !… toi !… est-ce possible !…

Par petites phrases hachées, elle raconta la navrante et banale aventure, son réveil effaré devant l’infamie du personnage, ses remords, son affolement, et elle dit aussi la conduite admirable d’Alice, la jeune fille devinant le désespoir de sa maîtresse, lui arrachant sa confession, écrivant à Lupin, et organisant cette histoire de vol pour la sauver des griffes de Bresson.

— Toi, Suzanne, toi, répétait M. d’Imblevalle, courbé en deux, terrassé… Comment as-tu pu… ?

Sholmès ouvrit de nouveau la porte et s’effaça devant Alice. Mais la baronne saisit vivement la jeune fille par le cou et l’embrassa.

Elles échangèrent un long regard, un dernier regard de tendresse. Et ce fut tout. La porte se referma sur un de ces drames douloureux où les cœurs se déchirent jusqu’à l’heure apaisante du pardon…

Dans le couloir Sholmès s’arrêta.

— Il ne faut pas que M. Ganimard vous voie, Mademoiselle… sans quoi il reconnaîtrait en vous la jeune fille des Ternes. Montez dans votre chambre, faites vos malles et partez le plus tôt possible.

— Je partirai aujourd’hui.

Il la retint encore.

— Où irez-vous ?

— Je ne sais pas… je n’ai personne… je chercherai…

Il hésita, très ému, et reprit à voix basse :

— Je pars pour Londres ce soir. Voulez-vous m’accompagner ?…

— À Londres ?

— Oui… Je vous trouverai une place convenable… j’ai des amis…

Elle réfléchit et laissa tomber d’un ton de lassitude :

— Soit. Autant là qu’ailleurs… Mais jurez-moi que Mme d’Imblevalle ne sera pas inquiétée.

— Comment le serait-elle ? et par qui ?

— Que dira M. d’Imblevalle quand on saura qu’il est rentré en possession de la lampe juive et des autres bibelots ?

— On ne le saura pas. Il faut que ces objets soient définitivement perdus pour lui.

— Bien, dit-elle, dans une heure je serai à la gare du Nord.



Arsène lupin fait sentir à sholmès le poids de la nouvelle défaite qu’il lui a fait subir


Tandis qu’elle s’éloignait, le timbre du téléphone sonna dans l’antichambre. Elle décrocha le récepteur :

— Allô !… Monsieur Sholmès ?… oui, il est ici.

Elle tendit le récepteur à l’Anglais et s’en alla.

— Allô ! fit Sholmès… Oui, c’est moi… À qui ai-je l’honneur de parler ?

Il rejeta violemment l’appareil, en poussant un cri de colère. Une voix avait répondu :

— À qui vous avez l’honneur ?… Mais à Lupin, cher maître… À ce brave Lupin.

Sholmès ignorait ce qui s’était passé après la disparition de son adversaire. Stimulé par les événements, avide de reprendre la lampe juive, puis de courir à l’Écho de France et de déchiffrer le mot de l’énigme, il ne s’était point préoccupé de savoir si Lupin avait coulé au fond du fleuve, ou si Ganimard et ses hommes l’avaient recueilli vivant. Cinq cents personnes commandant les deux rives sur un espace d’un kilomètre, il n’admettait pas d’autre dénouement que la mort ou la capture, Et voilà qu’il entendait encore cette voix sardonique qui l’irritait si profondément, voix d’outre-tombe, lui semblait-il, que lui apportait, par un miracle horripilant, le fil mystérieux du téléphone. Pourtant, d’un geste instinctif, il saisit l’appareil. Lupin continuait :

— Blessé ? nullement. Je tiens trop à la vie. Elle me comble de tant de faveurs ! Mais avouez que mon sauvetage ne manque pas de pittoresque… Moi-même j’en suis tout étonné… Oh ! certes, je savais que mes amis veillaient puisqu’on s’était donné rendez-vous pour repêcher la lampe juive, et je savais qu’ils ne m’abandonneraient pas. N’importe ! c’est de la belle besogne… Mais nous avons à parler. Et la lampe juive, vous l’avez ?… Et le baron d’Imblevalle ? J’arrive trop tard, n’est-ce pas ? il est informé de tout ?… Eh bien, que vous disais-je ? Le mal est irréparable maintenant. N’eût-il pas mieux valu me laisser agir à ma guise ? Encore un jour ou deux, et je reprenais à Bresson la lampe juive et les bibelots, je les renvoyais aux d’Imblevalle, et ces deux braves gens eussent achevé de vivre paisiblement l’un auprès de l’autre… Mais non, il a fallu que Monsieur brouillât les cartes et portât la discorde au sein d’une famille que je protégeais !… Tant pis pour vous, mon cher maître ! vous paierez les pots cassés : demain matin l’Écho de France publiera les détails les plus humiliants sur votre défaite… À moins que, par une juste compréhension des choses, vous ne vous engagiez à limiter le théâtre de vos exploits au sol de la vieille Angleterre. Auquel cas, je consentirais de mon côté…

— Serait-ce par hasard le sieur Lupin qui vous téléphone ?

Ganimard était là et interrogeait Sholmès d’une voix railleuse.

— Et si je vous répondais que c’est Lupin ? fit l’Anglais en raccrochant le récepteur.

— Cela ne me surprendrait qu’à moitié.

— Il vous a donc encore brûlé la politesse ?

— Comme à vous, maître.

Sholmès saisit Ganimard par le bras, l’entraîna dans la rue et lui dit :

— En deux mots racontez-moi. Comment cela s’est-il fait ?

— Le plus bêtement du monde. Dix minutes après le naufrage, nous avons aperçu à trois cents mètres de l’épave…

— Impossible ! Il n’a pu rester dix minutes sous l’eau.

épilogue


— Sous l’eau, non, mais à l’abri de l’épave tout probablement, et de telle façon qu’on ne le vît point. Toujours est-il, que c’est au bout de dix minutes seulement que nous avons aperçu une tête à la surface… Puis deuxième plongeon, et deuxième apparition cent cinquante mètres plus loin… Puis notre homme se met sur le dos et se laisse flotter… J’étais tranquille… Nous n’avions qu’à attendre que monsieur se fatiguât… D’ailleurs Folenfant revenait déjà avec sa barque… Que pouvait-il arriver ? Rien, n’est-ce pas ? Si, M. Sholmès, il est arrivé ceci, c’est que nous avons vu surgir du côté de Neuilly une barque beaucoup plus rapide que celle de Folenfant, qu’elle a filé devant nous comme une flèche, qu’elle a cueilli au passage, sous notre nez, l’ami Lupin, et qu’elle s’en est allée dans un bruit d’enfer et à quarante kilomètres à l’heure…

— Un canot automobile.

— Tout juste.

— Qu’est-il devenu ? Si vous n’avez pu le suivre, vous l’avez signalé.

— On l’a retrouvé à Saint-Ouen, une heure plus tard.

— Vide ?

— Parbleu !… Quatre hommes en étaient descendus. On les cherche.

— Et vous ?

— Moi ? Je suis revenu vous mettre au courant… J’ai besoin de conseils… je n’y vois plus clair… Cette affaire…

Sholmès l’arrêta, lui posa la main sur l’épaule et lui dit :

— Cette affaire est d’une simplicité enfantine, Monsieur Ganimard. Lupin a cambriolé deux fois l’hôtel d’Imblevalle, et ni vous, ni moi, ni personne ne retrouverons la lampe juive ni les bibelots du baron. Là-dessus bonsoir.

— Vous partez ?

— Je pars.

— C’est la défaite.

— Non. Lupin et moi nous sommes de force. Seulement…

— Seulement ?

— J’ai vingt ans de plus que lui… voilà tout. Et puis voulez-vous que je vous dise le fond de ma pensée, et que je vous révèle un grand secret ?

Il se pencha à l’oreille de l’inspecteur et murmura :

Lupin n’existe pas !

Ayant dit ces mots d’un ton de plaisanterie ironique, qui n’était point sans amertume, il tourna sur ses talons et laissa Ganimard quelque peu déconcerté.

Maurice Leblanc.