Les Nuits du Père Lachaise/25

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A. Lemerle (2p. 207-212).


Le major de Morghen.


Pour obéir aux vieux usages aristocratiques, le baron de Morghen avait cru devoir envoyer son fils unique, le jeune major de Morghen, passer un an dans les quatre grandes capitales de l’Europe : Vienne, Berlin, Londres et Paris. Le major était déjà sorti triomphant de trois épreuves, c’est-à-dire que trois capitales lui avaient donné, Vienne sa morgue et sa fierté, Berlin sa réserve, Londres sa belle tenue, et qu’il ne lui restait plus qu’à recevoir à Paris le complément de cette magnifique éducation.

Après ce dernier perfectionnement, le major rentrerait chez lui pour prendre place dans l’administration ou dans la diplomatie, sûr de jouir de quatre cent mille francs de revenu à la mort de son père, dont il était l’unique héritier.

La famille du major de Morghen, pour la peindre d’un trait, ressemblait à toutes les familles allemandes des romans de Kotzebüe, et le jeune major lui-même n’était ni plus ni moins, à cette époque de sa vie, que le même major qui existait du temps de Frédéric Barberousse et qui existera encore en Allemagne dans cinq cents ans, s’il y a encore des majors, et il faut l’espérer.

Le baron, père du major, croyait, ainsi que je vous l’ai déjà dit, à l’absolue nécessité pour un fils de famille de résider pendant quelque temps dans les quatre grandes capitales ; il croyait à l’influence de la bénédiction paternelle, à la recommandation des vertus et à la vertu des lettres de recommandation. Il était bon, sensible, honnête, et quand il ne s’occupait pas à déchiffrer du blason, il arrosait les fleurs qu’il avait plantées sur le tombeau de sa femme, ou bien il jouait de la flûte sous les allées de son parc. Il en jouait fort mal, mais avec beaucoup de sentiment.

Quand le major revint de Vienne, la première des quatre capitales où il devait séjourner, son excellent père lui dit :

— Major.

Et le major répondit : — Papa,

— As-tu pris les belles manières de Vienne ?

— Oui, papa.

— As-tu vu l’empereur ?

— Oui, papa.

— T’a-t-il parlé de moi ?

— Non, papa.

— As-tu exercé ton talent sur la flûte ?

— Oui, papa.

— Je te bénis ; allons pleurer sur le tombeau de ta mère.

Au retour de son séjour à Berlin, le baron dit encore à son fils, le major :

— As-tu pris les belles manières de Berlin ?

— Oui, papa.

— As-tu vu le roi ?

— Oui, papa.

— T’a-t-il parlé de moi ?

— Non, papa.

— As-tu exercé ton talent sur la flûte ?

— Oui, papa.

Vous jugez peut-être par ce second dialogue si semblable au premier et tous les deux si naïfs, que le baron de Morghen était un imbécile et son fils un niais ? Vous vous trompez.

Pour le baron qui était un homme de grand sens, car il était l’homme de son rang, les manières de Berlin ou de Vienne étaient celles qu’un vrai gentilhomme devait acquérir, celles sans lesquelles on n’était bien vu, ni à la cour, ni auprès des grandes dames ; c’était une seconde religion ; son fils était obligé de s’y montrer fidèle. Du moment où celui-ci convenait qu’il avait pris les belles manières de Berlin ou de Vienne, c’est qu’il les avait réellement prises. Quand son père lui demandait ensuite s’il avait vu le roi, c’est qu’il n’imaginait pas de question plus intéressante à lui adresser, lui, fidèle Allemand, jaloux d’élever son fils dans une noble fidélité. En ajoutant cette question : « T’a-t-il parlé de moi ? » le baron prouvait qu’il n’estimait rien tant comme d’occuper un instant le souvenir du prince, et il pardonnait à son indifférence, en songeant qu’il avait sans doute des pensées plus utiles. Et s’il finissait par s’informer si son fils s’exerçait toujours sur la flûte, c’est qu’il adorait cet instrument, et qu’il savait que rien ne chasse les mauvaises pensées et n’adoucit les mœurs comme la musique. Quelle raillerie un peu raisonnable infliger à ce dialogue, dont tout le tort était, pour un Français, dans la trop grande simplicité et la monotonie de la forme ?

Enfin le jeune major de Morghen, au retour de son voyage à Londres, la troisième capitale, quitta encore son vertueux père pour aller passer deux ou trois ans à Paris, le creuset où tout s’épure. Il fut recommandé, béni et assez richement muni de billets de banque.