Les Nuits d’Orient/Histoire de ce qui n’est pas arrivé/4
IV
Avant de raconter les faits historiques d’une expédition, qui continue et achève, après vingt siècles, la pensée d’Alexandre le Grand, nous avons d’abord voulu donner une idée de la marche de nos soldats depuis Saint-Jean-d’Acre jusqu’au premier port d’Alexandre dans le golfe Persique. Maintenant nous laisserons l’armée suivre sa route jusqu’au port auquel le roi de Macédoine a donné son nom, en arrivant sur les frontières de l’Indo-Scythie, dans l’ancienne mer Érythrée. Nous retrouverons Bonaparte et ses soldats sur une terre où vont s’accomplir les grandes choses rêvées devant Saint-Jean-d’Acre, mais notre liberté d’historien nous permet de quitter un moment ce champ de bataille, tout près de s’embraser aux feux de notre artillerie, et de nous transporter au centre de Paris de 1799.
Le théâtre du Grand-Opéra est en-fête. On y joue Adrien, de Méhul : le succès monte aux nues ; tous les connaisseurs et les critiques s’accordent pour dire qu’Adrien est le chef-d’œuvre des grands opéras, et qu’il traversera les siècles, toujours chanté, d’âge en âge, par les hautes-contre de la postérité. Adrien est monté avec un luxe inouï et le concours de tous les talents dramatiques du jour. Lainez, le grand Lainez chevrote avec une énergie admirable le rôle d’Adrien ; Dufresne joue le consul Flaminius ; Moreau joue Rutile, tribun militaire ; Laforêt joue Cosroës, roi des Parthes. La célèbre Maillard chante le rôle de Sabine. Au ballet du 3e acte, Vestris, le Dieu de la danse, exécute un pas de deux avec la citoyenne Gardel. Les citoyennes Clotilde, Saulnier, Chevigny, Chameroy, Pérignon, complètent l’ensemble du ballet. Dans un entr’acte, on doit applaudir Rode et Garat.
Au foyer des artistes, Mallet-Dupan, citoyen de Genève ; le poëte Saint-Ange, qui traduit Ovide ; Ducray-Duminil, le plus illustre des romanciers connus, et Clairval, chanteur au Théâtre-Italien, entourent Hoffmann, l’auteur du libretto d’Adrien.
— Es-tu bien sûr qu’Adrien soit allé en guerre chez les Parthes, mon cher Hoffmann demanda le poëte Saint-Ange.
— Sûr comme si je l’avais vu, dit Hoffmann, avec un bégaiement très-prolongé ; Adrien a fait la guerre partout.
— Excepté chez Cosroës, roi des Parthes, dit Saint-Ange.
— Eh bien ! reprit Hoffmann, de quoi te mêles-tu ? Va traduire Ovide. Tu as écorché Pyrame et Thisbé, comme leur lion ; tes vers sont durs comme des griffes. Il n’y en a qu’un seul qui m’ait fait rire, celui-ci :
Cette dispute, fruit des mœurs de l’époque, fut soudainement interrompue par l’entrée de mademoiselle Saulnier.
C’était une superbe danseuse blonde, en costume transparent d’esclave parthe ; elle perça lestement, avec ses coudes d’ivoire et l’envergure de sa gaze, le bataillon sacré des poëtes, des écrivains, des journalistes, et, s’emparant de la barre chorégraphique, elle dit :
— Pardon, citoyens, je me suis décrété deux cents battements avant le troisième acte, laissez-moi travailler.
– Vous avez une salle superbe ce soir, dit Mallet-Dupan, citoyen de Genève, en offrant des pralines à la jeune Parthe.
— Et encore dit la danseuse, en lançant la pointe de son pied sur le front du journaliste, — et encore ! le théâtre des Amis-des-Arts nous enlève quatre cents écus au moins avec sa pièce de ce soir.
— Quelle pièce ? demanda Saint-Ange.
— Oui, je sais, dit le Génevois ; c’est un drame en cinq actes et en vers, l’Auberge allemande ou le traître démasqué.
— Voilà un titre ! dit la danseuse ; si je n’étais pas de service, je n’aurais pas manqué cette auberge allemande. Au théâtre, il n’y a que deux choses que j’aime les auberges et les traîtres. Si on ne les siffle pas ce soir j’irai la voir demain, avec mon ex-duc… Ce soir, nous sommes honorés, nous, de la présence du président du Directoire exécutif… Je lui dédie cette pirouette, au citoyen Siéyes.
— Ah dit Saint-Ange ; Siéyes est au théâtre ?
— Il y est toujours, dit Hoffmann.
— Hoffmann, dit la danseuse, tu te feras fuctidoriser !
— Saint-Ange, ajouta Hoffmann, tu devrais profiter de la présence de Siéyes, pour lui offrir un exemplaire de tes Métamorphoses d’Ovide.
— Bon ! ajoute cela ! comme dit Racine, dans les Plaideurs, s’écria Saint-Ange.
— Il choisit bien son jour, dit la danseuse, pour décocher ses traits malins à Siéyes, on dit qu’il est d’une humeur épouvantable ; s’il ne me donne pas un applaudissement, j’accorde tous mes plus tendres sourires au parterre, au tiers état.
— Que lui est-il donc arrivé, au président de l’exécutif ? demanda Mallet-Dupan.
— Tiens ! — dit la danseuse, un journaliste qui ne connaît pas la grande nouvelle du jour.
— Mais je ne suis journaliste que quatre fois par mois ! dit Mallet-Dupan.
— Je savais la nouvelle à cinq heures, répliqua la danseuse ; mon ci-devant me l’a apprise à mon petit lever.
— Eh bien voyons ! dites-nous la nouvelle ! chantèrent en chœur tous les écrivains du foyer.
— Ah çà ! me prenez-vous pour un Mercure ? reprit la danseuse… Tenez, adressez-vous à la source. Voilà deux exécutifs, les citoyens Lagarde et Moulin… Avec vos enfantillages, vous m’avez fait perdre quatre-vingt-quatre battements… Laissez-moi travailler.
Le foyer des artistes de l’Opéra était, à cette époque, fréquenté par les hommes sérieux, les penseurs graves et les orateurs politiques ; ils venaient chercher là un peu de distraction après les soucis du jour, et, comme ils le disaient eux-mêmes en style mythologique du Directoire, ils venaient prier Therpsichore de leur faire oublier Minerve jusqu’au lendemain.
Le lendemain, tous ces hommes graves reprenaient Minerve, et les rouages du Directoire fonctionnaient très-bien.
Donc, en voyant entrer Lagarde et Moulin, les lettrés du foyer s’empressèrent autour d’eux pour demander si Souvaroff, vainqueur de Masséna, était entré en France par la frontière suisse, après une revanche de Zurick.
— Oh c’est plus grave dit Moulin.
— Beaucoup plus grave dit Lagarde.
Et ils saluèrent mademoiselle Saulnier, qui leur répondit par une arabesque.
— Comment dit Saint-Ange, plus grave qu’une défaite ! mais qu’est-il donc arrivé ?
— Une séance des plus orageuses, dit Lagarde.
— Oh ! nous sommes habitués aux séances orageuses depuis dix ans ; vous n’en faites pas d’autres, remarqua Mallet-Dupan.
— Celle-ci est plus orageuse que les autres, reprit Lagarde. On a donné lecture d’une dépêche qui annonce… devinez ?… qui annonce que le général Bonaparte va s’emparer des Indes.
— Eh bien ! tant mieux, dirent les lettrés frivoles.
— Le cachemire se vendra au prix de l’indienne, dit la danseuse ; ça m’arrange.
— Ah ! vous prenez la chose ainsi, dit Moulin ; vous ne voyez donc pas les conséquences ? Les principes périssent !
— Mais les colonies ne périssent pas, dit Saint-Ange.
— Comprend-on cet excès d’audace, poursuivit Moulin ; un général qui s’avise de prendre les Indes sans y être préalablement autorisé par le Directoire !
— Bon ! dit Mallet-Dupan, Moulin ne parle pas sérieusement.
— Tu vois juste, reprit Moulin ; nous avons soutenu le général Bonaparte, Lagarde et moi. On nous a traités de réactionnaires. Le plus furieux, c’est Gohier.
— Ah ! parlez-nous de Gohier, dit le chœur dès lettrés.
— Gohier a fait un discours superbe ! ajouta Moulin.
— Être suprême ! s’écria comiquement Mallet ; on fait donc encore des discours ?
— Oui c’est une mode anglaise que les émissaires de Pitt et Cobourg ont fait naturaliser en France. À Londres, les discours sont innocents, le peuple ne les écoute pas ; à Paris, il les écoute trop.
— Et qu’a dit Gohier dans son discours ? demanda Mallet.
— Il a prouvé que le général Bonaparte n’a pas le droit de prendre les Indes ; que le général Bonaparte n’a pas le droit de dire que le sort du monde est dans la tour de Saint-Jean-d’Acre, le sort du monde étant exclusivement dans les mains du Directoire exécutif, et non ailleurs. (Vifs applaudissements.) Nous n’avons pas applaudi, nous. Gohier a essayé ensuite de prouver que les Indes étaient un préjugé ; qu’il n’y avait aucune espèce d’Inde ; qu’il n’existait, sur la terre, que les frontières du Rhin. (Applaudissements prolongés.) Enfin, il fallait conclure…
— Ah ! oui, voyons ! Qu’a-t-il conclu ? demanda le chœur.
— On n’a rien conclu, poursuivit Moulin ; une proposition a été faite ; il s’agit d’envoyer deux commissaires à Madras, à Lahore, à Calcutta, à Bombay, pour arrêter le général Bonaparte.
— Je ne voudrais pas être ces deux commissaires, remarqua Saint-Ange.
— Moi, poursuivit Moulin, j’ai proposé à Gohier de se nommer lui-même commissaire, et d’aller arrêter Bonaparte à Ceylan. C’est si aisé !
— Et que dit Siéyes ? demanda Mallet.
— Il attend.
— Oh ! lui, il attend toujours !
— Siéyes, reprit Moulin, est étourdi du coup ; c’est une tuile de pagode qui lui tombe sur la tête. Siéyes prend des airs distraits ; il ouvre souvent son mouchoir et sa tabatière ; il prise symétriquement ; il a l’air de s’occuper beaucoup d’un rhume qu’il n’a pas. Bonaparte aux Indes ! se dit-il dans un monologue ; y a-t-il chance de succès ? Si j’étais sûr de la réussite, je célébrerais aujourd’hui même l’entreprise ; mais il y a un grand doute ; abstenons-nous, et soyons enrhumé.
— Ah ! c’est un grand politique, Siéyes ! dit Mallet ; tout le monde connaît son procédé ; personne n’est dupe, et pourtant il réussit toujours, ce grand politique…
Le roi des Parthes, Cosroës, entra au foyer en fredonnant :
Je brave ta puissance, ennemi téméraire.
— Citoyen Laforêt, lui dit l’avertisseur, vous avez dix bonnes minutes.
— Bon ! dit le roi des Parthes.
Je brave ta puissance, ennemi.
Citoyen Hoffmann, un savant m’a dit ce matin que mon costume n’était pas parthe.
— Ce savant est un imbécile, dit Hoffmann ; jamais Parthe n’a été plus ressemblant que toi.
— Vous avez vu des Parthes, vous ? demanda la danseuse.
— Il y en a deux au jardin des Plantes, empaillés et représentés au moment où ils décochent un trait mortel en fuyant.
— Je ne puis pas me mettre dans la bouche ce vers, dit
Laforêt :
Je brave ta puissance, ennemi…
Citoyen Hoffmann, n’aimeriez-vous pas mieux me faire dire,
comme dans Venceslas :
Tu braves ma puissance, ennemi ?…
Ça me gênerait moins.
— Mon siége est fait, répliqua le librettiste.
— Au reste, ajouta le roi des Parthes, cela m’est bien égal, ce soir. On fait un tapage d’enfer aux avant-scènes. Personne n’écoute, on ouvre et on ferme les portes de toutes les loges, sans ménager les serrures ; à chaque instant des députés entrent dans l’avant-scène de Siéyes, et lèvent les bras au plafond. Cela me rappelle le 13 vendémiaire ; je jouais Polynice.
Une voix chevrotante retentit à l’extérieur, et Lainez parut en fredonnant :
Quel est donc l’ennemi qui brave ma colère ?
— Ils bravent tous quelque chose dans les opéras ! remarqua la danseuse en à parte.
— Citoyen Hoffmann, dit Lainez, est-ce que l’empereur Adrien portait un casque dans sa chambre ?
— Toujours, mon cher Lainez ; un Romain sans casque n’est pas un Romain.
— C’est égal, c’est bien gênant, lorsqu’on n’est pas Romain, ajouta le grand artiste ; quand je jouerai Adrien à Madras, je jouerai tête nue.
— À Madras ! s’écria le chœur des lettrés ; vous allez à Madras ?
— Je viens de signer mon engagement…
— Et moi aussi, — dit Vestris, qui entrait sur la pointe d’une pirouette.
— Et moi aussi ! dit la citoyenne Gardel, dans une attitude de Renommée.
— On me paie mon voyage, dit Lainez, et on me donne dix mille piastres par an, un bénéfice, vingt piastres de feux, trois mois de congé pour exploiter la banlieue de l’Inde.
— J’ai un engagement superbe aussi, moi ! dirent les autres artistes.
— Et vous venez tous de signer ? demanda Hoffmann.
— Tous, à présent ; dit Vestris : c’est le citoyen Sabatier de Cavaillon qui vient de s’improviser agent des théâtres de l’Inde et qui engage tous les sujets. Il paie les dédits.
— Mais on m’a oubliée ! moi, dit la danseuse Sautnier ; où est-il, le citoyen Sabatier de Cavaillon ? ou perche-t-il en ce moment ?
— Vous le trouverez chez lui, demain, rue Sainte-Anne, 69, dit Vestris : il n’y a pas de temps à perdre. Toute la troupe italienne est déjà engagée. On veut faire une surprise au général Bonaparte. C’est une excellente idée, à ce que dit Sabatier de Cavaillon.
— Rien n’est plus vrai, dit le célèbre chanteur italien Clairval, qui rentrait au foyer en ce moment ; j’ai signé le premier ; nous partons dans huit jours. Troupe complète. Nous débutons à Madras par I Zingari in Fiera.
— Mais y a-t-il un théâtre à Madras, demanda Mallet.
— Il y a le terrain, dit Clairval ; cela suffit dans les pays chauds. On peut jouer I Zingari sous une tente, entre deux coulisses de cocotiers. Ce sont des Bohémiens.
— Ma foi ! dit Lainez, je ne suis pas fâché de m’éloigner un peu des discours du Directoire.
— C’est superbe ! s’écria Clairval avec enthousiasme ; nous sommes les missionnaires de l’art : nous allons naturaliser la grande musique chez les barbares ; nous allons tout civiliser avec des cavatines ! Et ce n’est que le commencement d’une longue histoire ; nous sommes l’avant-garde, nous ; Bonaparte le sait bien ! Tout ce qui chante, déclame et danse, s’envolera vers l’Inde ; c’est le pays des perles, du corail et des diamants, trois choses inventées pour les artistes. Partons.
Le foyer retentit d’un long cri d’enthousiasme la voix du régisseur vint à propos réclamer le silence ; ce tumulte de joie portait le trouble dans la représentation d’Adrien.
Presque au même moment, une armée multicolore descendue des monts Soleïman, de Khordan, de Gundava et des frontières méridionales du Penjaub, au secours de ses religions menacées, se hérissait comme une barrière de bronze devant les soldats de Bonaparte. On allait engager une bataille inouïe, auprès de laquelle toutes les vieilles batailles du Nord, avec leurs sites froids, leurs stratégies compassées, leurs uniformes absurdes, leurs terrains de neige ou de seigles mûrs, sont des jeux d’enfants féroces où la poésie absente ne laisse que l’horreur plate du tableau.