Les Nuits d’Orient/Histoire de ce qui n’est pas arrivé/7

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 74-81).

VII



Parmi nos préjugés nationaux, tous honorables d’ailleurs, nous en avons un très-curieux : nous affirmons que les Français sont aimés dans tous les pays du monde, à cause de leur esprit, de leur grâce, de leur gaieté, de leurs qualités brillantes et surtout de leurs brillants défauts.

Cette ubiquité de séduction par privilège est sans doute fort contestable ; on s’est souvent révolté contre nous, chez les peuples où nous apportions les chansons et la fraternité, depuis les Vêpres Siciliennes jusqu’aux insurrections récentes de Rome, de Ronciglione et d’autres villes du nord de l’Italie. Les fleurs que les peuples ont semées pour nous, à notre approche, n’ont pas toujours été renouvelées un mois plus tard, et les pavés ont été durs après les fleurs. Nous avons rencontré çà et là, sur notre passage, des antipathies invincibles, des caractères graves qui ne voulaient pas s’accommoder de nos mœurs légères et s’obstinaient à ne pas rire de notre gaieté.

Ainsi, par exemple, si nous eussions couru militairement le monde, au temps de Périclès et de Sésostris, nous aurions été fort bien reçus à Athènes et fort mal à Memphis. Nos vaudevilles auraient été applaudis par les Grecs rieurs, et sifflés par les austères Égyptiens. Les tempéraments varient selon les temps, les mœurs, les latitudes, et tous les peuples ne sont pas admis à comprendre également le français.

Toutefois, nous pouvons le dire, les compensations historiques sont à notre avantage ; au moment où un petit village italien, situé entre Viterbe et Baccano, s’insurgeait contre un régiment de la France républicaine, toute l’Inde se déclarait en notre faveur. Nous excitions les sympathies les plus passionnées chez les fils d’Aureng-Zeb et les adorateurs de Brama. On aimait avec enthousiasme les Français depuis les bouches du Gange jusqu’à Ceylan, et, malgré leur éloignement géographique et la différence de leur religion, les deux peuples semblaient être nés pour vivre ensemble, en parfait accord. Les soldats de Dupleix et nos braves corsaires fondèrent cette harmonie. Les Indiens comprenaient tout ce qu’il y avait de charmant et de sérieux dans la frivolité de ces hommes de France, qui faisaient trembler le Bengale un jour de bataille, glissaient en riant sur l’écume de leurs golfes, jouaient avec les tigres dans les jungles, et donnaient un bal le lendemain d’un combat ou la veille d’un assaut.

Cette appréciation du caractère des deux peuples explique nos succès dans l’Inde, sous Dupleix, et démontre tout le parti qu’un conquérant habile pouvait tirer de l’alliance d’un peuple qui voulait être notre ami.

Les Mahrattes qui s’étaient réunis à lord Cornwallis, après avoir perdu tout espoir d’être secourus par la France, revinrent subitement à leurs premières affections, quand ils se trouvèrent en présence de leurs anciens amis d’Occident et de leurs frères indiens ralliés à la cause de Bonaparte. Le combat devenait impossible, car les peuples du Dékan, enrôlés dans les deux armées, se réunirent fraternellement dès qu’ils se reconnurent sur le champ de bataille. Deux mille Anglais isolés en plaine, après cette défection, n’étaient plus un obstacle sérieux ; ils se retirèrent en bon ordre dans la direction de Nellore, suivirent les rives du Pennar jusqu’à l’embouchure de ce fleuve, et, longeant la côte, ils gagnèrent Madras et leurs vaisseaux ancrés dans ce port.

L’armée française continua sans obstacle sa marche jusque sur les rives du Palaur ; là elle s’arrêta une nuit, pour préparer son entrée triomphale dans la capitale du Mysore. On vit alors une seconde fois, au Bengale, mais dans des proportions bien plus vastes, ce qu’on avait vu, trente années auparavant, lorsque tout le peuple de Madras sortit pour recevoir Dupleix et jeter sur son passage toutes les fleurs et toutes les palmes du Coromandel.

Entrer en vainqueur dans une capitale d’Europe, c’est humilier un peuple, et préparer des représailles ; c’est se faire le débiteur de l’avenir : voilà ce qu’on n’a point vu, dans ces deux grands jours, à trente années d’intervalle, devant Madras et Seringapatnam. Typpoo-Saïb, sa famille, sa cour, ses nababs, montés sur des éléphants superbes, sortirent de la capitale du Mysore pour recevoir les Français au pont du fleuve Palaur. Un peuple immense formait le cortége du roi ou s’échelonnait sur les remparts, les toits, les pagodes, les arbres, en faisant retentir l’air des sons ou du bruit des mille instruments de l’orchestre indien. Le soleil, éternel invité de toutes les fêtes de l’Asie, couvrait de rayons les grands paysages du Mysore, et des voûtes infinies d’arbres, de lianes, de guirlandes, donnaient une ombre douce aux soldats de l’Occident qui s’avançaient vers la ville, en agitant les drapeaux des Pyramides et du Mont-Thabor.

Ce prodigieux voyage militaire, sans exemple depuis Alexandre, n’avait point ralenti le pas de nos soldats : ils marchaient tous avec l’allure joyeuse qu’on avait admirée à l’autre bout du monde, le jour qu’ils sortirent du val d’Ollioules pour s’embarquer au môle de Toulon. Les corps de musique ouvraient la marche et apprenaient au Mysore les marches triomphales de Grétry et de Méhul, et les Indiens tressaillaient d’enthousiasme, en écoutant ces éclatantes symphonies d’un monde nouveau, ces airs ardents ou suaves qui semblaient verser partout les mélodieuses semences de la concorde et de la civilisation. La musique française était digne de former l’avant-garde, et sa puissante voix, langue universelle, comprise de tous les cœurs, annonçait au vieux Bengale artiste l’arrivée d’un peuple qui n’avait pas besoin de ses armes pour séduire et conquérir. À ce spectacle inouï, les Indiens semblaient se réveiller après un long sommeil, et ils retrouvaient en eux ces germes féconds d’art, de poésie, d’enthousiasme, qui on fait leurs ancêtres si grands, lorsqu’ils matérialisèrent sur le granit de Golconde, de Java, de Delhi, de Ceylan, tous les rêves gigantesques de leur imagination sublime ; lorsqu’ils écrivirent l’histoire des amours divins, sous la dictée du soleil, sur les arêtes des montagnes et dans les souterrains d’Elora.

Et l’armée s’avançait toujours, elle aussi, bien justement fière de la conquête d’un monde qui se donnait à elle, sans se rougir d’une goutte de sang. Pour la première fois, depuis là création de la mort, la vertu militaire triomphait et n’ouvrait pas une tombe ; cette dernière campagne de nos soldats commençait par la paix, et deux peuples inconnus s’embrassaient, en se rencontrant sur un champ de bataille de fleurs. Bientôt l’illustre cité se découvrit à l’horizon, avec ses tours aiguës, ses dômes d’or, ses pagodes massives, ses panaches de palmiers ; avec cette émouvante physionomie indienne, qui donne à une création matérielle le caractère idéal d’un rêve pétrifié.

À cet aspect, l’Occident poussa un cri d’enthousiasme par les deux mers voisines ; l’Orient répondit par un hymne religieux, dans cette langue harmonieuse, faite avec des notes d’or, des bruits de perles, des mélodies de vagues, des murmures de palmiers, des rayons de soleil. Tous les rangs se confondirent bientôt : peuple et soldats, conquérants et conquis, mêlèrent leurs mains, leurs armes, leurs bannières, leurs drapeaux ; il n’y avait ni victoire, ni vainqueurs. Tous entrèrent ainsi dans la ville capitale à l’heure ou tombait la nuit, et le jour fut aussitôt rallumé par des milliers de gerbes de feux de Bengale, qui permirent encore à tout un peuple de contempler le jeune héros français, comme dans l’auréole d’une apothéose, sur l’horizon du ciel indien.

Nous voici au terme de cette expédition. Le résultat de la conquête est facile à deviner. Toute la presqu’île de Bengale est acquise à la France : les peuples du Carnatic et du Dékan sont nos alliés ; les flottes ne nous manqueront pas ; on va se mettre à l’œuvre sur tous les chantiers voisins, au Coromandel, au Malabar, à Maturä. Les peuples des presqu’îles sont tous marins de naissance ; les marins abonderont, comme les vaisseaux. Le Bengale est un navire ancré dans l’océan indien ; sa poupe est l’Himalaïa, sa proue le cap Comorin.

On descendra de si haut pour étendre encore le domaine de la France, et agrandir son glorieux empire du soleil.

L’armée pacifique des arts, cette compagne de la France conquérante, fera aussi son entrée triomphale dans toutes ces villes mortes, autrefois si grandes par les arts ; on fera bien plus et bien mieux que coloniser cette vieille Asie : on lui rendra sa civilisation. Pourquoi ne redeviendrait-elle pas encore ce qu’elle fut autrefois ? Son soleil ne s’est pas refroidi, son océan a toujours son lit de perles, sa terre est toujours féconde, son ciel est toujours bleu, son fleuve toujours grand. Que lui manque-t-il donc à ce pays, berceau de la sagesse et de la poésie du monde ? Il lui manque le souffle intelligent qui réveille. La France garde ce souffle sur ses lèvres ; elle l’exhalera partout.

Il faudra bien enfin exhumer de ses ténèbres cette lumineuse Java, qui a tant de mystères à nous dire, et qui s’obstine à se taire depuis les âges inconnus ; il faudra bien que cette Sicile indienne, avec son volcan de Mara-Api, nous raconte les idylles de son Théocrite, nous révèle ses villes enfouies, nous explique l’origine de ses temples, nous dise les noms des puissants architectes et sculpteurs qui ont bâti et ciselé ses monuments merveilleux, à une époque où la Grèce n’avait pas trouvé son nom. Cette île généreuse, berceau de toutes les grandes choses, n’est pas destinée à tenir éternellement comptoir de denrées coloniales, elle a un passé trop noble pour mériter un avenir si vulgaire ; comme la Sicile a été la grande Grèce, Java a été la grande Asie ; et quand on aura fouillé profondément ses abîmes de verdure massive, qui s’étendent autour de ses cratères éteints, on en verra sortir des Herculanum inconnues, toutes pleines de surprises et d’émouvantes révélations.

Les conquêtes de la paix et des arts s’étendront plus loin encore.

Il faudra bien aussi féconder Bornéo, cet immense écrin avare, qui garde tant d’or et de jachères ; Sumatra, qui coupe en deux tronçons la ligne de l’Équateur, comme une lame d’acier flottante sur l’Océan ; l’Archipel embaumé des Moluques et des Philippines, terrestre constellation, voie lactée d’îles, qui ne demandent qu’à briller au soleil ; et toutes ces régions océaniques, labourées par le vaisseau de Lapeyrouse et le génie du grand Louis XVI ; la presqu’île de Segalin, Bengale en miniature, toute pleine de bois et d’escadres en herbe ; Segalin, où Lapeyrouse avait fondé l’avenir de la France, entre la mer Tarrakaï et la mer du Japon ; les îles de Jesso et de Nippon qui excitaient la convoitise nationale de Louis XVI, pendant qu’on lui préparait un échafaud ; et sur des zones opposées, tout l’empire du Japon, conquis par la croix de François-Xavier tout l’empire de Siam, qui recevait les ambassades de Louis XIV ; et ces landes infinies qui s’étendent de l’embouchure du Gange jusqu’aux extrêmes limites du Penjaub, et qui voient s’élever à leur gauche, sur les bords du fleuve saint, Almora et Benarès, à leur droite, les montagnes d’Assam, de Bhotam et du Népaul. C’est le réveil de tout un monde ; c’est la renaissance du premier univers ; c’est la création du globe, après la création de Dieu c’est le second travail de Sem, Cham et Japhet, après le déluge de la barbarie ; immense et noble travail confié à la France, et que Bonaparte seul avait compris, lorsqu’il prononça devant Saint-Jean-d’Acre ces mémorables paroles : « Le sort du monde est dans cette tour ! »