Les Nuits du Père Lachaise/05

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A. Lemerle (1p. 116-138).


La Société des Dangereux.


Lady Flavy Glenmour était une des plus belles et des plus jolies femmes de l’Angleterre, et on le croira sans peine si l’on veut se souvenir que les reines d’Angleterre ont pour habitude de s’entourer (surtout quand elles ne sont pas encore mariées) des demoiselles les plus distinguées de leur royaume par la naissance et la beauté. C’est le choix dans le choix. Lady Glenmour, brune comme une Vénitienne du temps de Véronèse, avait des cheveux d’un noir doux et onctueux, couronnant son front de comtesse et descendant en grappes sur ses joues de dix-huit ans. Son regard long et fier se perdait quelquefois dans une magnifique indifférence ; moins qu’une reine, plus qu’une femme, elle brillait à travers une sphère d’idéale grandeur. La supériorité du sang, qui ne peut pas plus se nier que la conscience et l’honneur dans l’ordre moral, éclatait dans la perfection exquise de son profil. Il résumait toute la noblesse de ses aïeules. L’œil qui l’admirait volait quelque chose à la sensualité du tact en posant son rayon sur ces lèvres d’un rose chaud et vaporeux. Son cou ondoyant, ses épaules, ses bras étaient si fermes et si éclatants de jeunesse, que la soie et la dentelle qui les touchaient, semblaient avoir une âme et les caresser de leur contact, de leurs plis et de leurs couleurs. Lady Glenmour était grande, belle, mais sans cet excès de majesté qui tue le désir, qui donne trop au respect pour ne pas ôter à la grâce. Par une illusion, par un prestige qui ne s’expriment pas avec les mots beaucoup trop exacts de la langue parlée, on éprouvait, en voyant sa poitrine blanche et demi voilée, l’émotion suave et chaste que fait naître une corbeille pleine de fruits et de fleurs qu’on vient de cueillir. Ce qui aurait donné un prix extraordinaire à tant de charmes, c’eût été l’éclair de la passion courant dans ces cheveux, éclatant dans ces yeux, circulant dans ces veines, s’allumant sur ces lèvres, faisant battre ce cœur de dix-huit ans. Malheureusement, ou heureusement peut-être, lady Glenmour n’était jusqu’ici qu’une belle statue de rose et d’ébène, que Pygmalion avait animée, mais sur le front de laquelle il avait oublié de déposer le baiser mystérieux. La Galathée anglaise marchait, elle respirait, elle parlait, mais elle ne vivait pas, car elle n’aimait pas.

L’absence de cette passion donnait peut-être à son corps la langueur dont il semblait frappé comme d’une maladie mortelle. Lady Glenmour, avec cette vive exubérance, toute de jeunesse et de santé, ne marchait presque pas ; si elle sortait à pied, c’était pour aller jusqu’aux premiers gradins gazonnés du parc, qui commençait au-delà de la pelouse, c’est-à-dire à trois cents pas environ du château. Assise dans son fauteuil, elle lisait pendant les heures du jour où elle ne recevait pas, ou bien elle faisait de la musique à son piano. Son plaisir… Elle ne paraissait avoir aucun plaisir, pas même celui de se savoir belle, admirée ; grand avantage qu’ont les femmes sur les hommes qui ne sont pas femmes.

L’article du journal de la cour était ainsi conçu :


« Un membre de la fameuse affiliation des Dangereux vient d’être enlevé sur la route de Brighton à Londres par la belle comtesse de Wisby, aujourd’hui lady Glenmour. On ne croirait pas à un pareil événement si l’on ne savait les prodigieux succès de ces messieurs. Du reste, un bon mariage contracté à Calais dans la chapelle protestante a ratifié et fait pardonner cette folie romanesque d’une des plus nobles et des plus jolies demoiselles d’honneur de la reine. »


Quand lord Glenmour eut achevé cet article, il dit en rendant le journal à sa femme :

— On ne peut empêcher les journaux de dire ce qu’ils veulent.

— Milord, il ne s’agit pas, s’il vous plaît, de la moralité des journaux, mais de la mienne.

Vous ai-je enlevé ? demanda-t-elle d’un ton qui confondit lord Glenmour. Je tiens à le savoir…

— Non, Milady… vous le savez bien…

— Mais alors ?…

— Une pareille absurdité ne se réfute pas…

— Cependant, Milord, tout n’est pas absurde dans cet article…

— Tout !…

— Non, Milord, répliqua lady Glenmour.

— Votre assurance…

— Ne faites-vous pas partie de la fameuse société !

— De quelle société ?

— De celle que cite le journal de la cour, de la fameuse société des Dangereux.

— Moi ?

— Vous-même…

— C’est le journal qui le dit.

— C’est moi, Milord, qui l’affirme.

— Qui a pu vous dire ?…

— Écoutez-moi, Milord. Un soir, j’étais du cercle de la reine : vous y vîntes présenté par votre amiral : on dansa ; deux fois vous m’offrîtes d’être mon cavalier. En reprenant ma place, je lus, écrits au crayon sur la monture d’ivoire de mon éventail, ces mots : Prenez garde ! comtesse Wisby, l’homme avec lequel vous avez déjà dansé deux fois est un Dangereux.

— Quelle folie ! dit sans trop savoir ce qu’il disait lord Glenmour, occupé à tordre sourdement, avec rage, dans le fond de son gousset, une chaîne d’or d’un travail précieux qu’il avait projeté de donner comme un troisième cadeau à sa femme.

— M’a-t-on trompée ? Votre parole de marin ?

— Non… Milady !… Mais quel rapport y a-t-il entre mon voyage à Londres et mon affiliation à ce club d’hommes de plaisir, d’élégance et de luxe ?

— Et d’intrigues galantes, ajouta lady Glenmour. Mais écoutez-moi encore, Milord. Le surlendemain, je voulus savoir ce que c’était que cette étrange société…

— Et l’on vous a appris ?… demanda avec une fausse indifférence lord Glenmour.

— Ceci, Milord : que vous formiez une association de trente membres ; que pour faire partie de cette association quand se présentait une vacance, il fallait d’abord prouver qu’on était noble au moins depuis deux siècles. Est-ce exact, Milord ?

— C’est exact, Milady… Qui donc a pu faire mettre cette nouvelle dans le journal de la cour ? pensa lord Glenmour.

— Jouir de deux cent mille francs de rente et n’avoir ni moins de dix-huit ans ni plus de trente… Est-ce vrai ?

— Oui, Milady… et c’est tout… Revenons à mon départ.

— Ce n’est pas tout, reprit lady Glenmour. Il faut encore pour être admis dans cette société, avoir eu deux duels… être brave enfin, et passer dans l’opinion publique pour l’un des hommes les plus séduisants de l’Angleterre.

— Cette dernière clause n’est pas de rigueur, Milady puisque vous voulez que j’aie fait partie de cette association…

— Et dont vous faites encore partie…

— Non, Milady, et vous allez savoir pourquoi…

— Auparavant, permettez-moi d’achever, interrompit lady Glenmour, sans rien perdre de son flegme superbe. Son but est celui-ci…

— Ah ! vous savez aussi le but de cette association… dit lord Glenmour mis à la plus cruelle des tortures, et cassant par petits morceaux la chaîne d’or qu’il avait dans le gousset.

— Que saurais-je sans cela ?

— Vous avez été bien instruite…

— Parfaitement, Milord ; le but de cette association, le voici : chaque associé doit exercer une séduction si impérieuse sur le cœur des femmes, qu’il faut qu’elles avouent leur amour les premières ; au contraire, je crois, de ce qui s’est passé jusqu’ici. Il est défendu de triompher à moins. Ils ne doivent jamais dire qu’ils aiment, mais si fort se rendre aimables, irrésistibles, ou par leur beauté, ou par leur éloquence, ou par leur esprit, ou par leur adresse, ou par leur subtilité et leur connaissance du cœur des femmes, qu’aucune d’elles ne puisse échapper à leur domination. Celui qui déroge à ces conditions, qui réussit par d’autres moyens, est déclaré traître à l’ordre et exposé à toutes les vengeances de ses confrères, qui sont nécessairement très puissants, puisqu’ils sont pris dans les plus hautes classes de la société anglaise, jeunes pairs, jeunes membres du parlement, jeunes officiers supérieurs dans l’armée de terre et de mer…

— Vous voyez encore, dit lord Glenmour, que cette condition de ne réussir qu’avec les moyens difficiles, énumérés par vous, n’est pas toujours imposée aux membres de cette association, puisque de nous deux, Milady, c’est moi qui ai été bien formellement le premier à vous dire que je vous aimais…

— Vous avez voulu m’épargner, Milord, au risque d’avoir pour ennemis mortels tous les membres du club des Dangereux.

Ce trait parti comme naturellement des lèvres aristocratiques de l’admirable lady Glenmour, alla droit au cœur de son mari, et y vibra si longtemps, qu’il en demeura presque anéanti.

— Voilà, reprit-elle avec son calme inaltérable, l’esprit et le but de l’association des Dangereux. Et compte-t-elle beaucoup de triomphes, demanda-t-elle, outre le vôtre ?

— Oui, Milady.

On devine comment dût être prononcé ce oui… La chaîne d’or était hachée en vingt morceaux.

— On dit que le jeune lord Dixon a remporté de belles victoires sur notre sexe ?…

— On le dit, Milady.

— Que le marquis de Wallace…

— Aussi, Milady.

— Et que le comte de Madoc…

— C’est le plus terrible de tous.

— Le plus séduisant, vous voulez dire.

— Je l’entends ainsi, milady, reprit lord Glenmour, qui avait changé de couleur quand sa femme avait prononcé au hasard, entre vingt autres, le nom du comte de Madoc.

— Qu’a-t-il fait de si extraordinaire, dites-moi, je vous en prie, dans ce genre de conquêtes ?

— Tout ce qu’il a voulu, je vous assure ; et vous savez, Madame, qu’on n’est jamais fat pour le compte d’autrui…

— Ainsi vous croyez, Milord, que s’il l’eût voulu, il aurait pu triompher de lady Bray, si belle, mais si sévère ?

— Oui, Milady, répondit Glenmour, accablé et troublé à la fois de la durée de ce réquisitoire fait froidement, et que venait encore assombrir le nom du comte de Madoc.

— Et qu’il serait pareillement vainqueur de la fierté de Lady Halley ?

— J’en suis sûr, répondit plus rapidement encore lord Glenmour, pressé d’en finir avec le supplice qu’il endurait.

— C’est donc un Adonis, un Richelieu, un Lovelace, que ce comte de Madoc ? Dépeignez-le moi, je vous prie… demanda avec quelque animation lady Glenmour.

— Je n’ai aucun talent, milady, pour ces sortes de descriptions pittoresques…

— Son caractère du moins ?…

— Le comte de Madoc, madame, est d’un caractère fort doux, très réservé, très digne ; c’est une nature fine, tranquille, froide…

— Je ne l’aurais jamais cru… mais alors vous avez quelque ressemblance avec lui ?…

— Sur ce point… peut-être, répondit lord Glenmour qui finissait de réduire en poussière la chaîne d’or renfermée dans son gousset.

— Est-il gai ?…

— Très sérieux, au contraire.

— Cause-t-il avec esprit ?

— Oui, madame, mais il cause très peu.

— Mais comment séduit-il alors ?

— C’est son secret, madame… et non le mien…

— Vous avez raison…

— Après tout, milady, reprit lord Glenmour, cherchant à clore le propos de quelque manière que ce fût, il ne faut pas que les gentilshommes qui font partie de ce club se trompent souvent, car celui qui échoue une fois n’en est plus membre.

— Et avez-vous beaucoup renvoyé de membres jusqu’ici ?

— Aucun.

— Vous m’effrayez, mylord.

— Pour qui ?

— Pour vous… Qui me dit que vous n’irez pas encore exercer votre pouvoir fascinateur ?

— Tantôt, quand vous m’avez interrompu, j’allais vous dire…

— Quoi, mylord ?

— Que tout membre qui se marie avant trente ans…

— Est mis à mort ?

— Non, madame ; mais il cesse de faire partie de l’association des Dangereux. Ainsi j’en suis naturellement exclu maintenant…

— Vous me rassurez un peu, mylord, et vous me donnez l’explication de votre singulier refus de m’emmener à Londres avec vous. Cette explication, la voici…

Mais la phrase de lady Glenmour resta suspendue : la porte du salon s’ouvrait.

C’était la charmante Paquerette qui, selon l’usage, apportait, sur un plateau de cristal de Bohême, les deux glaces qu’elle avait l’habitude d’offrir chaque soir à lord Glenmour et à sa femme.

Madame prit le verre où était sa glace, et Paquerette alla ensuite présenter le plateau à lord Glenmour.

La jeune femme de chambre que lady Glenmour elle-même avait appelée Paquerette, à cause de sa grâce virginale et de la pureté toute villageoise de son visage, était la fille d’un habitant du pays de Galles, où la comtesse avait été nourrie. Paquerette, fort triste depuis quelque temps, était si émue ce soir-là, qu’elle ne s’aperçut pas de l’accident que sa distraction venait de causer.

— Qu’avez-vous donc, Paquerette ? lui demanda lord Glenmour.

— Moi, mylord ?…

— Vous ne remarquez pas qu’il n’y a plus rien dans ce verre ? La glace est tombée sur le plateau, tant vous l’avez maladroitement porté.

— Oh ! pardon, mylord.

— Remportez cela, mon enfant.

— Mylord, excusez-moi, une autre fois…

— C’est bien…

Paquerette s’en alla rouge et pâle à la fois comme une cerise anglaise, en tenant toujours collée entre le plateau de cristal et sa main qui la soutenait, une lettre qu’elle avait projeté de remettre à lord Glenmour, et d’où venait toute sa distraction.

Dès qu’elle fut sortie, Paquerette reprit la lettre de dessous le plateau, et en la glissant dans la poche de son tablier de satin rose, elle dit en soupirant : Allons, je n’aurai pas ce courage… pourtant, mon Dieu !…

Paquerette descendit ensuite l’escalier voûté qui menait aux cuisines du château et au jardin.

— Je vous disais, mylord, reprit imperturbablement lady Glenmour, que j’avais la clé de votre refus de me conduire à Londres avec vous. Oui, vous avez fait croire aux membres du club que je vous avais enlevé sur le chemin de Londres à Brighton et vous craignez naturellement que je donne un léger démenti à cette invention… Eh bien ! mylord, je sauverai votre cher amour-propre… au dépens du mien… soit, je veux bien passer pour vous avoir enlevé… mais c’est à la condition que vous m’emmènerez à Londres avec vous.

— Milady, répondit avec un pénible effort lord Glenmour, vous avez été bien instruite, je ne le nie pas. La cour a une police qui ne la trompe jamais. Je vous jure seulement que je ne suis pour rien dans l’article mensonger du journal de la Cour.

— Je vous crois, mylord… mais j’irai à Londres…

— Je ne devine pas quelle personne amie ou ennemie a pu chercher, dans un intérêt quelconque, à présenter mon mariage comme la suite d’un enlèvement pratiqué sur ma personne.

— Je vous crois, mylord… mais…

— S’il m’est impossible de vous emmener avec moi à Londres, ce n’est pas de peur que vous démentiez ce fait bizarre, inventé à plaisir ; mais n’y allant que pour obtenir une prolongation de congé… afin de pouvoir rester plus longtemps près de vous…

— Enfin, vous ne voulez pas, je le vois, que je vous accompagne à Londres… Eh ! bien, mylord, je resterai, dit lady Glenmour avec une résignation qui allait presque jusqu’au contentement. Et combien serez-vous de temps absent ? demanda-t-elle avec la même indifférence glacée.

— Je l’ignore, milady ; cela dépendra de l’amirauté, lui répondit lord Glenmour avec la même impassibilité, en la saluant et en se dirigeant vers la porte de son cabinet.

— Mylord n’oublie pas que c’est aujourd’hui samedi, et que je reçois ce soir.

— Non, milady, répondit lord Glenmour, en répétant plus froidement encore son salut.

La double porte du salon se ferma.

Lady Glenmour posa la main sur son cœur, laissa tomber sa tête sur sa poitrine émue, et dit avec un affreux désenchantement ce qu’elle s’était dit fort souvent déjà :

— Mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! c’est donc cela le mariage ?

À ce point de la narration, le chevalier De Profundis s’arrêta et dit au jeune marquis de saint Luc, dont l’attention se partageait depuis quelques minutes entre l’histoire qu’il écoutait et une petite lumière qui, sortie de la petite chapelle d’un tombeau, parvenait jusqu’à eux : — Cette lueur vous inquiète… Vous voudriez savoir…

— Vous avez deviné mes préoccupations, monsieur le chevalier. Si sans trop interrompre votre récit, vous pouviez m’apprendre quelle pieuse douleur a allumé cette lampe funéraire… Ce doit être bien triste…

— Bien triste et bien bouffon à la fois…

— Bouffon ? Comment cela ?

— Bouffon à cause de la personne scellée dans cette tombe somptueuse et à cause de la personne qui l’a élevée.

— C’est sans doute une femme qui a pris le soin de la faire construire et de l’éclairer de cette lampe constamment entretenue ?

— Vous avez deviné.

— Une femme qui pleure son amant, n’est-ce pas ?

— Vous avez encore deviné.

— Mais en quoi alors, chevalier, cela peut-il être bouffon ?

— Vous le saurez comme moi, si vous voulez permettre que je continue mon premier récit. L’histoire que je racontais et celle que vous désirez savoir en ce moment se confondent par un de ces hasards qu’il ne faut pas trop s’étonner, je vous préviens, de rencontrer dans l’endroit où nous sommes ; comme tôt ou tard tout vient ici, les rencontres y sont très faciles, très naturelles.

— Alors continuez, je vous en prie, chevalier, ma curiosité redouble…

Le chevalier De Profundis fit un geste de remercîment et reprit ainsi :