Les Nuits d’hiver (Henry Murger)/Études sur Henry Murger (Jules Janin)

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Les Nuits d’hiver
(p. 249-259).

Ce jeune homme, Henry Murger, qui est mort en vingt-quatre heures, à trente-huit ans, à l’instant même où l’écrivain va savoir le dernier mystère de son art, laisse après lui, pour maintenir sa mémoire, une suite ingénieuse de pages charmantes, écrites dans un accent tout nouveau. M. Henry Murger (et ceci est une louange énorme) a conquis sa place au rang des inventeurs : il est un des rares écrivains, des rares artistes qui ont trouvé quelque chose ; un chercheur de nouveaux mondes poussé par l’instinct des terres lointaines, des régions inconnues, des solitudes inexplorées. Henry Murger a trouvé la bohème, et dans ce monde à part, que lui-même a défini, ce jeune homme (il avait à peine vingt ans) nous a conduits, à travers mille péripéties, à la suite des originaux les plus amusants du monde ; et tant de gaieté, tant de larmes, tant de francs rires et de pauvreté vaillante ! Ah ! l’aimable écrivain, le charmant observateur des joyeuses misères, le romancier naïf des jeunes amours, tout rempli de caprices, de fantaisies et d’étonnements !

 

Henry Murger reconnaissait des bohèmes de trois espèces, à savoir : l’artiste ignoré et faisant de l’art pour l’art, sans trop songer qu’il faut avoir en ce bas monde un domicile, un habit présentable, et pour le moins un repas chaque jour. Ces imprévoyants, pour peu que vous leur parliez de la plus simple prudence, ils vous tournent le dos et vous appellent des bourgeois, ce qui est la plus grosse injure qu’ils vous puissent dire. Une autre fraction de la bohème est représentée par la partie impuissante des écrivains sans style et des peintres sans couleur. Ils rêvaient la gloire au départ… ils n’ont pas fait vingt pas dans la carrière, qu’ils s’arrêtent découragés ; mais, quand ils devraient accuser leur impuissance, ils accusent l’ingratitude et l’ignorance de leur siècle. Ainsi toute leur vie, ils l’emploient à maudire le genre humain, et, quand l’heure arrive où pour tout de bon il faut mourir, ces insensés diraient volontiers, comme autrefois Néron l’empereur : « Quel grand ouvrier perdra le monde en me perdant ! »

La troisième et la moins dangereuse espèce du bohème a pour type le bohème-amateur, c’est-à-dire une centaine de braves jeunes gens sans mérite, qui se plaisent à tâter du pain de la misère, à mener, comme ils disent, la vie d’artiste, et, quand, au bout d’une année de cette vache enragée, ils ont jeûné tout leur soûl, quand leur habit est un haillon et leur chemise une loque, aussitôt les voilà qui retournent au foyer domestique, implorant la pitié maternelle. Alors malheur au veau gras ! on le tue ; en même temps l’enfant prodigue est peigné, lavé, restauré, toutes choses dont il a grand besoin. On lui achète une humble étude en quelque province éloignée où il s’amuse à donner le jour à quantité de petits bohèmes de sa composition. Tels sont les trois genres de cette espèce, et, si vous demandiez à Henry Murger un axiome à vous guider dans ces sentiers dangereux, il vous répondait sans feinte et franchement : « La bohème ainsi faite n’est pas un chemin, c’est une impasse. » En même temps il ajoutait, car il avait sa tête et sa doctrine : « Autant ces trois espèces de bohème sont odieuses et ridicules, autant ma bohème à moi, la vraie bohème, offre une étude intéressante au poëte, au moraliste, au romancier. Ma bohème est située, il est vrai, entre deux abîmes, la misère et le doute ; mais enfin, quand vous avez évité Charybde et Scylla, vous trouvez un sentier qui, par toute sorte de tours et de détours également dangereux, finit par vous conduire à la renommée et parfois à la gloire. Il y faut de la peine, il y faut du courage ; un esprit ferme, un cœur honnête ; un grand amour de l’aventure, un grand mépris de l’accident. Mon bohème est un brave homme aux prises avec la nécessité ; il lui faut, pour toucher le but, autant d’esprit que de courage. Habile et très-éloquent, il se ferait prêter de l’argent par Harpagon ; il aurait trouve des truffes sur le radeau de la Méduse. Au niveau de toutes les fortunes, il dîne comme un gueux, il soupe à la Maison d’or. Tantôt il s’étale au plus bel endroit du salon où Celimène fait resplendir dans un cercle de marquis les grâces de son esprit, le feu de ses diamants : tantôt il remplit l’estaminet voisin du choc de son verre et de ses paradoxes. Mon bohème est Lion à toute chose, a la musique, à la peinture, à la philosophie, au théâtre, au journal, à la tribune politique. Il danse, il chante, il disserte, et parfois même il écoute ; il fait souvent des méchancetés, rarement une action méchante. Il a conservé de ses premières années un sentiment confus de ses devoirs ; du profond oubli de ses premières études, il a sauvé je ne sais quel bon goût qui lui fait préférer l’Iliade à la Jérusalem délivrée et l’Énéide à la Pharsale. En un mot, le goût le sauve et le maintient dans un certain honneur, qui, malgré sa misère et ses haillons, sa pipe et ses dettes, ses amours malsaines et ses hyperboles en conduite, le font tolérer, que dis-je ? et rechercher des plus honnêtes gens. »

Telles étaient les opinions d’Henry Murger sur les habitants de ces terres ingrates qu’il croyait avoir découvertes et qu’il avait tout simplement retrouvées.
 

Les Scènes de la bohème représentent un livre étrange, où chaque chapitre est une œuvre à part, et cependant s’unit si bien au chapitre qu’il précède, au chapitre suivant, que, sans commentaire et sans liaison apparente, ces divers chapitres ont formé tout de suite un livre, un des livres les plus gais, les plus naïfs, les plus vraiment amoureux, bons plaisants et jolis de ce siècle des fantaisies. À chaque page, on rencontre, empêtré dans le même embarras et faisant une chasse acharnée à cet animal féroce appelé la pièce de cinq francs, tantôt un peintre et tantôt un poëte ; un autre jour, c’est un philologue en proie à toutes les ambitions du terme, du dîner, du tabac, du petit verre et de la tasse de café. Quels ennemis du propriétaire et du portier, ces bohèmes de Murger ! quels fins limiers de la rue, et quels chanteurs de la mansarde ! ajoutez : quels fermes croyants en la Providence, et quels enfants gâtés du hasard !

Ses héros, ses enfants, ses frères les bohèmes, Henry Murger ne les a pas fardés : ils sont plutôt laids que beaux, assez mal bâtis et mal tournés, surtout mal vêtus ; mais ils sont jeunes et surtout ils sont gais. Ils ont le sourire à la lèvre, le feu dans les yeux et de l’espoir plein le cœur. Si trop souvent ils vont pataugeant dans la boue, ils pataugent fièrement, non pas en mendiants, mais en cyniques, en philosophes, en railleurs, en bonnes gens. Ils sont paresseux, mais paresseux avec délices ; ils évitent la peine, ils ne songent pas à la récompense. Heureux, ils font un bruit du diable, et, malheureux, ils se résignent.
 
Laissons-les vivre et laissons-les rire ; ils n’ont pas souvent un bout de chandelle pour se coucher, ils brûlentparfois de la bougie rose. Ils ont à peine un habit pour eux six, et cependant ils rédigent l’Écharpe d’Iris, un fameux journal de modes qui donne le ton à la ville, à la cour, à la duchesse, à la bourgeoise. Ah ! l’Écharpe d’Iris, la bien nommée, à en juger par le costume du rédacteur en chef : « pantalon écossais, chapeau gris, cravate rouge, un gant blanc, un gant noir. » Ils appellent cela, nos bohémiens : tomber de carrick en syllabe, et pour rien au monde ils ne voudraient échanger leur gant blanc contre un gant noir. Ce qui les sauve après la gaieté, c’est l’amour. Ils rencontrent, chemin faisant, toutes sortes de fillettes gentiment éveillées et pleines de jolies manières, des mains gantées de ce matin, des pieds chaussés d’hier. Or, ne vous étonnez pas de ces princesses qui donnent le bras à ces mendiants. Il comprenait très-bien, Henry Murger, que tant de haillons, de taches et de trous finiraient par fatiguer le lecteur parisien, ce lecteur difficile et dédaigneux, et c’est pourquoi il appelle à son aide un grand frou-frou de belles toilettes un peu risquées, des robes à n’en pas finir, des chapeaux qui commencent à peine, et la fortune passagère des vingt ans de Musette. Elle est encore un des amours de la bonne ville, mademoiselle Musette, enfant des hauteurs de la rue Saint-Jacques, habitante des hauteurs de Bréda. Elle aimait le luxe, elle haïssait le vieillard ; il fallait pour lui plaire être, un peu riche, un peu jeune, un peu beau. Mais richesse et beauté, rien n’y faisait : Musette était inconstante, elle était infidèle, elle était une perpétuelle alternative d’omnibus et de coupé bleu, de cinquième étage et d’entre-sol. Henry Murger l’aimait de tout son cœur, cette Musette ; il en fait l’élégie et la chanson de Musette ; il a chanté, sans les compter, les épithalames de Musette, il a célèbre son De profundis. Ô Musette, a-t-il dit souvent, vous êtes bien la sœur de Bernerette et de Mimi Pinson ! — Il disait juste, il disait vrai ; mais il fallait dire aussi que Mimi Pinson et Bernerette étaient les sœurs cadettes de Manon Lescaut. Alfred de Musset, l’abbé Prévost, Henry Murger, trois bohémiens de la même bohème, et morts si tristement tous les trois ! Elle est accorte, elle est avenante, elle est aimable enfin, cette Musette ; elle se mêle agréablement aux dépenses et aux économies de nos bohèmes faiseurs d’opéras, de tableaux et de philosophie !
 
On n’en finirait pas avec ces chers souvenirs que ravive aujourd’hui cette mort cruelle, inattendue, et qui nous reviennent en ce moment, tout semblables à des roses fanées que l’on jette sur un cercueil et qui n’ont pas tout à fait perdu la suave odeur printanière. Aussi bien, il est partout, ce livre de la bohème. Il a déjà charmé la jeunesse de deux générations. La troisième arrive, et déjà le sait par cœur. La bohème de Henry Murger et les chansons de Béranger sont les vrais premiers chapitres du Code civil et des leçons de Galien. Vous aurez beau faire et déclamer, le livre existe, il est adopté, rien ne saurait en distraire les hommes de la génération qui s’en va, moins encore les hommes de la génération prochaine
 

Henry Murger a compris plus d’une fois dans ces moments de sincérité que tout galant homme a nécessairement avec soi-même) qu’avec un peu plus d’art et de poésie il eût fait des héros plus pardonnables et des héroïnes non moins charmantes. Mais quel remède ? Il n’a pas voulu quitter le cercle où il était entré. Très-rarement il est sorti de ses domaines……

Et puis ses jours étaient comptés ; sa jeunesse à l’aventure obéissait fafalement au courant de la vie littéraire. Il était sans boussole et sans nord. Fils de l’impromptu, qu’il entourait cependant de tout le zèle et de tous les soins de son bel esprit, il s’abandonnait sans résistance au vent qui souffle, au flot qui coule ; et comme il avait enseigné l’imprévoyance à ses disciples, il était lui-même imprévoyant au degré suprême. Il se mourait chaque jour d’un mal invisible ; il ne se sentait pas mourir. Et, si malade, il allait d’un pas chancelant et d’un regard déjà voilé, cherchant les traces bien-aimées de Rodolphe et de Musette. Hélas ! le malheureux, j’ai passé la nuit de ce jour plein de ténèbres, où les derniers devoirs ont été rendus à sa dépouille mortelle, à lire un petit livre intitulé : les Nuits d’hiver. Ce livre, rempli de tristesses cachées, de désespoirs muets, de regrets inutiles, sera la digne oraison funèbre de Henry Murger. Il le corrigeait de sa main mourante, et, quinze jours plus tard, ses amis l’auraient déposé sur son tombeau.

Ces chansons suprêmes (novissima verba), pleines de grâce et de tristesses ineffables, sont bien véritablement le poétique et sérieux résumé d’une vie exposée à tous les délires de la tête et des sens. Ces Nuits d’hiver, dans leur nuage, ont conservé quelques-uns des plus doux rayons des paisibles matinées, quand la jeunesse est suffisante à parer même les amours les moins chastes et les plus vulgaires.

Sans doute, à la lecture de ces élégies d’un hiver qui commence à trente ans, le lecteur sympathique et qui sait comprendre une plainte apprendra le secret de Murger. Pourquoi ce sourire éclatant ? pourquoi ces larmes cachées ? pourquoi tant d’humbles prières et pourquoi tant d’orgueil ? Une des plus belles pièces du présent livre est celle qui se termine ainsi :

« 
Dites-lui que j’ai lu Voltaire. » 

Impiété puérile ! À peine il fut entré, cet aimable esprit, dans les limbes misérables, incessamment ouvertes à la misère, au génie, au bel esprit, à l’abandon, au poëme. au roman, à l’âme inflexible qui ne sait ni flatter ni mentir, à l’imprévoyance, au doute, au désespoir, le premier soin, le premier cri de ce fameux lecteur de Voltaire : Un prêtre ! un confesseur ! Qu’on me porte à la chapelle ! Et le prêtre est venu, qui l’a consolé de lui-même ! Ô bohème ! ô voltairiens ! c’est ainsi que finiront les plus sages et les plus heureux d’entre vous ! Sont venus aussi les amis de Murger ; braves gens, ils ne l’ont pas quitté qu’il n’eût franchi ce passage abominable ; ils ont veillé à son chevet ; ils ont fermé ces yeux fatigués des spectacles impurs ; ils ont suivi ce léger cercueil ; et voyez le miracle ! Autant le grand poète Alfred de Musset fut abandonné dans ses funérailles, autant le bohème Henry Murger fut accompagné dans le sentier qui mène à son tombeau. Alfred de Musset est enseveli sous la parole austère d’un sien confrère de l’Académie ; Henry Murger n’entend, du fond de sa tombe ouverte avant l’heure, que bonnes et douces paroles tombées de bouches amies : et la presse, intelligente gardienne de la justice après la mort, ne voue plus au cercueil de Murger que plaintes honorables, tendres adieux ! D’où vient tant de zèle à célébrer celui-ci, à négliger celui-là, son maître, et sans comparaison ? Il faut le demander à l’opinion publique, à la sincérité du malheur de Murger, et peut-être à la palme académique de l’auteur de Rolla ! Interrogez la jeunesse absente du tombeau d’Alfred de Musset : interrogez ces jeunes gens qui viennent en foule aux obsèques de Henry Murger : ceux-là, ici, ceux-ci, là, vous répondront : « Le vent souffle où il veut ! » Ainsi fait la sympathie, ainsi fait la pitié !

Henry Murger est mort à l’hôpital. Nous nous servons tout exprès de ce mot terrible : hôpital, pour ne rien ôter à la sympathie, à la pitié que mérite un labeur si rare, un talent si charmant. Hôpital, c’est le vrai mot. Vous déroutez la postérité, qui juge à la fois le poëte et ses lecteurs, en déguisant sous un mot plus clément cette extrême misère. Il n’y a qu’un mot qui serve en tout ceci : l’hôpital. Là sont morts bien des malheureux que la muse avait touchés de sa lèvre, et l’on serait injuste et cruel de priver leur mémoire de ce complément suprême aux douleurs du poëte, au travail de l’artiste. À l’hôpital, et non pas dans la maison Dubois, je vais chercher le grand poëte Gilbert : c’est en partant de l’hôpital qu’un de nos amis accompagnait naguère un grand génie appelé Bordas-Dumoulin. Gustave Planche est mort à l’hôpital : Antony Béraud, poëte et soldat… à l’hôpital ! Ô vengeance ! ô justice ! ô contraste !… On a vu naguère même un libraire (il avait été l’éditeur des grandes œuvres de ce siècle) expirer à l’hôpital ! Non, non, s’il vous plaît, Pétrone, et vous, Tacite, et vous tous qui riez en pleurant, qui mêlez une larme à vos sourires, pas de ces mensonges officieux qui semblent plutôt faits pour déguiser l’insensibilité des vivants que la pénurie des morts. Non, non, le poëte et l’écrivain, le peintre et le sculpteur, le philosophe et l’inventeur, tous ces malheureux qui ne meurent pas dans leur lit, sous le regard bienveillant qui les veille ou sous la main rustique et maternelle de quelque vieille servante, entourés des portraits aimés, des livres choisis, du chien qui pleure et de l’oiseau qui chante, ils meurent dans une maison d’emprunt ; non, non, celui-là qu’on vient prendre, infortuné ! dans son agonie et qu’on emporte au milieu de la rue, et se demandant : « Qu’a-t-on fait de mon cercueil ? où sont mes amis pour m’accompagner ? Est-ce que mon curé m’abandonne, et pourquoi n’entends-je pas les prières funèbres ? » celui-là, ce mort vivant que vous emportez dans vos civières, ce n’est pas dans la maison Dubois qu’il expire… il expire à l’hôpital.

Jules Janin.