Les Nouvelles Couleurs dérivées du goudron de houille
L’imagination des hommes a été de tout temps fascinée par les trésors qui se cachent dans le sein de la terre. Quel rêve qu’une mine d’or qu’on découvre en un coin de pays ignoré et délaissé ! Pourtant, à y regarder de près, ces sortes de trouvailles sont moins brillantes qu’elles ne le paraissent de loin, car du gîte aurifère aux caves de la banque où l’on dépose ses barils d’or le chemin est long, et heureux qui ne meurt pas en route ! L’or et l’argent coûtent cher lorsqu’il faut les retirer à grands frais d’un sol rebelle ; quand le comte de Provence voulut exploiter la mine de la Gardette, en Dauphiné, il y dépensa 27,000 livres pour en gagner 8,000. La nature a semé partout à profusion et mis à notre portée des trésors plus accessibles, qui s’offrent pour ainsi dire d’eux-mêmes ; il ne s’agit que de les voir. Dans la plus humble matière, sous les apparences les plus rebutantes, la chimie sait découvrir une mine de richesse, et une expérience de laboratoire peut devenir en quelques années le point de départ d’une florissante industrie. Et comme, suivant un vieux proverbe, le profit de l’un est dommage de l’autre, gare à ceux qui s’endorment dans une imprévoyante routine, sur la foi d’un monopole séculaire !
Née d’hier, la grande industrie chimique a déjà opéré bien des révolutions subites, déplacé bien des courans commerciaux. Des matières connues de temps immémorial, méprisées et délaissées, ont pris tout à coup une importance capitale et sont devenues une source de prospérité pour les pays qui les possèdent, tandis que d’autres, qui semblaient offrir un revenu assuré à leurs propriétaires, se sont vues en quelque sorte démonétisées par une concurrence inattendue. Les grandes expositions internationales qui depuis vingt ans s’ouvrent périodiquement dans les capitales de l’Europe ont mis au grand jour ces rapides fluctuations de la richesse des nations, qui sont un fait essentiellement moderne et caractéristique de notre siècle. Tel pays qui fournissait d’un produit important tous ses voisins devient subitement leur tributaire parce qu’il est resté en retard sur la grande route du progrès. Quelques exemples feront comprendre toute la portée de ces remarques.
Pendant de longues années, l’Espagne avait approvisionné toute l’Europe de soude, qu’elle retirait des plantes marines de ses côtes. Cependant dès 1782 notre Académie des Sciences avait proposé un prix pour la découverte d’un procédé économique de fabrication de la soude à l’aide du sel marin. Ce prix ne fut pas gagné ; mais, quand les guerres de la révolution eurent interrompu le commerce entre la France et l’Espagne, la convention fit un appel aux chimistes français, les invitant à faire connaître les divers moyens d’extraire avec avantage la soude du sel commun. Treize procédés furent communiqués à la commission chargée de les examiner, dont le meilleur était celui de Nicolas Leblanc, chirurgien de la maison d’Orléans. Aujourd’hui la soude artificielle (carbonate de soude) se fabrique dans toute l’Europe par le procédé Leblanc : l’Angleterre, la France et l’Allemagne en produisent 600,000 tonnes par an ; mais les populations du littoral de l’Espagne n’ont plus de travail, et ce pays est forcé d’acheter à ses voisins toute la soude dont son industrie a besoin. Le fabricant de savon d’Alicante prépare sa lessive caustique avec le sel de soude que lui envoie le Lancashire.
Après l’Espagne, c’est la Sicile qui a failli payer cher son insouciance. La fabrication de la soude par le procédé Leblanc exige de grandes quantités d’acide sulfurique : les mines de la Sicile n’eussent pu fournir assez de soufre pour fabriquer tout l’acide qui se consomme aujourd’hui ; on a pris le parti de le préparer à l’aide des pyrites, — un des minerais les plus répandus et qui était autrefois complètement dédaigné, — et déjà les pyrites ont remplacé le soufre de Sicile dans toutes les fabriques d’acide sulfurique. Si le soufre natif n’avait pas fort heureusement d’autres débouchés, l’industrie minière eût été ruinée en Sicile. Ce n’est pas tout : après avoir fait servir l’acide sulfurique à la décomposition du sel marin, on a trouvé moyen de régénérer à peu de frais le soufre contenu dans les résidus, dans les marcs de soude : les pyrites font ainsi directement et indirectement une concurrence redoutable aux mines de soufre natif, et la Sicile ne pourra soutenir cette concurrence qu’en abaissant le prix de revient de ce produit. Enfin la découverte de Leblanc n’est peut-être pas le dernier mot de la science, car le procédé fondé sur l’emploi de l’ammoniaque, qu’un fabricant belge, M. Solvay, applique avec succès depuis quelques années, est théoriquement supérieur au premier, et, si l’on parvenait à vaincre les dernières difficultés pratiques, il pourrait amener une nouvelle révolution dans l’industrie chimique. C’est là une éventualité qui s’est présentée à l’esprit de tous les chimistes qui ont visité l’année dernière l’exposition universelle de Vienne.
La quantité de sucre que l’Europe consomme annuellement dépasse aujourd’hui 2 milliards de kilogrammes ; les colonies produisent environ 1,900 millions de kilogrammes de sucre de canne, dont les deux tiers (1,300 millions) sont importés en Europe, et les fabriques de sucre indigène livrent au commerce plus de 900 millions de kilogrammes par an. L’extraction du sucre de betterave, qui ne date que du commencement de ce siècle et dont l’origine remonte aux expériences du chimiste Achard, marche désormais de pair avec l’importation du sucre colonial, et elle eût bouleversé le système de culture des Antilles, si l’impôt n’était venu rétablir l’équilibre entre la production européenne et celle des pays d’outremer.
L’exposition universelle de Londres en 1862 a mis en lumière d’autres faits du même ordre. C’est là qu’on vit figurer pour la première fois les belles couleurs rouges, bleues et violettes obtenues avec des matières extraites du goudron de houille. Malgré le prix exorbitant auquel se vendaient d’abord les couleurs d’aniline, le commerce de la cochenille en fut immédiatement ébranlé ; de 14 fr., le prix du kilogramme descendit à 8 francs, et le Guatemala, dont la cochenille est le produit principal, se vit menacé de la perte de cette source de revenu.
L’apparition des couleurs d’aniline fait époque dans l’histoire de la teinture ; elle marque la transition définitive des substances végétales ou animales à une seule matière fossile, devenue tout à coup la source principale des couleurs dont l’industrie décore ses produits. De temps immémorial, on était accoutumé à considérer les plantes et les insectes comme les plus riches entrepôts naturels de matières tinctoriales, élaborées dans leur sein par le mystérieux travail de la vie ; des cultures spéciales fournissaient au teinturier sa matière première : cochenille, kermès, bois, écorces et racines colorantes, fleurs, feuilles, graines et résines, auxquelles s’ajoutait un petit nombre de substances empruntées au règne minéral. Peu à peu, depuis le commencement du siècle, s’est accentuée, avec les progrès de la chimie, la préférence pour les couleurs artificielles composées directement à l’aide d’élémens simples d’un bas prix. C’est ainsi que le lapis-lazuli, que le commerce avait longtemps tiré de la Bukharie et du Thibet, a été remplacé par l’outremer artificiel, que l’on prépare avec du kaolin, du soufre et du carbonate de soude. Aujourd’hui le passage des couleurs naturelles aux couleurs artificielles est tout près d’être un fait accompli, depuis qu’il a été établi que le chimiste peut tirer d’un même baril de goudron toutes les nuances de la plus riche palette, comme un prestidigitateur vous verse à votre choix d’une même bouteille toutes les liqueurs qu’il vous plaît de demander. La cochenille est presque chassée du marché industriel par les couleurs mauve et magenta, les premières qui aient été dérivées du goudron de houille ; l’indigo lui-même, cette belle couleur bleue que l’on prépare dans l’Inde et la Chine par la fermentation de certaines plantes herbacées, se trouve atteint par la concurrence des couleurs oniriques. L’acide picrique, autre dérivé du goudron de houille, a notablement réduit l’importation des bois jaunes du Brésil. Il y a quinze ou vingt ans, une matière colorante d’un beau rouge cramoisi, la murexide (purpurate d’ammoniaque), que l’on peut extraire en grand du guano, eut une vogue éphémère par l’éclat des teintes qu’elle permettait d’obtenir : c’était la pourpre de Tyr retrouvée. La murexide a également été éclipsée par le rouge d’aniline. Enfin à l’exposition universelle de Vienne on a vu figurer l’année dernière un nouveau produit enfanté par le goudron, l’alizarine artificielle, dont la découverte porte un coup funeste à la culture de la garance, qui était une source de prospérité pour nos campagnes du midi.
Quelque nombreuses que soient dès à présent les matières colorantes dérivées du goudron de houille, les rapides progrès réalisés sous ce rapport depuis moins de vingt ans donnent lieu de penser que nous ne sommes encore qu’au début de l’exploitation de cette mine intarissable. Le développement de cette industrie naissante et déjà si vigoureusement constituée ne s’arrêtera point, car les conquêtes de la synthèse chimique lui ouvrent chaque jour de nouveaux horizons ; le temps n’est peut-être pas éloigné où le chimiste industriel pourra composer à volonté et à peu de frais, avec les élémens fournis par la distillation de la houille, toutes les nuances employées jusqu’à présent pour la teinture des fils ou des tissus. Cette substitution du charbon minéral aux anciennes sources de principes colorans entraînera un véritable renversement des relations commerciales de l’Europe avec les pays producteurs des matières tinctoriales usitées depuis des siècles. Chose étonnante, c’est l’Occident qui désormais approvisionnera de couleurs l’Orient et tous les pays d’outre-mer. Déjà le fabricant européen envoie ses rouges d’aniline à l’Amérique centrale, qui produit la cochenille, ses bleus dérivés du goudron à l’Inde, la patrie de l’indigo ; à la Chine et au Japon, il fournit d’autres couleurs qui remplacent le quercitron et le carthame, que l’on tirait de ces pays.
La houille, c’est un stock de chaleur, c’est-à-dire de travail mécanique, accumulé dans les entrailles de la terre ; une mine de houille, c’est la possibilité d’accroître pour ainsi dire indéfiniment les ressources d’un pays par l’essor de l’industrie, par la multiplication des produits de tout genre et par la facilité de les écouler. Le charbon est l’âme, le ressort moteur de l’industrie moderne, et, comme si ce n’était pas assez de ce grand rôle, dans la main des chimistes il se prête aux plus merveilleuses transformations ; on en tire le plus splendide et le moins cher de nos éclairages, un agent médical nouveau dont les applications s’étendent chaque jour, des substances explosives d’une formidable énergie, enfin les couleurs sans rivales qui tendent à supplanter les matières tinctoriales les plus renommées dont le privilège séculaire semblait à l’abri de toute contestation. Le gaz d’éclairage, l’acide phénique, les picrates, l’aniline, l’anthracène, ont ajouté une vaste province à l’immense domaine du roi charbon.
À l’exposition internationale de Londres en 1862, le public s’arrêtait, dans la section des produits chimiques, devant une série de vitrines qui de loin attiraient les regards ; c’étaient des étoffes de soie, des cachemires, des plumes d’autruche, dont les teintes parcouraient toutes les nuances des plus splendides couleurs, à côté d’une matière noire, gluante, fétide, aussi repoussante d’odeur que d’aspect. Cette puanteur était la source de ces magnificences ; c’était du goudron de houille, l’un des produits secondaires de la distillation par laquelle s’obtient le gaz de l’éclairage. Négligé autrefois comme matière vile, ce résidu est maintenant une source de revenu, une mine de produits de tout genre dont l’importance ne cesse de grandir. C’est donc à l’adoption de l’éclairage de nos rues par le gaz de la houille que nous sommes redevables de la transformation du charbon en couleur.
Pour obtenir le gaz, on introduit la houille dans de gros cylindres en fonte ou en argile réfractaire, appelés cornue, que l’on place dans un four chauffé avec du coke. La houille est décomposée par la chaleur en gaz, qui, en traversant une série de condenseurs, dépose une grande quantité de matières goudronneuses et ammoniacales, et en un résidu solide, le coke, ce combustible que tout le monde connaît. Le coke représente à peu près les trois quarts du poids de la houille distillée ; il est poreux, plus léger que le charbon de terre, et on le préfère comme combustible à ce dernier parce qu’il brûle sans flamme ni fumée et aussi parce qu’il renvoie par rayonnement une chaleur plus forte. L’eau ammoniacale des condenseurs, qui est engendrée par la décomposition des substances azotées de la houille, renferme l’alcali en combinaison avec une foule d’acides : c’est la source la plus abondante que l’on possède de sels ammoniacaux[1]. Enfin la matière goudronneuse qu’abandonne la fumée de la houille en traversant les appareils purificateurs, cette matière noirâtre et gluante, si méprisée d’abord, fournit par la distillation toute sorte de produits précieux. Les chimistes sont arrivés à en retirer déjà une cinquantaine de corps différens. On en est venu à distiller de la houille uniquement en vue du goudron, et l’on opère alors à une température plus basse afin d’avoir des produits plus riches.
Dans le principe, les résidus de la fabrication du gaz étaient pour les usines un embarras. Le coke brûle sans fumée et dégage beaucoup de chaleur, mais il est trop léger pour servir aux opérations métallurgiques et au chauffage des locomotives. On employait à chauffer les cornues le tiers du coke journellement produit ; le surplus encombra en tas énormes les cours des usines jusqu’au jour où l’on eut l’idée de le concasser en menus morceaux pour l’usage domestique. Le goudron était encore plus embarrassant que le coke. On essaya d’abord de le brûler dans les cornues, mais sans grand succès ; le goudron le plus épais fut enfoui dans des terrains isolés. C’est ainsi qu’un jour des spéculateurs proposèrent de former une société pour exploiter un nouveau gisement de bitume dont ils avaient découvert les affleuremens dans les environs de Paris, et qui n’était autre chose qu’une vaste fosse remplie de goudron et oubliée depuis dix ans. — On se décida enfin à soumettre le goudron à une nouvelle distillation qui en séparait des huiles propres à l’éclairage des ateliers et à certaines peintures, le brai étant appliqué à la fabrication de mastics bitumineux ; puis les huiles distillées furent employées à injecter les bois, notamment les traverses des chemins de fer, pour les préserver de la pourriture. Plus tard les produits les plus volatils, épurés et rectifiés, servirent sous le nom de benzine à dégraisser les étoffes, à carburer le gaz, à rendre plus siccatives les peintures à l’huile. Le goudron de houille commença ainsi à sortir de son obscurité et à fixer l’attention des chimistes.
On constate sans peine que, depuis la découverte du combustible minéral, le progrès a lieu par étapes de plus en plus rapides. C’est d’abord l’éclairage au gaz ; on sait que l’éclairage est une invention française : les premiers essais furent faits par Philippe Lebon, ingénieur des ponts et chaussées, à Paris, vers la fin du siècle dernier. Cette belle application de la chimie à l’économie domestique est le premier jalon des découvertes modernes relatives aux produits de la houille, car il a fallu que le charbon fût converti en goudron pour qu’on soupçonnât la fécondité de ce minéral fossile. Le goudron lui-même devait d’abord se transformer en benzine avant qu’on pût songer aux applications industrielles dont il est la base. C’est la seconde phase des métamorphoses par lesquelles la houille devient couleur : à partir de là, nous verrons les dernières transformations se succéder à des intervalles de plus en plus rapprochés.
Le goudron de houille étant soumis à une distillation fractionnée dans de vastes alambics, il passe successivement des produits de moins en moins volatils : d’abord les huiles légères, ensuite les huiles lourdes, et le résidu prend le nom de brai gras ou de brai sec, selon qu’il est plus ou moins complètement épuisé. Le brai est en grande partie consommé pour la fabrication des asphaltes artificiels et pour celle des agglomérés ou briquettes formées de brai et de poussier de charbon qui servent au chauffage des locomotives. L’asphalte de nos trottoirs se compose de sable et de pierres concassées, dont on fait, avec le brai sec, une pâte qui devient très dure par le refroidissement. Avec du crin ou de l’étoupe que l’on trempe dans un bain de brai, on confectionne des cartons imperméables qui donnent des couvertures de toits économiques et très légères. Enfin le brai gras associé à la résine donne un vernis dont on enduit la coque des navires, et avec de l’huile lourde une peinture qu’on applique, pour les préserver de l’humidité, sur les poteaux, les palissades, les ferrures, les objets en tôle.
Les huiles lourdes fournies par la distillation du goudron entrent dans la composition des peintures et des vernis communs ; les plus denses s’emploient pour graisser les voitures et les machines, ou bien on les brûle pour fabriquer du noir de fumée. Enfin ces huiles lourdes renferment des hydrocarbures solides, tels que la naphtaline et l’anthracène. Les huiles légères qui forment l’essence brute de houille sont un mélange d’hydrocarbures dont les points d’ébullition varient de 40 à 200 degrés. Elles renferment les corps connus sous les noms de benzine, de toluène, d’acide phénique, d’aniline.
La benzine a été découverte en 1825 par Faraday ; mais ce n’est qu’en 1848 qu’un jeune chimiste anglais, Charles Mansfield, trouva moyen de la produire industriellement sur une grande échelle par la rectification des huiles légères du goudron. Lorsqu’elle est pure, c’est un liquide incolore d’une saveur sucrée et d’une odeur agréable ; mais la benzine du commerce est rarement pure, elle sent le goudron. Ce précieux liquide dissout parfaitement les corps gras, les essences, la résine, et on l’emploie avec avantage à dégraisser les étoffes, parce qu’il s’évapore sans laisser de traces et sans nuire au lustre ni à la couleur du tissu.
Le produit qui nous intéresse ici d’une manière particulière, l’aniline, a eu un sort assez bizarre : il était depuis longtemps à la fois connu et ignoré, découvert à quatre reprises différentes et désigné sous quatre noms, quand M. Perkin, en 1856, signala les applications industrielles auxquelles se prête ce corps. Dès 1826, Unverdorben avait signalé parmi les produits de la distillation sèche de l’indigo une substance huileuse à laquelle il donna le nom de cristalline. Huit ans plus tard, un chimiste allemand, M. F. Runge, en agitant de l’huile de goudron avec du chlorure de chaux pour essayer de la débarrasser de son odeur désagréable, constata avec surprise que la solution de chlorure qui se déposait après quelque temps de repos s’était colorée en bleu foncé. Comme le chlore a pour propriété caractéristique de décolorer les substances organiques, cette teinte bleue annonçait l’existence d’un principe nouveau que M. Runge réussit à extraire de l’huile de goudron et qu’il nomma kyanol (huile bleue). Il en décrivit plusieurs propriétés remarquables et proposa même, mais en vain, d’en entreprendre la fabrication industrielle. À cette époque, la chimie organique naissait à peine : ni la cristalline, ni le kyanol ne furent analysés, et personne ne soupçonnait une relation entre ces deux principes. Vers 1840, un troisième chimiste, M. Fritsche, en étudiant l’action de la potasse sur l’indigo, en retira une huile particulière dont il fit l’analyse et à laquelle il donna le nom d’aniline, dérivé du mot anil, qui est le nom portugais de l’indigo. Presque en même temps M. Zinine obtenait la même substance par une transformation de la benzine, et l’appelait benzidam. C’est le célèbre chimiste A.-W. Hofmann, alors simple étudiant, qui par des analyses faites avec soin démontra que les quatre substances en question étaient identiques, et depuis lors elles ne portent plus en chimie que le nom d’aniline. On voit que l’aniline peut être obtenue par des voies très diverses ; mais parmi ces procédés un seul est économique et propre aux applications industrielles. L’indigo est trop cher pour qu’on puisse songer à l’utiliser comme une source d’aniline ; le goudron de houille lui-même en donne par la distillation sèche une quantité trop faible pour qu’il puisse servir de matière première directe à cette fabrication. C’est indirectement, par la benzine que renferment les huiles légères, que le goudron fournit de l’aniline en aussi grande quantité qu’on le désire.
Pour expliquer le passage de la benzine à l’aniline, il sera utile de rappeler en quelques mots les principes à l’application desquels la chimie organique doit ses récens progrès. La constitution des innombrables corps qui existent dans la nature semble pouvoir se ramener à un petit nombre de types, dont les plus importans sont les types hydrogène, eau, ammoniaque. Ce qu’on appelle la molécule d’hydrogène libre se compose d’un atome d’hydrogène associé avec un autre atome d’hydrogène (HH) ; la molécule d’eau renferme deux atomes d’hydrogène avec un atome d’oxygène (H2-O), la molécule d’ammoniaque trois atomes d’hydrogène avec un atome d’azote (H3Az). Dans ces groupes, on peut, sans troubler l’équilibre, remplacer un ou plusieurs atomes par un ou plusieurs atomes d’un autre corps, et ce corps sera appelé monoatomique, diatomique, triatomique, si un de ses atomes équivaut, au point de vue des substitutions, à 1, 2 ou 3 atomes d’hydrogène. L’hydrogène, le chlore, l’iode, sont monoatomiques, — l’oxygène, le soufre, le fer, diatomiques, — l’azote, le phosphore, triatomiques, etc. Par ces sortes de substitutions, on obtient des séries de corps offrant un certain ensemble de caractères communs qui rappellent qu’ils appartiennent aux mêmes types. Or les élémens qui se remplacent ainsi ne sont pas nécessairement des corps simples ; il existe une foule d’atomes complexes qu’on appelle radicaux composés, et qui jouent un rôle de tout point analogue à celui des atomes simples : tels sont le méthyle (CH3), qui représente le radical de l’alcool méthylique ou esprit de bois, — l’éthyle (C2H5), le radical de l’alcool ordinaire, — le phényle (C6H5), que l’on considère comme le radical de l’acide phénique. Le méthyle, l’éthyle, le phényle, sont des radicaux monoatomiques. En substituant 1 atome de méthyle à 1 atome d’hydrogène dans l’hydrogène libre, l’eau ou l’ammoniaque, nous avons respectivement le gaz des marais (CH4), l’esprit de bois (CH4O), la méthylamine (CH5Az). En opérant les mêmes substitutions avec un atome de phényle, on obtient la benzine (C6H6), l’acide phénique (C6H6O), et l’aniline ou phénylamine (C6H7Az). On voit que la benzine est en quelque sorte un hydrogène phényle, l’acide phénique une eau phénylée, l’aniline une ammoniaque phénylée. En remplaçant dans l’ammoniaque deux atomes d’hydrogène par deux atomes de phényle, on forme la diphénylamine, — en les remplaçant par 1 atome de phényle et 1 atome de méthyle, la méthylphénylamine ou méthylaniline, et ainsi de suite. Tous ces corps dérivés de l’ammoniaque offrent les caractères généraux de cet alcali : ils forment avec les acides des sels comparables aux sels ammoniacaux, solubles et cristallisantes dans l’eau et l’alcool, ils décomposent les sels de fer ou de zinc, etc.
L’aniline, la méthylaniline, et les autres produits de substitution analogues que l’on peut former par l’introduction des divers radicaux d’alcools ou d’acides dans la molécule anilique, se prêtent tous avec plus ou moins de facilité à la génération des matières colorantes qui nous occupent. Il ne faut pas croire toutefois qu’on puisse les obtenir directement par la distillation de la houille, bien que les produits déjà connus de cette distillation soient extrêmement nombreux. Le carbone et l’hydrogène étant deux élémens susceptibles de se combiner dans les proportions les plus variées, on constate en effet dans le gaz de la houille et dans les résidus de la distillation la présence d’une soixantaine au moins de corps chimiquement définis. Le type hydrogène est représenté par le gaz des marais, le gaz oléfiant, la benzine (C6H6), le toluène (C7H8), la naphtaline (C10H8), etc., le type eau par l’acide carbonique, les acides sulfureux et sulfhydrique, l’acide acétique, le phénol ou acide phénique (C6H6O), l’acide crésylique (C7H8O), etc., le type ammoniaque par l’aniline et par beaucoup d’autres aminés. De tous ces corps, c’est surtout la benzine qu’on s’attache à obtenir en abondance, car c’est d’elle qu’on dérive ensuite par des transformations faciles les bases qui serviront à faire naître des réactions colorées.
On commence par transformer la benzine en nitrobenzine par l’action de l’acide nitrique fumant, qui lui enlève l’atome d’hydrogène associé à l’atome de phényle et le remplace par un atome de vapeur nitreuse. La nitrobenzine est un liquide de couleur ambrée que l’on fabrique en grand sous le nom d’essence de mirbane, comme succédané de l’essence d’amandes amères, dont le prix est fort élevé ; les parfumeurs s’en servent pour aromatiser les savons et les pommades dites à l’amande amère. Ce produit a pris une importance inattendue quand Zinine découvrit que sous l’influence de l’hydrogène naissant la nitrobenzine perdait tout son oxygène et se changeait en aniline, l’hydrogène prenant simplement la place de l’oxygène perdu. C’est à un chimiste français, M. Béchamp, qu’on doit le procédé de réduction de la nitrobenzine le plus pratique, celui que suivent exclusivement aujourd’hui les fabricans d’aniline : il consiste à mélanger la nitrobenzine avec de l’acide acétique et de la limaille de fer. L’opération a lieu dans un cylindre vertical en fonte, traversé par un arbre creux qui sert à la fois de tube d’introduction pour la nitrobenzine et d’agitateur. On commence par déposer dans le vase à réaction tout le fer et l’acide acétique avec une quantité de nitrobenzine égale à deux fois celle de l’acide ; il se produit alors une ébullition assez vive pendant laquelle a lieu la réaction. L’ébullition calmée, on fait arriver d’une manière continue un mince filet de nitrobenzine et on chauffe à la vapeur en agitant. Le produit de la réaction est ensuite distillé pour obtenir l’aniline du commerce, qui est généralement un mélange plus ou moins complexe d’aniline proprement dite et d’autres alcalis analogues, notamment de toluidine (C7H9Az), qui dérive du toluène exactement comme l’aniline dérive de la benzine. C’est qu’en effet la benzine du commerce renferme toujours une forte proportion de toluène.
L’aniline pure (C6H7Az) est un liquide incolore, mais qui brunit rapidement au contact de l’air, d’une odeur vineuse, d’une saveur acre et brûlante, et doué de propriétés toxiques ; elle est peu soluble dans l’eau, très soluble dans l’alcool et l’éther. Nous avons déjà constaté qu’elle rappelle à beaucoup d’égards l’ammoniaque et qu’elle forme avec les acides des sels analogues aux sels ammoniacaux. Les nombreuses réactions colorées de l’aniline ne sont pas encore toutes scientifiquement définies malgré les beaux travaux de M. A.-W. Hofmann sur ce sujet. Dans la génération des matières tinctoriales, on s’est d’ordinaire servi d’anilines du commerce, et il en résulte que le nom de couleurs d’aniline est donné à une foule de produits dans la formation desquels interviennent pour une large part d’autres alcalis. Pourtant le jour commence à se faire dans ce chaos d’applications multiples, et de grands progrès ont été accomplis par l’emploi des procédés rationnels de la synthèse chimique, qui permettent de réaliser avec précision et certitude des transformations formulées à l’avance par la théorie.
C’est à un jeune chimiste anglais, M. W. Perkin, que revient l’honneur d’avoir le premier préparé, en 1856, une matière colorante dérivée de l’aniline et susceptible d’être employée à la teinture des tissus : c’est le violet d’aniline, désigné aussi par une foule d’autres noms tels que mauve, indisine, rosolane. Il l’obtint par la réaction du bichromate de potasse sur le sulfate d’aniline du commerce, et ses recherches concernant la base appelée par lui mauvéine attirèrent bientôt l’attention sur les avantages que les dérivés colorés de l’aniline peuvent offrir à l’art du teinturier. En 1858, un chimiste de Lyon, M. Verguin, obtint par la réaction des chlorures métalliques sur l’aniline sèche le rouge d’aniline, dont la préparation fut brevetée par MM. Renard frères sous le nom de fuchsine, et on vit alors paraître sur le marché les splendides couleurs bien connues sous les noms de magenta, solférino, etc., dont l’apparition changeait l’aspect des rues et des lieux publics par l’éclat insolite des toilettes féminines. Comme le prix du rouge d’aniline était d’abord fort élevé (il se vendait 1,200 francs le kilogramme), les chimistes cherchèrent à l’envi des procédés pour le fabriquer à bon marché ; on lança dans la circulation une foule de matières colorantes plus ou moins semblables à la fuchsine, et cette concurrence eut pour résultat d’une part de nombreux procès, et de l’autre l’abaissement progressif du prix du produit original ; aujourd’hui le kilogramme de fuchsine vaut 50 francs. Le prix de l’aniline s’est abaissé dans des proportions analogues : vendue d’abord au prix de 150 francs le kilogramme, elle tomba en peu de temps à 25 francs, et on la trouve aujourd’hui très pure au prix de 2 ou 3 francs le kilogramme. Les diverses fabriques d’aniline installées en Europe livrent au commerce 12,000 kilogrammes de cet alcali par jour.
M. Hofmann, le célèbre chimiste de Londres qui avait, avant M. Verguin, entrevu la naissance du rouge par la réaction d’un chlorure sur l’aniline, entreprit l’étude approfondie de la nouvelle couleur, et il résulte de ses recherches qu’elle est fournie par un alcali incolore qu’il appelle rosaniline, et qu’il considère comme formé par la soudure d’une molécule d’aniline et de deux molécules de toluidine. Le procédé généralement employé aujourd’hui pour la fabrication de la fuchsine repose sur l’emploi de l’acide arsénieux, que l’on fait réagir sur l’aniline du commerce, c’est-à-dire sur un mélange d’aniline et de toluidine ; permet d’obtenir un rendement considérable en rouge cristallisé, — plus de 33 pour 100 du poids de l’aniline, tandis que les anciens procédés ne donnaient que de 2 à 5 pour 100[2]. Le rouge d’aniline se présente sous la forme de cristaux verts à reflet cuivré ; cette couleur verte est la teinte complémentaire du rouge que la fuchsine produit sur les tissus. L’énorme consommation d’acide arsénieux qu’entraîne cette fabrication n’est pourtant pas sans danger pour la santé des ouvriers et pour l’acheteur qui emploie le produit ; aussi a-t-on fait dans ces derniers temps quelques tentatives pour remplacer l’acide arsénieux par la nitrobenzine, comme l’avait proposé M. Coupler dès 1866.
Après les diverses nuances de rouge et de violet, on ne tarda pas d’obtenir aussi de belles teintes bleues à l’aide de dérivés des mêmes bases. En chauffant la rosaniline avec l’aniline, MM. Girard et de Laire ont produit des violets et des bleus d’une grande richesse, notamment le bleu de Lyon. M. Hofmann, en introduisant dans la rosaniline un ou plusieurs atomes des radicaux alcooliques (éthyle et méthyle), a préparé ensuite des nuances graduées d’un violet magnifique ; mais, son procédé reposant sur l’emploi des iodures d’éthyle et de méthyle, le prix de l’iode, qui est une substance relativement chère, monta bientôt de 20 francs à 100. En très peu de temps, la demande d’iode pour la fabrication des violets s’élevait à 50,000 kilogrammes par an, — la moitié de la production totale, qui est fort limitée ; les pharmaciens ne savaient plus où prendre l’iode dont ils avaient besoin, la fraude s’en mêla, et il fut administré à plus d’un malade du bromure de potassium au lieu d’iodure. Aussi le violet Hofmann a-t-il déjà été détrôné par le violet de Paris, que M. Poirrier prépare en introduisant directement les radicaux alcooliques dans l’aniline du commerce par la méthode de substitution que l’on doit à M. Berthelot, avant de soumettre cette aniline au traitement qui doit la changer en rosaniline. Il est possible que le produit final soit le même dans les deux cas, mais le nouveau procédé a l’immense avantage d’éviter l’emploi de l’iode et d’être par conséquent beaucoup moins coûteux. À la suite de cet heureux changement, le prix de l’iode est déjà tombé à 50 francs, et il ne tardera pas à baisser davantage. Le nouveau violet fournit encore par un traitement fort simple un beau vert-lumière, qu’on a vu figurer, il y a deux ans, à l’exposition de Lyon.
On ne compte plus les moyens imaginés par les chimistes de tous pays pour dériver de nouvelles matières colorantes de l’aniline et des bases homologues. Parmi ces découvertes, beaucoup sont dues au hasard et n’ont guère de valeur pratique. L’aniline est comme un kaléidoscope auquel il suffit de toucher pour voir apparaître des groupemens d’atomes imprévus et des couleurs qu’on ne cherchait pas. Après les divers violets, les rouges et les bleus, on a trouvé les verts d’aniline, des jaunes et des bruns, et le noir d’aniline, ou même plusieurs noirs, en comptant le noir-bleu de M. Coupier. Malheureusement ces couleurs si franches et si brillantes ont un défaut commun : elles manquent de solidité. Les couleurs fournies par les sels de rosaniline notamment passent vite, elles ne résistent ni à la lessive, ni au savonnage, ni au soleil. Ce défaut n’est peut-être pas très sensible pour l’emploi qu’on en fait, car elles servent avant tout à teindre les fragiles tissus destinés aux toilettes féminines, qui n’ont point la vie dure comme les vêtemens des hommes ; il s’ensuit que la couleur dure autant que l’étoffe. C’est un signe du temps qu’en général l’acheteur recherche plutôt l’éclat et le bon marché que la solidité ; ces couleurs fugaces, belles et bien vite fanées comme les fleurs qui ne durent qu’un printemps, répondent au goût du public. On se préoccupe néanmoins de les rendre plus stables : les nuances plus solides chassent du marché leurs rivales convaincues et atteintes d’instabilité, et le perfectionnement incessant des procédés de fabrication fait prévoir avec certitude que cette dernière difficulté finira par être vaincue comme l’ont été toutes les autres.
Un caractère remarquable des matières colorantes azotées dérivées de l’aniline, c’est leur puissante affinité pour les fibres animales, qui permet d’opérer la teinture sur la soie et la laine directement, sans mordant ; une simple immersion dans le bain du tissu ou de l’écheveau, préalablement mouillé à l’eau et essoré, suffit pour fixer la couleur. On peut imprimer aussi sans difficulté les couleurs d’aniline sur toutes les étoffes de soie et de laine, en les associant à toute autre couleur et même à des fonds noirs ou marron foncé. Il n’en est pas de même pour les fibres végétales, comme le coton, qui exigent l’intervention des mordans. On imprime les couleurs d’aniline sur le coton en y mêlant de l’albumine et en vaporisant le tissu : sous l’action de la vapeur chaude, l’albumine se cuit et se teint en même temps. C’est par le même procédé qu’on fixe sur le coton les couleurs minérales insolubles, comme l’outremer, le noir de fumée, le vert Guignet. Un autre moyen de fixer les nouvelles couleurs consiste à imprimer sur des tissus préparés au tannin.
Le noir d’aniline mérite une mention à part : au rebours des autres couleurs de même origine, il ne peut être appliqué directement que sur les tissus de coton[3]. Découvert en 1862 par le chimiste anglais Lightfoot, il fut bientôt abandonné, parce que le perchlorate de cuivre qui servait à le préparer brûlait les instrumens et la fibre de l’étoffe. M. Lauth a fait disparaître cet inconvénient en substituant le sulfure de cuivre au chlorure. Ce noir ne se fabrique pas séparément, il se développe au bout de vingt-quatre heures par l’oxydation de l’aniline sur la fibre textile. C’est une couleur d’impression qui ne peut servir à la teinture en cuve. Insoluble dans l’eau, l’alcool, l’éther, le savon bouillant, les alcalis, les acides, le chlore ne l’attaque qu’à la longue. La solidité et la beauté de ce noir le rendent très important pour les fabricans d’indienne. Dans une conférence publique sur les couleurs d’aniline, M. Guignet a montré, comme échantillons d’impression en noir d’aniline, un mouchoir réglementaire pour faciliter l’inspection des sacs de la troupe de ligne, et une carte de France exécutée sur calicot avec une finesse de détails et une intensité de noir inconnues jusqu’ici. L’oxydation de l’aniline par la nitrobenzine en présence du fer a donné récemment à M. Coupler un bleu-noir qui sert à la préparation de l’encre des écoles, dont les taches sur les tissus de coton s’enlèvent par un savonnage.
Parmi les qualités des couleurs dérivées du goudron, il faut enfin signaler le pouvoir tinctorial qu’elles possèdent. Dans une lecture sur les couleurs mauve et magenta, à l’Institut royal de Londres, M. Hofmann avait placé sous les yeux de son auditoire un bloc de houille et une série de flacons de capacités décroissantes qui renfermaient les quantités de goudron, de naphte, de benzine, de nitrobenzine, d’aniline et enfin de rouge d’aniline, fournies par le même poids de houille ; tout au bout de la série figurait le sac de laine que la matière colorante suffisait à teindre. La masse de laine reproduisait le volume du bloc de houille. Or une tonne de houille de 1,000 kilogrammes fournit à peu près 40 kilogrammes de goudron, qui donnent 800 grammes d’aniline et 250 grammes de rouge cristallisé ; c’est du poids de la houille employée.
Pour les nombreuses matières colorantes dont nous avons parlé jusqu’ici, et qui sont d’ordinaire comprises sous la dénomination générale de couleurs d’aniline, le véritable point de départ de la fabrication est la production de la benzine que l’on extrait des huiles légères du goudron de houille. Il existe d’autres dérivés du goudron qui fournissent également des séries de couleurs artificielles propres à la teinture : les plus importans sont l’acide phénique, la naphtaline, et surtout l’anthracène, qui permet d’obtenir à bas prix le principe colorant de la garance.
Le phénol ou acide phénique a été découvert par Runge en 1834, en même temps que le kyanol. Le chimiste allemand l’avait retiré de l’huile brute de goudron au moyen de la chaux, et l’avait nommé acide carbolique. On le retire aujourd’hui des huiles qui passent à la distillation entre 150 et 200 degrés, en les agitant avec une dissolution concentrée de soude caustique. Le nom de phénol, qui vient du grec phaino (j’éclaire), rappelle que cette substance est un des produits accessoires de la fabrication du gaz d’éclairage. L’acide phénique pur est incolore, solide à la température ordinaire ; il a une saveur acre et brûlante et possède des propriétés caustiques d’une énergie remarquable, qui permettent de l’employer avec avantage à la cautérisation des piqûres d’insectes ou de serpens. C’est un des meilleurs antiputrides et désinfectans connus : il arrête les fermentations par la destruction des fermens. C’est à lui que sont dues les propriétés antiseptiques bien connues du goudron et des huiles pyrogènes ; il forme la partie active du coaltar employé au pansement des plaies. La créosote du commerce n’est souvent autre chose que du phénol plus ou moins pur ; la véritable créosote, que l’on extrait du goudron de bois, est un corps d’une composition chimique différente. Quelques gouttes d’acide phénique suffisent pour empêcher la putréfaction des matières organiques les plus altérables, telles que les eaux vannes, les résidus liquides des tanneries, des féculeries, des distilleries, ou pour en détruire la mauvaise odeur, si elles sont déjà corrompues. C’est avec l’acide phénique que l’on désinfecte et assainit la cale des navires, les salles de dissection, les hôpitaux, les écuries, les boucheries, les abattoirs, les morgues où l’on expose des cadavres. C’est l’acide phénique qui empêche l’altération trop prompte des engrais, des matières gélatineuses, de la colle d’amidon, des peaux et des os qui sont envoyés d’Australie en Europe. On l’emploie en chirurgie pour désinfecter les plaies ; c’est l’agent le plus propre à prévenir la transmission des germes putrides qui déterminent diverses affections épidémiques. L’apparition du phénol, que l’on considère aujourd’hui comme le poison spécifique qui tue les infusoires et les champignons, coïncide avec la vogue subite de la théorie biologique des fermens et des miasmes : ce merveilleux antiseptique est venu à point nommé fournir la démonstration pratique de l’existence des germes vivans auxquels on attribue le développement des maladies épidémiques. En dehors des immenses services qu’il rend à la médecine et à l’hygiène, le phénol a donné lieu à d’utiles applications industrielles par les dérivés colorans qu’il fournit : l’acide picrique et l’acide rosolique.
L’acide picrique, dont le nom, tiré du grec, fait allusion à l’excessive amertume de cette substance, se prépare en traitant le phénol par l’acide nitrique. Il a été connu longtemps avant le phénol ; on l’avait d’abord obtenu par la réaction de l’acide nitrique sur l’indigo ou sur d’autres substances organiques, et on le désignait sous les noms d’amer de Welter, amer d’indigo, etc. Il cristallise en prismes d’un jaune citron clair, et il teint les tissus animaux en un jaune brillant. D’après M. Girardin, 7 grammes d’acide picrique suffisent pour teindre en jaune paille 1 kilogramme de soie, 4 grammes pour teindre en jaune citron 1 kilogramme de laine. Les taches jaunes que l’acide azotique produit sur la peau, la laine, la soie, sont dues à la formation instantanée de l’acide picrique. On en dérive encore d’autres couleurs, un rouge grenat, un rouge pourpre, etc. Dès 1847, M. Guinon avait appliqué l’acide picrique à la teinture et à l’impression des soies. On a aussi employé les picrates en médecine, mais il s’est trouvé qu’ils jaunissaient la peau des malades. Enfin on connaît la puissance explosive du picrate de potasse, et les applications que MM. Designolle et Casthelaz en ont faites à la fabrication de nouvelles poudres de guerre en l’associant au salpêtre et au charbon. En supprimant le charbon dans la composition des mélanges, on se procure des poudres grisantes que l’on peut employer avec avantage à charger les torpilles, ou à faire sauter les quartiers de roches ; ces poudres, de couleur jaune, sont formées de picrate et de salpêtre en proportion à peu près égale. En substituant au salpêtre le chlorate de potasse, M. Fontaine a obtenu une poudre encore plus énergique, mais dont la préparation présente de graves dangers, témoin la terrible explosion qui, au mois de mars 1869, eut lieu à Paris sur la place de la Sorbonne. Le picrate de soude a également causé des accidens de ce genre dans les fabriques de couleurs, et ce n’est pas sans une certaine appréhension qu’on peut voir des milliers de kilogrammes de cette substance expédiés par les chemins de fer.
L’acide rosolique, qui est un autre produit dérivé du phénol, fournit la belle couleur rouge qu’on appelle péonine ou coralline, et une couleur bleue, l’azuline ; la couleur brune appelée phénicienne est également dérivée de l’acide phénique.
La naphtaline est un hydrocarbure solide que l’on extrait avec facilité et avec abondance des huiles lourdes du goudron de houille ; elle a une odeur forte et persistante qui permet de la substituer au camphre pour préserver les pelleteries et les oiseaux empaillés. Les principes colorans dérivés de la naphtaline n’ont pas offert jusqu’à ce jour les caractères d’éclat et de solidité qui les rendraient propres à la teinture ; néanmoins on a plus d’une raison pour croire que cet hydrocarbure si abondant et si facile à purifier jouera tôt ou tard un rôle quelconque dans la fabrication des couleurs. Déjà la naphtaline a été sur le point de supplanter la garance ; beaucoup de chimistes ne doutaient plus qu’il ne fût possible de réaliser à l’aide de cet hydrocarbure la synthèse de l’alizarine, qui est le principe colorant de cette racine si importante pour l’art du teinturier. La synthèse en question se dégageait comme un séduisant mirage des équations établies entre l’alizarine et les produits dérivés de la naphtaline ; mais, toutes les fois qu’on essayait de faire passer ces conceptions théoriques dans le domaine de la réalité, l’alizarine artificielle se dérobait comme l’or que cherchaient les alchimistes. Tant d’efforts ne devaient pourtant rester sans résultat : il y a quelques années, on est parvenu à faire naître l’alizarine d’un hydrocarbure dérivé du goudron de houille, seulement ce n’est pas la naphtaline qui en a fourni le moyen. L’alizarine artificielle s’obtient avec l’anthracène[4].
La garance est une plante herbacée qui a été cultivée dans le Levant depuis les temps les plus reculés, et qui était connue également des Égyptiens, des Perses, des Indiens ; c’est d’ailleurs ce qu’attestent les belles couleurs de certaines étoffes d’origine très ancienne. Le nom français du rubia tinctorum vient de varantia, mot qui signifie vraie couleur. Du Levant, la garance fut importée en Italie, puis en France. Au xvie siècle, on commença à la cultiver en Hollande, tandis qu’elle avait disparu en France. Charles-Quint la fit planter en Alsace et Colbert dans le comtat d’Avignon ; mais ce n’est que vers la fin du siècle dernier que ce genre de culture s’établit réellement dans le midi de la France. De nos jours, la garance est cultivée dans toute l’Europe méridionale, en Algérie, aux Indes, en Amérique. Cette plante appartient à la famille des rubiacées, une des plus intéressantes de la série végétale, car elle referme le caféier, le quinquina, l’ipécacuanha, etc. Nos rubiacées indigènes sont des plantes rustiques ; la garance y figure à côté du gaillet, du grateron, de l’aspérule. Le pouvoir colorant du rubia tinctorum réside tout entier dans la racine, qui se vend sous le nom d’alizari. Le nom de garance s’applique indifféremment à la plante entière ou à la racine séchée et moulue, telle qu’elle est livrée aux teinturiers.
Dans le département de Vaucluse, les terres qui conviennent le mieux à la culture de la garance sont d’anciens marais desséchés qui s’étendent de l’Isle à Entraigues et qu’on appelle les paluds. Les racines qu’elles fournissent sont connues dans le commerce sous le nom d’alizaris palud, et présentent une coloration rouge à l’intérieur, qui en révèle le pouvoir tinctorial, tandis que les racines cultivées dans les terrains argileux (alizaris rosés), de couleur jaune rougeâtre, sont moins riches en matière colorante[5]. Les conditions de température et d’humidité exercent une grande influence sur le développement de la plante. Le sol, quel qu’il soit, doit être défoncé en automne ; au mois de mars, on pratique une forte fumure, un labour croisé, on passe la herse et on sème dans des sillons ouverts avec la houe. On peut aussi repiquer les jeunes racines. Au commencement de l’hiver, on recouvre la plante d’une couche de terre. La floraison a lieu en juillet ; vers le milieu d’août, on coupe les tiges avec la faucille. Après la séparation de la graine, qui s’obtient par un simple battage, les tiges et les feuilles constituent un excellent fourrage. En novembre, la garance, alors âgée de dix-huit mois, est arrachée soit au louchet, soit à la charrue, et l’on fait sécher la racine au soleil. À dix-huit mois, un champ de 3 ares fournit environ 400 kilogrammes de racines fraîches, qui se réduisent à 100 kilogrammes par la dessiccation, et se vendent alors en moyenne de 65 à 70 francs. Le département de Vaucluse livre annuellement à la consommation 40 millions de kilogrammes d’alizarine, représentant une valeur de 25 à 30 millions de francs.
Dans les polders hollandais, on opère par boutures ou provins, et on laisse la plante deux ou trois années en terre. L’Onrust-polder produit jusqu’à 6,000 kilogrammes de garance brute par hectare, ou environ 1,000 kilogrammes de garance du commerce ; mais on a aussi des années où le rapport n’est que de 2,500 kilogrammes. Le produit de la Zélande, de la Gueldre et des contrées de la Meuse est de 3 à 7 millions, en moyenne de 6 millions de kilogrammes de garance du commerce. En Alsace, on opère par semis ou par boutures.
Avant d’être livrés au commerce, les alizaris sont soumis à une dessiccation qui en réduit notablement le poids. Dans le midi de la France, en Italie, en Espagne, en Algérie, on les fait sécher à l’air ; en Alsace et en Hollande, la dessiccation se fait à l’étuve. Dans le Caucase, on commence par enfermer les racines dans des silos où l’on a préalablement brûlé quelques fagots de bois, et ce n’est qu’après les avoir laissées cinq ou six mois dans cet état qu’on les soumet à la dessiccation. La garance ainsi préparée porte le nom de marena, elle possède un pouvoir tinctorial double de celui des garances d’Avignon. Après la dessiccation, les alizaris sont réduits en poudre pour être vendus aux teinturiers. Dans le département de Vaucluse, cinquante usines à moteurs hydrauliques, qui travaillent nuit et jour pendant huit mois de l’année, triturent 40 millions de kilogrammes d’ alizaris, qui donnent 33 millions de kilogrammes de poudre de garance propre à la teinture. Indépendamment de ces quantités, les moulins de Vaucluse préparent les alizaris qui arrivent de Naples et du Levant. Les frais de trituration sont de 2 francs à 2 francs 50 centimes par quintal.
La composition chimique de la garance a été l’objet de recherches approfondies. Les alizaris de provenances diverses offrent sous ce rapport des différences assez notables. Parmi les principes immédiats dont l’analyse a révélé l’existence dans la racine du rubia tinctorum, on compte cinq ou six matières colorantes, rouges ou jaunes, dont les plus importantes sont l’alizarine, découverte en 1826 par Robiquet et Colin, et la purpurine. La matière colorante des tissus teints en rouge turc est essentiellement de l’alizarine avec quelques traces de purpurine. L’extraction de ce principe est une opération longue et compliquée. L’alizarine pure a un pouvoir tinctorial égal à environ 90 fois celui d’une bonne garance.
La garance du commerce donne, avec les mordans d’alumine et de fer, des nuances très belles et très solides, si l’on a soin d’aviver le tissu teint. Elle présente cependant des inconvéniens, qui dépendent surtout des substances étrangères associées à l’alizarine et à la purpurine, et de la solubilité imparfaite du principe colorant à l’état où il se trouve dans la garance. Bien des procédés ont été proposés pour purifier la garance et pour la concentrer sous un moindre volume. Ainsi on a essayé d’obtenir un produit plus riche et plus pur en éliminant par un lavage à l’eau les gommes, les sucres, les principes extractifs, les matières fauves et jaunes : c’est la garance lavée ou fleur de garance de MM. Julian et Roquer, qui depuis vingt ans remplace presque partout la garance brute ; 100 kilogrammes de garance fournissent de 55 à 60 kilogrammes de fleur. Les frais de la main-d’œuvre sont payés par la fabrication de l’alcool de garance à l’aide des eaux de lavage ; 100 kilogrammes de garance donnent de 7 à 10 litres d’alcool d’un goût désagréable, qui est employé à des usages industriels. La fleur fournit à peu près deux fois autant de matière colorante sous le même poids, elle produit à la teinture des violets plus beaux et plus purs, quoique aussi solides que ceux que donne la garance ; malheureusement elle n’utilise pas mieux le principe colorant, car les résidus de teinture attestent une perte nette de 45 pour 100, et il faut les reprendre et traiter pour garanceux, produit secondaire qui donne des teintes moins belles. Un autre produit analogue est la garancine, qu’on obtient en traitant la garance par l’acide sulfurique ; 100 kilogrammes de cette dernière donnent environ 35 kilogrammes de garancine, et ce produit teint de quatre à cinq fois plus que la garance ; mais les couleurs garancine sont moins solides, moins stables que celles qu’on obtient avec la garance ou la fleur.
Il y a enfin les extraits de garance que l’on se procure en épuisant la poudre commerciale ou la fleur par un dissolvant liquide, qui est généralement l’acide sulfureux étendu d’eau. On prépare ainsi ce qu’on appelle l’alizarine verte, laquelle, par une nouvelle rectification, devient l’alizarine jaune, qui possède un pouvoir tinctorial trente-six fois supérieur à celui de la garance brute. Les belles recherches de M. Émile Kopp sur la garance d’Alsace ont montré que par la conversion en alizarine on obtient un avantage de 50 pour 100 sur l’emploi de la garance en nature, ou que cette dernière représente à la teinture les deux tiers seulement des principes colorans qu’on en peut retirer.
Les garances des divers pays se rattachent par leur composition et leurs qualités à deux types extrêmes : la garance d’Avignon et la garance d’Alsace. Cette dernière est exempte de carbonate de chaux, sel qui parait nécessaire pour obtenir des nuances solides ; aussi les couleurs qu’elle fournit pâlissent-elles rapidement, si l’on n’a pas soin d’ajouter une certaine proportion de craie au bain de teinture. L’absence du sel calcaire dans la garance d’Alsace tient à la nature du sol ; on a constaté que sur un sol amendé par des calcaires marneux elle acquiert les qualités de la garance palud. Les garances de Zélande, de Belgique, de la Silésie, se rapprochent de la garance d’Alsace, celles du Levant du type Avignon. Les pigmens de la garance ne se fixent directement sur aucune fibre, ils exigent l’emploi des mordans, qui sont d’ordinaire des oxydes métalliques. On obtient ainsi des rouges, des roses, des noirs, des violets et lilas d’un grand éclat, surtout après les opérations fort complexes de l’avivage. Un des dérivés les plus importans de la garance est le rouge turc ou rouge d’Andrinople, dont la préparation a pris naissance dans l’Inde, d’où elle s’est répandue dans le Levant. Il paraît que les toiles blanches à teindre y sont préalablement trempées dans du lait de buffle ou de brebis, et exposées au soleil. Ce mode de teinture, qui fournit un rouge feu d’un éclat et d’une stabilité extraordinaires, a été importé en France par des Grecs vers le milieu du xviiie siècle. Avant de mordancer en alumine, on prépare le tissu à l’aide d’un corps gras, — l’huile tournante, — auquel on fait ensuite subir des modifications spéciales. La théorie de cette opération reste encore à faire et défie la sagacité des chimistes malgré les prix proposés à diverses reprises par des sociétés savantes.
Toute cette belle et importante industrie de la garance est aujourd’hui sérieusement menacée par la découverte de l’alizarine artificielle, qui se fabrique déjà sur une grande échelle au moyen de l’anthracène. C’est en 1832 que cet hydrocarbure fut retiré pour la première fois des huiles lourdes du goudron de houille par deux chimistes français, MM. Dumas et Laurent ; cependant le corps isolé par eux n’était pas, à en juger par les caractères qu’il offrait, de l’anthracène pur. En 1857, Fritsche découvrit un hydrocarbure auquel il assigna la formule C14h10, et dont le point de fusion était à 212 degrés ; cette fois c’est bien l’anthracène qui a pris naissance dans l’alambic du chimiste. On parvint plus tard à le produire par la réaction de l’eau sur le chlorure de benzyle, et M. Berthelot l’obtint par d’autres procédés de synthèse au cours de ses belles recherches sur les hydrocarbures. Enfin en 1868, deux chimistes de Berlin, MM. Graebe et Liebermann, réussirent à extraire l’anthracène de l’alizarine de la garance. Dès lors il fut permis de penser qu’en renversant opération on pourrait fabriquer l’alizarine au moyen de l’anthracène. On entrevoyait un pont d’or conduisant des humbles résidus des usines à gaz aux marchés où le cultivateur provençal envoie ses caisses de garance. Immédiatement l’attention des chimistes se détourna de la naphtaline sur l’anthracène, qui gagna en considération ce qu’en perdait sa rivale, et devint l’objet d’une demande toujours croissante.
Si on laisse reposer plusieurs semaines les derniers produits de la distillation du goudron de houille, il se forme un dépôt cristallin de carbures solides qui, débarrassé des huiles, se vend comme anthracène brut ; mais c’est un produit très pauvre, un mélange tellement impur que déjà l’on voit s’établir des raffineries spéciales qui n’ont d’autre objet que de purifier l’anthracène livré par les distillateurs de goudron. Cela prouve assez que ces derniers ont grand tort de ne pas raffiner davantage le produit qu’ils livrent au commerce.
En dehors de la naphtaline et de l’anthracène, on a trouvé dans les huiles lourdes de goudron sept ou huit autres hydrocarbures solides et une base azotée, l’acridine[6], qui irrite les muqueuses et, respirée, provoque des éternumens violens, très gênans pour les ouvriers employés à cette fabrication. Jusqu’à présent on n’a pu retirer du goudron qu’environ 1/2 pour 100 de son poids d’anthracène ; mais en soumettant le brai à un traitement approprié, le rendement s’élève dans une très forte proportion : le goudron et le brai donnent ensemble jusqu’à 2 pour 100. Le produit rectifié par les raffineries renferme au moins 70 pour 100 d’anthracène pur. On arrive à le purifier complètement par un courant d’air ou par sublimation. Aucun des bitumes naturels que l’on connaît ne semble pouvoir fournir de l’anthracène, le goudron de houille reste donc la seule source d’où l’on puisse le retirer en abondance.
Pour obtenir l’alizarine artificielle, on commence par convertir l’anthracène en anthraquinone[7] en y introduisant deux atomes d’oxygène à la place de deux atomes d’hydrogène par l’intervention de l’acide chromique. Cette transformation avait été déjà exécutée par Anderson, qui en 1862 a publié des recherches très étendues sur les hydrocarbures peu volatils du goudron de houille. Pour passer de l’anthraquinone à l’alizarine, il ne restait plus qu’à introduire dans ce corps deux nouveaux atomes d’oxygène ; mais l’anthraquinone résiste à l’action des agens oxydans, et l’oxydation directe, si elle réussit dans les essais de laboratoire, n’est guère possible dans la pratique, où il s’agit d’opérer en grand. On n’arrive au but que par des moyens détournés, par des transformations successives. MM. Graebe et Liebermann ont d’abord traité l’anthraquinone par le brome ou le chlore ; le produit de cette réaction, fondu avec de la potasse caustique, leur a donné de l’alizarine de potasse, qui, décomposé par un acide, a enfin donné l’alizarine. Un grand nombre d’autres procédés ont été ensuite brevetés par des chimistes industriels qui sont parvenus à simplifier et à rendre plus économique la préparation de l’alizarine artificielle. Ce produit se vend d’ordinaire en pâte plus ou moins impure : il y a deux ans, elle ne contenait souvent pas plus de 5 pour 100 d’alizarine ; aujourd’hui la pâte livrée au commerce en renferme environ 10 pour 100.
Il existe maintenant une fabrique d’alizarine artificielle en France, une en Angleterre, et une douzaine en Allemagne et en Suisse. On se fera une idée de l’importance qu’a déjà prise cette industrie en apprenant que l’année dernière il a été fabriqué plus de 1,000 tonnes de pâte à 10 pour 100, représentant une valeur de plus de 12 millions de francs. On avait d’abord mis en doute que les teintures obtenues avec ce produit fussent aussi bonnes que celles qui sont opérées avec l’alizarine naturelle ; mais des expériences faites par les hommes les plus compétens en ces matières ont prouvé que l’alizarine artificielle ne le cède en rien à celle que l’on extrait de la garance. Le prix de ce produit, qui était d’abord un peu plus élevé que celui de l’alizarine naturelle, s’est vite abaissé, et déjà la différence a disparu. Le succès de l’alizarine artificielle est donc désormais assuré. Quelles en seront les suites pour la culture de la garance ?
La Société des agriculteurs d’Avignon, justement alarmée, a demandé à la célèbre Société industrielle de Mulhouse ce qu’on avait à craindre de l’alizarine du goudron. La réponse fut que, pour supporter la concurrence, il fallait améliorer le produit naturel, accroître le rendement de la garance et fabriquer de bons extraits, mais que dès à présent il était impossible de chasser du marché la rivale qui venait de s’y implanter. La découverte de l’alizarine artificielle a désagréablement surpris nos cultivateurs du midi, elle les a réveillés de leur sommeil. Ils n’ont pas compris l’avertissement que leur donnaient les couleurs d’aniline, et ont continué à suivre leur vieille routine. Le cultivateur vend les alizaris à la livre, il s’évertue à augmenter le poids de sa récolte, c’est-à-dire le bois de la racine ; le teinturier au contraire refuse tout ce qui est ligneux. C’est ainsi que cette industrie séculaire est restée tout à fait arriérée. Les terrains ont été surmenés, les graines sont abâtardies ; point de sélection, point d’expériences sur les engrais ; on s’est endormi dans une fausse sécurité, sur la foi d’un monopole trompeur. Au lieu d’obtenir des racines contenant l’alizarine dans la proportion de 1 pour 100, ne serait-il possible d’arriver à un rendement de 3 ou 4 pour 100 par un perfectionnement rationnel de la culture ? L’alizarine alors, au lieu de valoir 50 francs le kilogramme, pourrait se vendre 15 ou 20 francs, et elle aurait quelque chance de reprendre le dessus. En tout cas, s’il faut admettre comme possible l’éventualité de la suppression complète des couleurs de garance naturelles, il en résulterait tout d’abord que des milliers d’hectares seraient mis en liberté et rendus à la vigne ou à d’autres cultures qui pourraient même donner plus de bénéfices que la garance, qu’on est obligé de laisser au moins deux ans en terre. Au reste, le danger est peut-être moins sérieux qu’il ne le semble à première vue, car on a remarqué que le commerce des matières colorantes naturelles, comme l’indigo, l’orseille, la cochenille, bien qu’il ait été ébranlé par l’apparition des couleurs d’aniline, est loin d’avoir été ruiné. Les anciennes couleurs se maintiennent sur le marché par les qualités qui leur sont propres, par les nuances spéciales qu’elles représentent, par leur solidité, et aussi par l’habitude qu’on a de les manipuler. L’usage des tissus teints se généralise, et la consommation des matières colorantes s’accroît au fur et à mesure que la production en augmente ; les anciens produits se vendent moins cher pour soutenir la concurrence des nouveaux. Il en sera peut-être ainsi des couleurs de garance : plus on en fabriquera, et plus on en consommera.
Il y a quelques années, on avait essayé d’acclimater le rubia tinctorum dans le Derbyshire, mais sans succès. Malgré tout, l’Angleterre s’empare aujourd’hui de la production des couleurs de garance par une voie détournée, grâce à ses immenses provisions de charbon fossile. C’est le charbon du Staffordshire qui paraît être le plus riche en anthracène. Les neuf usines à gaz de Londres traitent chaque année 1 million 1/2 de tonnes de houille et produisent 60,000 tonnes de goudron, dont la valeur a déjà doublé à cause de l’anthracène qu’on en retire, ce qui a fait tomber le prix du gaz à moins de 4 centimes les 10 mètres cubes. La quantité totale de goudron que produisent annuellement les usines à gaz peut s’évaluer à 250,000 tonnes, d’où l’on pourrait extraire plusieurs millions de kilogrammes d’anthracène. En outre une source importante de goudron était négligée jusque dans ces derniers temps. On carbonise en France 3 millions de tonnes de houille par an pour la fabrication du coke métallurgique ; grâce au perfectionnement imaginé par MM. Pauwels et Knab, qui ont converti les fours à coke en vastes cornues à gaz où le gaz est utilisé pour le chauffage du four, et le goudron recueilli, on retrouvera environ 130,000 tonnes de goudron de houille par an qui était perdu pour l’industrie chimique.
Retirera-t-on d’autres couleurs des carbures solides ? Cela ne souffre aucun doute. Déjà M. Bœttger a obtenu un orange d’anthracène, et M. Springmühl un bleu magnifique, qui coûterait, il est vrai, 30,000 francs le kilogramme, — légère difficulté qui sera bien vite vaincue, à en juger par ce qui est arrivé pour les couleurs d’aniline.
L’histoire des couleurs dérivées de la houille, qui n’embrasse encore qu’une période de vingt ans, est riche en enseignemens de toute sorte. Elle montre, par des exemples frappans, combien peut être rapide aujourd’hui le développement d’une nouvelle industrie. L’inventeur ne cache plus ses procédés, — les recueils de brevets se chargent de divulguer son secret, tout en lui assurant une protection éphémère ; immédiatement mille mains se mettent à l’œuvre et creusent le filon qui a été mis au jour. La nouvelle industrie, à peine née, devient grande et prospère par l’émulation d’une légion de travailleurs. En 1856, Perkin avait à peine breveté sa mauvéine qu’en France et en Allemagne on la fabriquait sur une grande échelle avant même que l’inventeur eût installé son usine. La fuchsine venait à peine de naître en France qu’au-delà du Rhin on voyait surgir partout des fabriques de rouge d’aniline. En 1862, la production des couleurs d’aniline représentait 10 millions de francs ; il y a trois ans, on l’évaluait à 60 millions. Chaque jour, des perfectionnemens nouveaux bouleversent cette fabrication, il n’importe, elle marche à pas de géant. Les couleurs d’aniline ont franchi les mers et pénétré dans l’extrême Orient ; elles ont trouvé le chemin de l’Amérique, de la Chine, de l’Inde. Et comme les procédés d’application diffèrent des anciens, le fabricant européen a envoyé là-bas de l’alcool concentré, de l’acide sulfurique, et des ouvriers pour refaire l’éducation du teinturier hindou et chinois.
Le rôle prépondérant qu’a pris la houille comme source de matières colorantes propres à la teinture n’est qu’un des symptômes du mouvement général qui porte l’industrie de plus en plus à chercher ses matières premières dans le règne minéral, au lieu de les emprunter aux deux règnes qui comprennent les organismes vivans. Les plantes marines, qui fournissaient de la soude, du sulfate et du chlorure de potassium, sont abandonnées pour l’eau de mer, d’où l’on retire directement les sels qu’elle contient ; pour la potasse caustique, nous détournons nos regards des forêts pour les diriger sur le feldspath minéral ; les corps gras eux-mêmes, que l’on demandait autrefois aux animaux et à quelques végétaux, sont obtenus par la distillation des asphaltes et bitumes. Il n’est pas jusqu’aux parfums qui ne commencent à être tirés du règne minéral ; plus n’est besoin de récolter les simples où la nature les avait élaborés. On aurait pu croire que le travail accompli par les forces vitales sur les élémens que les plantes et les animaux tirent du sol et de l’atmosphère dût constituer, pour l’homme qui emploie ces produits tout formés, une économie de main-d’œuvre et de travail intellectuel. Il n’en est rien ; il y a décidément plus de profit à recourir directement aux matières premières les plus simples pour la fabrication d’une foule de produits importans, et l’avenir de la grande industrie chimique semble être dans la synthèse des élémens.
- ↑ L’eau des condenseurs donne de l’alcali volatil (eau saturée d’ammoniaque) et des sels ammoniacaux à plus bas prix que les matières animales (débris d’os, de laine, de corne, etc.) que l’on distille à cet effet, et qui avaient déjà ruiné l’antique industrie égyptienne de la province d’Ammonie, fondée sur la combustion des fientes de chameau. La quantité de ces sels obtenue par la distillation de 100 kilos de houille ordinaire équivaut à environ 1 kilogramme de sulfate d’ammoniaque. Le prix des sels ammoniacaux s’est abaissé à mesure que l’éclairage au gaz s’est généralisé, et l’agriculture a pu en faire un usage de plus en plus large comme engrais.
- ↑ M. Coupier prétend obtenir jusqu’à 50 pour 100 en remplaçant le mélange par la toluidine pure.
- ↑ M. Schützenberger a vu le noir d’aniline imprime sur soie ; on avait végétalisé la fibre par immersion dans un bain de cellulose dissoute dans l’oxyde de cuivre ammoniacal.
- ↑ On représente la naphtaline par la formule C8H8 ; celle de l’anthracène est C14H10
- ↑ p. Schützenberger, Traité des matières colorantes, Paris 1867.
- ↑ C1H9Az.
- ↑ La formule de l’anthracène étant C14H10, celle de l’anthraquinone est C14H8O2 et celle de l’aliazarine C14H8O4.