Les Nouvelles littéraires, 15 décembre 1928/Le Bergsonnisme dans l’histoire de la philosophie

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LE BERGSONISME

dans l’histoire de la philosophie

par Léon BRUNSCHVICG.


Lorsque M. Bergson, après des études scientifiques qui avaient été poussées aussi loin que ses études littéraires, entre à l’École normale pour y entreprendre une carrière de philosophe, l’influence qui prédomine dans l’Université française est celle de Félix Ravaisson. Sans doute, à beaucoup d’oreilles, dira M. Bergson dans l’admirable notice qu’il lui a consacrée, la parole de Ravaisson « n’apporte que l’écho d’un passé disparu ; mais d’autres y entendent déjà comme dans un rêve le chant joyeux de l’avenir. » Et, en effet, « quoi de plus hardi, quoi de plus nouveau que de venir annoncer aux physiciens que l’inerte s’expliquera par le vivant, aux biologistes que la vie ne se comprendra que par la pensée, aux philosophes que les généralités ne sont pas philosophiques, aux maîtres, que le tout doit s’enseigner avant les éléments, aux écoliers qu’il faut commencer par la perfection, à l’homme, plus que jamais livré à l’égoïsme et à la haine, que le mobile naturel de l’homme est la générosité ? »


Médaille frappée en l’honneur de Bergson

Ce sentiment d’actualité féconde devait être rendu plus aigu encore par l’opposition des deux thèses où les grands disciples de Ravaisson, Jules Bachelier et Émile Boutroux, avaient essayé de traduire l’enseignement de leur maître, en offrant un corps précis de doctrine à « la forme un peu vague » de son inspiration.

Il s’agissait de savoir quelle attitude convient à l’esprit en face de la science. Fallait-il accepter le mécanisme tout entier, dans la rigueur que lui attribue une méthode de déduction a priori, quitte à le reprendre tout entier pour soi, au nom de cette déduction même, et comme l’œuvre d’une libre activité intellectuelle ? Ou plutôt, la critique du philosophe ne devra-t-elle pas être portée à l’intérieur de ce savoir positif qui a été, par « précipitation » et par « prévention », enfermé dans le cadre stérile des axiomes et des catégories ? En ouvrant, dès 1874, la voie où devaient s’engager Pierre Duhem et Henri Poincaré, l’étude De la contingence des lois de la nature démontrait, par le simple contact avec la réalité de l’univers et de l’histoire, que la scolastique des concepts abstraits, telle que Taine croyait alors en avoir assuré le triomphe, ne correspondait qu’à un fantôme de science, né dans l’imagination d’un littérateur.

Par elle, nous touchons le point et le moment où va se produire le magnifique essor du génie bergsonien. Envisagé du dehors, dans sa répercussion sur l’esprit public, il paraît moquer une rupture avec la tendance qui semblait entraîner l’opinion sous le second Empire. D’un point de vue plus intérieur et plus profond, il correspond à l’épanouissement d’un mouvement qui n’avait jamais été complètement interrompu, à l’affleurement définitif de cet « invisible courant qui porte la philosophie moderne à hausser l’Âme au-dessus de l’Idée. »

Encore le vocabulaire philosophique est-il si pauvre que l’antithèse des mots serait trompeuse, si l’on se bornait à leur simple énonciation. M. Bergson ne se poserait l’alternative de la scolastique et du romantisme que pour écarter à la fois les deux termes : et, par suite, il est vrai de dire qu’il s’avance dans la ligne de notre philosophie classique où l’intuition est intelligence, non pas une condition de la présence divine, mais cette présence elle-même.

Et, en effet, il y a âme et âme. L’âme n’est pas ce qu’un vain peuple imagine, une substance, c’est-à-dire une sorte de matière cachée derrière ses phénomènes, comme un fauteuil, sous une housse, chose morte et qui attendrait l’heure dernière de la vie pour prolonger hors du temps l’ombre de son squelette, pour la faire participer, outre-tombe, à cette « éternité de mort » que serait l’immutabilité de l’axiome identique. L’âme bergsonienne est une réalité spirituelle qui, par là même, est immanente à la continuité de ses propres phénomènes. Elle est tout entière dans la conscience qu’elle prend de son devenir. Aussi, pour se retrouver dans la spontanéité profonde et dans l’unité indivisible de son être, lui suffira-t-il d’un effort négatif qui est, à vrai dire, la négation d’une négation. Il faudra effacer, une à une, les traces d’une médiation verbale qui est liée aux besoins de la vie en société, mais qui nous amène à nous traduire, pour nous-même, en un langage conventionnel, comme si nous ne pouvions exister à nos propres yeux que dans la mesure où nous communiquons à autrui quelque chose de notre existence.

À côté du matérialisme de l’âme, il y a le matérialisme de l’idée, ou plutôt c’est le même, celui dont l’enseignement cartésien délivre quiconque est philosophe. On n’a pas besoin de rappeler avec quelle lucidité Malebranche se moquait de ces docteurs qui prétendaient « expliquer la nature par leurs idées générales et abstraites, comme si la nature était abstraite ». Une physique semblable à ce que l’on nommait ainsi au moyen âge, qui n’est capable ni de la plus simple expérience de laboratoire ni du moindre calcul de quantités, peut se borner à classer les choses en genres et en espèces pour les reconnaître au passage et les désigner. Mais la science véritable commence quand l’intelligence pénètre dans leur intérieur, quand elle en démonte les rouages et les mouvements qu’elle recompose ensuite et fait jouer effectivement. Pour Descartes, l’animal est une machiner mais non l’homme qui comprend les automates et qui en crée.

Certes, Descartes et Spinoza aimaient à se proclamer utilitaires. Pourtant, on laisserait échapper une part essentielle de leur génie, on ne comprendrait pas le prix qu’ils ont attaché à la renaissance de la mécanique et de la médecine, si, par delà le bienfait humain qu’ils en attendaient, on ne se rendait pas compte qu’ils avaient avant tout aperçu, dans la fécondité pratique de la science rationnelle, le témoignage irrécusable de sa vérité. Aussi bien les éclectiques du xixe siècle ont-ils fait la caricature de la raison lorsqu’ils l’ont définie comme une faculté de ratiociner hors de l’expérience, en lui déniant l’aptitude à rationaliser l’expérience. Les classiques du xviie, loin de dresser les normes de l’identité logique contre l’immense subtilité du réel, de crier au scandale dès que l’intelligence franchit victorieusement les bornes du fini et du discontinu, n’ont vu dans la dialectique de Zénon d’Élée qu’un préjugé d’école, que l’hérésie imaginaire d’un dogmatisme illusoire. Malebranche opposait à l’extériorité des parties de l’étendue matérielle l’unité infinie et indivisible de l’étendue intelligible. Spinoza professait expressément, dans la lettre à Louis Meyer, que c’est l’absurdité par excellence de partir des moments pour les relier en durée. Et la continuité de la durée, ainsi comprise et vécue hors de l’extériorité des parties du temps, implique, à ses yeux, l’éternité qui en est la source vive. En tant qu’elle est constituée par l’idée, et parce que l’idée elle-même est l’acte singulier et concret de l’esprit que son intériorité pure rend capable d’une expansion illimitée, l’âme humaine sera donc certaine de remplir sa vocation, en pleine lumière et en pleine jouissance, par delà les alternatives d’extase et d’angoisse où les mystiques sont destinés à s’abîmer.


Léon BRUNSCHVICG.
Membre de l’Institut.