Les Nuits du Père Lachaise/18

La bibliothèque libre.
A. Lemerle (2p. 103-131).


Le retour au château.


Le docteur Patrick, assis dans son fauteuil près de la croisée, avait fait placer Paquerette devant lui, se disposant à lui dicter une lettre ; mais, comme si la jeune fille eût dû en écrire deux, elle avait étalé deux feuilles de papier au lieu d’une sur le pupitre.

Le docteur fit un signe et Paquerette s’apprêta.


« Mon cher Glenmour,

« Puisque vous ne voulez pas vous décider à nous écrire le premier, il faut bien que ce soit nous qui commencions. Si je ne vous dis pas que votre château est brûlé, que votre parc a été enlevé par une trombe, c’est que vos immeubles sont à peu près comme vous les avez laissés en partant. Le silence en pareil cas équivaut à une bonne nouvelle. N’allez pas croire pourtant, renversant mon système, que les personnes dont je vais vous parler soient en danger. Tout est bien. Lady Glenmour jouit d’une assez bonne santé, rien du moins ne l’a troublée, sauf un petit accident dont je vais vous entretenir et dont nous sommes encore tout chauds, dirais-je, s’il n’avait eu lieu sur un élément qui ne l’est pas souvent surtout dans la saison où nous entrons. Toutefois cet événement, si peu grave qu’il soit, je vais vous en parler, ne fût-ce que pour saisir l’occasion de vous demander bien vite ce qu’est un sir Archibald Caskil, qui se prétend très haut votre ami particulier, dévoué, intime, et qui dit vous avoir connu au cap de Bonne-Espérance, il y a déjà quelques années. »


Ici le docteur Patrick s’étant tout-à-coup arrêté pour prendre haleine et peut-être aussi pour se rendre compte de la gravité, ni trop forte ni trop faible, qu’il désirait mettre dans ses paroles, Paquerette quitta la feuille sur laquelle elle venait d’écrire et leva mystérieusement sa main qui s’abattit sans bruit et comme une plume de duvet sur l’autre feuille de papier placée près d’elle et disposée d’avance. Pendant le repos de Patrick, elle écrivit sur cette seconde feuille, sans produire le moindre bruit, quelques lignes rapides qu’elle laissa inachevées, car le docteur aveugle reprenait ainsi sa dictée :


« Ce sir Archibald Caskil, pour y revenir, qui se dit votre meilleur ami, a bien le caractère le plus tropical que je connaisse. Il s’est présenté chez vous en riant comme s’il arrivait du village voisin, et il venait pourtant du Cap de Bonne-Espérance, rien que cela ! Il était près de minuit, l’heure des fantômes. Il entre après avoir presque forcé votre grille, renversé deux fauteuils, et ses premières paroles sont pour demander du punch. On lui donne du punch ; il nous embrasse, il embrasse lady Glenmour, il l’embrasse deux fois, il danse, il nous fait danser, il insulte Maracaïbo, taquine notre bouillant Tancrède. Et le lendemain, installé définitivement au château, il parle, il ordonne, il commande en maître, mais en maître, dois-je ajouter, qui sait se faire adorer des domestiques.

« Ils se mettraient au feu pour lui ; je ne sais pas si nous en ferions autant, mais, en attendant, il nous a tous jetés dans l’eau à la suite d’une folle promenade en yacht sur le grand canal. Heureusement personne n’a péri. Lady Glenmour est en train de se remettre de cet accident, qui paraît l’avoir beaucoup émue, mais beaucoup distraite aussi.

« Il me semble qu’elle prend un plaisir nouveau, tout-à-fait inconnu pour elle, à la conversation triviale, burlesque, mais ma foi fort entraînante, aux manières communes, mais communes d’une certaine façon pourtant, de cet homme, un peu marin, beaucoup négociant, un peu planteur, millionnaire à l’excès, beau convive ; franc buveur, gai toujours. Il est dans vos appartements absolument comme chez lui ; il dispose, il ordonne, et cela, je vous assure, malgré la réserve si constamment digne de lady Glenmour, malgré l’autorité absolue que vous avez déléguée à Tancrède ; et ce serait, je crois, malgré vous, oui, malgré vous-même, si vous étiez ici. Quel diable d’homme !

« À l’exagération près, et je vous engage à tenir compte de la différence, ce sir Archibald Caskil ressemble extraordinairement à quelqu’un que nous connaissons beaucoup, vous et moi. C’est la même nature franche, la même humeur vive, la même verve roulante, la même parole incisive, la même cordialité dans l’action et la même promptitude dans la pensée. En vérité, mon cher Glenmour, la comparaison est venue d’elle-même, et je suis encore frappé de l’exactitude, des rapports. Encore une fois, cependant, n’omettez pas les nombreuses dissemblances. Sir Archibald Caskil est de la poudre dans une arme grossière ; l’autre, celui à qui je lui fais honneur de le comparer, est de la poudre dans un pistolet ciselé, au canon d’acier fin et à la monture d’ébène. »


Ayant marqué une seconde pause dans sa dictée, toujours afin de calculer la portée de sa confidence et des expressions qu’il employait, le docteur fournit à Paquerette une nouvelle occasion de continuer en cachette, pendant quelques minutes, l’autre lettre qu’elle écrivait. Dès qu’elle s’aperçut qu’il allait reprendre, elle repoussa vivement la rédaction qui lui était personnelle.

Le docteur Patrick dicta :


« Mais faut-il vous le dire ? Oui, mon ami, je vous le dirai, dussiez-vous cette fois encore m’accuser de m’abandonner à mon excès de pénétration ; ce sir Archibald Caskil ne me paraît pas exactement l’homme de la personnalité qu’il affecte. Pardon de mes doutes s’il est réellement votre ami, s’il vous a effectivement, ainsi qu’il le dit sans aucune ostentation, sauvé autrefois la vie. Mais nous vivons dans un siècle si fécond en spirituels aventuriers, si miraculeux en gens d’intrigues, que j’ai besoin de votre affirmation pour considérer notre lointain et singulier visiteur comme un homme auquel je dois ouvrir ma main et laisser ouverte votre loyale maison. Pourtant je n’ai aucune certitude formée, irrévocable, remarquez-le bien, pour ne pas croire en lui. Éclairez vite mes hésitations. Excusez-les surtout, car j’ai peur de ma peur.

« Lady Glenmour est bien, sa santé est assez bonne, je vous l’ai déjà dit en commençant ma lettre ; son nuage, dirait Milton, laisse passer les flèches d’or du soleil. Puissiez-vous un jour tous les deux rencontrer enfin ce bonheur dont il revient à chacun de vous la moitié. Vos chagrins domestiques, mon ami, sont les miens. Mais quel malheur, je suis à me le demander, vous faudrait-il donc pour vous rendre plus heureux l’un et l’autre ? Jeunes tous les deux, beaux tous les deux, charmants tous les deux, riches à souhait tous les deux, en vérité, il n’y a qu’un malheur qui puisse vous apprendre combien vous vous convenez tous les deux. »


— Mais qu’avez vous donc, Paquerette ? interrompit le docteur, il me semble que vous n’écrivez pas ? Je n’entends plus crier la plume sur le papier…

— Pardon, monsieur Patrick, répondit Paquerette, qui n’écrivait pas, dont les palpitations raccourcissaient la respiration, qui s’essuyait doucement les yeux, et asséchait avec son doigt tremblant une larme tombée sur la lettre.

Le docteur acheva sa dictée :


« Adieu, mon ami, répondez vite à ma lettre. J’ai besoin de votre réponse. Tancrède est un enfant ; il vous veut grandement du bien ; mais c’est une flamme qui va où le vent la pousse, et moi je ne suis qu’un pauvre aveugle qui, ne pouvant être éclairé par les yeux, veut l’être doublement par l’intelligence.

« Vous vous souvenez de notre conversation sur le perron du château, la nuit de votre départ ; eh bien ! cher Glenmour, je n’ai pas changé d’opinion. Votre femme ne vous connaît pas encore. Vous ne lui êtes jusqu’ici apparu que sous un masque derrière lequel vous vous obstinez à vous cacher. Laissez-le tomber, montrez-vous tel que vous êtes. Quel jeu vous jouez, mon ami ! Vous connaissez les femmes, me répliquez-vous sans cesse. Eh ! voilà ce qui vous empêche de connaître la femme.

« Je ris souvent, mais je ne suis pas complètement heureux ; car je n’ai jamais vu et je ne verrai jamais le noble et beau visage de lady Glenmour, bien affectée en ce moment de n’avoir pas reçu une seule lettre de vous depuis votre départ.

« Votre meilleur ami,

« James Patrick. »


— Maintenant, ma belle enfant, dit le docteur Patrick à Paquerette, ouvrez le tiroir placé au-dessus du pupitre, celui du milieu, et vous y trouverez des enveloppes de lettres ; prenez-en une et enfermez-y, de votre bonne et officieuse main, la lettre que vous venez d’écrire.

— Oui, docteur.

Paquerette suivit les indications du docteur ; mais au lieu de plier une lettre et de n’en couler qu’une seule dans l’enveloppe, elle en fit glisser deux, celle écrite sous la dictée, celle écrite pour son propre compte.

— C’est prêt, docteur.

— Eh bien ! cachetez maintenant et écrivez l’adresse que je vais vous dicter.

Paquerette prenait le bâton de cire à cacheter, lorsqu’une des sonnettes de l’escalier, vivement ébranlée, apprit au joli secrétaire du docteur Patrick, que c’était elle que lady Glenmour appelait.

— C’est moi que sonne madame.

— Eh bien ! allez Paquerette ; vous reviendrez ensuite achever votre tâche. Aussi bien cette lettre ne sera jetée dans la boîte que demain matin. Il est trop tard aujourd’hui.

Laissant les deux lettres sous l’enveloppe non cachetée, Paquerette descendit vite auprès de sa maîtresse, avec la pensée de remonter bientôt pour terminer la grande résolution qu’elle était sur le point d’achever et cette fois, dit-elle, ce sera sans répit, sans rémission. En effet, les deux lettres une fois parties, la reine d’Angleterre même ne pouvait pas plus faire que l’une arrivât sans l’autre qu’elle ne pouvait faire qu’elles ne parvinssent pas toutes les deux à lord Glenmour.

Le docteur resta seul ; il pensait encore au contenu de la lettre qu’il venait d’écrire à son ami, lord Glenmour ; il s’applaudissait de ne lui avoir laissé ignorer ni l’arrivée, ni le caractère singulier du personnage qui se disait son ami, et surtout d’avoir exposé ses craintes dans une mesure tout-à-fait convenable, quand Tancrède poussa vivement la porte de la chambre et dit en entrant tout essoufflé :

— Docteur, donnez-moi un conseil.

— C’est vous, Tancrède ?

— Oui, docteur ; mais un conseil prompt…

— Sur votre santé ?

— Il ne s’agit pas de ma santé !

— De quoi s’agit-il donc ?

— De ce qui vient de se passer sur la grande pièce d’eau.

— Je ne comprends pas…

— Comment, vous, si intelligent, vous ne comprenez pas que lord Glenmour, m’ayant chargé de veiller sur les intérêts du château, sur la sûreté de ceux qui l’habitent, et particulièrement sur lady Glenmour, je dois lui rendre compte, à son retour, de l’accident qui vient d’arriver et qui aurait pu être si funeste ? Et si je lui réponds : C’est la faute de sir Archibald Caskil, ne me dira-t-il pas : Qu’est-ce que ce sir Archibald Caskil ? qu’importe sir Archibald Caskil ? qu’avez-vous dit à sir Archibald Caskil ? comment vous êtes-vous expliqué, conduit avec cet homme, cet Archibald Caskil, qu’on ne connaît pas, qui vient on ne sait d’où, avec cet extravagant, ce fou, cet impudent ?…

— Arrêtez, Tancrède… votre dernière expression est trop forte : elle est outrageante…

— Je la maintiens, docteur ; je la maintiendrais l’épée à la main.

— Non, vous ne la maintenez pas, car le fou, l’extravagant dans cette affaire, c’est vous.

— Moi, docteur ?

— Sans aucun doute. Quand sir Archibald Caskil a souhaité de prendre le commandement du yacht, pourquoi le lui avez-vous cédé ?

— Était-ce une raison pour chauffer la machine au point de nous faire tous sauter au troisième ciel ? ce qui n’est pas arrivé parce que nous avons coulé bas.

— Encore une erreur de votre part, Tancrède, oui, encore un malheur qui ne retombe que sur vous ; si je n’ai pas d’yeux, j’ai des oreilles assez attentives, c’est vous qui, exagérant les ordres donnés par sir Archibald Caskil au chauffeur, avez crié à celui-ci : Chauffeur, allez de toute la vitesse possible. Je l’ai entendu.

— Mais c’était le dépit, la colère, la rage qui m’ont fait parler ainsi.

— Beau prétexte ! Est-ce que le mécanicien et le chauffeur sont tenus à autre chose qu’à l’obéissance ?

— Non, sans doute…

— Convenez-en.

— Mais alors c’est moi, docteur, qui suis encore coupable ?

— Eh ! mon Dieu, oui, mon ami, par excès de zèle, par étourderie, par dépit, comme vous le dites, et vous n’avez rien, sur mon honneur, absolument rien à reprocher à sir Archibald Caskil ; vous avez au contraire à le remercier d’avoir, pendant ce naufrage causé par votre seule témérité, sauvé notre chère lady Glenmour.

— Moi le remercier ! quand je projetais…

— Le service en vaut assez la peine.

— Je l’aurais rendu aussi bien que lui.

— C’est vrai, mon ami ; mais enfin il l’a rendu, il ne faut pas lui en vouloir pour cela.

— Tenez docteur, s’écria Tancrède en trépignant, je suis las de la présence de cet homme au château, et puisque je n’ai pas le droit de l’en renvoyer, j’aurai du moins celui de le faire connaître à lord Glenmour… Oui, je lui écrirai tout. Il agira ensuite comme il le voudra… mais mon devoir…

— C’est déjà fait.

— Vous ayez écrit à lord Glenmour ?

— À l’instant.

— Sans moi ?

— Je vous savais sous le coup de la mauvaise humeur que vous m’apportez ; j’ai prié Paquerette de vous remplacer. Elle a écrit sous ma dictée. Ma lettre doit être sur le pupître… Regardez.

Tandis que Tancrède cherchait la lettre, le docteur aveugle se disait : Que signifie cette haine toujours croissante de Tancrède contre sir Archibald Caskil ? Depuis le premier jour il l’a détesté, c’est vrai, mais cela ne s’explique pas davantage… Cet intérêt excessif, passionné de Tancrède pour les intérêts, de lord Glenmour… Quelle idée ai-je là ? Allons donc !

— Oui, docteur, dit Tancrède, il y a en effet une lettre sur le pupître.

— Paquerette allait la cacheter quand lady Glenmour l’a sonnée… elle est descendue…

— Voulez-vous, docteur, que je la cachète ?

— Je vous en prie, Tancrède.

— Mais, docteur…

— Quoi donc ?

— Lady Glenmour aurait donc écrit aussi à son mari ?

— Pourquoi me dites-vous cela ?

— C’est que l’enveloppe contient deux lettres.

— Deux lettres ? assurément vous vous trompez, Tancrède.

— Touchez vous-même, docteur. Tancrède mit les deux lettres dans la main du docteur.

— Voilà qui est singulier… Ouvrez-les toutes les deux, que je sache…

Tancrède ouvrit les deux lettres.

— L’une, dit-il, commence par ces mots : « Puisque vous ne voulez pas vous décider à nous écrire le premier, il faut bien que ce soit nous qui commencions. »

— Celle-là est la mienne ; celle que je viens de dicter à Paquerette. Donc je la mets de côté… Voyons l’autre, dit le docteur.

Tancrède déplia l’autre lettre.

— Passez tout de suite à la signature.

— Il n’y en a pas, docteur.

— Elle aura été oubliée. L’écriture ?

— Mais on dirait celle de l’autre lettre…

— L’écriture de Paquerette ? allons donc ?

— Elles se ressemblent beaucoup, quoique celle-ci soit moins ferme…

— Une lettre sans signature écrite à lord Glenmour ! une lettre glissée à la faveur de la mienne sous la même enveloppe ! ceci, dit le docteur Patrick, en luttant intérieurement contre un reste de délicatesse, sort trop des règles ordinaires pour ne pas permettre, pour ne pas commander une indiscrétion…

— Certainement, docteur.

— Lisez.

— Il le faut, dit Tancrède, qui lut ceci :


« Mylord

« D’autres lettres vous auraient dit mon amour, mais elles n’existent plus ; celle-ci vous apprendra ma résolution dernière. »


Dès cette première phrase, assez explicite à la vérité, le docteur et Tancrède semblèrent s’interroger avec un sentiment obscur de doute, de recherche, de réflexion, de défiance surtout, ce qui les empêcha d’exprimer simultanément une opinion sur ce qu’ils venaient l’un et l’autre d’apprendre.

Au milieu de ces épaisses ténèbres, Tancrède continua :


« J’ai bien fait de détruire ces lettres, vous ne m’auriez pas comprise ; vous m’auriez peut-être raillée, et le rire, mylord, est du poison quand il tombe sur le mal dont je souffre. Ah ! je souffre beaucoup. J’ai vite éprouvé que l’amour ne se composait guère que de deux sentiments absolus : du bonheur et du désespoir. Il m’est échu le désespoir. En pouvait-il être autrement quand, par une effrayante témérité, je vous ai pris pour l’objet de mon irrésistible adoration ? Mais je ne vous ai pas pris, et ceci m’excusera un peu, je l’espère. La fatalité a tout fait. Maintenant il ne s’agit plus de vivre sur cette illusion, mais d’en mourir, et je vais mourir, mylord, à moins d’un miracle, et les miracles n’arrivent jamais à ceux qui les attendent. »


Une triste, une douloureuse conviction s’était déjà formée dans l’esprit du docteur. Paquerette aimait lord Glenmour ! Dans quel abîme roulait cet ange ! Comment la retenir ? Trahir son secret, c’était la tuer sur le coup ; le lui laisser, c’était lui accorder ce qu’elle voulait avec le calme homicide d’une idée fixe dans un cœur pur, c’était lui accorder de mourir. Une larme tomba sur le cœur de l’honnête homme. Les paroles de Paquerette lui revinrent alors à la mémoire ; il se souvint qu’elle lui avait répondu lorsqu’il l’avait interrogée sur son dépérissement graduel : « Oui, docteur, mon mal est au cœur. » Encore une victime, pensa-t-il, de cette instruction exagérée, malsaine, on peut ainsi l’appeler, donnée aux jeunes filles anglaises de la classe pauvre. Si l’on ne vit pas que de pain, on ne vit pas que d’intelligence non plus. Si Paquerette fût restée auprès de sa mère, l’aidant aux durs travaux du ménage, ignorant les grands poètes, mais sachant filer le lin, tailler des robes et ourler des serviettes, elle aurait eu une jeunesse bénie, et plus tard elle serait devenue la femme de quelque honnête fermier. Mais le mal est fait, murmura le bon docteur, et il s’agit de le guérir. Le guérir ! Et comment ? La renvoyer chez ses parents ? Mais consentira-t-elle à s’éloigner ? Et d’ailleurs sous quel prétexte ? Lui dire le motif de son renvoi, n’est-ce pas la tuer en voulant la sauver ?

« Je vous dirai bientôt, » poursuivit Tancrède, la lettre de Paquerette à la main, et brûlé jusqu’à la moelle des os par cette peinture claire, positive, d’un amour qui traduisait le sien, « je vous apprendrai ce que, dans ma position, j’entends par un miracle. Laissez-moi vous dire auparavant, car c’est de la reconnaissance qu’un pareil aveu, ce que je dois à cet amour dont la révélation sera sans doute un prodige de surprise pour vous.

« J’y dois, mylord, la joie immense de croire aveuglément, et à me jeter au feu pour prouver ma croyance à la puissance divine, à Dieu enfin. Jusqu’ici j’avais aimé Dieu, je l’avais prié comme fait, du reste, tout le monde, mais je ne savais pas si j’y croyais. J’admettais, je cultivais ce sentiment pieux, consolant, mais il n’était pas descendu avec empire dans mon âme. J’allais à lui, mais il ne venait pas à moi. J’avais besoin même de ne pas raisonner davantage ma certitude, de peur d’avoir à demander avec un accent d’amertume, et cela est mal, pourquoi sur la terre l’intelligence, la vertu, la bonté, restent si souvent sans but, sans réponse, sans raison d’être ; ce qui faisait dire au métaphysicien Hobbes, dont j’ai trouvé les œuvres dans votre bibliothèque : Oui, Dieu existe, mais il est souvent en voyage. L’amour m’a soudainement illuminée ; il m’a convaincue, il m’a répondu sans que je l’aie interrogé. Ainsi, parce que j’aime, je crois que Dieu a pris soin de verdir les champs et de dorer le soleil, de faire murmurer l’eau sur les pierres et bruire les arbres au choc du vent, d’argenter la lune et de faire voler l’oiseau, de parfumer les fleurs et de rougir le couchant. Aimer, c’est croire ; l’amour, c’est Dieu. Vous m’avez révélé Dieu ! »


— Oh ! que c’est vrai ! s’écria hors de lui Tancrède en froissant la lettre dans ses mains tremblantes. C’est vrai, docteur ! et ces paroles viennent d’un cœur qui aime !

— Qu’en savez-vous ? demanda avec un nouvel effroi le docteur Patrick à Tancrède.

En balbutiant, celui-ci répondit :

— Je le sens à mon cœur…

Mais Tancrède se tut aussitôt… Il comprit l’inconvenance de cet élan affirmatif, qui en disait trop au docteur ou pas assez. Mais son silence se prolongeant, le docteur comprit aussi qu’il allait lui dire enfin à qui il attribuait cette lettre, question excessivement délicate, que sir Patrick tenait à éloigner je plus possible. Il méditait encore sa réponse, il ne donna pas à Tancrède le temps de parler. D’un ton bref il lui dit :

— Allez toujours… lisez ! Mais lisez donc, mon ami ! À quoi rêvez-vous ?

Tancrède désappointé, ému, agité, continua ainsi :


« Je vous ai parlé du seul miracle qui m’aurait empêchée de mourir ; il est temps de vous le dire, et puis je n’aurai plus rien à dire, si ce n’est à vous adresser une prière ; une prière que vous exaucerez, mylord.

« J’avais pensé qu’en occupant mon cœur d’une autre personne, j’oublierais ou j’affaiblirais l’amour que j’ai ressenti pour vous ; et naturellement, j’ai alors regardé autour de moi, j’ai cherché à ma portée. Mais je n’ai vu que des hommes, et vous n’êtes pas un homme, mylord ; vous êtes celui que j’aime. D’ailleurs, quel homme que ce sir Archibald Caskil ! le premier sur lequel j’ai jeté les yeux à cause du bruit qu’il fait chez vous. Comment l’aimer, même en s’y efforçant ? C’est une turbulence lassante, une trivialité qui ferait haïr la bonhomie, une familiarité intarissable qui ferait aimer le dédain, une licence dont toute femme doit souffrir, une simplicité qui est le charme suprême des domestiques. »


— Bravo, Paquerette ! s’écria Tancrède transporté de joie. C’est un portrait pris sur le vif ; l’homme est moulé vivant. Bravo, Paquerette !

— Paquerette ! Pourquoi nommez-vous ici Paquerette ? demanda le docteur avec une surprise parfaitement jouée.

— Pourquoi, vous me le demandez ? Mais il me semble…

— Sans doute, je le demande.

— C’est que cette lettre est de Paquerette.

— De Paquerette ? c’est donc le jour de vos aberrations, celui-ci ?

— De qui serait-elle donc ? Apprenez-le moi… car j’avoue…

— De qui ? Je vais vous l’apprendre. Le docteur Patrick se leva et alla fermer la porte.