Les Nuits du Père Lachaise/Texte entier2

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A. Lemerle (2p. 1-328).
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La femme qui cherche et celle qui a trouvé.


De longues larmes ruisselèrent sur les joues de lady Glenmour. Sa figure pâlit comme certaines fleurs après minuit. Ce n’était plus la même femme. Outre le mal dont souffrait lady Glenmour, mal auquel le fameux médecin anglais Astley Cooper a donné le nom fort original de mal de cour, c’est-à-dire un mal qui naît de la satiété de toutes choses, des meilleures comme des plus rares, elle éprouvait une tristesse incommensurable, causée par sa conviction profonde que l’homme qu’elle avait épousé ne l’aimait pas.

Depuis six mois qu’elle était sa femme, elle se persuadait avoir eu assez d’occasions de reconnaître qu’elle n’inspirait à lord Glenmour qu’une affection commandée par le devoir et soutenue par la délicatesse. Les riches cadeaux dont il l’accablait ne servaient qu’à la raffermir dans cette conviction. Il cachait, sous la magnificence de ses dons, la pauvreté de ses sentiments. Elle était flattée en reine par un courtisan ; mais elle, la femme, n’avait jamais éveillé en lui l’amour qu’elle croyait avoir le droit d’inspirer. Lord Glenmour lui semblait un dieu qui n’avait pas encore daigné prendre pour elle la transformation qui le ferait aimer. Cette persuasion, de jour en jour mieux établie en elle par une succession de faits qu’elle croyait irrécusables, la minait sourdement. Et ne prévoir aucun terme à cette existence contrainte ! n’était-ce pas une affreuse situation pour une jeune femme qui avait imaginé, à qui l’on avait dit sans doute que son mariage avec lord Glenmour, un des plus beaux, un des plus élégants gentilshommes anglais, la rendrait la femme la plus heureuse du monde. Convaincue du faible attachement qu’il avait pour elle, elle restait toujours au-dessous de ses efforts quand elle essayait maintenant de triompher d’elle-même, et ses maladresses valaient encore moins que son indifférence. Cette dernière journée lui avait été une preuve de plus qu’elle n’aurait jamais à espérer autre chose de lord Glenmour que des procédés gracieux, que des surprises toujours faciles à un aussi riche seigneur que lui. Elle devait renoncer à des marques simples et vives de tendresse.

Aussi les beaux cadeaux qu’il lui avait faits avant son départ n’avaient pu lui arracher un sentiment supérieur à la plus simple reconnaissance. Ce n’est que lorsqu’il fut parti, que lorsque sa chaise de poste volait vers Boulogne, qu’elle donna un libre cours à sa tristesse, qu’elle délaça, pour ainsi dire, son cœur.

Elle pleura longtemps et amèrement.

Elle se leva ensuite pour se retirer dans son appartement. Contre son habitude, l’idée lui vint de traverser le cabinet de lord Glenmour qui communiquait par un escalier secret avec sa chambre.

À l’instant où elle y pénétrait, elle fut fort étonnée d’y voir Paquerette, sa femme de chambre, qui, non moins étonnée d’être trouvée sans lumière dans cette pièce, et à une heure, si avancée de la nuit, balbutia aussitôt un prétexte pour expliquer l’étrangeté de sa présence.

— Je mettais en ordre le cabinet de lord Glenmour.

— Je croyais que c’était la tâche de son valet de chambre.

— Sans doute, mylady ; mais je voulais moi-même cette fois, pour être sûre que le travail serait mieux fait…

— Vous étiez cependant sans lumière ?

— La bougie s’est éteinte comme mylady a ouvert la porte.

— C’est bien…

— Je me retire, mylady, ajouta, toujours confuse et tremblante, Paquerette, dont les joues flétries portaient l’empreinte d’une longue souffrance intérieure ; je vais attendre madame dans sa chambre pour l’aider à se déshabiller.

— Allez.

Paquerette se retira par une porte secrète qui communiquait, à la faveur d’un escalier dérobé, avec l’appartement de lady Glenmour. Cette communication, parfaitement dissimulée, par des tableaux et la continuité exacte du papier, n’était connue que de quelques personnes du château. Le même travail, pratiqué dans l’épaisseur du mur, se prolongeait jusqu’au troisième étage, toujours dans le même but de corrélation discrète.

— Je ne devine pas, se dit lady Glenmour, sans mettre beaucoup d’importance à ce qu’elle disait et en posant un instant sur la cheminée du cabinet de son mari le flambeau qu’elle tenait à la main, ce que Paquerette avait à faire ici à cette heure. Mettre en ordre… m’a-t-elle dit ?… mais, en effet, se ravisa aussitôt lady Glenmour en promenant le regard autour d’elle, tout est bouleversé dans ce cabinet… des morceaux de cristal semés sur le parquet… le lustre brisé… ce fauteuil brisé aussi… ces porcelaines foulées au pied… Mais que signifie ? Lady Glenmour sonna.

Paquerette revint.

— Mais que signifie, Paquerette, ce désordre que vous n’avez pas entièrement réparé ?…

Paquerette fut aussi surprise que sa maîtresse du bouleversement dont on lui demandait compte, bien qu’elle prétendît s’être trouvée dans le cabinet pour le mettre en ordre.

— Je ne sais, Madame…

— Qui donc a brisé ainsi ce lustre, ces porcelaines, ce fauteuil ?

— Monsieur, peut-être…

— Monsieur ! dit lady Glenmour avec un éclair flamboyant dans les yeux, et un élan extraordinaire dans le son de sa voix.

— Oui, Madame, ce sera monsieur qui, dans un accès de colère…

— De colère, dites-vous, de colère ! Et pour quel motif ? contre qui ? demanda vivement lady Glenmour à sa femme de chambre, laquelle, se reprenant aussitôt, dit :

— Oh ! non ! je me trompe ; mylord ne se met jamais en colère… il est si doux !

— Vous avez raison, Paquerette, reprit lady Glenmour avec un soupir.

— Ah ! je devine maintenant ! continua la femme de chambre ; la croisée était ouverte, Maracaïbo sera entré et aura fait tous ces dégâts.

— Prenez ce flambeau, dit lady Glenmour visiblement dépitée de cette nouvelle explication donnée à l’événement, et venez me déshabiller.

Les deux femmes sortirent du cabinet de lord Glenmour.


Paquerette.


Dès que Paquerette eut terminé le coucher de lady Glenmour, elle rentra dans sa chambre et elle déploya sur une table la lettre destinée à lord Glenmour, son maître, et qu’elle n’avait pas eu le courage de lui remettre.

Elle resta accoudée sur cette lettre jusqu’à ce que les battements de son cœur marquassent toutes les émotions dont elle était graduellement agitée en la regardant. Puis ses lèvres murmurèrent : Je croyais être plus hardie cette fois ; je me suis encore trompée ; et pourtant je m’étais bien dit : Puisqu’il va partir, c’est le moment de ne rien lui cacher. Il emportera avec lui tout mon secret et une partie de ma honte. Le courage m’a manqué ; quand l’aurai-je ?

Paquerette se tut, et, par sa croisée ouverte, elle laissa venir à elle la brise qui souffle entre minuit et le matin.

Le vent était faible, la bougie brûlait malgré l’air qui pénétrait dans la chambre.

Paquerette retira lentement son peigne, et ses cheveux, d’un blond cendré, roulèrent sur ses épaules. Sans quitter son attitude distraite, elle dénouait avec sa main droite sa robe et sa collerette.

La jolie femme de chambre de lady Glenmour avait dix-sept ans ; elle était d’une figure si douce, si intéressante, qu’on la traitait dans la maison avec quelques égards, avec autant de faveur que le comporte l’aristocratie anglaise, fort dure et presque inhumaine à l’endroit des domestiques. Ses yeux, d’un bleu céleste et tranquille, mettaient de la pensée dans les choses les plus indifférentes. Mais la distinction de ses manières, l’honnêteté de sa conduite n’étaient pas absolument le résultat de son heureux naturel ; l’éducation l’avait faite un peu ce qu’elle était.

Paquerette appartenait, les Anglais l’auront déjà deviné, à cette classe si sympathique de jeunes filles, très commune en Angleterre et complètement inconnue en France. C’était la fille d’un de ces pauvres ministres protestants qui ne mesurent pas leurs familles, le nombre de leurs enfants à leur misérable salaire. Elle était la sixième fille d’un ministre d’un modeste village du Lincolnshire. Comme toutes celles de sa classe si intéressante elle avait reçu cette éducation exagérée que ces dignes pères prodiguent à leurs filles, à défaut de bonnes dots. Le charme des veillées paternelles est de leur enseigner les langues anciennes et modernes, les sciences, les beaux-arts ; et quand elles ont appris le grec, le latin, à exécuter, au piano ou sur la harpe, la musique de Handel, de Beethoven, on les accompagne au premier port venu ; on les embrasse, et on leur dit : Va sur le continent, et que le Seigneur t’accompagne !

Pâquerette n’avait pas été tout-à-fait aussi aventurée, mais elle avait aussi reçu cette fatale éducation qui ne sert aux jeunes filles anglaises qu’à se résigner, quand elles tombent, loin de leur patrie, dans le malheur d’une condition difficile, et elles manquent rarement d’y tomber. En Angleterre, elles deviennent… je ne veux pas dire ce qu’elles deviennent ; ailleurs, elles se livrent à l’enseignement de la langue anglaise, qu’elles savent aussi bien que Pope et que Byron.

Paquerette, la gentille servante de lady Glenmour, celle qui chaque jour l’habillait et la déshabillait, celle qui mangeait à l’office, mais sur une table à part, il est vrai, savait le latin, le grec, le français, l’italien et jouait de la harpe dans la perfection. Elle excellait aussi dans l’art, fort estimé en elle par lady Glenmour, de faire des fleurs artificielles. Elle l’enseignait à sa nonchalante maîtresse ou l’employait à embellir ses coiffures de bal et de soirée. À sa place nulle part, cette pauvre Paquerette souffrait partout, mais elle se résignait partout. Dieu aurait pu lui épargner la plus douce, mais la plus cruelle des préoccupations morales, car elle était fort pieuse, l’amour, le profond amour dont elle fut d’abord éblouie, frappée au cœur pour son maître lord Glenmour. Dès ce moment, elle sentit le douloureux mensonge de sa position. Si bas, aimer si haut ! Si simple et si obscure, oser fixer son regard sur cet astre de l’élégance, de la séduction et du bon goût ; elle qui portait les souliers, les gants et les chapeaux de sa maîtresse ! Elle les portait à ravir, sans doute. L’amour dans cette âme simple, mais cultivée, pleine de silence, de timidité, d’effroi et de poésie, devait produire des effets extraordinaires, sans analogie avec les effets du même sentiment chez les autres femmes : chez celles qui aiment par droit de nature et par privilége social.

Paquerette passa, il ne faut pas en douter, par la longue filière de tous les raisonnements qu’on peut supposer avant de savourer son dangereux amour, et surtout avant d’oser concevoir la pensée de l’avouer à celui qui l’inspirait. Des jours et des nuits furent dévorés dans la lutte. Paquerette fut vaincue ; elle se blâma, elle se détesta, elle se condamna au nom de la religion, mais elle ne cessa pas d’aimer lord Glenmour. Il aurait fallu le fuir. Elle ne le pouvait pas. Sa passion s’accrut alors de la continuelle présence de l’objet aimé. À chaque instant elle voyait son visage, elle entendait le son pénétrant de sa voix, elle obéissait, douce chose ! à son commandement. Quel raisonnement eût été assez fort contre une incessante agression ? Elle vivait au milieu de la flamme qui la consumait : comment l’éteindre ? Ainsi, c’est dans elle et non dans lady Glenmour que s’établissait graduellement avec son invincible despotisme la souveraineté du Dangereux, qu’il régnait comme le magnétiseur sur la somnambule. Aucun de ses pouvoirs n’était ni perdu ni égaré. Il pesait sur elle par tous les points de sa riche organisation d’homme, de grand seigneur et à titre de maître. Son esclave, son ombre, elle l’entendait venir avant tout le monde ; elle devinait le départ et le but de sa pensée avant que ses lèvres ne l’eussent exprimée. Que d’amour ! que d’admiration ! quel culte ! Et lord Glenmour n’avait peut-être jamais remarqué de quelle couleur étaient les jolis yeux de Paquerette !

Enfin cette passion toujours active, toujours solitaire et toujours nourrie par elle-même, sans espace, sans liberté, sans distraction, sans air, devint une espèce de folie rêveuse, d’extase, de maladie tendre dans la pauvre Paquerette.

Et si l’on songe qu’elle avait lu les grands poètes, ces éternels amoureux ; les romanciers, ces historiens du cœur ; qu’elle avait trempé son âme dans les mélodies de Beethoven, on croira sans peine au désordre de sa tête. L’appétit disparut ; son sommeil devint une langueur ; ses occupations une rêverie agitée.

Un jour sa main inquiète tomba sur une plume, elle écrivit :


« Mylord,

« J’ai une grâce à vous demander et j’espère l’obtenir de votre bonté. Je suis heureuse chez vous ; vous avez toujours eu pour moi des attentions que je me suis efforcée, il est vrai, de mériter ; mais que sans injustice vous auriez pu me refuser, étant votre servante, à vos gages, à votre discrétion. Vous avez réalisé pour moi, mylord, la sainte bénédiction de mon père, qui me dit en me la donnant : Tu ne seras pas abandonnée de Dieu si de ton côté tu ne l’abandonnes pas. J’ai trouvé dans votre maison le travail facile, le commandement humain, le sommeil pur. Si quelque chose peut égaler votre générosité pour moi, mylord, c’est la bonté de lady Glenmour qui prend exemple sur vous dans tout ce qu’elle fait de bon et de bien.

« Ceux qui sont de votre maison ne m’aiment pas moins, par exemple M. Tancrède et le bon docteur Patrick. Eh bien ! mylord, voici pourtant le service, la faveur particulière, la grâce ardemment espérée que je viens vous demander, après avoir pris les conseils de Dieu dans ma prière et de mon père dans mon cœur, c’est de m’accorder mon congé, de me renvoyer sur-le-champ de chez vous, car je vous aime, mylord, oui, je vous aime.

« Nany Burns. (Paquerette) »


Quand Paquerette eut écrit cette singulière lettre, elle chercha l’occasion de la remettre à lord Glenmour.

Cette occasion se présenta sans peine le jour même qu’elle l’écrivit. Elle et lui se rencontrèrent, comme il arrivait souvent, dans la demi-obscurité de l’escalier qui menait au jardin par les pièces basses, où étaient les cuisines, la serre-chaude et les bains. Elle montait, lord Glenmour descendait. Rien de plus facile que de lui tendre la lettre au point de rencontre. Elle s’arrêta devant lui comme une statue, sans pouvoir dégager sa main de la poche de son tablier.

— Puisque vous voilà, Paquerette, lui dit lord Glenmour, obligez-moi de dire à Tom de mieux vernir mes bottes ; son vernis est vraiment exécrable.

Et lord Glenmour monta, sans attendre, la réponse de Paquerette, qui resta encore deux ou trois minutes à la même place, et ne la quitta que pour se dire, dans le déchirement de son âme, en montant l’escalier : Dire qu’on l’aime à un homme qui vous ordonne de mieux faire vernir ses bottes !

Paquerette jeta sa lettre au feu, et pendant dix jours elle évita de lever les yeux sur lord Glenmour, ce qui eut pour résultat inévitable d’irriter le mal dont elle était consumée. Pendant ces dix jours elle mangea à peine et ne dormit pas deux heures par nuit d’un sommeil continu. Sa jolie tête en devint plus languissante ; mais qui y fit attention ?

— Je lui écrirai une seconde lettre, se dit encore Paquerette, emportée par sa passion ; mais cette fois je la lui donnerai ; oh ! oui, je la lui donnerai.

Elle l’écrivit.

Voici ce que disait sa seconde lettre à lord Glenmour :


« Mylord,

« Je vous avais écrit une lettre hier pour vous prier de me renvoyer de votre maison, et cela parce que je vous aime. Cette lettre, je n’ai pas eu la force de vous la donner, et je l’ai brûlée en rentrant chez moi. J’ai bien fait de la détruire, car je vous demandais une chose insensée, et que j’aurais refusée dès que je l’aurais obtenue. Est-ce que je puis vivre sans vous voir, mylord, vous qui personnifiez en vous toutes les beautés visibles et toutes les beautés idéales, celles de la réalité et celles de la poésie ? Quand on a vaincu la honte de vous aimer, mylord, je trouve que c’est trop de retenue de cacher l’enthousiasme qu’on éprouve en vous voyant. Je suis d’autant plus hardie à m’exprimer sans contrainte que je suis convaincue que vous ne daignerez pas vous occuper un instant de l’amour d’une pauvre servante, et que vous rougiriez de la compromettre parce qu’elle vous aime.

« Mylord, je connais la noblesse de votre caractère ; je vis trop près de vous pour ne pas l’apprécier. Aussi mon amour pour vous, mylord, mon amour combattu avec la même patience et la même fermeté que mon âme mettrait à combattre la pensée d’un crime, cet amour qui tient beaucoup du respect affectueux que j’aurais pour un roi et du pieux effroi qu’on ressent à l’égard de Dieu… Mylord, comme ma vie c’est vous, je vous fais, je dois vous faire la confidence de cet amour qui est ma vie, tous mes instants. Si je vois le jour, je vous aime ; s’il fait nuit, je vous aime ; si je respire, je vous aime ; si je m’éveille, je vous aime ; et je suis, par un effet contraire, chaque objet que vous touchez et que vous voyez.

« Je me l’imagine, du moins, et cette fiction me console de la faiblesse où je me sens de plus en plus tomber sans pouvoir me retenir. Moi, demander de vous quitter, de vous fuir, de ne plus vous voir ! Non, mylord ! voici ce que je désire aujourd’hui avec plus de raison. Vous étant attachée comme je le suis, vous étant dévouée ardemment comme je le suis, je souffre non pas d’être votre domestique, mais d’être payée pour être votre domestique.

« Mylord, épargnez-moi la douleur de penser que lorsque je vous obéis, je ne suis pas assez récompensée, ou bien si vous tenez à me payer, achetez-moi avec cet argent quelque objet que vous aurez choisi pour moi ; non pas un bijou de prix, mon Dieu ! ce qu’on donne à une domestique, un mouchoir à fleurs pour jeter sur mes épaules. Mais surtout ne me renvoyez jamais, jamais ! je deviendrais folle, Mylord, mais folle comme celles qui sont à Bedlam. Que lady Glenmour est heureuse ! Oh ! non, elle n’est pas heureuse, et ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, c’est ceci : Que je serais heureuse d’être lady Glenmour ! Pardon, Mylord, d’avoir eu cette pensée. Mais pourquoi m’avez-vous regardée, mylord ; pourquoi vous ai-je vu ? Votre regard ne s’en va plus de mon cœur, et mon cœur vous suit.

« Nany Burns (Paquerette). »


On voit avec quelle effrayante rapidité s’accroissait l’amour profond, patient, incisif de Paquerette pour lord Glenmour, qui ne s’en apercevait pas le moins du monde, quoiqu’elle fût à chaque instant près de lui, soit dans le salon, soit dans son cabinet, soit souvent pour le servir à table.

Cette lettre eut le sort de l’autre ; Paquerette, qui avait eu le projet de la glisser parmi celles qu’elle avait l’habitude de prendre des mains du facteur pour les déposer ensuite sur le secrétaire de lord Glenmour, s’objecta, au moment de l’exécution, que lady Glenmour pourrait la voir la première et la décacheter. Enfin, la lettre, froissée de mille manières par le tremblement des mains, retourna encore à la chambre de Paquerette, où celle-ci, au milieu de larmes versées par le découragement, la déchira en petits morceaux.

Peut-être n’en aurait-elle plus écrit sans la circonstance imprévue qui se rencontra quinze jours plus tard : le départ de lord Glenmour pour l’Angleterre. Dès que Paquerette apprit l’ordre donné au cocher d’aller commander des chevaux de poste, elle perdit la tête ; elle eut un moment de fièvre chaude pendant lequel elle traça un troisième billet. C’est celui qu’elle tenait collé sous le plateau de cristal lorsqu’elle apporta les glaces dans le salon. On a vu qu’elle avait encore manqué de hardiesse cette fois comme les autres, et que lord Glenmour ne s’était aperçu que d’une chose, c’est que la glace avait coulé sur le plateau.

Dans ce billet, Paquerette disait sans transition, sans faire allusion aux deux précédents :


« Mylord,

« Ne partez pas sans moi, car je ne puis pas vivre sans vous. Votre présence m’est nécessaire comme la lumière pour y voir, la prière pour espérer. Songez que je suis pour vous l’enfant qui chérit sa mère, la femme qui adore son mari, l’ami qui ne peut vivre sans l’ami. Mon amour pour vous, Mylord, est si fort, si impérieux, qu’il a acquis en quelques mois la puissance des années, et dans ces derniers jours la force d’un droit. Il vous faudra bien quelqu’un mylord, pour vous servir dans votre voyage et pendant votre séjour à Londres. Je veux vous servir. Pourquoi d’autres que moi vous obéiraient-ils ? Je suis jalouse de tout ce qui n’est pas moi. Mon Dieu ! mon Dieu ! que vous ai-je fait pour aimer ainsi ? Si vous me laissez ici, Mylord, je me trahirai. Je prononcerai à chaque instant votre nom, je serai toujours où vous étiez. Qu’est-ce que cela me fait ? me direz-vous. Oh ! Mylord, vous avez raison, dites-moi cela ; dites-moi : Qu’est-ce que cela me fait ? riez, raillez, moquez-vous de moi ; dites-moi : Paquerette, allons, Paquerette, du feu pour mon cigare, ce tabouret pour mes pieds, cet oreiller pour ma tête, de l’eau pour mes mains ! Humiliez-moi avec intention, mais que je vous voie. Et si je n’accours pas assez vite à vos ordres, maltraitez-moi si vous pouvez maltraiter quelqu’un ; mais vous voir, Mylord, vous entendre ! Tenez ! je pleure, Mylord ! Ayez pitié de moi ! Oh ! emmenez-moi ! emmenez-moi !

« Nany Burns (Paquerette.) »


Cette lettre ne fut pas remise. Lord Glenmour partit, Paquerette resta au château. Elle se livrait sans témoins à sa douleur dans le cabinet de son maître, dont le départ l’affligeait jusqu’aux larmes, quand lady Glenmour l’y avait surprise au milieu de la nuit. C’est ce troisième billet qu’elle relisait en ce moment dans sa chambre avec le regret mortel de ne l’avoir pas donné à lord Glenmour.


Tancrède et lady Glenmour.


Tancrède prit le commandement souverain du château en l’absence de lord Glenmour, qui, on l’a vu, le lui avait délégué. Il en usa avec la fougue d’un jeune collégien auquel on confie un fusil pour chasser pendant les vacances. Comme cette autorité devait naturellement s’exercer au plus grand profit de lady Glenmour, il mit dans sa tâche un zèle et une importance telles, que les domestiques riaient tout bas, et le bon docteur Patrick tout haut et sans se gêner. Tancrède allait voir le matin si le déjeuner de lady Glenmour flatterait son goût, pendant le jour si l’allée du parc où elle daignerait poser ses pieds était suffisamment sablée, et le soir si l’on avait fermé et verrouillé toutes les portes ; ensuite il faisait sa ronde hors des murs du parc pour s’assurer que le trésor confié à sa surveillance ne courrait pendant la nuit aucun danger.

— Prenez garde ! lui dit une fois le docteur Patrick, prenez garde, Tancrède ; j’ai vu cette après-midi un homme de mauvaise mine rôder, avec des intentions sinistres, autour du château.

— Docteur, dépeignez-le moi. Quelque misérable…

— Volontiers. Il a une cravate rouge.

— Tous ces brigands ont une cravate rouge.

— Une barbe épaisse.

— Et vous ne l’avez point interrogé ?

— Des yeux inquiets et furtifs.

— Qui ce peut-être ?

— Il portait un sabre au côté.

— Un sabre !

— Un fusil rouillé sur l’épaule.

— Docteur !

— Caché dans les broussailles, il examinait le château.

— Mais encore une fois, docteur, il fallait le questionner. De pareils gens…

— C’est ce que j’ai fait. Je lui ai dit : Qui êtes-vous ?

— Et il vous a répondu ?…

— Garde champêtre.

— Mais ne devinez-vous pas, dit lady Glenmour, présente à cette mystification, que le docteur Patrick se moque doublement de vous, Tancrède ? Comment aurait-il vu un homme, un fusil, un sabre, une cravate rouge, lui qui n’y voit pas ?

Tancrède baissa la tête de confusion ; il la releva presque aussitôt avec orgueil en disant : — Milady, on n’est jamais ridicule en exagérant son devoir.

Cependant Tancrède exagéra un jour tellement son devoir qu’il en rit lui-même autant que tous les autres ; et voici à quelle occasion.

Un matin que, selon son habitude, il épiait les gens qui venaient au château, il vit entrer un jeune homme élégant, vêtu de noir, et qui demanda discrètement à parler à lady Glenmour. On eut beau lui dire que lady Glenmour ne recevait pas de si bonne heure, il n’en persista pas moins dans son désir de la voir. Cette obstination exalta la sollicitude déjà si éveillée de Tancrède. Il se cacha derrière la porte du salon dans lequel on avait fait entrer l’inconnu, en attendant qu’on prévînt de sa visite lady Glenmour, et il se mit en observation. Que voulait cet homme ? quelles étaient ses intentions ? qu’avait-il de si mystérieux à confier à lady Glenmour ? Son imagination était aux champs. Enfin, lady Glenmour, en déshabillé du matin, paraît ; l’étranger se lève, va au devant d’elle, la salue, lui parle, bas, si bas, que Tancrède, horriblement intrigué, est sur le point de quitter sa cachette pour se jeter au milieu de cette confidence insolite et d’en demander le motif. Cependant il se contient ; mais quel effort ! lady Glenmour s’assied sur un fauteuil, sourit à l’étranger ; alors celui-ci tombe tout-à-coup à ses pieds…

— Que faites-vous là ? monsieur, s’écria Tancrède d’une voix émue. Osez-vous bien ?…

— J’ose prendre mesure d’une paire de souliers à madame, répond le jeune homme élégant, ajoutant : — Je suis cordonnier de mon état.

— Cordonnier ! répéta Tancrède en se retirant, le visage caché entre ses deux mains pour qu’on ne vît pas sa honte, cordonnier !

Bientôt tout le château fut au courant de l’aventure du cordonnier et on en rit pendant vingt-quatre heures. Lady Glenmour elle-même, si sérieuse, si triste, se mêla à la gaîté générale pour rire aux dépens de ce pauvre Tancrède, le fougueux jeune homme qui ne savait jamais rencontrer le point exact où la prudence cesse et où l’extravagance commence.

Un soir, Tancrède et le docteur Patrick, quoique aveugle, jouaient aux échecs, tour de force étonnant, mais qui ne paraîtra pas impossible à ceux qui savent à quel degré de subtilité s’élèvent le tact, l’ouïe, la mémoire chez les aveugles.

En perdant la vue, le docteur avait acquis une merveilleuse pénétration morale ; elle était si extraordinaire qu’il pouvait exercer la médecine avec la même supériorité qu’avant son malheur, et se livrer à la plupart des exercices où la faculté d’y voir semble indispensable. Il avait tant perfectionné en lui le sens de l’ouïe, qu’il découvrait presque toujours au son de la voix, l’opinion, la véritable pensée de celui qui voulait cacher son sentiment sous des paroles menteuses. Il s’était d’autant plus rapproché de l’âme qu’il s’était éloigné de la réalité. Personne n’écoutait avec autant d’indifférence que lui, et personne n’écoutait mieux cependant. Cette pénétration presque divinatrice qu’il ne possédait que depuis sa cécité, imprimait à sa figure un caractère de repos qu’elle n’avait pas toujours eu. La bonté d’aujourd’hui et les passions d’autrefois s’étaient rencontrées comme se rencontrent la neige et le feu à mi-chemin de mont Hécla. Clairs comme lorsqu’ils y voyaient, ses yeux répandaient des flammes autour de lui, tandis que son front, réservoir de ses pensées, était calme et serein comme le ciel, qui contient pourtant les orages.

Or, ce soir là, il jouait aux échecs avec Tancrède dans le salon, à quelques pas de lady Glenmour, occupée à relire pour la centième fois ce numéro du journal de la Cour qui avait entraîné une première et si grave explication entre elle et son mari. À ses pieds dormait comme d’habitude Maracaïbo. Depuis une heure, ce qui est à peine une minute pour des joueurs d’échecs, Tancrède et le docteur avançaient des tours et défendaient leur roi, lorsque lady Glenmour, que sa lecture absorbait profondément, dit à Tancrède, afin que celui-ci ne s’aperçût pas de sa douleur :

— Tancrède, pourriez-vous tout à la fois causer et jouer aux échecs ?

— Très facilement, mylady.

— On dit pourtant que c’est impossible…

— Essayez.

— Qu’y a-t-il ? se dit en lui-même le docteur. La voix de lady Glenmour n’est pas franche, naturelle, vraie, comme d’habitude.

— Vous avez voyagé dans l’Inde, Tancrède ?

— Oui, mylady. — Docteur, j’ai joué. À vous.

Tancrède vit briller une larme dans les yeux de lady Glenmour ; il fut troublé. Il aurait voulu se lever, courir à elle, lui demander la cause de sa tristesse. Son regard exprima tout cela.

— Est-ce un aussi beau pays qu’on le dit ?

— Il est encore plus beau, mylady.

— J’avance mon cavalier, dit Patrick. Attention !

— Vraiment ? je pensais que les voyageurs avaient beaucoup exagéré…

— J’ai vu, mylady, une ville de roses, où l’on ne marche que sur des roses, dont les murs sont des roses, où l’on ne voit, où l’on ne sent que les roses.

— Une ville de roses ! s’écria en riant lady Glenmour.

Patrick devina derrière ce rire tremblé le commencement d’une excitation nerveuse pareille à celle qu’éprouvent certaines personnes aux approches de l’orage.

— Oui, mylady, et cette ville, c’est Ghazipour, près de Benarès. Les femmes, les enfants, les hommes cueillent des roses pendant le jour, les effeuillent, la nuit, dans des bassins, et le matin, au lever du soleil, ils écrèment l’huile qui surnage à la surface et qui forme ce merveilleux parfum qu’on appelle l’essence de rose.

— Ni l’un ni l’autre, se dit Patrick, n’ont la conscience de ce qu’ils viennent, lui de dire, elle d’entendre. Tancrède a remarqué quelque chose d’extraordinaire en lady Glenmour, et il ne se trompe pas : lady Glenmour est près d’avoir une crise nerveuse.

Tout à coup on sonna violemment à la grille du château.

Lady Glenmour poussa aussitôt un cri aigu.

— À cette heure ! dit Tancrède. Qui donc peut venir ?

La demie de onze heures sonnait à la pendule.

— On dirait, pensa le docteur, que lady Glenmour avait le pressentiment de ce bruit et de l’arrivée de la personne qui le cause.

Maracaïbo lui-même se leva à demi sur son séant et écouta avec une étrange et comique inquiétude. On eût dit que son instinct de bête devinait un danger vague, mais imminent.

Tancrède regarda lady Glenmour pour lui demander s’il fallait aller ouvrir.

— Docteur ? fit à son tour lady Glenmour, en exprimant le même doute.

— Mon avis, mylady, est qu’il faut aller ouvrir. Est-ce que nous sommes en pays ennemi ? D’ailleurs, on s’informera à travers la grille ; c’est l’office de Tancrède. Beau chevalier, allez lever la herse et baisser le pont.

— Mylady ?

— Allez ouvrir, dit lady Glenmour à Tancrède ; allez !

Tancrède obéit.

— Vous imaginez-vous qui ce peut être, docteur ? Peut-être une lettre de lord Glenmour ; voilà quinze jours qu’il est parti, et nous n’avons pas reçu une seule fois de ses nouvelles.

— Je ne le pense pas, mylady, le facteur ne vient jamais si tard.

Tandis que lady Glenmour et le docteur se livraient aux conjectures, Tancrède, arrivé à la grille du château, demandait à celui qui avait sonné si fort qui il était.

Une joyeuse voix lui répondit :

— Sir Francis Archibald Caskil.

— Nous ne vous connaissons pas ici, Monsieur.

— Nous ferons vite connaissance, pourvu toutefois que vous ouvriez cette grille.

— Mais je ne sais… dit Tancrède, toujours la clé de la grille à la main.

— En voulez-vous savoir davantage ? Je suis Anglais, j’ai trente-deux ans de moins que ma mère et que mon père. Je suis brun et j’ai soif.

— Qui demandez-vous ?

— Mon meilleur ami, lord Glenmour. Arrivé du cap de Bonne-Espérance, je viens chez lui pour manger, boire et dormir pendant trois mois. Allons, mon cher Tancrède, mettez la clé dans la serrure, ou sinon j’ouvrirai moi-même cette grille.

— Et comment cela, Monsieur ?

— Vous allez voir.

Passant lestement le bras entre deux barreaux de la grille, l’étranger saisit la grosse clé que Tancrède tenait à la main, et avant que celui-ci eût exprimé son étonnement, il mit la clé dans la serrure, ouvrit la porte et la referma sur lui, après en avoir retiré la clé. Ensuite et toujours en riant de son franc rire, il souleva Tancrède dans ses bras et courut vers le château. Conduit par la lumière, il va au salon, pousse la porte, et se montre à lady Glenmour, interdite de cette apparition.

— Voilà votre beau page, mylady, je vous le ramène, ou plutôt je vous le rapporte.

— Monsieur, s’écria lady Glenmour, qui êtes-vous ? que signifie…

Tancrède regardait, avec une étrange stupéfaction et beaucoup de confusion, car son retour triomphal était fort ridicule, cet homme hardi et gai, robuste comme un lion, adroit comme un chat, vif comme la poudre, qui l’avait pris sous le bras et porté cent cinquante pas en courant.

— Maintenant, dit sir Francis Archibald Caskil, permettez que je vous embrasse de tout cœur comme la femme de mon meilleur ami, lord Glenmour.

— M’embrasser !

Lady Glenmour était déjà embrassée sur les deux joues.

— Monsieur, dit le docteur Patrick, mais Monsieur !…

— Docteur Patrick, calmez-vous, je suis Caskil ; touchez là.

— Archibald Caskil !

— Lui-même.

— Le riche négociant du Cap, le millionnaire ?

— Lui-même, et ce qui vaut mieux, l’ami, le sauveur de lord Glenmour pendant sa longue maladie au Cap. Vous voyez, milady, reprit sir Caskil, que je suis connu chez vous. Permettez donc que je vous embrasse encore une fois, c’est la mode au cap de Bonne-Espérance.

— Mais, Monsieur…

Lady Glenmour se trouva encore une fois embrassée avant qu’elle pût faire de ses deux mains révoltées, qui se levèrent trop tard, un bouclier pour sa pudeur.

Il paraît que cette mode d’embrasser, transportée du Cap à Paris, ne plaisait guère à Maracaïbo, car il éprouva un tressaillement nerveux si fort quand il fut témoin pour la seconde fois de l’accolade, que lady Glenmour eut toutes les peines du monde à le dompter, à le faire se tenir tranquille en posant le pied sur son cou.

Elle ne savait comment échapper à cette familiarité inouïe pour elle ; elle se démenait, elle voulait se mettre en colère et n’y parvenait pas en voyant devant elle le visage heureux et réjoui de sir Francis Archibald Caskil. Du reste, celui-ci ne lui donna pas le temps de trop réfléchir ; d’un étonnement il la jeta brusquement dans un autre, en disant au docteur Patrick, qui cherchait aussi à se remettre de la secousse :

— À ce qu’il me semble, vous jouiez aux échecs quand je suis arrivé ?

— Oui, Monsieur, répondit Patrick.

— Voulez-vous connaître, docteur, le coup le plus fort qui puisse avoir lieu sur un échiquier ?

— Dans quelques jours, si vous voulez bien me le montrer…

— Non, tout de suite, docteur. Et sans plus attendre, sir Caskil donna un grand coup de poing au milieu de l’échiquier posé sur la table, et le fendit en deux morceaux.

— Avouez, docteur, que voilà un fameux coup ?

— Monsieur, vous êtes fou ! s’écria Tancrède.

— Si vous n’êtes pas plus raisonnable, vous, lui répondit sir Caskil, je vous enverrai vous coucher.

Tancrède allait répondre par une interpellation des plus vives ou peut-être par des menaces, mais il se souvint qu’il était en présence d’une femme, et que cet homme était l’ami de lord Glenmour.

Il prit une chaise et en donna un coup violent sur le tapis.

Lady Glenmour n’avait rien vu de pareil.

— Nous le remplacerons demain par un plus beau, dit sir Caskil en montrant l’échiquier brisé. Vous aviez assez joué ce soir, je présume. À propos, de quoi parliez-vous quand, j’ai troublé vos seigneuries ? Peut-on le savoir, si ce n’est pas trop hardi ?

— En effet, murmura Tancrède, il est temps de faire de la réserve…

De la colère, lady Glenmour était passée à la surprise, et de la surprise à une espèce de demi-gaîté, en voyant sir Caskil apporter la tempête amusante de son caractère au milieu du silence claustral du château.

— Reprenez donc le fil de votre conversation, charmante amie de mon meilleur ami, continua Caskil en prenant avec familiarité les deux mains de lady Glenmour.

Tancrède ne vit pas d’un œil tranquille cette nouvelle privauté. Il poussa un soupir.

— Qu’avez-vous ? lui dit tout bas le docteur.

— J’ai… j’ai que je voudrais être aveugle comme vous en ce moment pour ne pas apercevoir quelqu’un qui commence, je ne sais pourquoi, à me fatiguer… à me déplaire.

— Enfant, contenez-vous, lui dit aussi tout bas le docteur. Le monde, que vous ne connaissez pas encore beaucoup, est plein de caractères divers.

Tancrède pinça son dépit entre ses lèvres mutines.

— Eh bien ! mylady ! je ne saurai donc pas de quoi vous causiez ?

— Nous ne causions pas, Monsieur.

— Jeune homme, vous êtes trop aimable, je le jure, pour laisser languir la conversation en compagnie d’une aussi aimable dame.

— Nous parlions, je crois, de la beauté de la campagne dans l’Inde, reprit lady Glenmour, qui ne voulait pas qu’un ami intime de son mari reçût un mauvais accueil ; il fallait prendre son parti avec le caractère de cet être bizarre, et qui, après tout, l’avait tirée un instant de sa mortelle léthargie.

— Vous parliez, s’écria-t-il, de la beauté de la campagne dans l’Inde ? Quel est le clerc de procureur qui vous a conté cette sottise-là ?

— C’est moi, monsieur, répliqua fièrement Tancrède ; je ne suis pas clerc de procureur, je suis officier de marine.

— Ah ! c’est vous ; alors, je vous dirai, mon ami, mon officier de marine, allez voir l’Inde.

— Je l’ai vue, monsieur.

— Ne l’en croyez pas davantage, mylady ; Tancrède s’est trompé.

— Monsieur Tancrède, s’il vous plaît !

— On ne dit pas monsieur à son ami, et je veux que vous soyez mon ami. Touchez-là.

Lady Glenmour regarda Tancrède, et celui-ci tendit froidement sa main à sir Archibald Caskil.

— Mylady, la campagne de l’Inde, quoi qu’en ait dit mon ami Tancrède, est si belle, qu’on ne peut la parcourir qu’en marchant dans des herbes plus hautes que deux hommes ; on étouffe, on tombe à chaque pas. Si vous la parcourez dans le jour, le soleil, l’implacable soleil est si ardent, qu’il vous rend fou. Éloignez-vous un peu de la ville pour admirer cette belle campagne, et aussitôt les tigres vous attaquent de tous les points de l’horizon. Si, fatigué, vous vous couchez à l’ombre d’un arbre, des serpents vous enlacent comme le caducée d’Esculape, et vous étranglent. Ce n’est pas tout ; des milliers d’insectes rouges, verts, noirs ; armés de dards, de scies, d’aiguillons, se glissent sous vos vêtements, vous déchirent la peau pour vous sucer le sang. Il n’est pas un morceau de terre grand comme la main, et je n’exagère pas, qui ne soit le domaine grouillant d’une foule d’animaux, ennemis acharnés du repos, de la vie de l’homme. Croyez-le, mylady, il n’y a qu’une campagne au monde, c’est celle de la France et celle de l’Italie. Mais je préfère en ce moment celle de France, puisque j’ai le bonheur d’y rencontrer la femme de mon meilleur ami, lord Glenmour, qui vaut mille fois mieux que toutes ces prétendues beautés jaunes, topazes, bistre, chocolat et ébène. Voilà mon avis sur la campagne de l’Inde. Docteur, j’en appelle à vous ?

— Il y a du vrai dans cette opinion, répondit Patrick, qui ne pouvait guère aimer un pays où il avait perdu la vue. Cependant la poésie…

— La poésie !… Qu’est-ce que cela, la poésie ? La poésie, c’est un mot, un son, des phrases ; ceux qui n’en parlent pas sont mille fois plus poètes que tous ces bavards…

— Monsieur ! dit Tancrède, vous allez trop loin.

— Vous êtes donc poète ?… Voyons vos vers.

Tancrède se tut.

Lady Glenmour ne put s’empêcher de sourire à cette sortie emportée de Caskil, contre l’Inde et la poésie, et de la triste figure du pauvre Tancrède.

— Je ne puis tout-à-fait admettre, reprit Patrick, qui partageait un peu le mécontentement de Tancrède, qu’il n’y ait au monde que deux campagnes : celle de France et celle d’Italie. Jusqu’ici la Suisse n’a pas été considérée comme un vilain pays…

— La suisse ! s’écria sir Caskil, la Suisse !… Oui, sans doute, c’est un pays à voir ; malheureusement il est peuplé d’aubergistes qui écorchent le plus poétiquement du monde les voyageurs. Ils font payer l’air, que dis-je ? l’air. Écoutez plutôt : J’étais en Suisse il y a six ans, et je n’ai pas oublié la carte à payer d’une journée que je passai au bord du lac de Genève, dans un hôtel. Faites comme si vous aviez cette mémorable carte sous les yeux, la voici :

Un poulet 10 fr.
Un lever du soleil 15
Une truite 12
Un orage à midi sur le lac 13 50
Champignons 18
Un coucher de soleil, 15
Tarte à la crème 16
La lune derrière un léger nuage 40

Total 99 50

— Vous conviendrez, mes chers amis, qu’un pays où l’on met sur la carte le coucher du soleil et le lever de la lune est un peu cher à habiter.

Admirable ! s’écria Patrick désarmé par le rire.

Lady Glenmour riait aussi de bon cœur.

— Du reste, reprit Caskil, depuis longtemps je professe cette opinion sur une foule de pays trop vantés, quoique je n’aie pas plus de trente-deux ans ; je l’ai exprimée plusieurs fois à notre cher Glenmour… À propos, où est-il ?

— Il est temps de le demander, pensa lady Glenmour.

— À Londres, monsieur.

— Pour longtemps ?

— Quinze jours encore peut-être.

— Eh bien ! je l’attendrai. Quand vous lui écrirez, milady, dites-lui que Caskil est chez lui ; cela suffira. Mais d’ici à son heureux retour, je ne serai pas fâché, je l’avoue, de prendre quelque chose…

— Ah ! mon Dieu ! j’avais en effet oublié de vous offrir à souper, s’excusa lady Glenmour… Mais comment allons-nous faire, tout le monde est couché ?

— Mon intention n’est pas de souper, reprit Caskil. J’ai seulement l’habitude de prendre un bol de punch tous les soirs vers minuit…

— Vous désireriez du punch…

— Milady, vous avez deviné.

— C’est que…

— Tout le monde est couché, allez-vous dire. Qu’à cela ne tienne ! nous le ferons nous-mêmes. Tancrède, allez allumer du feu ; docteur, vous vous chargerez bien de râper du citron… Il ne nous faut plus que du rhum et du sucre…

— Moi allumer du feu ! mais en vérité…

— Eh bien ! mon jeune ami, je l’allumerai et vous le soufflerez. Milady en boira…

— Moi boire du punch !…

— Vous en boirez. Le punch est l’âme de la nuit.

— Je n’en ai jamais bu.

— Alors vous en boirez davantage. Vous en boirez pour le passé. Nous le boirons à la santé de notre reine, notre reine c’est vous, puis à celle de ce cher Glenmour, puis à celle du bon docteur… Allons donc allumer le feu, Tancrède !

— Mais qu’est-ce donc, dit tout haut lady Glenmour, jetée tout-à-fait hors d’elle-même par cet entrain, cette flamme, cet élan, cette verve étincelante, de l’excentrique sir Archibald Caskil.

— Et ma foi ! s’il est bon ! ajouta Caskil, s’il nous grimpe un peu à la tête nous chanterons, nous danserons. Je sais que vous dansez, docteur. La main aux dames, docteur !

Et saisissant de ses deux mains nerveuses les mains du docteur, sir Caskil lui fit faire en sautant tout le tour du salon.

Lady Glenmour était tombée dans son fauteuil en riant enfin de tant de vivacité et de tant de rondeur !

On suppose aisément qu’avec un pareil homme, le punch fut fait en peu de temps. Chacun, bon gré, malgré, y mit la main, et quand il fut une mer enflammée, Caskil s’assit et invita les autres à s’asseoir autour du bol. Ce fut le seul moment de calme et de silence qui régna dans le salon depuis la bruyante entrée de sir Francis Archibald Caskil.


Ce qu’était sir Archibald Caskil.


En se débarrassant des étreintes de sir Caskil, le docteur Patrick s’était dit : Ce jeune homme n’a pas les mains de son caractère. Il continua d’écouter le son de sa voix pour tâcher de deviner quelques autres particularités morales de l’étranger.

On s’assit donc, et, pendant quelques minutes, on contempla en silence la gerbe bleuâtre du punch. Lady Glenmour eut alors occasion d’observer le visage de sir Caskil, dont elle avait déjà remarqué la taille avantageuse et la souplesse énergique. Sa tête était forte et parfaitement posée sur des épaules ni trop fines, ni trop rondes, larges pourtant et descendant rapidement. Son front portait l’empreinte toujours si imposante de la force et de l’audace, bien qu’il fût adouci par l’ombre d’une chevelure noire et ondulée. Sa figure n’offrait pas la saillie fine, osseuse et délicate de lord Glenmour ; elle était plate ; son nez large et ouvert à la base donnait à ses paroles de l’impétuosité et une certaine abondance à la Mirabeau ; comme ce fameux orateur, auquel il ressemblait, mais prodigieusement en beau, il avait la bouche un peu grande et des lèvres fortes. Ces défauts, si les femmes trouvent que ce soient là des défauts, étaient rachetés par des dents d’une blancheur magnifique et d’un émail qui n’a d’égal que chez les gens des montagnes, et par des yeux noirs d’une expression caractéristique. Le regard de sir Caskil était d’une pénétration extraordinaire ; non de la pénétration du savant, chargée de réflexions tranquilles, mais de celle dont les hommes aux sens ardents et de mœurs corrompues se font une arme invincible pour séduire ; un regard qui, pareil au verre lenticulaire échauffé par le soleil, commence par éclairer doucement l’objet sur lequel il porte son rayon, puis l’inquiète, l’agite, l’échauffe, l’embrase, et enfin le dissout.

Tandis que lady Glenmour regardait sir Caskil, celui-ci paraissait beaucoup plus occupé de son punch que d’exercer la puissance de son regard. Le reste du visage de sir Caskil correspondait harmonieusement avec ce qui vient d’en être déjà dit. Son teint d’un blanc mat mais ferme convenait à ses traits. Il avait aussi les mains fort belles et fort souples, prenant voluptueusement, si l’on peut s’exprimer ainsi, tout ce qu’elles touchaient. Elles renfermaient des fascinations nombreuses dans leur jeu, ce qui frappa lady Glenmour, lorsque Caskil, fou jusqu’à la fin, déchira une grande feuille de papier et se prit à faire des petits bateaux. Maintenant, dit-il, tendez vos verres. Il versa ensuite du punch tout en flammes à lady Glenmour, au docteur et à Tancrède ; il prit ensuite les petits bateaux qu’il avait façonnés et les lança sur le bol de punch dont le milieu flambait encore.

— Que signifie ?

— Mylady, voici ce que cela signifie : ces petits bateaux de papier sont nos passions. Les uns, vous le voyez, naviguent très bien au vent qui se dégage de la flamme ; les autres, plus prudents, se tiennent aux bords du bol et ne sont pas atteints par le feu ; les autres, les plus téméraires, se jettent au milieu même du brasier, et vous voyez ce qui leur arrive : ils sont détruits, consumés. Les plus forts, mylady, savez-vous quels ils sont ?

Lady Glenmour ne cessait de regarder la figure si joyeusement attractive et d’écouter la parole vibrante de sir Caskil.

— Savez-vous quels ils sont ? ce sont ceux, dit Caskil en soulevant le vaste bol de punch et en l’approchant de ses lèvres, qui sont plus forts que la passion, qui la dévorent au lieu d’en être dévorés.

Et sir Caskil avala d’un trait les dix ou douze verres de punch contenus dans le bol de cristal qu’il posa ensuite avec un grand calme sur la table.

On pouvait craindre que la raison de cet intrépide buveur fût soudainement atteinte par l’ivresse. Il n’en fut rien. Un sourire tranquille vint rassurer lady Glenmour qui laissa tomber malgré elle sur sir Caskil un regard où se lisait l’impression étrange que lui causait cette vitalité généreuse, cette énergie sans efforts, cette puissance tranquille et formidable, maîtresse d’elle-même et des autres.

Lady Glenmour se leva ensuite pour se retirer dans ses appartements.

— Bonne nuit ! messieurs, dit-elle en tendant la main à Tancrède silencieux et morose à sa place, au docteur Patrick et au joyeux sir Caskil. Bonne nuit à tous !

— Ce souhait est toujours accompagné, au Cap de Bonne-Espérance, par une cordiale embrassade, et vous allez permettre, mylady…

Sir Archibald Caskil ouvrait déjà les bras et tendait le cou pour réaliser ce qu’il prétendait être la coutume du Cap, lorsque Maracaïbo se glissa entre lui et lady Glenmour et posa sa figure barbue, velue et éclairée de deux regards jaunes et étincelants devant la figure de l’étranger. Celui-ci qui n’avait pas encore vu l’orang-outang, fut singulièrement effrayé de ce vis-à-vis diabolique. Macaraïbo avait fixé ses deux mains sur les épaules de Caskil et le tenait en respect.

Tancrède aurait volontiers embrassé Maracaïbo pour le récompenser de son action peu courtoise.

— À bas ! à bas ! s’écria Caskil.

Maracaïbo fit entendre pour toute réponse à cet ordre un vif claquement de sa langue contre son palais, et il ne lâcha pas sir Caskil qui, en voyant l’obstination de son sauvage rival, tira son gant et lui en donna un coup sec à travers le museau.

Saisissant le gant avec ses dents irritées, Maracaïbo, après avoir fait deux pas en arrière, prit le gant dans ses mains et le jeta en colère au visage de sir Caskil.

Celui-ci reprit en riant :

— Quelles sont vos armes, Monsieur ?

Il fallut que lady Glenmour ordonnât à Maracaïbo de se retirer, sans cela il eût fait un mauvais parti à celui dont il allait devenir l’ennemi mortel. Docile à la voix de sa maîtresse, il alla en soufflant et en sifflant d’une manière aiguë et terrible, se blottir sous la table.

Il n’est pas inutile de dire en passant que Maracaïbo avait déjà étouffé un homme, un matelot qu’il avait ensuite lancé à la mer pendant la traversée du bâtiment sur lequel il était venu en France.

— Ici est votre chambre, dit ensuite lady Glenmour en désignant à sir Caskil le cabinet de lord Glenmour.

Lady Glenmour quitta le salon.

— Qu’y a-t-il dans la main de cet homme, se disait-elle en montant l’escalier de sa chambre ; elle m’a brûlée.

C’était, elle se l’avouait aussi, la première soirée de sa vie de femme mariée pendant laquelle les heures ne lui avaient paru ni longues ni désespérément monotones.

— Cette gaîté, dit Tancrède au docteur, tandis qu’ils montaient ensemble à leur appartement, la gaîté de cet étranger, je vous le répète, me fait mal ; elle m’obsède, et je ne comprends pas que lady Glenmour…

— Fasse bon accueil à l’ami de son mari ?

— Je ne dis pas…

— Alors que voulez-vous ?

— Je voudrais qu’il ne fût pas venu.

— Et pourquoi donc cela ?

— Il y a des antipathies, docteur, qui ne s’expliquent pas…

— On ne doit pas les écouter…

— C’est plus fort que ma raison.

— N’allez-vous pas voir en lui un ennemi ?…

— Si cela était, je n’aurais pas longtemps à le détester… Oh ! non !…

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends que l’un ou l’autre quitterait ce château.

— C’est ainsi que vous exercez l’hospitalité, Tancrède ?

— Je ne connais pas cet homme… Je ne lui dois rien.

— Mais aussi ce n’est pas chez vous qu’il est venu…

— Je le sais… Lady Glenmour, en vérité, accueille trop facilement…

— Jusqu’ici pourtant ce n’est pas le défaut qu’on lui a reproché.

— Pourquoi cette préférence alors ?…

— Elle est parfaitement justifiée…

— En quoi, docteur ?

— Vous osez le demander ?… Vous n’avez pas entendu ce jeune homme ?

— Je n’ai entendu qu’un insupportable bouffon.

— Ne voulez-vous pas enfin que lady Glenmour renvoie un ami de son mari, parce qu’il ne vous plaît pas ?

— Vous avez raison, docteur, et j’ai tort de me mêler… Mais, n’importe… Bonsoir, docteur !

Quand le docteur Patrick fut entré dans sa chambre, il se dit : — Tancrède se trompe, lady Glenmour se trompe aussi ; ce jeune homme-là n’est pas gai… Non, vous n’êtes pas gai, sir Caskil ; vous l’avez trop été ce soir.

Une fois dans le cabinet de lord Glenmour dont il fit le tour avec un ricanement infernal, sir Francis Archibald Caskil jeta son chapeau dans un coin, se débarrassa de sa cravate, et son visage prit tout-à-coup une expression froide et dure comme l’airain.

— Je suis chez vous, lord Glenmour, dans votre château, dans votre chambre, à deux pas de la chambre de votre femme, s’écria-t-il avec triomphe, moi le comte de Madoc. Ah ! vous m’avez rendu souverainement ridicule à Londres, dans les salons, à la cour et dans toute l’Angleterre. Chacun son tour. Le mien est arrivé. Je viens vous rendre ridicule à Paris, c’est-à-dire dans le monde entier. Ah ! vous m’avez laissé, disiez-vous, l’actrice, la fille de théâtre, et vous avez pris pour vous la belle, l’admirable fille d’honneur. Eh bien ! cher lord ! noble lord ! je les aurai toutes les deux. Comptez-y. Et je les confondrai si bien dans l’estime du monde, qu’au bout d’un mois, de deux mois, s’il le faut, on ne saura plus dire laquelle des deux est ma plus ancienne maîtresse. La ressemblance de leur visage ne sera rien à côté de la ressemblance de leur réputation. Et je jure Dieu et mes aïeux, mylord, que je n’emploierai aucune violence, afin qu’on ne me dise pas un jour ce que je vous reproche hautement, de n’avoir eu lady Glenmour que par une félonie. Pour l’avoir, vous l’avez épousée ; oh ! le spirituel moyen ! Moi, pour qu’elle se donnât librement à moi, j’ai attendu qu’elle fût à vous. — Et me voici !

— Excusez-moi si je vous interromps, dit le marquis de Saint-Luc, dont le visage, depuis quelques minutes, marquait une croissante inquiétude, mais cette sonnette qui s’agite toujours plus fort attire sans cesse mon attention de ce côté… elle l’appelle… On dirait qu’une intelligence, qu’une volonté la font mouvoir…… et pourtant il est bien mort celui qui est couché dans ce tombeau…

— Oh ! oui… Mais comment a-t-il vécu ?

— Est-ce que quelque grand crime ?…

— Je vous ai dit que cette sonnette s’appelait, à juste titre, la sonnette du Parricide.

— Puérilité !…… le major de Morghen, mon ami, cet homme si distingué…

— Sur mon honneur ! c’était un parricide.

— Vous m’épouvantez, chevalier.

— Et cette sonnette dont le bruit vous préoccupe…

— Voudriez-vous aussi me faire croire que c’est le major de Morghen qui l’agite ?

— Non ! Mais c’est la vengeance divine peut-être, venant mouvoir, sous la forme éthérée du vent, cette petite sonnette de fer qu’il a souhaité lui-même de voir placer sur son tombeau, comme une bizarrerie pour les autres, comme une éternelle expiation pour lui.

— Mais quand me direz-vous la cause de son crime, le motif pour lequel vous prétendez que je ne lui ai pas gagné les 400,000 fr. qu’il a perdus avec moi au jeu ; le rapport qui existe entre cette sonnette dont le nom me glace, dont le bruit me fait frissonner maintenant, et le crime que vous lui reprochez…

— Je vous dirai tout cela quand il sera encore question dans cette histoire de la femme qui lui mit le fer à la main et qui fut cause de sa mort ; quand il sera question de Mousseline enfin. Et ce sera bientôt.


Journée de malheur pour le chevalier Tancrède.


À peine installé chez son excellent ami, lord Glenmour, le comte de Madoc, ou le faux sir Archibald Caskil chercha à s’attirer les bonnes grâces de la domesticité du château. Autant l’orgueil des petits blesse les gens qui servent, autant la familiarité des grands leur plaît et obtient d’eux du zèle et du dévoûment. La popularité croit dans les lieux bas. Pour la cueillir, il faut savoir se courber. Le comte de Madoc ne l’ignorait pas. On entrait chez lui à toute heure sans sonner, sans faire prévenir ; ses malles restaient ouvertes ; la clé était toujours à son secrétaire, l’or et l’argent traînaient sur les tapis. Les moyens qu’emploient d’ordinaire les personnes soigneuses, pour n’être pas volées, il affectait de les mépriser dans le seul but d’exaspérer l’audace, ou plutôt la facilité de se faire piller par les valets et les domestiques qui n’avaient garde d’y manquer. Son linge fin, ses habits, ses meilleurs cigares, ses bagues de prix disparaissaient à plaisir. Quel excellent caractère d’homme, disaient en parlant de lui les gens du château ; on abandonnerait volontiers ses gages pour le servir ! Ils étaient surtout flattés de la simplicité avec laquelle il s’habillait ; il était excessivement propre, et voilà tout. Il ne passait pas sa matinée à nouer méthodiquement sa cravate, à faire vernir ses bottes. Il oubliait même assez souvent, à l’heure du dîner, de descendre au salon avec des gants ; et comme il traitait sans façon leur royale maîtresse ! elle à qui lord Glenmour, son mari, ne parlait jamais que chapeau bas, les yeux baissés et à demi-voix ; elle à qui eux-mêmes n’osaient jamais adresser la parole, tant l’exemple soumis de leur maître les condamnait à cette circonspection glacée et muette. Le faux sir Archibald Caskil avait en outre, à leurs yeux, le mérite rare de posséder une force prodigieuse ; on l’avait vu, en se jouant, soulever des poids énormes et faire ployer des branches que trois d’entre eux n’auraient pas courbées. La force est restée comme un titre de noblesse chez le peuple, qui jusqu’ici ne s’est guère élevé que par les efforts de la puissance physique. Tant de qualités devaient nécessairement fonder et cimenter la popularité de l’hôte bizarre de lord Glenmour, et il était en train de la conquérir.

Un des derniers beaux jours de l’automne, dont l’agonie se peignait mélancoliquement sur le vert languissant du gazon et le rouge tanné des feuilles de chêne, lady Glenmour, quoiqu’elle fût fort inquiète de n’avoir encore reçu aucune lettre de son mari, avait enfin cédé aux joyeuses obsessions du prétendu sir Caskil. L’excentrique étranger avait arrangé une promenade navale sur la grande pièce d’eau qu’on appelait aussi le Canal. On déjeunerait à bord du yacht, on y ferait de la musique, on s’amuserait toute l’après-midi. Il n’était pas venu chez son ami, disait-il, pour s’y enterrer tout vif, et pour voir mourir les autres d’ennui.

On s’embarqua donc sur le yacht vers midi quand le soleil, se croyant en été, déroulait ses plus belles nappes de lumière du haut d’un ciel pur comme au mois d’août. Un petit canot, peint en coutil, monté par lady Glenmour, sir Caskil, le docteur Patrick et plusieurs invités, s’éloigna de la berge. En quelques coups d’aviron il aborda le yacht, et l’échelle de soie fut descendue. C’est Tancrède, le futur amiral, qui reçut, et personne mieux que lui ne devait s’acquitter de cette honorable mission, lady Glenmour et sa suite. Au moment où elle posa le pied sur le gracieux vapeur, le drapeau anglais, hissé au grand mât et à l’artimon, fut salué de trois coups de canon qui firent partir du fond du parc une volée bleuâtre de petits oiseaux.

— Capitaine, dit le faux négociant du Cap à Tancrède, nous plaçons sous votre loyale protection une des plus aimables dames de l’Angleterre.

— Votre recommandation, répondit Tancrède, mérite qu’on l’accueille, monsieur ; mais elle n’ajoutera rien au vif intérêt que je porte à lady Glenmour.

— C’est répondre avec la fierté d’un marin.

— Et le devoir d’un serviteur.

Trêve à cette joute de compliments dont je suis l’objet, messieurs, intervint lady Glenmour ; montrez-moi plutôt l’intérieur de ce joli navire que je dois, je ne l’oublierai pas et je vous prie aussi de ne pas l’oublier, à la précieuse courtoisie de lord Glenmour, qui nous laisse bien longtemps sans nouvelles. Votre bras, cher docteur.

— À la condition que vous me direz, répliqua le bon docteur Patrick, tout ce que vous verrez de remarquable. Je compte sur vos yeux.

— Docteur, je n’oublierai rien pour vous être agréable.

— Merci, mylady. Sir Caskil, vous passerez devant nous.

— À vos ordres, docteur.

— Et vous, Tancrède ? demanda lady Glenmour.

— Moi, je reste sur le pont pour veiller à la manœuvre. Mes matelots et mes chauffeurs ne sont pas très expérimentés. D’ailleurs, la circonstance me fait capitaine, et ma tâche est de demeurer ici, au gouvernail.

— Ayez bien soin de nous, Tancrède, dit lady Glenmour, qui, pour répondre à la fiction d’un voyage, avait enveloppé son corps charmant dans un burnous rose, doublé de satin blanc, et emprisonné son visage dans un étroit chapeau de velours noir, sans plumes ni fleurs. N’allez pas nous conduire aux Indes… où vous avez failli déjà mourir deux fois, Tancrède.

— Non, mylady, nous n’irons pas si loin… à moins qu’en passant, sir Caskil ne veuille descendre chez lui au cap de Bonne-Espérance.

— Je ne suis pas si pressé de vous quitter, mon jeune ami.

— Nous serions, certes, très fâchés qu’il en fût autrement, Tancrède tout le premier, j’en suis sûre, ajouta lady Glenmour, en mettant le pied sur l’échelle de palissandre qui conduisait au salon du yacht. Elle se retourna ensuite pour envoyer du bout des doigts et du bout des lèvres un joli sourire à Tancrède.

Celui-ci ordonna aussitôt de mettre les roues en mouvement, et le yacht s’élança sur la surface tranquille de la pièce d’eau.

On eût dit qu’un premier nuage de tristesse se détachait du visage de lady Glenmour, et qu’à travers les autres voiles on voyait poindre les roses si longtemps étouffées de son teint. Le vent qui s’élève de l’eau et lui emprunte une vivifiante fraîcheur, animait ses traits, éclaircissait son regard et dérangeait avec un bonheur inouï de désordre, ses cheveux sur son front.

Elle fut étonnée de l’exquise coquetterie qui avait présidé aux aménagements du yacht. Un boudoir n’a pas de plus délicieuses surprises à offrir aux regards difficiles d’une jeune mariée. Et c’était la première fois que lady Glenmour daignait y venir ! Elle pensa un instant, avec une reconnaissance mêlée de tristesse, à celui à qui elle devait cette merveille dont elle l’avait à peine remercié. Pourquoi ne lui écrivait-il pas ? Mais le bruyant sir Archibald Caskil, qui aurait troublé un ange dans sa prière, lui dit, en la tirant brusquement de ses réflexions :

— Mylady, vous avez promis au docteur Patrick de lui dire les beautés qui vous frapperaient pendant notre visite dans l’intérieur du yacht. Et vous voilà depuis plusieurs minutes pensive…

— Pardon, oh ! pardon, docteur !

— Non-seulement je vous dispense de cette peine, chère milady, reprit Patrick, mais je vais vous prouver qu’elle serait parfaitement inutile.

— Comment cela ?

— Oh ! mon Dieu ! c’est bien simple : c’est parce que j’ai déjà tout vu.

— Vous avez tout vu !

— Jugez-en vous-même. Mais comme je ne veux pas vous faire croire que je suis sorcier, je dois vous prévenir que mes pieds, mes mains, le son de vos voix et l’odeur des peintures m’en ont autant appris sur ce joli salon où nous sommes que vos yeux ont pu vous en apprendre. D’abord il a douze pieds de long sur huit de large.

— C’est exact, répondit le faux sir Caskil.

— Le plafond est blanc avec des losanges d’or en relief.

— Incroyable !

— Il est soutenu par quatre piliers de fer ciselés en forme de palmiers.

— C’est cela !

— Autour du salon règne un divan jaune, et de distance en distance, entre les coussins, il y a des glaces ovales.

— Parfaitement vrai.

— Celle du milieu et qui répond à l’arrière du yacht est oblongue, et cache un pilier qui sert à faire tourner deux portes. Ces deux portes s’ouvrent sur un autre petit salon tendu en velours rose, moucheté de blanc ; il est très étroit ; le fond donne sur un balcon qui prend la forme de l’arrière du vaisseau, et a, par conséquent, de loin l’aspect de la gorge d’un cygne.

— C’est à ne pas y croire, n’est-ce pas, milady ?

— Le parquet où nous sommes est couvert d’une natte des Indes, et vous êtes assise en ce moment, vous, milady, sur un siége pliant en damas cerise, et vous, sir Caskil, vous êtes debout près de l’échelle par où nous venons de descendre.

— Pas une erreur ! s’écria lady Glenmour en pressant avec une affection filiale la main du docteur Patrick.

— Par mon âme ! dit le comte de Madoc ou le prétendu sir Archibald Caskil, je donnerais mes deux yeux, qui y voient assez clair, Dieu merci ! pour votre cécité.

— Elle devient de jour en jour meilleure, en effet, répondit Patrick en riant, et je n’aurais qu’un seul regret maintenant, ce serait de la perdre.

Jusqu’ici sir Caskil ne s’était pas trop livré à ses excentricités ; il est vrai que la perspicacité merveilleuse du docteur Patrick avait fini par le faire profondément réfléchir. Celui qui n’y voyait pas du tout pouvait devenir pour lui un témoin plus importun et plus inquiétant que le jeune homme aux regards de flamme.

La cloche appela tout le monde sur le pont. On allait déjeûner. Le couvert était mis à la poupe ; en mangeant on verrait passer et reparaître les riches accidents d’un parc d’une lieue de circonférence, et la pièce d’eau en faisait le tour, à travers des îles de jonc et des bancs de sainfoin.

Le déjeûner fut servi et le joli yacht continua, habilement chauffé, à suivre, comme l’eût fait un cygne dont il avait la forme, les sinuosités de la pièce d’eau qu’une heureuse incurie n’avait pas fait encaisser entre des murs de pierre de taille. Elle s’étalait en liberté jusqu’aux pieds des arbres du parc courant ou laissant à nu des portions de terrain. Tantôt le dard doré de la proue soulevait de longues branches de saule, et alors les passagers, surpris de la visite d’un arbre, écartaient de main en main l’obstacle qu’ils laissaient bientôt tomber échevelé derrière la poupe ; tantôt la quille du yacht glissait en déroulant un galon d’argent sur la surface de l’eau. Tancrède, qui n’avait pas quitté le gouvernail, s’affligeait de la taciturnité de lady Glenmour. Un spectacle si nouveau pour elle n’avait pas le pouvoir de la distraire ! Mais les reines elles-mêmes, toutes dédaigneuses qu’on les suppose, ont des cris de l’âme pour ces sortes de tableaux. Il eût voulu que cette pièce d’eau sur laquelle il naviguait se fût agrandie, et se trouver tout seuls, elle et lui, au milieu de la grande, de la solitaire mer !

Véritablement cette promenade sur l’eau et sous la voûte des arbres eût ravi toute femme ; lady Glenmour, que ne secouait pas en ce moment la verve de sir Caskil, avait coupé en passant une branche d’osier, et elle en trempait mélancoliquement les flexibles rameaux dans l’eau courante. Et elle regardait tomber de ces rameaux les milliers de perles que formaient le remous et les rayons du soleil. Sir Caskil, contre son ordinaire, gardait le silence, le docteur causait histoire naturelle avec quelques personnes près de la cheminée du yacht.

Ce silence durait depuis plus d’une demi-heure, quand le faux sir Caskil s’écria, de manière à être entendu de toutes les personnes qui se trouvaient sur le pont :

— Ah ! si l’on voulait me faire capitaine du yacht pendant une heure…

— Que feriez-vous ? répliqua Tancrède piqué au vif d’un pareil souhait.

— Ce que je ferais ? non pas mieux que vous, mon cher Tancrède ; mais je ferais autre chose.

— Et quoi donc, enfin ?

— C’est mon secret, tant que je ne serai pas revêtu du commandement.

— Prenez-le donc, s’écria Tancrède avec humeur, et voyons ce que vous nous ménagez de rare, de surprenant.

— Vous allez le voir.

On ne manqua pas de s’intéresser à ce défi, et l’attention fut portée sur Tancrède et sur Caskil, qui commença par ordonner aux chauffeurs d’activer le feu de la machine. Il se plaça ensuite au gouvernail. Lady Glenmour attachait aussi son regard sur Caskil.

Par suite des ordres qu’avait donnés celui-ci, le yacht marchait déjà beaucoup plus vite. Il faisait le tour du canal en deux fois moins de temps, et l’écume qu’il soulevait allait grossir l’eau sur les bords. Tout tremblait sur le yacht comme en pleine mer sur un bâtiment quand le vent souffle avec violence et en équerre dans les voiles. Il frémissait en fuyant sous les pieds des passagers, qui paraissaient plus heureux de cette commotion continuelle, lady Glenmour particulièrement. L’air plus vif, l’eau plus agitée, le paysage courant plus rapidement, lui communiquaient une ivresse qui l’animait comme l’eût fait un vin généreux. Ses yeux étincelaient et sa bouche se plissait avec la fierté d’une naïade debout sur sa conque marine. Tancrède seul était soucieux ; il promenait autour de lui une attention inquiète. Il regardait à la fois sir Caskil, lady Glenmour, le rivage et le yacht. Enfin, d’une voix troublée, il osa dire :

— Sir Caskil, nous allons bien vite…

— Homme prudent ! se contenta de répondre celui-ci avec ironie.

— Je vous dis, sir Caskil, que nous allons trop vite…

— Est-ce votre avis, mesdames ? demanda le faux sir Caskil.

— Non ! mais non ! répondirent les dames.

— Que nous allons bien ! Allons toujours ainsi !

Tancrède, qui ne voulait pas se montrer plus timoré que ces dames, se tut.

— Alors, reprit sir Caskil, allons mieux ! allons plus vite encore !

Et il ordonna au mécanicien d’augmenter la vitesse de plusieurs degrés. À l’instant même le yacht, comme s’il eût senti l’éperon dans les flancs, bondit et courut éperdûment, passant comme un poisson entre les petits détroits formés par les trois vastes bassins de la pièce d’eau, refoulant devant lui les algues vertes, déchirant les bas-fonds, faisant monter des nuages de sable à la surface, fauchant les joncs et les hautes herbes qui s’opposaient à son impétuosité.

Tancrède perdait toujours de son sang-froid ; il pâlissait de colère ; son silence était orageux ; d’instant en instant il se rapprochait davantage de lady Glenmour qui, charmée de cette rapidité, n’en pouvait plus d’émotion, d’enthousiasme, d’excitation. Le vent emporta son chapeau, s’engouffra dans son burnous blanc, et ses beaux cheveux flottèrent à l’aventure.

— Hurah ! hurah ! criait le comte de Madoc ou le faux sir Caskil. Nous mangeons, nous dévorons l’espace ! Hurah ! hurah !

— Mon devoir est encore de vous avertir, s’écria une seconde fois Tancrède d’une voix étouffée, qu’il y a du danger, un très grand danger à courir ainsi que vous le faites en ce moment. Ce yacht n’est pas un vaisseau de guerre, la machine que vous avez démesurément chauffée n’est pas sortie des ateliers de l’État ; d’un moment à l’autre elle peut éclater…

— Ne le croyez pas ! s’écria Caskil.

— Monsieur, je suis marin et vous n’êtes qu’un marchand du cap de Bonne-Espérance…

— Vous, marin ! vous êtes, je vous l’ai dit, un jeune homme prudent, très prudent !

— Un poltron, n’est-ce pas ? Eh bien, vous allez voir… Chauffeur ! s’écria Tancrède, gorgez le four de charbon, faites rougir à blanc la machine ; mécanicien, la plus grande vitesse… je vous l’ordonne.

Tancrède achevait à peine de donner cet ordre meurtrier, que le yacht, ayant touché le fond, pencha soudainement à droite. Un cri général s’éleva.

— Vous voyez ! reprit Tancrède.

Mais tirant fort peu d’eau, le yacht se releva aussitôt et reprit sa course foudroyante.

Pour mieux jouir du coup-d’œil, lady Glenmour s’était portée à la poupe et s’extasiait de l’étourdissante, de l’effrayante mobilité avec laquelle passaient à ses côtés arbres, buissons, prairies, oseraies, monticules, îlots, haies riveraines, chaumières ; elle se dilatait, elle chantait, elle riait… Tout-à-coup un craquement sec, horrible se fit entendre, et le yacht s’arrêta, s’affaissa sur lui-même ; il penche, s’abat sur l’un des côtés, et l’on voit sortir en grondant et avec des sifflements rouges et sinistres un énorme, un étouffant nuage de fumée. En tombant, le yacht, qui s’était crevé sur un des pieux plantés dans le canal, jeta dans l’eau la moitié des passagers. Dans le désordre, on criait, on pleurait, on appelait, on cherchait à gagner les bords. Avant que Tancrède, qui n’avait pas perdu de vue lady Glenmour, n’eût eu le temps de courir vers elle pour la sauver, sir Caskil, l’avait prise, enlacée dans ses deux bras et pressée contre lui ; il s’était précipité de la poupe à la proue, malgré l’effrayante inclinaison du yacht. Une distance de quelques pieds séparait la proue d’avec la terre. D’un bond, sir Caskil la franchit, et il déposa lady Glenmour toute défaillante sur le gazon.

Au bout d’un quart d’heure d’effroi et de désordre, chacun s’était enfin assuré qu’il n’avait pas péri : ceux qui étaient restés à bord, le docteur Patrick entr’autres, n’avaient pas eu le moindre mal ; ceux qui avaient roulé dans l’eau avaient regagné la terre sans accident. Tancrède seul, trop pressé de porter secours à lady Glenmour, était tombé dans un mélange de vase et d’algues d’où il était sorti dans un état plus comique que véritablement touchant. Pour achever sa triste déconvenue, le prétendu sir Archibald Caskil lui cria, en le voyant passer sous cette livrée de Triton : — Vous aviez raison, cher Tancrède, il faut être prudent… Sir Caskil lui envoya ensuite un salut et resta assis, comme un berger de Virgile, sur le riant gazon au pied de la belle lady Glenmour qui, déjà revenue d’un léger évanouissement, riait de toute son âme au souvenir de la mésaventure qu’elle venait d’éprouver, et semblait tout heureuse et toute ravie d’avoir senti battre son cœur avec violence, et connu enfin une sensation énergique. Elle remerciait avec une grâce charmante sir Caskil du service qu’il lui avait rendu en la sauvant de ce petit naufrage dont elle se souviendrait toujours, parce qu’elle avait eu peur, disait-elle, oh ! extraordinairement peur, et elle insistait sur l’impression profonde de cette terreur, comme une autre personne sur une sensation de plaisir.

Malgré sa profonde envie d’aller cacher sa déconvenue au fond de son appartement, Tancrède retourna la tête quand il n’était encore qu’à quelques pas de l’endroit où il avait vu sir Caskil et lady Glenmour. Son mauvais génie lui conseilla ce mouvement. Il fut témoin d’un tableau fort naturel, et qui pourtant augmenta la confusion de ses esprits. Les cheveux de lady Glenmour s’étaient enchevêtrés, dans le transport du vaisseau à terre, aux boutons d’acier de l’habit de sir Caskil, et ils étaient occupés elle et lui à les dégager. Travail difficile, un peu douloureux et qui obligeait lady Glenmour à donner à sa tête et à son cou des poses gauches et pénibles, mais qu’elle rendait charmantes parce qu’elle rendait tout charmant. La douleur fit voir à Tancrède de la familiarité dans un accident si simple. Il aurait voulu mourir dans l’explosion du yacht… avec elle peut-être. Comme on est généreux quand on aime !

Quoique lady Glenmour n’eût pas été mouillée, sa toilette avait subi de graves altérations, mais pour la première fois de sa vie elle ne songeait pas plus à sa toilette que si elle eût été la fille d’un des pauvres paysans du château.

Dès qu’on fut tout-à-fait remis de la secousse, on songea à regagner le château, accompagné des paysans, des domestiques, des jardiniers et des valets accourus au bruit du naufrage. Lady Glenmour, encore toute pâle et tout émue, faible, étonnée, mais comme charmée de son état, ouvrait la marche, mollement appuyée sur le bras de sir Caskil. Comme il se faisait tard et que, de la pièce d’eau à la maison, en passant par le parc, la distance était assez longue, le docteur Patrick prit le bras de Paquerette, qu’il accepta moins encore pour être conduit que pour avoir l’occasion de dire tout bas à la jeune servante, dont la discrétion lui était connue, de le suivre chez lui quand on serait arrivé au château. Ne voulant pas avoir recours à Tancrède, dont la mauvaise humeur était manifeste, il la pria, comme il lui arrivait souvent de le remplacer en qualité de secrétaire. Habituée à cette confiance qu’elle méritait par son inviolable discrétion, Paquerette consentit volontiers à ce que désirait le docteur Patrick. Celui-ci sentait dans sa conscience la nécessité de communiquer à lord Glenmour le plus promptement possible l’impression laissée en lui par l’événement de la journée et par quelques autres particularités antérieures. Son parti était pris sur ce point. Il porta ensuite son attention sur Paquerette, à laquelle il dit :

— Au son de votre voix, je gage, mon enfant, que vous n’êtes pas en bonne santé. Je vous avais ordonné de vous coucher de bonne heure, l’avez-vous fait ?

— Non, docteur, mais…

— Je vous avais dit aussi de prendre quelques cuillerées de sirop de digitale pour calmer vos palpitations.

— C’est vrai, monsieur Patrick, et je vous suis reconnaissante de ces bons soins.

— Il ne s’agit pas de cela. Avez-vous pris de ce sirop ?… Allons, je vois que non. Mon enfant, le mal est grave ; il est au cœur.

— Oui, docteur, il est au cœur, ainsi que vous le dites.

— Vous ne voulez donc pas guérir ?

— Puis-je guérir ?

— Comment donc ? on guérit de tout mal quand il est pris à temps, repartit le docteur Patrick, confiant en son art, comme le sont du reste la plupart des médecins.

— Allons, ne vous fâchez pas si fort, docteur, désormais je me conformerai ponctuellement à vos ordonnances.

— Et vous ferez bien, Paquerette.

Le docteur appuya sa phrase d’une accentuation qu’il n’employait que dans les occasions sérieuses et quand il n’y avait plus à plaisanter avec ses prescriptions.

Mais bientôt toute la troupe de naufragés arriva au château, où l’on se hâta de faire du tilleul, du thé, du vin chaud, où l’on chercha des habits pour ceux qui étaient mouillés et des pantoufles pour ceux qui avaient perdu leurs souliers.

Justement vexé du résultat de sa journée, Tancrède courut se renfermer dans sa chambre, découragé et soucieux comme un officier de marine condamné à passer devant un conseil de guerre pour avoir laissé périr le vaisseau qu’il commandait. Son mécontentement avait aussi une autre cause qu’on suppose aisément.


Le retour au château.


Le docteur Patrick, assis dans son fauteuil près de la croisée, avait fait placer Paquerette devant lui, se disposant à lui dicter une lettre ; mais, comme si la jeune fille eût dû en écrire deux, elle avait étalé deux feuilles de papier au lieu d’une sur le pupitre.

Le docteur fit un signe et Paquerette s’apprêta.


« Mon cher Glenmour,

« Puisque vous ne voulez pas vous décider à nous écrire le premier, il faut bien que ce soit nous qui commencions. Si je ne vous dis pas que votre château est brûlé, que votre parc a été enlevé par une trombe, c’est que vos immeubles sont à peu près comme vous les avez laissés en partant. Le silence en pareil cas équivaut à une bonne nouvelle. N’allez pas croire pourtant, renversant mon système, que les personnes dont je vais vous parler soient en danger. Tout est bien. Lady Glenmour jouit d’une assez bonne santé, rien du moins ne l’a troublée, sauf un petit accident dont je vais vous entretenir et dont nous sommes encore tout chauds, dirais-je, s’il n’avait eu lieu sur un élément qui ne l’est pas souvent surtout dans la saison où nous entrons. Toutefois cet événement, si peu grave qu’il soit, je vais vous en parler, ne fût-ce que pour saisir l’occasion de vous demander bien vite ce qu’est un sir Archibald Caskil, qui se prétend très haut votre ami particulier, dévoué, intime, et qui dit vous avoir connu au cap de Bonne-Espérance, il y a déjà quelques années. »


Ici le docteur Patrick s’étant tout-à-coup arrêté pour prendre haleine et peut-être aussi pour se rendre compte de la gravité, ni trop forte ni trop faible, qu’il désirait mettre dans ses paroles, Paquerette quitta la feuille sur laquelle elle venait d’écrire et leva mystérieusement sa main qui s’abattit sans bruit et comme une plume de duvet sur l’autre feuille de papier placée près d’elle et disposée d’avance. Pendant le repos de Patrick, elle écrivit sur cette seconde feuille, sans produire le moindre bruit, quelques lignes rapides qu’elle laissa inachevées, car le docteur aveugle reprenait ainsi sa dictée :


« Ce sir Archibald Caskil, pour y revenir, qui se dit votre meilleur ami, a bien le caractère le plus tropical que je connaisse. Il s’est présenté chez vous en riant comme s’il arrivait du village voisin, et il venait pourtant du Cap de Bonne-Espérance, rien que cela ! Il était près de minuit, l’heure des fantômes. Il entre après avoir presque forcé votre grille, renversé deux fauteuils, et ses premières paroles sont pour demander du punch. On lui donne du punch ; il nous embrasse, il embrasse lady Glenmour, il l’embrasse deux fois, il danse, il nous fait danser, il insulte Maracaïbo, taquine notre bouillant Tancrède. Et le lendemain, installé définitivement au château, il parle, il ordonne, il commande en maître, mais en maître, dois-je ajouter, qui sait se faire adorer des domestiques.

« Ils se mettraient au feu pour lui ; je ne sais pas si nous en ferions autant, mais, en attendant, il nous a tous jetés dans l’eau à la suite d’une folle promenade en yacht sur le grand canal. Heureusement personne n’a péri. Lady Glenmour est en train de se remettre de cet accident, qui paraît l’avoir beaucoup émue, mais beaucoup distraite aussi.

« Il me semble qu’elle prend un plaisir nouveau, tout-à-fait inconnu pour elle, à la conversation triviale, burlesque, mais ma foi fort entraînante, aux manières communes, mais communes d’une certaine façon pourtant, de cet homme, un peu marin, beaucoup négociant, un peu planteur, millionnaire à l’excès, beau convive ; franc buveur, gai toujours. Il est dans vos appartements absolument comme chez lui ; il dispose, il ordonne, et cela, je vous assure, malgré la réserve si constamment digne de lady Glenmour, malgré l’autorité absolue que vous avez déléguée à Tancrède ; et ce serait, je crois, malgré vous, oui, malgré vous-même, si vous étiez ici. Quel diable d’homme !

« À l’exagération près, et je vous engage à tenir compte de la différence, ce sir Archibald Caskil ressemble extraordinairement à quelqu’un que nous connaissons beaucoup, vous et moi. C’est la même nature franche, la même humeur vive, la même verve roulante, la même parole incisive, la même cordialité dans l’action et la même promptitude dans la pensée. En vérité, mon cher Glenmour, la comparaison est venue d’elle-même, et je suis encore frappé de l’exactitude, des rapports. Encore une fois, cependant, n’omettez pas les nombreuses dissemblances. Sir Archibald Caskil est de la poudre dans une arme grossière ; l’autre, celui à qui je lui fais honneur de le comparer, est de la poudre dans un pistolet ciselé, au canon d’acier fin et à la monture d’ébène. »


Ayant marqué une seconde pause dans sa dictée, toujours afin de calculer la portée de sa confidence et des expressions qu’il employait, le docteur fournit à Paquerette une nouvelle occasion de continuer en cachette, pendant quelques minutes, l’autre lettre qu’elle écrivait. Dès qu’elle s’aperçut qu’il allait reprendre, elle repoussa vivement la rédaction qui lui était personnelle.

Le docteur Patrick dicta :


« Mais faut-il vous le dire ? Oui, mon ami, je vous le dirai, dussiez-vous cette fois encore m’accuser de m’abandonner à mon excès de pénétration ; ce sir Archibald Caskil ne me paraît pas exactement l’homme de la personnalité qu’il affecte. Pardon de mes doutes s’il est réellement votre ami, s’il vous a effectivement, ainsi qu’il le dit sans aucune ostentation, sauvé autrefois la vie. Mais nous vivons dans un siècle si fécond en spirituels aventuriers, si miraculeux en gens d’intrigues, que j’ai besoin de votre affirmation pour considérer notre lointain et singulier visiteur comme un homme auquel je dois ouvrir ma main et laisser ouverte votre loyale maison. Pourtant je n’ai aucune certitude formée, irrévocable, remarquez-le bien, pour ne pas croire en lui. Éclairez vite mes hésitations. Excusez-les surtout, car j’ai peur de ma peur.

« Lady Glenmour est bien, sa santé est assez bonne, je vous l’ai déjà dit en commençant ma lettre ; son nuage, dirait Milton, laisse passer les flèches d’or du soleil. Puissiez-vous un jour tous les deux rencontrer enfin ce bonheur dont il revient à chacun de vous la moitié. Vos chagrins domestiques, mon ami, sont les miens. Mais quel malheur, je suis à me le demander, vous faudrait-il donc pour vous rendre plus heureux l’un et l’autre ? Jeunes tous les deux, beaux tous les deux, charmants tous les deux, riches à souhait tous les deux, en vérité, il n’y a qu’un malheur qui puisse vous apprendre combien vous vous convenez tous les deux. »


— Mais qu’avez vous donc, Paquerette ? interrompit le docteur, il me semble que vous n’écrivez pas ? Je n’entends plus crier la plume sur le papier…

— Pardon, monsieur Patrick, répondit Paquerette, qui n’écrivait pas, dont les palpitations raccourcissaient la respiration, qui s’essuyait doucement les yeux, et asséchait avec son doigt tremblant une larme tombée sur la lettre.

Le docteur acheva sa dictée :


« Adieu, mon ami, répondez vite à ma lettre. J’ai besoin de votre réponse. Tancrède est un enfant ; il vous veut grandement du bien ; mais c’est une flamme qui va où le vent la pousse, et moi je ne suis qu’un pauvre aveugle qui, ne pouvant être éclairé par les yeux, veut l’être doublement par l’intelligence.

« Vous vous souvenez de notre conversation sur le perron du château, la nuit de votre départ ; eh bien ! cher Glenmour, je n’ai pas changé d’opinion. Votre femme ne vous connaît pas encore. Vous ne lui êtes jusqu’ici apparu que sous un masque derrière lequel vous vous obstinez à vous cacher. Laissez-le tomber, montrez-vous tel que vous êtes. Quel jeu vous jouez, mon ami ! Vous connaissez les femmes, me répliquez-vous sans cesse. Eh ! voilà ce qui vous empêche de connaître la femme.

« Je ris souvent, mais je ne suis pas complètement heureux ; car je n’ai jamais vu et je ne verrai jamais le noble et beau visage de lady Glenmour, bien affectée en ce moment de n’avoir pas reçu une seule lettre de vous depuis votre départ.

« Votre meilleur ami,

« James Patrick. »


— Maintenant, ma belle enfant, dit le docteur Patrick à Paquerette, ouvrez le tiroir placé au-dessus du pupitre, celui du milieu, et vous y trouverez des enveloppes de lettres ; prenez-en une et enfermez-y, de votre bonne et officieuse main, la lettre que vous venez d’écrire.

— Oui, docteur.

Paquerette suivit les indications du docteur ; mais au lieu de plier une lettre et de n’en couler qu’une seule dans l’enveloppe, elle en fit glisser deux, celle écrite sous la dictée, celle écrite pour son propre compte.

— C’est prêt, docteur.

— Eh bien ! cachetez maintenant et écrivez l’adresse que je vais vous dicter.

Paquerette prenait le bâton de cire à cacheter, lorsqu’une des sonnettes de l’escalier, vivement ébranlée, apprit au joli secrétaire du docteur Patrick, que c’était elle que lady Glenmour appelait.

— C’est moi que sonne madame.

— Eh bien ! allez Paquerette ; vous reviendrez ensuite achever votre tâche. Aussi bien cette lettre ne sera jetée dans la boîte que demain matin. Il est trop tard aujourd’hui.

Laissant les deux lettres sous l’enveloppe non cachetée, Paquerette descendit vite auprès de sa maîtresse, avec la pensée de remonter bientôt pour terminer la grande résolution qu’elle était sur le point d’achever et cette fois, dit-elle, ce sera sans répit, sans rémission. En effet, les deux lettres une fois parties, la reine d’Angleterre même ne pouvait pas plus faire que l’une arrivât sans l’autre qu’elle ne pouvait faire qu’elles ne parvinssent pas toutes les deux à lord Glenmour.

Le docteur resta seul ; il pensait encore au contenu de la lettre qu’il venait d’écrire à son ami, lord Glenmour ; il s’applaudissait de ne lui avoir laissé ignorer ni l’arrivée, ni le caractère singulier du personnage qui se disait son ami, et surtout d’avoir exposé ses craintes dans une mesure tout-à-fait convenable, quand Tancrède poussa vivement la porte de la chambre et dit en entrant tout essoufflé :

— Docteur, donnez-moi un conseil.

— C’est vous, Tancrède ?

— Oui, docteur ; mais un conseil prompt…

— Sur votre santé ?

— Il ne s’agit pas de ma santé !

— De quoi s’agit-il donc ?

— De ce qui vient de se passer sur la grande pièce d’eau.

— Je ne comprends pas…

— Comment, vous, si intelligent, vous ne comprenez pas que lord Glenmour, m’ayant chargé de veiller sur les intérêts du château, sur la sûreté de ceux qui l’habitent, et particulièrement sur lady Glenmour, je dois lui rendre compte, à son retour, de l’accident qui vient d’arriver et qui aurait pu être si funeste ? Et si je lui réponds : C’est la faute de sir Archibald Caskil, ne me dira-t-il pas : Qu’est-ce que ce sir Archibald Caskil ? qu’importe sir Archibald Caskil ? qu’avez-vous dit à sir Archibald Caskil ? comment vous êtes-vous expliqué, conduit avec cet homme, cet Archibald Caskil, qu’on ne connaît pas, qui vient on ne sait d’où, avec cet extravagant, ce fou, cet impudent ?…

— Arrêtez, Tancrède… votre dernière expression est trop forte : elle est outrageante…

— Je la maintiens, docteur ; je la maintiendrais l’épée à la main.

— Non, vous ne la maintenez pas, car le fou, l’extravagant dans cette affaire, c’est vous.

— Moi, docteur ?

— Sans aucun doute. Quand sir Archibald Caskil a souhaité de prendre le commandement du yacht, pourquoi le lui avez-vous cédé ?

— Était-ce une raison pour chauffer la machine au point de nous faire tous sauter au troisième ciel ? ce qui n’est pas arrivé parce que nous avons coulé bas.

— Encore une erreur de votre part, Tancrède, oui, encore un malheur qui ne retombe que sur vous ; si je n’ai pas d’yeux, j’ai des oreilles assez attentives, c’est vous qui, exagérant les ordres donnés par sir Archibald Caskil au chauffeur, avez crié à celui-ci : Chauffeur, allez de toute la vitesse possible. Je l’ai entendu.

— Mais c’était le dépit, la colère, la rage qui m’ont fait parler ainsi.

— Beau prétexte ! Est-ce que le mécanicien et le chauffeur sont tenus à autre chose qu’à l’obéissance ?

— Non, sans doute…

— Convenez-en.

— Mais alors c’est moi, docteur, qui suis encore coupable ?

— Eh ! mon Dieu, oui, mon ami, par excès de zèle, par étourderie, par dépit, comme vous le dites, et vous n’avez rien, sur mon honneur, absolument rien à reprocher à sir Archibald Caskil ; vous avez au contraire à le remercier d’avoir, pendant ce naufrage causé par votre seule témérité, sauvé notre chère lady Glenmour.

— Moi le remercier ! quand je projetais…

— Le service en vaut assez la peine.

— Je l’aurais rendu aussi bien que lui.

— C’est vrai, mon ami ; mais enfin il l’a rendu, il ne faut pas lui en vouloir pour cela.

— Tenez docteur, s’écria Tancrède en trépignant, je suis las de la présence de cet homme au château, et puisque je n’ai pas le droit de l’en renvoyer, j’aurai du moins celui de le faire connaître à lord Glenmour… Oui, je lui écrirai tout. Il agira ensuite comme il le voudra… mais mon devoir…

— C’est déjà fait.

— Vous ayez écrit à lord Glenmour ?

— À l’instant.

— Sans moi ?

— Je vous savais sous le coup de la mauvaise humeur que vous m’apportez ; j’ai prié Paquerette de vous remplacer. Elle a écrit sous ma dictée. Ma lettre doit être sur le pupître… Regardez.

Tandis que Tancrède cherchait la lettre, le docteur aveugle se disait : Que signifie cette haine toujours croissante de Tancrède contre sir Archibald Caskil ? Depuis le premier jour il l’a détesté, c’est vrai, mais cela ne s’explique pas davantage… Cet intérêt excessif, passionné de Tancrède pour les intérêts, de lord Glenmour… Quelle idée ai-je là ? Allons donc !

— Oui, docteur, dit Tancrède, il y a en effet une lettre sur le pupître.

— Paquerette allait la cacheter quand lady Glenmour l’a sonnée… elle est descendue…

— Voulez-vous, docteur, que je la cachète ?

— Je vous en prie, Tancrède.

— Mais, docteur…

— Quoi donc ?

— Lady Glenmour aurait donc écrit aussi à son mari ?

— Pourquoi me dites-vous cela ?

— C’est que l’enveloppe contient deux lettres.

— Deux lettres ? assurément vous vous trompez, Tancrède.

— Touchez vous-même, docteur. Tancrède mit les deux lettres dans la main du docteur.

— Voilà qui est singulier… Ouvrez-les toutes les deux, que je sache…

Tancrède ouvrit les deux lettres.

— L’une, dit-il, commence par ces mots : « Puisque vous ne voulez pas vous décider à nous écrire le premier, il faut bien que ce soit nous qui commencions. »

— Celle-là est la mienne ; celle que je viens de dicter à Paquerette. Donc je la mets de côté… Voyons l’autre, dit le docteur.

Tancrède déplia l’autre lettre.

— Passez tout de suite à la signature.

— Il n’y en a pas, docteur.

— Elle aura été oubliée. L’écriture ?

— Mais on dirait celle de l’autre lettre…

— L’écriture de Paquerette ? allons donc ?

— Elles se ressemblent beaucoup, quoique celle-ci soit moins ferme…

— Une lettre sans signature écrite à lord Glenmour ! une lettre glissée à la faveur de la mienne sous la même enveloppe ! ceci, dit le docteur Patrick, en luttant intérieurement contre un reste de délicatesse, sort trop des règles ordinaires pour ne pas permettre, pour ne pas commander une indiscrétion…

— Certainement, docteur.

— Lisez.

— Il le faut, dit Tancrède, qui lut ceci :


« Mylord

« D’autres lettres vous auraient dit mon amour, mais elles n’existent plus ; celle-ci vous apprendra ma résolution dernière. »


Dès cette première phrase, assez explicite à la vérité, le docteur et Tancrède semblèrent s’interroger avec un sentiment obscur de doute, de recherche, de réflexion, de défiance surtout, ce qui les empêcha d’exprimer simultanément une opinion sur ce qu’ils venaient l’un et l’autre d’apprendre.

Au milieu de ces épaisses ténèbres, Tancrède continua :


« J’ai bien fait de détruire ces lettres, vous ne m’auriez pas comprise ; vous m’auriez peut-être raillée, et le rire, mylord, est du poison quand il tombe sur le mal dont je souffre. Ah ! je souffre beaucoup. J’ai vite éprouvé que l’amour ne se composait guère que de deux sentiments absolus : du bonheur et du désespoir. Il m’est échu le désespoir. En pouvait-il être autrement quand, par une effrayante témérité, je vous ai pris pour l’objet de mon irrésistible adoration ? Mais je ne vous ai pas pris, et ceci m’excusera un peu, je l’espère. La fatalité a tout fait. Maintenant il ne s’agit plus de vivre sur cette illusion, mais d’en mourir, et je vais mourir, mylord, à moins d’un miracle, et les miracles n’arrivent jamais à ceux qui les attendent. »


Une triste, une douloureuse conviction s’était déjà formée dans l’esprit du docteur. Paquerette aimait lord Glenmour ! Dans quel abîme roulait cet ange ! Comment la retenir ? Trahir son secret, c’était la tuer sur le coup ; le lui laisser, c’était lui accorder ce qu’elle voulait avec le calme homicide d’une idée fixe dans un cœur pur, c’était lui accorder de mourir. Une larme tomba sur le cœur de l’honnête homme. Les paroles de Paquerette lui revinrent alors à la mémoire ; il se souvint qu’elle lui avait répondu lorsqu’il l’avait interrogée sur son dépérissement graduel : « Oui, docteur, mon mal est au cœur. » Encore une victime, pensa-t-il, de cette instruction exagérée, malsaine, on peut ainsi l’appeler, donnée aux jeunes filles anglaises de la classe pauvre. Si l’on ne vit pas que de pain, on ne vit pas que d’intelligence non plus. Si Paquerette fût restée auprès de sa mère, l’aidant aux durs travaux du ménage, ignorant les grands poètes, mais sachant filer le lin, tailler des robes et ourler des serviettes, elle aurait eu une jeunesse bénie, et plus tard elle serait devenue la femme de quelque honnête fermier. Mais le mal est fait, murmura le bon docteur, et il s’agit de le guérir. Le guérir ! Et comment ? La renvoyer chez ses parents ? Mais consentira-t-elle à s’éloigner ? Et d’ailleurs sous quel prétexte ? Lui dire le motif de son renvoi, n’est-ce pas la tuer en voulant la sauver ?

« Je vous dirai bientôt, » poursuivit Tancrède, la lettre de Paquerette à la main, et brûlé jusqu’à la moelle des os par cette peinture claire, positive, d’un amour qui traduisait le sien, « je vous apprendrai ce que, dans ma position, j’entends par un miracle. Laissez-moi vous dire auparavant, car c’est de la reconnaissance qu’un pareil aveu, ce que je dois à cet amour dont la révélation sera sans doute un prodige de surprise pour vous.

« J’y dois, mylord, la joie immense de croire aveuglément, et à me jeter au feu pour prouver ma croyance à la puissance divine, à Dieu enfin. Jusqu’ici j’avais aimé Dieu, je l’avais prié comme fait, du reste, tout le monde, mais je ne savais pas si j’y croyais. J’admettais, je cultivais ce sentiment pieux, consolant, mais il n’était pas descendu avec empire dans mon âme. J’allais à lui, mais il ne venait pas à moi. J’avais besoin même de ne pas raisonner davantage ma certitude, de peur d’avoir à demander avec un accent d’amertume, et cela est mal, pourquoi sur la terre l’intelligence, la vertu, la bonté, restent si souvent sans but, sans réponse, sans raison d’être ; ce qui faisait dire au métaphysicien Hobbes, dont j’ai trouvé les œuvres dans votre bibliothèque : Oui, Dieu existe, mais il est souvent en voyage. L’amour m’a soudainement illuminée ; il m’a convaincue, il m’a répondu sans que je l’aie interrogé. Ainsi, parce que j’aime, je crois que Dieu a pris soin de verdir les champs et de dorer le soleil, de faire murmurer l’eau sur les pierres et bruire les arbres au choc du vent, d’argenter la lune et de faire voler l’oiseau, de parfumer les fleurs et de rougir le couchant. Aimer, c’est croire ; l’amour, c’est Dieu. Vous m’avez révélé Dieu ! »


— Oh ! que c’est vrai ! s’écria hors de lui Tancrède en froissant la lettre dans ses mains tremblantes. C’est vrai, docteur ! et ces paroles viennent d’un cœur qui aime !

— Qu’en savez-vous ? demanda avec un nouvel effroi le docteur Patrick à Tancrède.

En balbutiant, celui-ci répondit :

— Je le sens à mon cœur…

Mais Tancrède se tut aussitôt… Il comprit l’inconvenance de cet élan affirmatif, qui en disait trop au docteur ou pas assez. Mais son silence se prolongeant, le docteur comprit aussi qu’il allait lui dire enfin à qui il attribuait cette lettre, question excessivement délicate, que sir Patrick tenait à éloigner je plus possible. Il méditait encore sa réponse, il ne donna pas à Tancrède le temps de parler. D’un ton bref il lui dit :

— Allez toujours… lisez ! Mais lisez donc, mon ami ! À quoi rêvez-vous ?

Tancrède désappointé, ému, agité, continua ainsi :


« Je vous ai parlé du seul miracle qui m’aurait empêchée de mourir ; il est temps de vous le dire, et puis je n’aurai plus rien à dire, si ce n’est à vous adresser une prière ; une prière que vous exaucerez, mylord.

« J’avais pensé qu’en occupant mon cœur d’une autre personne, j’oublierais ou j’affaiblirais l’amour que j’ai ressenti pour vous ; et naturellement, j’ai alors regardé autour de moi, j’ai cherché à ma portée. Mais je n’ai vu que des hommes, et vous n’êtes pas un homme, mylord ; vous êtes celui que j’aime. D’ailleurs, quel homme que ce sir Archibald Caskil ! le premier sur lequel j’ai jeté les yeux à cause du bruit qu’il fait chez vous. Comment l’aimer, même en s’y efforçant ? C’est une turbulence lassante, une trivialité qui ferait haïr la bonhomie, une familiarité intarissable qui ferait aimer le dédain, une licence dont toute femme doit souffrir, une simplicité qui est le charme suprême des domestiques. »


— Bravo, Paquerette ! s’écria Tancrède transporté de joie. C’est un portrait pris sur le vif ; l’homme est moulé vivant. Bravo, Paquerette !

— Paquerette ! Pourquoi nommez-vous ici Paquerette ? demanda le docteur avec une surprise parfaitement jouée.

— Pourquoi, vous me le demandez ? Mais il me semble…

— Sans doute, je le demande.

— C’est que cette lettre est de Paquerette.

— De Paquerette ? c’est donc le jour de vos aberrations, celui-ci ?

— De qui serait-elle donc ? Apprenez-le moi… car j’avoue…

— De qui ? Je vais vous l’apprendre. Le docteur Patrick se leva et alla fermer la porte.


Un heureux mensonge.


— Ce n’est pas, dit le docteur Patrick, en revenant à sa place, que la connaissance de cette lettre puisse compromettre beaucoup celle qui l’a écrite, mais enfin il faut respecter un secret, moins qu’un secret si vous voulez, une confidence qui n’était pas pour nous.

— Mais enfin cette lettre… de qui est-elle ? demanda impatiemment Tancrède.

— Il est impossible que vous ne le sachiez pas. Elle est de lady Glenmour.

— De lady Glenmour ! cette lettre est de lady Glenmour ! C’est elle, mais, docteur, songez-y ! qui se plaint de ne pouvoir dire à son mari qu’elle l’a aimé, qu’elle l’aime ?

— Songez-y vous-même ; où est en cela l’impossible ? L’intérieur de cette maison vous est assez connu…

— C’est vrai.

— La gêne, la contrainte qui se lit dans les moindres rapports qu’ont entre eux lord Glenmour et sa femme, ne supposent-elles pas assez de douleurs cachées ?

— C’est encore vrai, docteur, répliqua Tancrède, dont les yeux avaient bien de la peine à s’ouvrir à la fausse lumière que versait sur son front le docteur Patrick, mais qui enfin s’ouvraient ; c’est encore vrai ; mais lady Glenmour qui, dans cette lettre, dit qu’elle veut mourir.

— Avez-vous oublié cette profonde mélancolie, cette tristesse qui vous ont, comme moi, si souvent effrayé ?

— Oh ! mais elle ne mourra pas, n’est-ce pas ? Oh ! non… nous l’empêcherons… vous l’empêcherez, docteur ?

Allons — je ne me trompais pas, pensa le docteur. — Un autre amour qui s’embrase ! — deux découvertes au lieu d’une ! — Pauvres enfants ! — Glenmour, murmura-t-il, je ne vous ai pas tout dit dans ma lettre !

— Rien d’étonnant, vous le voyez, reprit-il, à ce que lady Glenmour ait écrit cette lettre, où elle s’exprime peut-être en termes un peu durs, un peu injustes sur sir Caskil.

— Mais c’est cela même, riposta vivement Tancrède, qui me fait croire que c’est lady Glenmour qui a écrit cette lettre. Maintenant, je l’affirmerais, — oui, c’est elle !

— Cependant, dit le docteur, feignant à son tour de douter, afin que Tancrède affirmât, cependant…

— Que voulez-vous dire ?

— Cette écriture de Paquerette..

— Rien n’est plus simple à expliquer, docteur.

— Ce n’est pas si simple à mon sens.

— Mais si ! dit Tancrède, Paquerette a la pleine confiance de lady Glenmour. Ce n’est pas la première fois que la maîtresse a recours à la main rapide de sa jeune femme de chambre pour l’aider dans sa correspondance. Paquerette lui aura sans doute appris qu’elle écrivait une lettre pour vous à lord Glenmour, et alors mylady, brisée, fatiguée de la scène du canal, lui aura dit, écrivez aussi celle-là pour moi, et mettez-la sous l’enveloppe de la lettre du docteur. Dans sa précipitation, lady Glenmour aura seulement oublié de signer, ce qui arrive souvent quand on dicte.

— Vous achevez de me convaincre ; cela se sera assurément passé ainsi, Tancrède.

— Incontestablement, affirma celui-ci. Et puisqu’elle bafoue, puisqu’elle déteste si ouvertement ce sir Archibald Caskil, je suivrai votre conseil, docteur, je ne ferai rien contre lui ; il fait assez lui-même pour qu’on ne soit pas jaloux de le retenir au château dès qu’il aura l’heureuse idée de le quitter. C’est une honte pour nous, une véritable honte d’avoir douté un seul instant de la pauvre estime où lady Glenmour devait le tenir ! Je vais voir dans quel état elle se trouve depuis notre naufrage. Elle ne doit pas être bien, à en juger par cette lettre où se peint si profondément son âme aimante, blessée… dédaignée… Oh ! non, elle ne mourra pas !

— Un mot, Tancrède. Le plus profond silence sur cette lettre ?

— Je vous le jure.

— Allez, mon ami.

Tancrède sortit.

Pour sauver l’honneur de Paquerette, le docteur avait joué habilement la partie. En attribuant cette lettre à lady Glenmour, il n’inventait pas un mensonge blessant pour elle ; il lui prêtait l’expression d’une affection et d’une douleur d’une grande vraisemblance, quoiqu’au fond, pas plus que Tancrède, il ne connût la cause réelle de la langueur de la comtesse, si toutefois il la soupçonnait ; mais ce qu’il venait de connaître à ne presque plus pouvoir en douter, c’est la passion inspirée par lady Glenmour à Tancrède, passion si jeune, si étourdie, si vivace, qu’elle ne prenait pas même la peine de se déguiser. Et cet excès même la laissait supposer au docteur peu dangereuse. Elle ne paraîtrait à lady Glenmour, si elle la découvrait jamais, que de l’enthousiasme, du vent, de la poésie. D’ailleurs le docteur Patrick se disait : — Je mettrais mes mains au feu et ma tête sous la hache pour soutenir que lord Glenmour et lady Glenmour finiront un jour par s’aimer.

L’immense avantage qu’il trouvait encore dans l’erreur où il avait jeté Tancrède en l’amenant à supposer que c’était lady Glenmour, et non Paquerette, qui avait écrit à lord Glenmour, était de calmer une partie de son animosité contre sir Caskil, dans lequel il voyait un ennemi acharné. Le docteur ne voulait pas encore savoir toutes les causes de cette haine… il lui suffisait d’en soupçonner une…

Mais à quoi tiennent les plus habiles calculs ? Si Tancrède, exalté par la pensée que lady Glenmour détestait sir Caskil, n’avait pas quitté étourdiment la lettre avant d’être au bout, il en aurait infailliblement lu les dernières lignes, après lesquelles l’adresse combinée de Machiavel et de Richelieu ne fût pas parvenue à lui donner le change.

Ces dernières lignes disaient :


« La prière que j’ai à vous adresser, Mylord, est celle-ci. Quand je ne serai plus, laissez mes pauvres parents dans l’éternelle ignorance de mon sort. Ils m’accuseront d’abord d’indifférence, puis d’ingratitude… Moi d’ingratitude ! Lassés de mon silence, ils vous écriront ensuite, et vous ne leur répondrez pas, Que leur répondriez-vous ?… Oh ! ne leur répondez jamais cela !… Leur Nany morte, et morte d’amour !… Ils me croiront absente, et les années s’écouleront. Ils me croiront hors de l’Europe. Qu’ils croient tout, excepté ma mort, excepté que je vous ai aimé… »


Pauvre chère Paquerette ! murmura le chevalier De Profundis. Voilà la maladie contre laquelle échoue la science du docteur Patrick. Quelle singulière, quelle barbare erreur ! ajouta-t-il. On rit des douleurs de l’amour, on n’en meurt pas, dit-on… Les fiers moralistes ! ils ne tiennent compte que de ceux qui survivent. Quant aux autres, comment les connaîtraient-ils ? Ils s’en vont mystérieusement creuser leur tombe dans le lit d’un torrent, ou bien ils mêlent leur âme à l’air meurtrier de l’asphyxie ; sans compter ces jeunes et délicates natures qui, comme Paquerette, passent à travers le ciel, étoiles fuyantes et silencieuses, et s’éteignent aussitôt. Ne dirait-on pas qu’ils savent de quoi l’on meurt, ces observateurs profonds ?

Rien ne tue, ou si quelque chose tue, c’est la divine folie de l’amour, cet anéantissement de la volonté, cette soumission du regard, de la pensée, de la vie au joug d’un autre regard, d’une autre pensée et d’une autre vie ; supplice qui fait couler le sang en dedans au lieu de le répandre au dehors, et qui, après avoir ainsi vaincu le corps, prend l’âme et se rit de la vertu, de la raison, de la résistance qu’elle enferme pour lui faire adorer, si elle est sage, une coquette ; si elle est pure, un monstre de vices ; si elle est esclave, le maître. Et ils disent que cela ne fait pas mourir !

Le docteur déchira la lettre écrite par Paquerette à lord Glenmour, et pour que le vide laissé dans l’enveloppe par cette soustraction, ne fût pas sensible, il ploya une feuille de papier qu’il mit à la place de la lettre absente.

Quelques minutes après cette opération, Paquerette remonta et cacheta l’enveloppe sans s’apercevoir de rien. Que de craintes ! que d’espérances ! la pauvre fille croyait pourtant scellées sous ce pli où lord Glenmour n’allait trouver, à côté de la lettre du docteur, qu’une feuille de papier blanc, mise là, penserait-il, par mégarde.

— Ainsi, de toutes nos espérances, murmura tristement le docteur en entendant partir Paquerette : « Une feuille de papier blanc. »


Encore le chevalier Tancrède.


Depuis l’accident de la pièce d’eau, lady Glenmour sembla perdre graduellement de sa sauvagerie aristocratique. Elle aimait souvent à se rappeler, pour en rire, cette scène qui aurait pu si facilement tourner au tragique. C’était d’ailleurs un prétexte de se moquer doucement de Tancrède et de louer l’énergie de sir Caskil. L’enfant devenait alors boudeur, intraitable, et le jeune homme, sir Archibald Caskil faisait de la modestie. La petite guerre s’allumait entre eux ; elle ne cessait que lorsque lady Glenmour, prenant le bras de l’un et le bras de l’autre, leur disait : « J’ordonne à ma chambre des lords et à ma chambre des communes de me mener faire un tour dans mes États. » Et l’on allait se promener dans les sinueuses allées du parc qui se chargeaient au sommet de feuilles jaunes et cuivrées, cartes de visite de l’hiver.

Comme elle ne comptait pas passer cette saison à la campagne, lady Glenmour dut songer à faire meubler l’appartement que son mari, avant son départ, avait loué dans la rue de Rivoli. C’était une tâche dont elle n’était pas rigoureusement obligée de se charger, mais elle sentait le besoin d’agitation et d’exercice. Un désir nouveau s’éveillait en elle ; elle ne le repoussa pas, ainsi qu’elle l’eût sans doute fait en d’autres temps. D’ailleurs elle avait aussi à commander ses toilettes d’hiver et à rendre quelques visites indispensables. Elle se décida donc à aller souvent à Paris, accompagnée de son cavalier d’honneur, le jeune Tancrède. Quelquefois on s’adjoignait Paquerette, surtout lorsqu’il s’agissait de faire des achats d’étoffes. La maîtresse déférait volontiers à son goût, qui était d’une délicatesse rare. La voiture les menait avec une infatigable ardeur des établissements du boulevard Montmartre, des riches magasins de soieries et de velours pour meubles, à ceux du Petit-Saint-Thomas, dans le faubourg Saint-Germain. Lady Glenmour courait de là chez les ébénistes du faubourg Saint-Antoine, chez les tapissiers de la rue de Cléry ; elle retournait ensuite à Ville-d’Avray, chargée de soieries, de velours, de mérinos et de dentelles.

Le soir, au château, on déployait les beaux tissus achetés dans la journée, on les étalait sur la table pour en causer. Le faux sir Caskil étonnait quelquefois par la grandeur et la magnificence de ses conseils en matières de modes et d’ameublements ; mais à l’instant même, comme repentant d’avoir deviné juste, il lâchait quelque grosse excentricité qui faisait beaucoup rire, et l’on voyait bien, pensait Tancrède, qu’il arrivait en droite ligne du cap de Bonne Espérance.

Ces migrations fréquentes, ces voyages presque quotidiens de lady Glenmour à Paris, rendaient Tancrède le plus heureux des hommes. Convaincu par la lettre de Paquerette de l’indifférence de lady Glenmour pour sir Caskil, lequel, il en convenait aussi, ne tentait aucun effort afin de s’attirer l’attention de lady Glenmour, il s’abandonnait aux plus doux rêves. Il savait également, par cette lettre de la femme de chambre que lady Glenmour aurait voulu aimer quelqu’un pour oublier la froideur de son mari, et lui, Tancrède, qui l’aimait tant ! pourquoi n’en serait-il pas aimé ? mais aimé sans reproche pour lui, sans honte pour personne ; ardemment, mais noblement, en silence, mais avec cette éternelle pureté dont la jeunesse ne se rend pas bien compte et qui est d’autant plus vraie qu’elle est plus indéfinissable. Il avait le secret de cette jeune femme, il avait sa vie, et s’il était assez heureux pour voir renaître ce sourire qui était autrefois l’orgueil et l’admiration d’une cour entière, il serait content ; ce serait son ouvrage ; il n’aurait plus rien à savoir, plus rien à désirer sur la terre. Le front dans le ciel, les pieds sur un tapis de roses, il marchait vers cet adorable but. Dans ses voyages à Paris avec lady Glenmour, il épiait avec la persévérance, l’extase et la crainte du marin qui étudie le ciel, les nuances, les plus rapides nuages de l’âme qui couraient sur le visage de lady Glenmour, et toujours le beau temps paraissait devoir venir : bel âge ! belles erreurs ! Or, un soir qu’ils examinaient comme de coutume les achats de la journée, Tancrède, un peu fier, un peu fat même d’avoir relégué le faux sir Caskil au dernier plan, lui demanda avec ce ton de délicieuse impertinence que prend si souvent la jeunesse :

— Sir Caskil, où passez-vous donc vos journées quand mylady et moi allons ensemble à Paris pour acheter toutes ces belles choses ?

— Je les passe, vous auriez dû le deviner, mon jeune ami, à regretter votre absence et à désirer votre retour.

— Ah ! c’est trop poli de votre part.

— Trop obligeant de la vôtre.

— Mais cependant vous vous occupez ?…

— Beaucoup.

— À lire, à écrire ?

— Non, mon intelligence n’est pas assez forte pour goûter un pareil exercice au-delà de quelques heures et de loin en loin.

— Sans doute ; mais alors, sir Caskil, que faites-vous ?

— De l’exercice ; demandez au docteur Patrick.

— En effet, on m’a dit au château que sir Caskil s’amusait à tailler les arbres.

— Mais oui ; je bêche un peu aussi, je jardine… à la campagne et avec mes goûts !…

Lady Glenmour souriait à tant de simplicité, tout en regardant Paquerette qui lui montrait une jolie branche de fleurs artificielles.

— Mylady, je prends soin de votre propriété.

— On a même vu sir Caskil à la laiterie, dit à son tour Paquerette.

— Vos vaches sont très belles… nous n’en avons pas de plus belles au Cap…

— Vous vous connaissez aussi en bestiaux.

— Un peu, mylady… Nous sommes fermiers là-bas. J’ai visité aussi vos écuries. J’oserai, à cet égard, indiquer quelques changements quand lord Glenmour sera de retour…

— Mais vous n’avez pas besoin d’attendre son retour, répliqua magistralement Tancrède : étant chargé de tout ici, j’écouterai vos indications… vos projets d’amélioration… Vous pouvez me parler comme à lord Glenmour…

— Mais c’est juste… Eh bien ! mon jeune ami, je vous conseillerai alors de faire élever d’un demi-mètre le sol des écuries. Vous y gagnerez à la fois d’avoir un parquet plus sec et des plafonds moins élevés… La santé des chevaux exige cette double amélioration.

— Elle a déjà été faite, dit Tancrède avec une certaine importance.

— Pas suffisamment faite en ce cas, répliqua sir Caskil.

— C’est possible…

— C’est très certain, mon cher monsieur Tancrède.

— Je croirais en effet, intervint le docteur aveugle, que les changements qu’indique avec raison sir Caskil préviendraient certaines indispositions des chevaux…

— Je n’en suis pas tout à fait convaincu, moi… dit Tancrède.

— Comme vous êtes obstiné ce soir ! dit lady Glenmour, en essayant la charmante branche de marguerites et de genêts que composait pour elle l’adroite Paquerette.

— Mais c’est que je crois me connaître en chevaux aussi bien que sir Caskil en bœufs. Chacun son métier.

— Mais mon métier, repartit sir Caskil en plaisantant, n’est ni de conduire ni de vendre des bœufs, et je crois que le vôtre, puisque vous êtes marin, n’est pas non plus de se connaître merveilleusement en chevaux.

— Vous vous trompez, répondit Tancrède, jaloux, comme tout bon Anglais, d’exceller dans l’art de se connaître en chevaux. J’ai quelques notions assez exactes sur l’équitation…

— Élever ou monter les chevaux, ce sont deux choses parfaitement distinctes, s’écria sir Caskil. En équitation, je vous salue mon maître…

— Est-ce que vous ne savez pas monter à cheval ? demanda lady Glenmour à sir Caskil.

— Pardon, mylady, mais assez mal, mais gauchement, comme tout le monde.

Tancrède ramassa avidement le propos.

— C’est très fâcheux pour vous, car ces jours-ci je voulais proposer à mylady une petite cavalcade dans le parc ; vous eussiez été des nôtres, sir Caskil, si…

— J’en serais si vous le vouliez, malgré mon inexpérience hippique.

— C’est que, mylady et moi, nous allons comme la tempête.

— Je ne vous promets pas d’aller tout à fait si vite. Je me bornerai à aller comme le beau temps.

— Vous nous suivrez alors.

— Je vous suivrai, mon ami. C’est déjà assez honorable.

— Ce qui ne vous empêchera pas de tomber quand nous serons à un certain endroit que je vois d’ici.

— Vous voyez déjà d’ici l’endroit où je tomberai ; vous êtes peu encourageant !

— Quel singulier jeune homme vous êtes, Tancrède, votre imagination court encore plus vite que nos chevaux.

— Mais, mylady, sir Caskil m’a jeté l’autre jour dans l’eau, je ne vois pas pourquoi, à cause de vous, il ne se jetterait pas un peu par terre.

— Vous ririez bien !

— Je l’avoue, sir Caskil !

— Hé bien ! je suis bon homme ; non seulement je veux que vous jouissiez du spectacle de ma chute, mais je ne m’oppose pas à ce qu’elle ait des témoins plus nombreux.

— Proposeriez-vous une course sur la pelouse, là, devant le château ?

— Je n’y pensais pas du tout, mais vous m’en donnez l’idée… Cependant, j’y songe, une course m’exposerait beaucoup, elle m’exposerait trop…

— Allons donc ! s’écria Tancrède, qui méditait une victoire, un triomphe, vous ne tomberez pas ; et puis sur le gazon… Vous y consentez, n’est-ce pas, mylady ?… Vous dites oui ! Vivat ! Nous aurons une course ici, c’est arrêté… sur la pelouse… Nous ferons quelques invitations aux châteaux des environs. Nous comptons une dizaine de gentilshommes-riders tout près d’ici. Ils viendront avec leurs chevaux ; nous engagerons des paris. Le vainqueur recevra une coupe d’or de la main de lady Glenmour. Ce sera tout à fait chevaleresque.

— Si mylady accepte, dit sir Caskil.

— Mylady accepte, reprit Tancrède.

— La saison est bien avancée, objecta faiblement lady Glenmour.

— Il fait un temps superbe, profitons-en donc. C’est aujourd’hui jeudi ; courons dimanche ; d’ici là, on fera les préparatifs nécessaires…

— À dimanche, donc, répéta sir Caskil.

— Il est convenu, reprit Tancrède, que nous courrons vous et moi, montés sur des chevaux de lord Glenmour. Vous ferez un choix, ajouta Tancrède, je ferai le mien.

— Un choix parmi tous les chevaux ? demanda le prétendu sir Caskil.

— Parmi tous les chevaux, répondit Tancrède.

— Excepté pourtant Nedji, dit le docteur.

On éclata de rire en entendant exprimer cette exclusion.

— À la pensée de qui pourrait-il venir de monter Nedji ? Autant vaudrait excepter le cheval du diable, et celui de la mort, dit Tancrède.

Tancrède, qui pressentait un prochain triomphe, tendit généreusement la main à sir Caskil en signe d’irrévocable convention. Celui-ci la lui serra avec cordialité ; tout fut dit. Dimanche, les deux concurrents lutteraient de vitesse sous les yeux de lady Glenmour.

— Pauvre garçon ! murmura ironiquement en lui-même le comte de Madoc. S’il savait !… mais il saura.

— J’observe, pensa soucieusement le docteur Patrick, qui n’avait pas perdu une seule syllabe de cet entretien, si indifférent pour tout autre, que sir Caskil a su avec une habileté prodigieuse conduire pas à pas Tancrède à faire ce qu’il voulait, lui sir Archibald Caskil. Quand Tancrède a cru forcer sir Caskil à joûter avec lui d’adresse dans cette prochaine course de chevaux, c’est lui qui a été poussé à proposer la lutte. Pourquoi ce piège ? Je cherche, je ne devine pas… Je me trompe peut-être… Seigneur ! murmura le pieux docteur, bon protestant, même un peu puritain, donnez à mon humble intelligence la clarté que dans votre sagesse vous avez ôtée à mes yeux, afin que j’écarte de cette maison d’innocence et de paix tout ce qui pourrait en altérer le respect et l’honneur.

Cette soirée allait rejoindre les autres ; elle était finie ; on se salua, et chacun regagna son appartement.

Paquerette resta seule au salon. En rangeant les étoffes dépliées, les rubans et les riches écrins de sa belle maîtresse, elle dit :

— C’est étrange, du moins c’est inexplicable pour moi, et voilà pourtant plusieurs jours que cela dure ; faut-il en faire la confidence à mylady ?… Oh ! oui, c’est très-étrange, reprit-elle, chaque fois que lady Glenmour, Tancrède et moi sommes entrés dans un magasin de Paris pour acheter soit une robe, soit un chapeau, soit une parure en diamants, chaque fois une femme ou un jeune homme est entré avec nous ou après nous pour faire exactement la même emplette. Que signifie ce manége ? Ce matin encore, lorsque milady examinait cette belle mantille en point d’Alençon, j’ai aperçu, de l’autre côté du magasin, nous voyant et étant à peine vue, une femme qui en marchandait une semblable. Et quand mylady a payé sa mantille, cette dame a aussi payé la sienne. Ce n’est pas tout : tandis que nous étions chez le bijoutier pour acheter ce collier de perles fines, qui a coûté à lady Glenmour cinq mille francs, un jeune homme qui nous avait suivis est entré, et il a acheté un collier pareil et au même prix.

Ces faits et ces démarches, exactement observés à plusieurs reprises, sont-ils sans cause, sans motif ? Cependant je ne devine pas, je ne comprends pas…

Paquerette resta toute pensive.

Enfin elle se dit, après une espèce d’examen de conscience :

— Là où il n’y a pas de mal, il n’y a rien. La bizarrerie n’est pas un mal.

Je ne dirai rien.

Pendant les deux jours qui séparent le jeudi du dimanche, on écrivit les invitations et l’on prépara ingénieusement l’endroit où aurait lieu la course, en anglais le turf. On éleva l’estrade où seraient assis les juges du camp ; on planta les piquets auxquels s’attache la corde, et l’on choisit dans les écuries de lord Glenmour les chevaux destinés à courir. Le cheval de Tancrède était marqué de gris et de blanc, comme un caprice du marbre, celui de sir Caskil était chocolat ! Quoiqu’ils appartinssent tous les deux à des races incontestablement nobles, le second était d’une forme commune, lourde ; le poil était surtout d’une nuance malheureuse, chocolat ! Rien que le choix d’un pareil cheval indiquait chez sir Caskil un triste sportman. Pour l’imagination, qu’il ne faut pas dédaigner, il était déjà vaincu.


Le crêpe noir.


Il est impossible de se préparer avec sang-froid au spectacle d’une course de chevaux. Les esprits les plus grossiers, les plus étrangers à ce noble plaisir, éprouvent un frémissement nerveux en présence des luttes qu’il amène. Le château était sens dessus dessous. Lady Glenmour elle-même, une fois engagée dans la partie, s’agitait extraordinairement pour que la fête fût digne du grand nombre de personnes distinguées qu’elle s’était laissée aller à inviter, d’après les conseils de Tancrède. Celui-ci ne sortait plus de l’écurie ; il passait son temps auprès de son cheval, ne vivant plus que par lui ou pour lui, dictant les soins hygiéniques à lui donner, indiquant la qualité et la quantité des aliments. Sir Caskil, ou le comte de Madoc, au contraire, ne s’occupa pas plus de son cheval chocolat que de la jument de Roland.

Un seul nuage passa sur les préparatifs si émouvants de cette fête ; la veille des courses sir Caskil parut tout à coup saisi d’une sorte de regret tardif. Il dit à Tancrède en présence de lady Glenmour et du docteur Patrick :

— Tout bien pensé, je vous prie de me dispenser de cette course.

— Vous dispenser de cette course ! dit Tancrède. C’était vouloir dispenser Napoléon de la victoire de Wagram ou d’Austerlitz.

— Mais oui… dispensez-m’en.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que je ne me sens pas du tout disposé à lutter avec vous.

— Cette modestie est parfaitement inacceptable.

— Elle vaut mieux qu’une vanité perfide.

— Votre philosophie vient trop tard.

— Vous refusez donc de céder à ma prière ?

— Tout à fait, sir Caskil.

— Soyez témoins, mylady, et vous docteur Patrick, du refus que j’éprouve.

— Aussi, est-ce un peu bien tard, convenez-en, sir Caskil, dit lady Glenmour.

— Moi qui représente ici le sage Nestor, interrompit le docteur, je dis et je soutiens qu’il n’est jamais trop tard pour revenir sur une folie.

— Une folie ! s’écria le bouillant Tancrède ; mais on monte tous les jours à cheval, docteur…

— Ou bien une imprudence, si vous l’aimez mieux.

— Il n’y a pas plus imprudence que folie, docteur, à moins que sir Archibald Caskil ne le juge ainsi que vous.

— Sir Caskil, se hâta de répliquer vivement Patrick, ne voulant pas donner à l’amour-propre blessé de l’étranger le temps d’accepter par dépit une proposition dont il n’augurait rien de bon ; sir Caskil refuse comme on refuse tous les jours et à chaque instant mille choses plus importantes qu’une course de chevaux.

— Après tout, intervint une seconde fois lady Glenmour, que peut-il arriver ?

— Une chute ? ajouta ironiquement Tancrède : on se relève.

— Mais comment se relève-t-on ? ajouta sir Caskil.

— Couvert d’un peu de poussière, répondit Tancrède d’un ton railleur.

— Et de beaucoup de ridicule, dit à son tour l’étranger. Dans quelques mois, il est vrai, se reprit-il, je serai au cap de Bonne-Espérance, retiré dans ma hutte ; et qui viendra là-bas me faire rougir de ma mésaventure ?

— C’est encore un jeu qu’il joue, pensa le docteur suivons-le bien.

— Allons, dit lady Glenmour, voyant sir Caskil chancelant, allons ! soyez complaisant, sir Caskil.

Le docteur intervint tout de suite.

— Encore une observation, dit-il ; et il crut qu’il était temps de la placer, puisque lady Glenmour engageait elle-même sir Caskil à ne pas persister plus longtemps dans son refus. Est-il très convenable, je vous le demande, que lady Glenmour, en l’absence de son mari, ouvre son château pour une fête ?

— Docteur, répliqua lady Glenmour, votre scrupule devient le mien. Je ne dois m’occuper ni de plaisir ni de fête pendant l’absence de lord Glenmour ; la course est donc remise, messieurs. Merci, docteur, de votre bon conseil.

— Mais, mylady, réclama Tancrède, il faut être docteur en médecine pour appeler fête une course de chevaux ! C’est de l’exercice au profit de la santé.

— Je ne tiens pas du tout à cette course, moi, ajouta sir Caskil, mais l’argument de Tancrède me paraît sans réplique.

— Il est sans réplique, affirma Tancrède, tout rouge de voir sa partie lui échapper.

— Vous entendez ces messieurs, docteur ?

— Oui, mylady.

— Je gage qu’il ne faut qu’un pareil événement pour faire arriver plus vite lord Glenmour parmi nous, dit le faux sir Caskil.

— Si c’était vrai !…

— C’est sûr, mylady, cria Tancrède. Et vous consentez… À demain !

— À demain ! dit sir Caskil, puisque c’est votre désir, mylady.

— Il a gagné la partie, se dit le docteur.

— À demain donc, répéta l’adversaire de Tancrède en déposant sur la main de lady Glenmour un baiser si ardent et si expressif qu’il formait un contraste avec ces grosses embrassades sans conséquence dont il avait dévoré, le jour de son arrivée, le cou et le visage de sa belle et délicate hôtesse. Celle-ci crut que sa main se fondait sous ce contact de feu.

— À demain, répondit-elle en tremblant.

Quand sir Caskil et le docteur Patrick furent partis, Tancrède se jeta aux pieds de lady Glenmour, et lui dit, en tirant un crêpe noir de sa poche :

— Mylady, il m’a été ordonné de passer ce crêpe noir autour de mon cou dans toutes les occasions graves de ma vie… Je ne sais pas pourquoi…

Lady Glenmour tenait avec attendrissement le crêpe noir dans ses mains émues.

— Merci ! s’écria Tancrède en l’attachant autour de son cou. Par l’effet de la sensation forte qu’il éprouva ou de l’opposition tranchée de la couleur noire du crêpe avec son teint blanc, il parut pâle comme un fantôme. — Merci, mylady ! je serai vainqueur ; vous avez touché ce crêpe.

Lady Glenmour se hâta de sortir, cachant son visage dans son mouchoir, ayant la main droite posée sur son cœur. Un frisson à la fois brûlant et glacé courait dans ses membres.


La Course.


— Ceux qui ont assisté à Paris aux courses du Champ-de-Mars, continua le chevalier De Profundis, n’ont qu’à réduire les dimensions de ce tableau animé, à l’encadrer entre deux lignes, l’une sévère, formée par le château et ses vastes communs, l’autre par les beaux massifs du parc ; à lui donner pour tapis une pelouse finement herbue et veloutée, et ils auront une image non pas complète, mais assez fidèle, du théâtre où allait se faire la course imaginée par Tancrède dans une ivresse d’ambition et d’amour. Les nombreux amis de lady Glenmour, ses élégants habitués des mercredis et des samedis avaient été invités, et peu manquèrent à l’appel. Pour la commodité générale, les voitures se placèrent sur deux files et formèrent une double haie d’où l’on pouvait voir comme d’une rangée de loges de spectacle. Assise au milieu de quelques dames plus particulièrement de ses amies, lady Glenmour était placée sur l’estrade où trônaient les juges du camp. Celles qui étaient restées dans leurs voitures étalaient, comme si elles eussent été à leurs balcons pour voir passer un cortége, les plus fraîches toilettes, quoique la réunion dût, d’un commun accord, être des plus simples.

La pureté du ciel ce jour-là ménageait à leur visage un fond chaud et harmonieux. Une d’entre elles, facile à remarquer, car elle était seule dans un joli coupé, se cachait derrière son voile. Ses épaules, son buste, son cou penché avec grâce, certaine lumière développée comme une auréole autour de ce qui est beau, accusaient une vitalité ardente et trahissaient favorablement le mystère de l’incognito. Cet incognito n’en était pas un à la rigueur. Si l’on n’entrait pas chez lady Glenmour ce jour-là comme dans un endroit public, ce jour-là du moins il était presque impossible de savoir au juste par qui telle ou telle personne avait été amenée.

Le coupé de la dame au voile noir s’était arrêté en face de l’estrade qu’occupaient lady Glenmour et les juges du camp, conséquemment de l’autre côté de l’arène.

Bientôt la cloche sonna, les visages s’épanouirent, les mouchoirs s’agitèrent et les premières courses eurent lieu. Des chances diverses favorisèrent les cavaliers ; il y eut des mécomptes, il y eut aussi de brillantes réussites, comme il arrive toujours dans ces sortes de tournois ; mais, en somme, tout se serait fort bien passé, jusqu’au moment où auraient paru ceux qui donnaient la fête et pour qui elle se donnait, sans un épisode auquel l’assemblée n’était pas préparée.

Depuis un quart d’heure la vieille comtesse de Boulac disait : — Non monsieur Beaurémy, non ! je ne veux pas que vous couriez, je m’y oppose.

— Mais je laisse bien courir M. Zéphirin, disait madame de Martinier, l’autre vieille comtesse.

Les deux jeunes gens gardaient le silence et attendaient humblement la fin de cette discussion.

Chacun fait ce qui lui plaît, ma chère comtesse, quand M. Beaurémy se sera cassé une jambe, ce n’est pas vous qui la lui remettrez.

— Cependant, ma chère madame de Boulac, vous aviez promis à M. Beaurémy de le laisser courir.

— J’ai promis, c’est vrai… mais la vue du danger me fait changer d’opinion.

Comme c’était, depuis dix minutes, autour de ces deux messieurs de courir, on commençait à perdre patience. On murmurait en ricanant :

— Partiront-ils ? ne partiront-ils pas ?

— Ils partiront !

— Ils ne partiront pas !

— Puisque vous voulez à toute force, s’écria madame de Boulac, me le mettre en capilotade, qu’il parte ! allez ! je ne vous retiens plus, monsieur Beaurémy !

Beaurémy et Zéphirin montèrent à cheval.

— Un mot encore, dit la vieille comtesse de Boulac, qui tenait si précieusement à la conservation physique de son amant ; je ne consens à vous laisser courir qu’à une condition. Sinon, non !…

Cette condition est que vous ne courrez que l’un contre l’autre et que vous irez au petit pas, lentement, sagement ; entendez-vous ?

Il fallut obéir.

Mais dès ce moment la scène devint beaucoup plus plaisante ; les luttes à cheval sont autant que possible, depuis les jeux olympiques, des luttes de vitesse ; celle qui eut lieu entre M. Beaurémy et M. Zéphirin fut, au contraire, un défi de lenteur. C’était à qui des deux cavaliers arriverait le plus tard au but. Qu’on juge si les applaudissements ironiques manquèrent à cette parade.

Sans le vouloir, en se penchant pour rire comme les autres, lady Glenmour fit tomber le bouquet de camélias qu’elle avait posé près d’elle sur la rampe de l’estrade. Les rieurs voulurent voir dans la chute de ce bouquet, l’intention spirituelle, chez lady Glenmour, de couronner ces étranges vainqueurs. On rit plus fort, on applaudit, on trépigna ; on les inonda de bouquets.

C’est alors que madame de Boulac dit en grinçant des dents à madame de Martinier : « La mylady nous devait beaucoup ; elle nous paiera le tout ensemble. »

Elle déchira avec colère un feuillet de son album, et l’envoya secrètement par son domestique à la dame isolée au voile noir ; sur ce feuillet étaient écrits ces mots au crayon : J’accepte votre proposition d’hier ; quand vous voudrez, maintenant.

Par déférence pour le corps auquel il appartenait, Tancrède, qui devait courir avec sir Caskil, parut en costume d’officier de marine. Seulement il avait remplacé le chapeau monté, trop gênant pour une course, par une petite calotte grecque de velours grenat étoilé d’or. Cette tenue plut à toutes les dames qui inclinèrent leurs bouquets devant le jeune et charmant cavalier. Plus d’un vœu sorti d’une bouche rose s’éleva pour lui. Du haut de l’estrade, lady Glenmour se pencha et laissa descendre lentement un sourire sur le front un peu pâle de Tancrède. Tancrède lui rendit ce signe d’affectueuse attention en portant, peut-être involontairement, sa main à son cou, où était noué le crêpe noir.

On n’attendait plus maintenant que sir Archibald Caskil. Est-ce à cause de lui qu’on se tourne du côté du château avec un si grand empressement ? que se passait-il de ce côté ? On sut bientôt la cause de cette distraction générale. La foule s’ouvrit sur un point, et l’on vit alors paraître le domestique indien conduisant un cheval (si conduire est le mot), qui le secouait comme un chat en colère secoue et ballotte une souris, et le jetait de côté à chaque pas. Ce cheval, c’était Nedji, le terrible, le fulgurant, l’indomptable Nedji. Il piaffait, il ondulait, il écumait. Chacun se demandait avec curiosité ce qu’on comptait en faire et pourquoi on l’amenait là. Sir Archibald Caskil se montra. L’effet qu’il produisit, surtout chez les femmes, par la précision de son costume, est difficile à dire. Les femmes, même les plus réservées, les plus chastes de pensées, ont un confessionnal dans l’âme, où elles rapportent des admirations étouffées, des joies brutales, des contemplations délirantes, dont leur visage ne se doute pas, leurs maris encore moins. Une veste de velours noir bleu glacé, d’une finesse charmante, se collait aux épaules et à la taille de sir Caskil, ou du comte de Madoc, comme on voudra. Il était en culotte de daim, botté avec des bottes molles, montant un peu au-dessus du genou. On vit alors quelle puissance, et, quelle agilité résidaient dans ces muscles, dans ces formes moulées sur les chefs-d’œuvre antiques. Ce n’était pas la beauté fade du danseur, c’était celle du beau muletier andaloux. Lady Glenmour fut la seule qui eut l’air de ne pas l’avoir remarqué.

— Mon ami, dit-il à Tancrède, j’ai une triste nouvelle à vous apprendre.

— Quelle est cette nouvelle ?

— Mon cheval chocolat est mort.

— Mort !… Et sur quel cheval allez-vous courir ?

— Sur Nedji.

Nedji ?

— Oui, et je viens vous prier de me le laisser monter.

À cette demande, la figure de Tancrède et celle des personnes qui l’entouraient prirent une expression si extraordinaire de moquerie, que de tous côtés on voulut savoir la cause de cette hilarité. Quand on la connut, on la partagea. De pareils chevaux, disait-on, ne se montent pas plus que les tigres et les lionnes.

— Non, je ne vous le permets pas, dit Tancrède, car il n’y a que Dieu qui permette l’impossible.

— C’est mon affaire.

— En vérité, sir Caskil, je crois que vous n’insistez ainsi que parce que vous êtes sûr que je ne le permettrai jamais.

— Il n’y a que les hommes sans courage qui osent, reprit sir Caskil, faire des propositions trop hardies pour être acceptées. Choisissez, j’ai ou je n’ai pas de courage ?

Comme lady Glenmour dominait cette scène du haut de l’estrade, elle ne perdait pas un mot du propos qu’échangeaient Tancrède et sir Caskil.

— Vous avez déjà trop hésité à répondre, reprit vivement sir Caskil. Je vous renvoie le reproche, et vous le méritez.

— Moi, sans courage ?

— Comme il vous plaira, répondit sir Caskil en posant la pointe vigoureuse de son pied dans l’étrier et en montant lestement sur Nedji, qui fléchissait, pour la première fois, sa croupe onduleuse sous l’étreinte de l’homme.

Indigné, effarouché, colère de tant d’audace, le cheval africain baisse les naseaux jusqu’à terre, laisse traîner sa crinière dans l’écume de sa bouche et dans le sable de l’arène et attire sur son poitrail plein de hennissements le téméraire cavalier. Le second bond de Nedji fut le redressement effrayant et subit de son corps sur ses jambes de derrière, suivi d’un écart horizontal qui fit pousser un cri de terreur à tous les spectateurs de cette scène, dont les grandes batailles de Lebrun seules peuvent donner une idée. Ce terrible cheval, tout frémissement et tout écume, tout nerf et tout crinière, cherchait à se venger en se ramassant, en se raccourcissant, en se faisant serpent, tigre, panthère. À son cri on l’eût dit à la fois, battu, outragé et blessé à mort !

Sir Caskil faisait corps avec le cheval ; il était calme, attentif et puissant.

Il se tourna pour saluer avec son gant lady Glenmour et dire à Tancrède :

— À vos ordres, Monsieur ; nous partirons quand vous voudrez.

— Monsieur, répondit Tancrède, en plaçant son cheval en travers de celui de sir Caskil, vous ne courrez pas sur ce cheval ou nous le monterons tous les deux.

— Ensemble ? Les deux fils Aymon ?

— Non, monsieur, nous le monterons l’un après l’autre : vous voyez le banc que par mon ordre ces deux domestiques placent au milieu de l’arène.

— Je le vois. Il a au moins quatre pieds de haut.

— Il en a six.

— Ensuite ?

— Celui de nous deux qui le franchira, monté sur Nedji, aura gagné.

— Et celui, qui ne le franchira pas, demanda avec quelque émotion sir Caskil !

— Celui-là sera tué, répondit Tancrède.

— Il aura toujours gagné quelque chose, ajouta Caskil. Mon ami, se hâta-t-il encore de dire : Je crois que nous serons tués tous les deux.

— Voyez-vous comme la mylady est pâle ? dit madame de Boulac à madame de Martinier.

— Pâle comme son bouquet de camélias, répliqua celle-ci.

— Que se passe-t-il donc là-bas ?

— C’est que son Tancrède, ne le voyez-vous pas, va courir.

— Et je vous le demandais !

— Vous m’accorderez l’honneur de partir le premier, dit sir Caskil, puisque me voilà à cheval.

— Soit ! dit Tancrède. À vous !

La cloche sonna.

Le comte de Madoc lança Nedji, qui courut avec une rapidité épouvantable jusqu’à vingt pas du terrible madrier placé devant ses yeux sanglants.

Une seule personne n’était pas occupée à suivre du regard cette effrayante témérité ; c’était la dame au voile noir. Ses yeux ne perdaient pas un geste, un mouvement, une impression de lady Glenmour ; elle ne voyait qu’elle, elle seule.

Mais quelle était cette femme, interrompit le marquis de Saint-Luc ?

— C’était Mousseline, autrefois la maîtresse du major de Morghen, aujourd’hui la maîtresse du comte de Madoc, répondit le chevalier De Profundis, qui reprit immédiatement :

À trente pas du banc de chêne, Nedji recula avec la même fougue et la même vélocité jusqu’au point d’où il était parti. Arrivé là le comte de Madoc entendit une voix étouffée par un mouchoir et un bouquet qui disait : « Assez ! mon Dieu, assez ! »

Un second éclair emporta Nedji qui, cette fois, arrivé devant le madrier, s’allongea comme un hippogriffe et le franchit. Ses quatre pieds s’enfoncèrent ensuite dans le gazon, et le noble animal, honteux et fier d’avoir sauvé son ennemi, mais un ennemi brave, resta frémissant à la même place. Au bruit des applaudissements sir Caskil prit Nedji par le cou et le baisa au sommet de la tête. Puis il fit le tour de l’arène en saluant les dames. Quand il passa près de la dame au voile noir, celle-ci lui dit : « J’ai mon affaire. »

— Très bien, lui dit le comte.

— Mousseline ajouta : Encore une vertu au sac. Je vous expliquerai, ou mieux encore, Mousseline vous expliquera elle-même plus tard, dit le chevalier De Profundis au marquis de Saint-Luc, ce qu’elle voulait dire par : Encore une vertu au sac.

Après quelques minutes de repos laissées à Nedji, Tancrède se disposa à son tour à tenter l’épreuve dont venait de sortir si fièrement sir Caskil. Il posa la main sur la crinière encore chaude du cheval et s’élança sur lui avec une promptitude qui fit bien augurer.

Mais soit qu’il fût trop sûr de lui-même après avoir vu triompher son adversaire, soit que Nedji sentît, avec l’admirable instinct donné aux animaux, qu’il n’avait plus son maître, son dominateur en croupe, il résulta un manque d’accord entre le cavalier et sa monture. Les deux volontés se tiraillaient horriblement, et Tancrède, pendant plus d’une demi-heure d’efforts, ne gagna pas six mètres en ligne directe entre lui et l’obstacle à franchir. Fatigué à l’excès et honteux de cette trop longue résistance, il eut recours, moyen dangereux, perfide avec un cheval comme celui qu’il montait, à la ressource des éperons, dont ne s’était pas servi sir Caskil. Et loin d’en user avec la prudence convenable, d’en chatouiller à peine la peau de l’animal, il les enfonça dans les chairs. Alors l’aspect de la lutte fut effrayant. Nedji, à qui le supplice et l’outrage de l’éperon étaient inconnus, partit ventre à terre, et comme s’il eût eu du vitriol en ébullition dans les veines, dans la direction du madrier, qu’il atteignit presqu’au même instant. Mais comme s’il eût voulu se suicider à cause de l’affront de ce châtiment, il s’aplatit, au lieu de se relever, devant la poutre transversale, et il alla, fou, aveugle, exaspéré, donner en pleine tête, avec la violence du boulet, dans l’épaisseur du bois. Le cheval tomba raide mort d’un côté, Tancrède de l’autre.

Lady Glenmour, descendue de l’estrade, fut la première à courir, à se précipiter sur Tancrède, qui ne donnait plus aucun signe de vie. Elle le souleva dans ses bras, et s’asseyant sur l’herbe, elle posa la tête flottante du pauvre jeune homme sur ses genoux.

— Mon Dieu ! il est mort ! s’écriait-elle. Du secours ! Il est peut-être encore temps ! Du secours ! Mais du secours ! Le docteur Patrick, où est le docteur Patrick ?

Pendant ce temps, les gens s’en allaient en foule : la fête était finie ; et eux, de bonne foi, n’étaient pas venus pour se lamenter.

Amené par Paquerette, le docteur Patrick arriva enfin.

— Venez, docteur ! venez vite ! s’écria lady Glenmour. Tancrède s’est tué. Voyez !

— Vous vous trompez, mylady, répondit le docteur en s’agenouillant pour visiter le corps de Tancrède : on l’a tué !

Il tâta rapidement Tancrède au cœur, au front, au poignet ; puis il dit… il ne dit rien.


Dernier avantage obtenu par l’amant d’une vieille comtesse.


Au commencement de ce récit, dit le chevalier De Profundis au marquis de Saint-Luc, je me suis interrompu un instant pour vous parler de cette petite lumière, dont le rayonnement perce jusqu’à nous du fond d’une chapelle tumulaire. Je vous ai dit aussi que la cause de la douleur qui l’avait allumée était à la fois triste et bouffonne.

Voyez si j’avais raison : celle qui a élevé ce riche tombeau est la vieille comtesse de Boulac que vous avez déjà connue à une soirée de lady Glenmour, celle que vous venez de voir encore chez elle à la funeste course de chevaux, et la personne inhumée sous ces blocs de marbre fastueux, c’est l’infortuné M. Beaurémy, si cruellement ridiculisé à l’occasion de cette lutte entre lui et M. Zéphirin, autre amant d’une vieille comtesse, de Madame de Martinier. De quoi est mort monsieur Beaurémy ? comment est-il mort ? demanderez-vous avec surprise.

Il est mort précisément de la cause à laquelle on attribuait son bonheur, parce qu’il était l’amant d’une vieille comtesse.

Il est mort d’ennui, de tristesse, de rage ; d’ennui, tant ses désirs matériels étaient facilement satisfaits, au moindre signe et avec une satiété horriblement monotone ; de tristesse, tant il avait été obligé de porter de fois à son bras madame de Boulac, sous son bras l’ombrelle fanée de cette comtesse fanée, dans ses bras son hideux griffon borgne ; de rage, tant la honte éprouvée devant trois cents personnes, le jour de la course sur la fatale pelouse de Ville-d’Avray avait aigri son sang et troublé son cerveau.

Rentré avec la fièvre ce jour-là, il se coucha pour ne plus se relever. Saisi par le délire, il passa en quelques heures de l’agonie à la mort ; mais il eut la douceur de mourir dans des draps de belle toile de Frise et d’être enseveli dans de la magnifique batiste anglaise.

Vous distinguez d’ici le tombeau que l’inconsolable comtesse de Boulac lui a fait élever par Auguste Préault, un de nos plus grands artistes, un de nos plus originaux statuaires.

Du reste, ainsi finissent misérablement presque tous ceux qui réalisent leur beau rêve si caressé, d’être un jour chauffés, nourris, habillés par les vieilles comtesses.

Ne croyez-vous pas, reprit aussitôt le chevalier De Profundis, que M. Beaurémy vivrait encore, si, n’étant pas le Sigisbée de madame de Boulac, il ne se fût pas exposé, pour lui obéir, au mortel ridicule de la scène de Ville-d’Avray ?

— Je le crois très fermement, répondit le marquis de Saint-Luc ; il en faut bien moins pour rendre fou, pour tuer un homme doué de quelque délicatesse.

— Eh bien ! mon cher marquis, je ne connais personne pour toucher en passant à mon système, dont l’évidence vous accablera plus tard, qui ne meure, comme M. Beaurémy, de quelque chagrin lent ou rapide. Plus je vais, plus je demeure ignorant des bornes qu’il faut assigner à la vie, dégagée des causes de destruction que la société met autour de l’homme ou qu’il se crée lui-même.


Mousseline chez elle.


Vous avez fait connaissance avec elle à Londres, vous l’avez aperçue à Ville-d’Avray, au fond de sa calèche ; la voici maintenant chez elle.

Je vous ai déjà dit, je crois, poursuivit le chevalier De Profundis, qu’il ne fallait chercher aucune analogie entre les femmes de cette condition, non pas comme on les appelait autrefois folles de leurs corps, mais très raisonnables de leur corps, et les Aspasie, les Marion de Lorme, les Manon Lescaut. Le siècle de Louis XIV, le siècle grand seigneur, eut ses courtisanes prodigues, jetant par les croisées les sacs d’or, les écrins de diamants, leur esprit, leur jeunesse, leur cœur, et se jetant elles-mêmes, au besoin, par pure folie d’amour.

Un siècle comme le nôtre ne produit guère en ce genre que des femmes comme Mousseline dont le caractère va se faire connaître de lui-même par quelques traits pris entre mille autres, et surtout par sa participation active à la conjuration tramée autour de lady Glenmour, et qui avait pour chef le comte de Madoc.

Pour arriver jusqu’à Mousseline, qui n’est pas encore couchée, quoiqu’il soit une heure après minuit, traversez silencieusement avec moi ces trois salons d’un goût si différent, mais tous trois d’une somptuosité si élégante et si rare.

Ici le colifichet bourgeois n’en impose pas à vos regards. Ces tapis, où tout un parterre d’Orient semble s’être figé, sortent des manufactures royales ; ces pendules de bronze coûtent 4,000 francs la pièce ; ces tables sveltes et ces armoires aux angles de cuivre taillés en chimères, sont en ébène massif, et au bas de ces tableaux de genre se lisent les noms de Terburg et de Wouwermans ; ils pourraient être signés Dieu, car ils sont divins comme la création. Aux Tuileries vous verrez un roi ; mais vous ne verrez pas de plus beaux Sèvres ni des Saxe plus vieux et d’une plus précieuse pâte.

Mousseline se connaît en belles choses autant qu’homme de l’hôtel Bullion. Ce n’est pas qu’elle ait un amour effréné d’artiste pour ses tapisseries flamandes du temps de Charles-le-Téméraire et ses bronzes florentins ; non ; elle les a chez elle, elle y tient seulement pour deux raisons : d’abord parce qu’en les étalant, elle paraît riche et femme à la mode ; et ensuite parce qu’elle les vendrait avec profit si demain la fantaisie ou le besoin l’obligeait à s’en défaire. — Tout ce qu’on admire à midi chez elle peut se vendre à minuit ; et on ignore ce qu’elle excepte du marché.

De quelles riantes couleurs, de quelles formes suaves, de quel éclat splendide et tendre ne rêvez-vous pas la dernière pièce qui termine cette enfilade de salons et de cabinets, celle où Mousseline se tient enfermée chaque jour, pendant plusieurs heures et où il est rare qu’elle ne se rende pas en revenant du spectacle ? Vous épuisez l’Orient et vous êtes encore convaincu de rester au-dessous de la réalité.

Suivez-moi, je vous conduis dans le boudoir de Mousseline, que vous allez surprendre, pensez-vous, mollement renversée sur un divan de satin rose, ou couchée dans un hamac de tulle, et décachetant quelque billet doux glissé dans son manchon à l’Opéra par l’intermédiaire de l’ouvreuse.

Cette pièce mystérieuse où nous voici introduits est un bureau, et cet homme occupé à écrire sur un registre est le teneur de livres de Mousseline. Elle a donc un teneur de livres ? Eh grand Dieu ! pourquoi faire ? Pour tenir ses livres, apparemment ; pour tenir un compte exact de ses dépenses et de ses recettes.

Afin de vous convaincre de ce que je dis, vous n’avez qu’à jeter les yeux sur ce registre même. D’un côté vous lisez, avec accompagnement d’accolades et de chiffres, ces mots :

actif.
passif.
Sur la page de l’actif vous lisez :
« Avoir reçu, pendant ce dernier trimestre, de M. le comte de L…, 3,000 fr. et une parure de 1,500 f., ci. 4,500 fr.
Même trimestre, « avoir touché de M. Léonard, banquier, 6,000 f. en actions du chemin de fer de Paris à Rouen 6,000
« N’avoir pas payé mes trois termes de l’appartement que j’occupe, et dont quittance à moi donnée par le fils de mon propriétaire, M. Mahussac, ci 1,575

Écoutez la douce voix de Mousseline disant encore à son vieux teneur de livres, M. Craquelin, passez à l’actif :

« Deux chevaux Isabelle coûtant au moins trois mille francs…

« Une calèche de six mille francs donnée par le même, qui ne veut pas être nommé. Avoir fait un placement de deux mille francs à la caisse d’épargne. »

Maintenant parcourez du regard le passif, vous découvrirez le même ordre qu’à l’actif. Mousseline n’omet rien :

Avoir donné à dîner à M. Peterhof, — deux cents francs sans les vins. Donné trois cents francs d’à-compte au sieur Trabucq, mon père et mon cuisinier ; cinquante francs à ma sœur, Eurydice, ma femme de chambre, acheté deux culottes de soie à Félix, mon groom et mon frère. »

Ceci fait et la balance du trimestre accusant d’immenses bénéfices, Mousseline interroge M. Craquelin, qui est aussi son homme d’affaires, sur les bons placements d’argent qu’il conviendrait d’effectuer. Mousseline voudrait des actions des Quatre-Canaux, des actions du chemin de fer de Paris à Saint-Germain (rive droite) ; elle place aussi en viager ; elle joue tous les mois six mille francs à la Bourse, et elle ne paie pas toujours les différences, parce que c’est encore le fils de son propriétaire, M. Mahussac, qui est son agent de change.

— Vous n’avez constaté jusqu’ici que l’ordre dans la richesse : vous voudriez sans doute connaître la source de la plupart de ces richesses ?…

— Mais il me semble, interrompit en riant le marquis de Saint-Luc, que la véritable source c’est la générosité qu’inspire Mousseline à ses admirateurs.

— Elle est sans doute une des sources, mais elle n’est pas la seule. Depuis que son teneur de livres M. Craquelin s’est retiré, examinez avec moi Mousseline avidement occupée à remuer ce monceau de lettres de toutes formes, de toutes sortes d’écritures, de toutes sortes de cachets élevé devant elle. Vous rappelez-vous ses paroles le jour où elle prit à Londres les deux portefeuilles, celui de lord Glenmour et celui du comte de Madoc ? Ne se dit-elle pas : « S’ils ne renferment que des billets de banque je suis volée. »

C’est que pour Mousseline il existait alors comme il existe aujourd’hui quelque chose de plus précieux que les billets de banque, ce sont les lettres qu’elle éparpille ainsi sous sa main, qu’elle ouvre avec émotion, qu’elle lit, qu’elle relit sans cesse, qu’elle consulte avec cet éclair de magnifique cupidité allumé dans ses deux yeux de syrène.

Vous ne savez pas quels trésors, quelles richesses certaines, ces lettres, ces papiers représentent pour elle. Tous ses amants viendraient à la quitter, sa beauté disparaîtrait dans l’espace d’une nuit, qu’avec ces papiers elle reconquerrait sa puissance et son autorité.

Certains hommes politiques, successivement reçus chez elle, certains grands noms dans l’administration, lui ont appris ce qu’elle peut faire avec ces papiers, sublime théorie dont elle pourrait fort bien se servir un jour contre eux-mêmes.

Je vais maintenant vous apprendre ce que sont la plupart de ces singuliers et terribles papiers.

— Auparavant, interrompit impérieusement le marquis de Saint-Luc, je veux savoir ce que vous avez promis de me dire sur le major de Morghen. Je l’exige absolument de votre confiance.

— Soit, mon cher marquis, ce ne sera pas sortir d’ailleurs des limites de mon récit, ce sera seulement le rendre beaucoup plus dramatique.


Le major de Morghen.


Pour obéir aux vieux usages aristocratiques, le baron de Morghen avait cru devoir envoyer son fils unique, le jeune major de Morghen, passer un an dans les quatre grandes capitales de l’Europe : Vienne, Berlin, Londres et Paris. Le major était déjà sorti triomphant de trois épreuves, c’est-à-dire que trois capitales lui avaient donné, Vienne sa morgue et sa fierté, Berlin sa réserve, Londres sa belle tenue, et qu’il ne lui restait plus qu’à recevoir à Paris le complément de cette magnifique éducation.

Après ce dernier perfectionnement, le major rentrerait chez lui pour prendre place dans l’administration ou dans la diplomatie, sûr de jouir de quatre cent mille francs de revenu à la mort de son père, dont il était l’unique héritier.

La famille du major de Morghen, pour la peindre d’un trait, ressemblait à toutes les familles allemandes des romans de Kotzebüe, et le jeune major lui-même n’était ni plus ni moins, à cette époque de sa vie, que le même major qui existait du temps de Frédéric Barberousse et qui existera encore en Allemagne dans cinq cents ans, s’il y a encore des majors, et il faut l’espérer.

Le baron, père du major, croyait, ainsi que je vous l’ai déjà dit, à l’absolue nécessité pour un fils de famille de résider pendant quelque temps dans les quatre grandes capitales ; il croyait à l’influence de la bénédiction paternelle, à la recommandation des vertus et à la vertu des lettres de recommandation. Il était bon, sensible, honnête, et quand il ne s’occupait pas à déchiffrer du blason, il arrosait les fleurs qu’il avait plantées sur le tombeau de sa femme, ou bien il jouait de la flûte sous les allées de son parc. Il en jouait fort mal, mais avec beaucoup de sentiment.

Quand le major revint de Vienne, la première des quatre capitales où il devait séjourner, son excellent père lui dit :

— Major.

Et le major répondit : — Papa,

— As-tu pris les belles manières de Vienne ?

— Oui, papa.

— As-tu vu l’empereur ?

— Oui, papa.

— T’a-t-il parlé de moi ?

— Non, papa.

— As-tu exercé ton talent sur la flûte ?

— Oui, papa.

— Je te bénis ; allons pleurer sur le tombeau de ta mère.

Au retour de son séjour à Berlin, le baron dit encore à son fils, le major :

— As-tu pris les belles manières de Berlin ?

— Oui, papa.

— As-tu vu le roi ?

— Oui, papa.

— T’a-t-il parlé de moi ?

— Non, papa.

— As-tu exercé ton talent sur la flûte ?

— Oui, papa.

Vous jugez peut-être par ce second dialogue si semblable au premier et tous les deux si naïfs, que le baron de Morghen était un imbécile et son fils un niais ? Vous vous trompez.

Pour le baron qui était un homme de grand sens, car il était l’homme de son rang, les manières de Berlin ou de Vienne étaient celles qu’un vrai gentilhomme devait acquérir, celles sans lesquelles on n’était bien vu, ni à la cour, ni auprès des grandes dames ; c’était une seconde religion ; son fils était obligé de s’y montrer fidèle. Du moment où celui-ci convenait qu’il avait pris les belles manières de Berlin ou de Vienne, c’est qu’il les avait réellement prises. Quand son père lui demandait ensuite s’il avait vu le roi, c’est qu’il n’imaginait pas de question plus intéressante à lui adresser, lui, fidèle Allemand, jaloux d’élever son fils dans une noble fidélité. En ajoutant cette question : « T’a-t-il parlé de moi ? » le baron prouvait qu’il n’estimait rien tant comme d’occuper un instant le souvenir du prince, et il pardonnait à son indifférence, en songeant qu’il avait sans doute des pensées plus utiles. Et s’il finissait par s’informer si son fils s’exerçait toujours sur la flûte, c’est qu’il adorait cet instrument, et qu’il savait que rien ne chasse les mauvaises pensées et n’adoucit les mœurs comme la musique. Quelle raillerie un peu raisonnable infliger à ce dialogue, dont tout le tort était, pour un Français, dans la trop grande simplicité et la monotonie de la forme ?

Enfin le jeune major de Morghen, au retour de son voyage à Londres, la troisième capitale, quitta encore son vertueux père pour aller passer deux ou trois ans à Paris, le creuset où tout s’épure. Il fut recommandé, béni et assez richement muni de billets de banque.


Le danger d’une lettre dont l’adresse est mal mise.


Arrivé à Paris, le jeune major de Morghen débuta par où les autres finissent, mais par où son père le baron lui avait enjoint de commencer.

Il porta à domicile les lettres de recommandation qu’il avait pour les meilleures et les plus anciennes maisons du faubourg Saint-Germain. Grâce à son nom et à son titre, ces lettres lui valurent un accueil honorable partout où il se présenta ; il est vrai qu’elles ne lui rapportèrent que ce stérile avantage. Les trop nobles patrons reçoivent si majestueusement, que l’étranger, effrayé du cérémonial, ne se croit plus digne de se montrer une seconde fois. L’intimité qu’il espérait faire naître est tuée du premier coup par le choc de la représentation.

Comme notre major ne connaissait pas encore les plaisirs du monde, quoiqu’il fût très fort sur les belles manières de Vienne et de Berlin, il ne s’affligea pas beaucoup du peu de profit qu’il recueillait à Paris de ses lettres de recommandation. Il n’avait concentré son attention que sur une seule chose, c’était de les remettre avec exactitude et en habit noir, de deux heures à quatre. Quand il fut arrivé à la dernière qu’il porta aussi ponctuellement que les autres, il se dit avec la satisfaction que donne à une âme honnête l’accomplissement d’un devoir : — Mon père sera content.

Il se reposait sur cette douce persuasion lorsqu’un jour en remuant ses cravates et ses gilets, il aperçut une lettre dans un coin du tiroir de sa commode. C’était une lettre de recommandation égarée. Le major en lit aussitôt l’adresse ainsi formulée : À madame, madame la Marquise. Le nom de cette marquise manquait. La préoccupation de la qualité avait entièrement fait oublier sans doute à l’auteur de la lettre d’écrire le nom et même le prénom destinés à suivre la qualité. Pour tout autre le malheur n’eût pas été grand ; il aurait repoussé la lettre au fond du tiroir et il n’en eût plus été question.

Ce n’est pas ainsi que le major prit l’évènement.

Son père, au retour, lui demanderait compte du résultat de cette lettre : et alors que répondrait-il ? qu’elle n’avait pas d’adresse ? Mais il aurait dû, en jeune homme réfléchi, le remarquer avant son départ pour Paris. Puis, la personne qui la lui avait donnée et dont il ne se souvenait plus, ne verrait-elle pas du dédain, du mépris même dans l’inutilité de sa gracieuse complaisance ?

Le major de Morghen demeura très soucieux : il alla tout triste le soir, sa lettre dans la poche, au Café de Paris, où il lui avait été recommandé de dîner tous les jours, parce que c’est là où vont prendre leurs repas, lui avait-on dit, les personnages de distinction. Comme il s’était lié avec quelques jeunes gens de son âge qui se réunissaient aussi au Café de Paris, il osa en prendre un à part après le dîner, et il lui dit d’un ton qui alarma d’abord son confident :

— J’attends de vous un service, monsieur.

— Je suis tout à vous, major. Est-ce pour un duel ?

— C’est beaucoup plus sérieux.

— Diable !

— Je ne sais comment faire pour remettre cette lettre, dont la suscription est incomplète.

— Voyons, dit le comte de Berne, un peu surpris de la cause qui lui valait l’épanchement du major.

Il prit la lettre ; et au bout d’une demi minute de réflexion, il dit :

— Mais il ne manque rien du tout à cette adresse.

— Comment cela ?

— Rien, je vous assure, mon cher major.

— Mais le nom ?

— À quoi bon le nom ? D’où venez-vous donc ?

— D’Allemagne.

— C’est différent. Sachez alors, mon cher major, que rien n’est plus connu à Paris que la personne pour qui l’on vous a donné cette lettre : c’est la Marquise. Elle n’a pas d’autre nom, et la désignation est parfaitement suffisante. La Marquise ! On appelle cette dame la Marquise, comme on appelait autrefois l’aîné des Condé M. le prince. Tout Paris connaît la Marquise.

— Que je vous remercie ! dit avec une effusion reconnaissante le jeune major de Morghen.

— De rien, répondit avec un sourire ironique l’interlocuteur du major.

— Il ne me reste plus qu’à vous demander la rue qu’habite la Marquise.

— Rue Laffitte, à deux pas d’ici.

Le comte, s’avançant jusqu’au coin de cette rue, ajouta :

— Voyez-vous ces deux lanternes ?

— Oui.

— La première porte après la seconde lanterne est celle de la maison de la marquise. »

— Encore une fois, merci.

Le major de Morghen mit la lettre dans son portefeuille, et comme il avait cessé de questionner le comte de Berne, celui-ci de son côté, ne jugea pas convenable de lui en dire davantage. Ils fumèrent encore quelques minutes ensemble ; le comte alla ensuite à l’Opéra, et le major, satisfait de l’éclaircissement rentra à dix heures à son hôtel.

Le lendemain, il se disposa pour aller rendre sa visite à la marquise. La cravate blanche, l’habit noir, le gilet riche, les bottes vernies contribuèrent à l’éclat de sa toilette que couronna une frisure élégante tout à fait dans le goût allemand et en harmonie avec sa chevelure blonde un peu ardente. Droit comme à la parade, il alla sur les boulevards, après avoir déjeûné. Deux heures sonnaient lorsqu’il se présenta chez la marquise.

Un groom l’introduisit dans un salon d’attente.

Si le major de Morghen eût été plus rompu aux mœurs privées de Paris, il eût vu, rien qu’au visage du groom, que sa présence jetait quelque embarras dans la maison. L’enfant n’avait osé lui dire ni si la marquise y était, ni si elle serait visible pour lui.

Il disparut derrière une porte, avec la lettre que lui avait remise le major de Morghen pour sa maîtresse.

En attendant la permission de la saluer, le major se mit à examiner les tableaux de famille qui ornaient les murs ou plutôt que les murs ornaient ; car les murs étaient couverts d’un riche papier liseré d’or et de soie, couleur d’eau, et les tableaux n’avaient d’autre mérite que celui de représenter d’antiques personnages historiques, qui tous furent acceptés de bonne foi par le naïf major, comme les portraits vénérés des aïeux de la marquise. On lisait, incrustés dans l’épaisseur de la bordure, les noms des Duguesclin, des Guise, des Villeroi. Il n’en fallait pas tant pour le convaincre qu’il était bien chez une descendante de ces grandes familles.

En si noble compagnie l’attente ne saurait paraître longue à un gentilhomme allemand.

Or, pendant ce temps, la marquise reposait avec Mousseline derrière les rideaux de brocard et de satin d’une alcôve en forme de temple grec, dont le mur du fond laissait voir, au lieu de tableaux de sainteté, deux gravures fort expressives, d’après Dubuffe.

Trop fatiguée des émotions d’une nuit passée au jeu, Mousseline, ainsi que cela lui arrivait souvent, avait accepté l’hospitalité chez son amie, non moins fatiguée qu’elle. Des cartes se voyaient éparses sur les fauteuils, les commodes et jusque sur la table de nuit.

La veillée s’était prolongée fort tard ; elle n’avait pas été heureuse pour les deux amies, cela se lisait à certain pli boudeur de leur front, mal assoupi par le sommeil. Pour comble d’infortune, elles étaient en ce moment, toutes deux, dans une mauvaise veine, leur cœur, si l’on peut s’exprimer ainsi, vaquait comme leur bourse.


Le jeu sur lequel elles avaient trop légèrement compté pour faire face aux dépenses du mois, le jeu les avait trahies comme un amant pendant cette dernière nuit. Au milieu de tous ces meubles somptueux elles étaient à peu près sans le sou. Ce qu’elles avaient de mieux à faire, c’était donc de dormir indéfiniment. Elles furent éveillées par l’entrée du groom.

— Qu’y a-t-il ? demanda en sursaut la marquise.

— C’est une lettre pour madame.

— Encore quelque créancier, murmura Mousseline en soulevant sa tête brune et boudeuse, ne lis donc pas ça !

— On attend la réponse, dit le groom.

— Qui a porté cette lettre ? demanda la marquise.

— Un étranger blond.

— Jeune ?

— Oui, madame.

— A-t-il l’air de venir chercher de l’argent ?

— Au contraire, madame.

— Je te sonnerai. Sors.

Le petit domestique se retira.

— Lisons-nous, Mousseline ?

— Lisons.


La dame de cœur.


La marquise et Mousseline se mirent sur leur séant, et la première lut, mais avec d’horribles difficultés.

« Madame la marquise de Brukenbach. »

— Comment dis-tu ?

— De Brukenbach.

— Voilà une atroce plaisanterie !

— Il y a erreur, ma chère, puisque je m’appelle Miroflay du nom de famille.

— Grande erreur ! somptueuse erreur ! Mais poursuis ; ne ris donc pas ainsi, Marquise !

— Je poursuis.

« Madame la marquise de Brukenbach.

« Le fils de mon ami, Monsieur le baron de Morghen, se rend à Paris pour y achever son éducation morale, littéraire et politique. »

D’un même mouvement, les deux jeunes filles coulèrent leurs têtes sous le drap pour ne pas faire entendre l’explosion de leur rire au jeune major, qui était dans la pièce à côté.

Puis encore tout émues de cette hilarité étouffée, elles reprirent la lecture de la lettre.

La marquise lut à demi-voix :

« À qui mieux que vous, madame, le recommander ? Vos vertus, votre esprit d’ordre, votre connaissance du grand monde le garantiront des dangereuses intimités qu’il pourrait contracter à Paris. »

— Ne ris donc pas ; va toujours, folle !

« Noble, généreux et riche, il ne lui manque, pour être un homme accompli, que le vernis brillant de Paris, et il l’obtiendra, grâce à vous, madame la marquise de Brukenbach, si vous daignez, comme je l’espère, prendre quelque intérêt au fils de mon meilleur ami, Monsieur le baron de Morghen. Vous en dire davantage ce serait mettre en doute votre vieille amitié pour moi, et je ne le dois pas.

« Votre obéissant et fidèle serviteur,
« Prince de Mulnitz. »


— Eh bien ! qu’en dis-tu, Mousseline ?

— Je dis ce que tu penses, qu’il faut profiter de l’erreur.

— Il y a donc erreur ?

— Ô adorable coquine ! s’écria Mousseline. Mais relis donc cette adresse !

— En effet. Je ne lis que : À madame la marquise. Le reste est oublié.

— Comment a-t-on pu commettre un pareil oubli ? Peu nous importe !

— Ainsi, c’est entendu, nous gardons l’étranger… Ne le laissons pas partir… Qu’on ferme les barrières de Paris. Il est Allemand, il est blond, il est baron, donc il est riche !

— C’est mon avis aussi, Mousseline ; mais je te ferai observer que c’est à moi qu’il est adressé ; à moi seule.

— Ah ! tu me fais observer cela ! s’écria tout à coup Mousseline, dont les cheveux devinrent à l’instant même les serpents des furies. Eh bien ! merci… chère amie ! Ce qui veut dire que tu l’accapares, que tu l’absorbes.

— Non ! mais… tu comprends…

— Je te reconnais là, bon petit cœur… Quand j’ai, tu as ; quand tu as, je n’ai rien… Tiens ! je ne qualifierai pas ta conduite… Marquise !

— Tu m’insultes ! ah ! tu m’insultes !

— J’ai envie de t’étrangler… Faut-il ?

Les mains crispées de Mousseline effleuraient le cou de la Marquise.

— Ne touche pas, Mousseline !

— Attrape ! va te le faire bénir.

— Un soufflet ! Tu m’as donné un soufflet !!

— En voici un autre ! As-tu ton compte ?

— Au mien, maintenant, dit à son tour la marquise.

Des soufflets les deux jeunes femmes couchées passèrent aux coups de pied, et ils étaient aussitôt donnés que rendus, on le conçoit, dans la pose horizontale qu’elles occupaient l’une et l’autre. Elles se mordirent profondément comme deux tigresses du Bengale.

Ce qu’il y a de singulier dans cette bataille, c’est que, sachant toutes les deux que l’étranger blond pouvait les entendre, elles se souffletaient, se mordaient, se déchiraient, se pinçaient jusqu’au bleu, sans faire le moindre bruit. Elles hurlaient en dedans. C’étaient des panthères enragées et muettes.

— Assez ! dit la Marquise la première ; j’ai tort : maintenant il n’en coûte rien à mon honneur de l’avouer. Oui, j’ai tort. Cette nuit tu n’as pas été plus heureuse que moi à l’écarté. Tu mérites des égards et quelques considérations. Ta main ?

— La voilà, dit Mousseline.

— Ce n’est pas assez : embrassons-nous.

Les deux jeunes femmes, encore rayées de leurs sanglantes égratignures, se jetèrent dans les bras l’une de l’autre avec autant de cordialité qu’elles venaient de mettre de l’acharnement et un bonheur féroce à se déchirer à coups d’ongles et de dents.

— Écoute-moi donc, Mousseline.

— Parle, Marquise.

— Te céder sans condition cet homme du Nord, ce jeune et intéressant Germain, serait chose blessante pour ta délicatesse…

— Marquise, où veux-tu donc en venir ?

— Que les cartes réparent le tort des cartes à ton égard. Je te joue l’étranger à la dame de cœur.

Mousseline, à cette proposition, s’élança au travers du lit en développant son torse de syrène, allongea un bras blanc, potelé et rose, et alla saisir sur une table de nuit un jeu de cartes. — Ça me va ? Et si je gagne ?

— Si te gagnes, Mousseline, je m’exécute ; je te présente l’étranger, puisque c’est à moi qu’il est recommandé, et tu en feras ensuite ce que tu voudras.

Ce pacte fait, la marquise mêla vivement les cartes. Un silence grave, suprême, avait succédé à cet échange de condition entre les deux jeunes femmes. Le désir enflait les veines de leur cou, soulevait l’arcade mouvante de leur poitrine à peine voilée par la batiste de la nuit et la dentelle des rêves. Leur âme folle et capricieuse montait et descendait de leur cœur à leurs yeux, ceux de la marquise, bleus et faux comme l’émail ; ceux de Mousseline, noirs comme ses noirs cheveux ; leurs lèvres, les ailes transparentes de leur nez palpitaient ; elles avaient fortement entrecroisé leurs jambes ainsi que deux lutteurs antiques, et comme fait de nouveau leurs ongles pour cet autre combat singulier.

On n’entendait plus sous les rideaux de l’alcôve que le frôlement des cartes.

Le jeune major de Morghen attendait toujours une réponse.

La marquise nommait tout bas une carte, Mousseline nommait tout bas la suivante.

— Sept de pique ! disait la marquise.

— Huit de trèfle ! murmura Mousseline.

— Valet de pique !

— Neuf de carreau !

— Roi de cœur !

— Dame de cœur ! s’écria Mousseline. J’ai gagné ! Il est à moi ! ajouta-t-elle en jetant les cartes en l’air ; il est à moi !

— Comme la France est au roi, répliqua la Marquise, qui sonna aussitôt.

Le groom reparut.

— Fais entrer ce monsieur blond.

C’est de cette manière que le jeune major de Morghen, à l’occasion d’une lettre de recommandation dont la suscription avait été mal mise, connut à Paris la fameuse Mousseline, bien moins fameuse cependant alors qu’aujourd’hui ; car, ne l’oubliez pas, elle commençait et quand vous la retrouverez avec le comte de Madoc, elle aura déjà fait le voyage de Londres, vingt autres voyages encore, et elle aura des rentes sur le grand-livre.

Il s’écoula plus d’un mois avant que le jeune major s’aperçût de l’erreur, charmante erreur, s’avoua-t-il, qui lui valait la fréquentation d’une femme comme il n’en avait jamais rencontré dans les trois capitales où il avait résidé pour orner son éducation.

À la vérité, Mousseline ne lui paraissait pas très forte sur la morale, la politique et la littérature, mais en elle que d’esprit, de jet, de vivacité, de souplesse ! Quelle fécondité de réparties ! Ce gaz français qui brûle sans jamais se consumer courait dans ses veines, pétillait dans ses yeux.

Dans sa société, le major de Morghen apprit à vivre comme on vit à Paris quand on veut y faire quelque figure.

Il eut un logement coquet et riche, un mobilier au type de chaque époque pour ses appartements. La pièce d’attente était gothique ; la salle à manger, Louis XIII ; le salon, plus sévère, était meublé dans le goût du temps de Louis XIV ; sa bibliothèque rappelait le style contourné et capricieux du dix-huitième siècle, et son boudoir laque et or était tout à fait Du Barry.

Le major se crut tout de suite à la mode, et il ne fut d’abord que ridicule, comme la plupart des étrangers qui viennent briller à Paris et qui ne savent pas que le velouté parisien ne s’acquiert qu’à force d’art ; art immense, minutieux, que ne possèdent à vrai dire que les petits-fils des marquises et des comtesses de l’ancien régime.

Mais comme le major de Morghen était bon, simple, naïf, généreux, la jeunesse des salons l’accueillait avec une espèce de fraternité moins rare qu’on ne pense parmi ces jeunes gens blasés : il plaisait surtout par la gravité et la profondeur qu’il mettait dans le plaisir ; il traitait le plaisir comme une étude, comme il aurait étudié le sanscrit ; il ne faisait rien à demi ni légèrement. À force d’être curieux, il finit par se faire accepter ; mais, pour être fort, il s’exagéra.

Personne ne tenait table aussi long-temps que lui, personne ne buvait autant que lui, personne ne poussa le scepticisme aussi loin que lui quand on le plaça sur le terrain où les philosophes de la restauration firent la guerre aux idées religieuses. Et pourtant il était Allemand.

Quelle bonne école que la maison de Mousseline !

Chez elle on démolissait tout à coup d’esprit : la science, la politique, la morale, la vertu, la poésie. On s’y tuait le cœur, l’estomac, la raison, et puis, entre deux vins, on allait jouer chez Frascati.

C’est chez elle que fut parodié le fameux mot de Leibnitz. On y disait : un peu de philosophie éloigne du vin de Champagne ; beaucoup de philosophie y ramène.

Quand le jeune major gagnait, il versait le gain dans les mains de Mousseline ; s’il perdait, il allait se consoler avec elle et bien d’autres au Rocher de Cancale, où il jouait encore.

Le lendemain il se levait à midi, allait déjeuner au Café Anglais d’où il se rendait régulièrement un jour à la salle d’armes, le jour suivant au tir. Il acquit une adresse incroyable au pistolet ; il devint même d’une adresse ridicule. Il touchait toujours le but si petit qu’il fût. C’étaient des épargnes pour les mauvais jours.

On voit que notre Allemand se formait de plus en plus ; il se perfectionnait le cœur et la main.

Quand il se trouvait à sec, il écrivait à son père, le brave baron, qui commençait à s’étonner pourtant que les livres coûtassent si cher en France, car il supposait dans sa naïveté teutonique que son fils dépensait tout son argent en achats de livres.

Le baron envoyait aussitôt de nouveaux ordres à son banquier à Paris et le major puisait comme auparavant.

Des joueurs honnêtes, le major descendit aux joueurs douteux, de ceux-ci aux grecs, sorte de joueurs très habiles à corriger les erreurs du sort, et ceux-ci non-seulement le dépouillèrent sans pitié, mais ils lui firent souscrire beaucoup de lettres de change.

Le grec, pour le dire en passant, est partout ; il y a le grec marquis, le grec de passage, le grec ancien colonel, le grec homme de lettres, le grec anglais ; il est peu probable seulement qu’il y ait des grecs Grecs.

Et plus le major devenait joueur, plus il devenait dupe, homme de restaurant et plus il devenait épris de Mousseline. Tels sont les marins : ils aiment la mer pour ses tempêtes. C’est une fascination.

— Écrivez donc à votre père, ne cessait de lui dire Mousseline. À quoi ça lui sert d’être votre père s’il ne vous envoie pas de l’argent ? Et le jeune major écrivait quoiqu’il sentît de loin en loin, au fond de la conscience, combien sa conduite était peu digne envers son père. Mais à Paris a-t-on le temps de réfléchir sur les conséquences d’une mauvaise action ? On s’aperçoit à peine qu’on change de société ; qu’on passe des jeunes gens légers aux filous, des filous aux galériens.

Le major n’avait pas parcouru toutes les marches de l’échelle, mais il occupait l’échelle ; un beau jour il reçut cette réponse de son père, à qui il avait demandé de l’argent pour la cinquantième ou pour la centième fois. « Vous ayez fait de la peine à votre père. »

Ces paroles étaient fort simples, mais le major de Morghen, quoique abruti par les excès de tout genre, en comprit parfaitement le sens terrible et la portée. Quand un homme du caractère auguste du baron disait cela à son fils, c’est comme s’il lui eût dit : Je vous maudis !

Dès ce moment, en effet, toute correspondance cessa entre le père et le fils. Le major, pour satisfaire les caprices de Mousseline, fut obligé de vivre sur le crédit qu’obtiennent toujours à Paris ceux qui ont beaucoup dépensé.

Mais Mousseline, très forte sur l’instabilité des choses humaines, ne se dissimula pas la prochaine décadence du major. Il n’a plus d’argent, c’est vrai, mais il peut faire des dettes, beaucoup de dettes encore, se dit-elle. C’est même le bon moment pour en faire. Elle l’en accabla.

Elle se fit acheter une maison de campagne à Sceaux, elle l’obligea à répondre pour la Marquise qui devait trente mille francs à un usurier, enfin elle en fit une machine à signer des lettres de change. Son père le tirera du guêpier, se disait-elle ; il ne voudra pas le laisser pourrir dans la prison pour dettes.

Le baron était peu connu de Mousseline, qui, sous le charme de cet espoir assez mal fondé, plaisantait ainsi du vieillard allemand avec son fils, le major de Morghen. Quel âge a donc le cher papa ? Est-il sujet à la goutte remontée ? N’a-t-il jamais ressenti des symptômes d’apoplexie ?

Mais le moment étant venu pour le major de se cacher ou de se voir un beau matin appréhendé au corps par les gardes du commerce, Mousseline devint froide pour lui ; elle admit peu à peu d’autres intimités qui le désespérèrent, car l’amour du major suivit les progressions de sa misère. Il lui fit des remontrances, puis des reproches, puis il eut des emportements ; mais obligé d’éviter la prison pour dettes, il fut aussi obligé de ralentir ses visites chez Mousseline, qui avait prévu ce résultat.

Un instant elle crut s’être tout à fait débarrassée de lui. Depuis deux mois, il n’était venu faire aucune scène de violence chez elle. Son roman avec le jeune de Morghen lui sembla complètement fini.

Mais le jeune major aimait Mousseline plus que jamais ; il l’aimait au moins autant pour ses vices brillants et pour ses dilapidations que pour sa beauté vraiment fort remarquable, quoique tachée, aux yeux de l’observateur, de mille signes de cruauté. Il ne pouvait plus vivre sans elle ; il traînait sa chaîne partout.

— La voir ! la voir ! criait-il pendant ses jours d’accablante oisiveté, dans ses nuits d’insomnie. La voir ! dussé-je être arrêté par tous les gardes du commerce de Paris, dussé-je être conduit à l’échafaud en sortant de chez elle !

Un jour il n’eut pas la force de résister à la persécution de ses désirs ; il se rendit chez elle. Il sonne, le domestique lui dit d’attendre. C’est à peine s’il peut se conformer à cette injonction. Lui, attendre ! Le domestique revient et lui dit que sa maîtresse n’est pas visible. — Vraiment ! réplique le major en repoussant le domestique ; on est toujours visible pour les gens dans les meubles desquels on est, sache cela, mon ami, et fais-le savoir aux autres.

Ces paroles sont entendues du boudoir dont Mousseline a interdit l’entrée au major. Celui-ci s’avance ensuite hardiment, soulève la portière abaissée devant la porte du boudoir ; mais là il est arrêté par un jeune homme presque aussi blond que lui, aux petites moustaches, d’un air doux, mais ferme cependant, de taille moyenne, mis fort élégamment, et qui lui dit :

— Monsieur le major, je suis chargé de faire respecter la consigne.

— Vous, monsieur de Plenef ?

— Moi-même, monsieur de Morghen.

— Et par qui en êtes-vous chargé ?

— Par madame, répond le jeune comte de Plenef, en montrant Mousseline assise sur un divan.

— Et vous êtes décidé, monsieur le comte, à la faire respecter jusqu’au bout, cette consigne ?

— En douter, ce serait me faire injure.

— Très-bien ! monsieur le comte, dit le major en s’adossant contre un des montants de la porte, tandis que le jeune comte russe s’adossa contre l’autre montant. Très-bien ! Croyez-vous, reprit le major en conservant son attitude, croyez-vous avec saint Thomas que nous allions dans le sein de Dieu quand nous quittons la terre ?

La question était d’une belle étrangeté en un pareil moment : le nouveau protecteur de Mousseline ne s’en effaroucha pas.

— Ma foi, je n’y ai jamais pensé, monsieur le major.

Et le major reprit.

— Peut-être êtes-vous du sentiment de saint Augustin sur l’état de l’âme après la mort ?

— Je n’ai pas plus lu saint Augustin que saint Thomas.

— Mais vous avez infailliblement entendu parler de Spinosa et des naturalistes ; êtes-vous de leur avis ? Pensez-vous qu’en mourant nous nous répandions dans la nature d’où nous nous sommes dégagés un instant ?

— Spinosa, monsieur le major, ne m’est guère plus familier que bien d’autres philosophes.

— Vous connaissez à coup sûr du moins le paradis de Mahomet ? Croyez-vous que nous soyons appelés à en jouir en passant de ce monde dans l’autre ?

— Je le désirerais assez, monsieur le major ; mais malheureusement je n’en sais rien.

— Eh ! bien, mon cher monsieur de Plenef, demain à la même heure vous saurez à quoi vous en tenir sur ces divers systèmes de philosophie…

— Moi ?

— Vous, monsieur le comte.

— Vous ou moi du moins ?

— Non, vous seul, Monsieur de Plenef. Vous ne me demanderez pas, je présume, par quel moyen je vous mettrai à même d’acquérir cette expérience…

— Où donnez-vous vos leçons de métaphysique, monsieur le major ?

— Au bois de Vincennes.

— Et l’heure de vos leçons ?

— Midi, après mon déjeûner.

— Eh ! bien, monsieur le major, j’irai vous entendre demain à midi dans le bois de Vincennes. Le point de réunion ?

— La tourelle de Saint-Mandé.

— Je n’y manquerai pas.

— Ni moi non plus, dit le major de Morghen en saluant la sentinelle mise par Mousseline à l’entrée de son boudoir. Quant à Mousseline, il lui envoya un éclat de rire auquel Mousseline répondit de son côté par un autre éclat de rire.

Le défenseur, le champion de Mousseline, le comte de Plenef était un de ces très jeunes gens élevés à engraisser le minotaure appelé Paris, qui en mange deux ou trois douzaines par an. Ils accourent de leur province avec un héritage ou deux, quelquefois aussi avec un nom de famille, des prétentions outrées à l’élégance. Ils ne tardent pas à se montrer, le lorgnon à l’œil, le cure-dent à la bouche, la frêle cravache à la main, sur les marches du Café de Paris.

Et le badaud n’en demande pas davantage, pour croire que ce sont des lions, des membres du Jockey-Club, qu’ils font courir, qu’ils jouent un jeu d’enfer et qu’ils sont du dernier bien avec l’actrice en vogue du Vaudeville. Leur règne est court ; deux ans après, il n’est plus question d’eux : Paris les a digérés dans son estomac de bronze et de feu. Ne les cherchez plus nulle part.

Quelques-uns cependant parviennent par grande faveur du sort à l’apothéose du duel et à la gloire de la mort violente. Ce sont les martyrs de la spécialité, les victimes du boulevard de Gand, où ils ont vécu et trôné pendant quelques mois. Ils s’imaginaient qu’on ne peut sans honte manger chez soi, ne pas porter des moustaches, refuser un duel stupide et accuser moins de trente mille livres de rente.

Ils se ruinent, ils se font tuer pour l’amusement de la galerie, qui n’a pas, elle, la niaiserie de leur donner l’exemple.

À midi, le nouvel amant de Mousseline et le major de Morghen se rencontrèrent ponctuellement à Saint Mandé, au pied de la tourelle, d’où ils s’enfoncèrent dans le bois, suivis des quatre témoins sacramentels. Ils s’arrêtèrent derrière la butte du Polygone. Là devait se vider le combat. L’affaire était trop simple pour pouvoir s’arranger.

Quand on s’est disputé pour rien, donné rendez-vous pour rien, il serait absurde et ridicule de ne pas se battre pour rien. On ne tenta aucun raccommodement. Les pistolets furent chargés et les adversaires placés à cinquante pas de distance, avec la faculté laissée à chacun d’eux de faire dix pas.

L’adversaire du major, le comte de Plenef, tira le premier, et n’atteignit pas ; le major fut plus habile : il logea sa balle dans la poitrine du champion de Mousseline. Quand celui-ci fut par terre, pouvant à peine soulever ses paupières mourantes, car il était mortellement frappé, le major alla vers lui, s’inclina avec un respect ironique et lui dit :

— Mon cher élève, la leçon de philosophie est complète : dans un instant vous saurez ce que devient notre âme séparée du corps. Ne manquez pas, je vous prie, de me faire part de ce que vous aurez appris.

Le major de Morghen se retira. L’honneur était satisfait. L’honneur de qui ? l’honneur de quoi ?

Quoiqu’il en soit, le corps du malheureux jeune homme tué fut à peu près abandonné aux corbeaux et aux chiens. On comprend que ses témoins ne pouvaient pas se compromettre en le faisant transporter. La gendarmerie locale le releva.

Ruiné, sombre, aigri, malade, désespéré, la conscience chargée de la mort d’un pauvre jeune homme qui ne lui avait fait d’autre mal que de prendre sa place si peu enviable auprès de Mousseline, le major de Morghen disparut de Paris, cette belle capitale où il était venu achever son éducation morale, politique et littéraire, et où il avait dépensé trois cent mille francs, laissé quatre cent mille francs de dettes, sa jeunesse, son bon cœur, sa naïveté, sa raison et presque son honneur.

— Mais, monsieur le chevalier, interrompit le marquis de Saint-Luc, quand j’ai connu le major de Morghen, il était loin, je l’avoue, de ressembler au portrait que vous venez de tracer de son caractère et de sa vie : c’était un homme fort gai, fort amusant, parlant chevaux, théâtres, jouant beaucoup, il est vrai, mais sans passion, gagnant avec indifférence, perdant sans sourciller.

— Nos deux portraits sont vrais, répliqua le chevalier De Profundis, et si le vôtre diffère du mien, c’est tout simplement parce que vous avez connu le major de Morghen à son second voyage à Paris, et que je vous l’ai présenté dans mon récit tel qu’il était quand il vint pour la première fois.

— Il revint donc à Paris après tous ces événements ?

— Oui, monsieur le marquis.

— Et très riche encore ?

— Sans doute. Mais écoutez la suite de son histoire, si étroitement liée par Mousseline à celle de lady Glenmour.


La chambre de la Sonnette.


Je vous ai dit en commençant l’histoire du major de Morghen que son père était excessivement riche ; — le major n’eut plus qu’une pensée en quittant la France pour retourner en Allemagne, c’est qu’après tout, il serait un jour l’unique héritier de son père. Restait à savoir quand se lèverait l’heureux jour : les plus habiles n’ont, en pareille circonstance, qu’à se croiser les bras et à attendre. Il y en a peut-être de plus habiles… ; mais n’anticipons pas.

Trop positif depuis son voyage à Paris pour se faire la moindre illusion, le jeune major n’espérait pas beaucoup dans le pardon de son père en se rendant auprès de lui.

Un Allemand n’a que deux ou trois volontés dans sa vie, mais elles sont de fer.

À l’aide de quelques parents, il comptait seulement obtenir du vieillard un notable avancement d’hoirie, quelque chose comme le tiers de ses biens à venir. Ce tiers lui suffirait pour recommencer, et, cette fois, sans crainte d’interruption, la magique existence de Paris, à laquelle il ne voulait pas renoncer. Aussitôt qu’il aurait en sa possession ce beau fragment d’héritage, il repartirait donc pour la France ; il irait de nouveau briller à Paris et, le croirait-on, partager son nouveau bonheur avec Mousseline qui l’avait ensorcelé.

Et, à ce propos, permettez-moi de vous dire, monsieur le marquis, que les gens, que les esprits forts qui ne croient pas aux fées ; aux sorciers, aux sortiléges, n’ont jamais arrêté leur réflexion sur les femmes de l’espèce de Mousseline, femmes qui se moquent ouvertement d’un homme, le trahissent à sa face, le volent à pleines mains sous ses yeux, le chassent ou le font chasser par de nouveaux amants, le battent, le pillent, le déshonorent, le rendent parfois escroc, voleur, assassin, et n’en sont pas moins aimées jusqu’à l’adoration, jusqu’à la frénésie.

Que faisaient de plus les fées ? Croyez-vous qu’elles étaient autre chose ? qu’elles possédaient de plus perfides enchantements ?

Mais revenons à notre major, et voyons-le en présence de son père qu’il espérait attendrir par le concours de tous les grands parents de la famille.

Quand le baron les eut laissés parler l’un après l’autre en faveur de son fils, il ouvrit un secrétaire et en sortit la lettre qu’on va lire et qu’il lut lui-même.

Voici à peu près dans quels termes elle était écrite. Il est inutile de vous dire que c’est à lui qu’elle était directement adressée :


« Vieux colimaçon de père,

« Qu’apprends-je, ô vieillard ! Que tu ne veux plus envoyer de l’argent à ton fils ; mais tu t’exposes à sa malédiction et même à mon mécontentement. T’oublier à ce point ! Mais ton fils, tu ne le sais donc pas, attend cet argent pour m’acheter un cachemire, trois robes de poult de soie, et une foule de bijoux plus précieux les uns que les autres ? Ton avarice me prouve clairement que tu ignores de fond en comble la vie que ton fils mène à Paris depuis que tu l’as recommandé à mon amie, la marquise.

« Sa vie est un songe, ô vieillard ! Il vit au Café de Paris, au Rocher de Cancale et à Frascati. Personne ne porte mieux son vin que ton héritier. À propos d’héritier, dis-moi, ô vieillard ! quand tu désires qu’il le soit. Prends six mois, prends un an prends davantage, mais ne passe pas dix-huit mois pour effectuer ses espérances.

« Si tu prolongeais trop indéfiniment son attente et celle de tous ses véritables amis, tu le réduirais à ne plus t’accorder son estime, avec laquelle je suis pour le moment,

« Votre belle-fille.
« mousseline. »


Jugez de l’impression que dut produire sur quinze ou vingt têtes carrées, allemandes, la lecture d’un pareil morceau de style : tous les grands parents se levèrent et allèrent avec respect demander pardon au vieux baron d’avoir un instant pris son fils sous leur protection.

Ils se retirèrent ensuite dans le plus dédaigneux silence.

— Ce coup m’assomme, pensa le major de Morghen ; Mousseline m’a porté le coup de grâce. Je ne croyais qu’être maudit, maintenant je suis sûr d’être déshérité. Déshérité ! vivre sans fortune ! cela m’est impossible à présent. Impossible comme de ne plus retourner à Paris, de ne plus voir Mousseline, ce démon auquel ma vie est attachée. Elle est si jolie, si folle ! si surprenante ! si terrible ! Je voudrais la broyer sous mes pieds et je ne puis l’oublier. J’ai tué quelqu’un pour elle, cela me la fait aimer davantage. Ces femmes-là, murmurait-il, sont comme les bouchères : l’odeur du sang les fait plus fraîches, plus belles, plus séduisantes. Il faut mourir ou avoir ces femmes-là. Mais que d’or elles coûtent ! Après tout, ce n’est que de l’or. Que représente l’or ? du plaisir ; que représente Mousseline ? du plaisir cent fois davantage. Mais où prendre cet or ? il m’en faut, j’en veux, il m’en faut !

Les craintes du jeune major de Morghen paraissaient devoir se vérifier, et l’on ne s’en étonnera guère après l’abominable lettre de Mousseline. Son père avait souvent de longues conférences avec des notaires et des docteurs en droit ; les collatéraux venaient aussi plus souvent à la maison. Tout laissait présumer les intentions du baron. De jour en jour elles paraissaient plus manifestes.

Nul ne voit sans amertume un riche héritage passer en d’autres mains : le major, moins que personne, n’était d’humeur à souffrir avec tranquillité une pareille spoliation, quoique légitimement fondée. Il ne se possédait pas à la vue de ses cousins, admis dans la plus cordiale intimité chez son père qui ne l’appelait, lui, que M. le major quand il se voyait forcé de lui adresser la parole. Il les aurait volontiers provoqués tous en duel et étendus sur le carreau ; mais, en Allemagne, le moyen n’était pas praticable ; il n’y fallait pas songer.

Il n’avait réellement aucun moyen de conjurer l’orage qui s’amassait sur sa tête et près à chaque instant d’éclater ; car la santé du baron déclinait beaucoup, malgré sa robuste constitution.

D’un autre côté, le major, habitué à la vie convulsive de Paris, prenait en horreur l’existence calme et monotone où il était plongé. Le simple l’exaspérait ; il avait des envies, des rages de se pendre au milieu de ces prairies qui ne devaient plus lui appartenir. La plus belle nature à ses yeux était le boulevard de Gand, et le plus radieux lever du soleil, la rampe de l’Opéra.

La douleur qui le rongeait au sujet de l’héritage paternel porta sur sa raison. À la plus légère occasion, il s’abandonna à des colères terribles.

Un jour qu’il était livré à une de ces crises mentales, un domestique vint lui dire que M. le baron l’attendait dans son cabinet pour lui parler.

Le jeune major répondit qu’il allait s’y rendre. Il s’efforça aussitôt de maîtriser son irritation nerveuse, de se composer un visage tranquille.

Il se présenta ensuite dans le cabinet de son père. Le baron avait, comme de coutume, ôté sa cravate noire et rabattu son large col de chemise sur sa robe de chambre. Jamais peut-être il n’avait offert une tête plus belle, plus vénérable. Il était assis au fond d’un fauteuil de velours noir en face du portrait en pied de feue la baronne de Morghen.

— Asseyez-vous là, dit-il à son fils, en lui indiquant un siége.

Le major de Morghen se découvrit avec un respect forcé, et s’assit en silence.

— Cette entrevue, commença par dire d’un ton calme le baron, est la dernière que nous aurons ensemble ; je vous prie donc de ne pas l’oublier.

— Je ne l’oublierai pas, monsieur mon père.

— Je prends Dieu et votre excellente mère à témoin, reprit le baron, que j’ai fait pour vous tout ce qui est imposé à un bon père. Descendez dans votre vie. Comment avez-vous reconnu mes soins, mes bontés ? Encore, si vous n’aviez été qu’ingrat ! Vous avez été injuste, méchant, cruel, sacrilége envers moi. J’ai pardonné plusieurs fois, mais mon indulgence n’a servi qu’à vous encourager à persister dans le mal.

Le baron s’arrêta un instant.

— Pourquoi, reprit-il, vous considérerais-je encore comme mon fils ? pourquoi… mais ma résolution est irrévocablement prise…

— Et cette résolution ?

— Vous allez la connaître, patientez.

Mes neveux et mes petits neveux m’entourent d’une affection filiale ; ils honorent ma vieillesse quand vous souillez le respect qui lui est dû. En vous retirant toute ma tendresse, à qui pouvais-je la donner, consultez-vous, si ce n’est à eux ? Il est de raison que mes grands biens, ceux dont je suis sûr que vous auriez fait un détestable usage, leur soient donnés à ma mort, c’est justice, et je les leur donnerai…

— Prenez garde ! mon père, prenez garde ! s’écria le major d’un ton de colère et de menace… Prenez garde à ce que vous dites… à ce que vous faites…

— Étant votre père, monsieur le major, je dis ce que je dis, je fais ce que je fais.

— Vous ne me déshériterez pas… non… non !…

— Mon devoir est de vous déshériter, et je vous déshérite sans remords, sans crainte…

— Mon père ! répéta le major de Morghen d’une voix encore plus terrible, plus effrayante, et en se plaçant devant la croisée qui s’ouvrait sur le parc du château, vous ne ferez pas cela, vous dis-je, car vos biens sont à moi par ma mère…

— Votre mère est de mon avis, n’est-ce pas ? ajouta le vieux baron en s’adressant au portrait de sa femme.

— Ils sont à moi par le sang…

— Je renie le mien en vous…

— Par la nature…

— Vous plaisantez…

L’ironie superbe du baron exaspéra le major.

— Ils sont à moi par les lois, alors ! cria-t-il en fermant les poings comme un homme qui cherche à se dompter.

— Les lois… dites-vous ? Voyez si les lois s’opposent à mes intentions, répartit avec le même calme le vieux baron, et en se levant de son fauteuil pour aller vers son secrétaire.

— Quand les lois, la nature, l’usage ne s’opposeraient pas à l’acte d’autorité que vous voulez commettre, dit le major en frémissant et en posant sur son père un regard sanglant comme celui de Caïn, je vous conseillerais encore d’y renoncer, et d’y renoncer sur-le-champ… M’entendez-vous ? m’entendez-vous, mon père ?…

— Ma détermination est aussi arrêtée que celle de Dieu, monsieur le major.

— Tenez, mon père, n’ouvrez pas ce secrétaire… je vous devine… je… ne l’ouvrez pas !!

Le vieux baron ouvrit le secrétaire et il y prit un papier qu’il déroula avec lenteur.

— Ceci est mon testament…

La croisée du cabinet avait deux volets en dedans.

— Ceci est mon testament, répéta le baron de Morghen, qui ajoute en lisant les premières lignes de l’acte qu’il tenait : « Déshéritant celui qui fut mon fils unique, je lègue et laisse tous mes biens à mes neveux et nièces, à mes chers petits-neveux et petites-nièces dont les noms suivent… »

Le premier volet fut fermé avec violence.

Le second volet qu’avait saisi le major tremblait dans sa main ; il avait en ce moment le dos tourné du côté du parc : il n’abandonnait pas de son regard fixe et féroce son père et le testament qu’il lisait, il le couvrait de ce regard, de son ombre qui commençait à se courber et de son effrayant silence.

— Et maintenant, dit le vieillard, je vais signer le testament devant vous.

— Vous ne le signerez pas ! s’écria d’une voix étouffée le major en repoussant violemment le second volet, et en se précipitant dans l’obscurité au cou de son père qui ne jeta qu’un seul cri, un seul râle, un seul soupir.

— Il est mort ! dit le major, plus de testament ! Je suis son seul héritier… Il est mort, répéta-t-il en se penchant sur le visage de son père…

Le major souriait, mais ses cheveux étaient dressés sur sa tête.

Il appela un domestique… Mais le testament ? le testament ? le testament, qu’en ai-je fait ? se demanda-t-il en sursaut… Il le cherchait près de lui, autour de lui, dans son trouble il ne savait ce qu’il était devenu ; et l’on allait entrer !… Il était fou !… il avait appelé !… Qu’allait-il dire ?… il se fouilla trois fois précipitamment… le testament était placé entre son gilet et sa chemise où il l’avait mis lui-même… Ah ! dit-il, quel bonheur, il est là…

On entra ; c’était un domestique.

— Mon père est tombé tout à coup évanoui, dit-il au domestique qui se hâta de relever le baron… Allez ! allez vite ! qu’on aille chercher un médecin… Non, restez ici, j’irai moi-même le chercher…

— Revenez au plus vite, monsieur le major ; car il y a encore peut-être quelque espoir…

Le major de Morghen sortit pour aller chercher un médecin, quoiqu’il sût parfaitement l’inutilité de cette démarche.

Le médecin déclara en effet qu’il n’y avait plus d’espoir à conserver ; le baron était mort d’une apoplexie foudroyante ; les signes de la face l’indiquaient pleinement. D’ailleurs le baron était gras et replet ; pareil accident ne devait pas beaucoup surprendre. Il ordonna l’inhumation pour le surlendemain.

Tous les parents du baron de Morghen accoururent au château, croyant à peine à cette fatale nouvelle, à ce malheureux accident, dont ils ne se convainquirent que trop.

Ils furent bien plus affectés de la perte d’un aussi digne homme que de celle d’une fortune qui leur était presque assurée pourtant. Mais les décrets de Dieu sont impénétrables, dirent pieusement les bons parents allemands, et ni la pensée ni le soupçon ne vinrent à leur esprit que le jeune major de Morghen avait pu devancer l’exécution des décrets de Dieu.

Ils prirent part à sa feinte douleur, et, comme lui, ils se vêtirent de deuil.

Le parricide ne demeura pas tout à fait sans effroi ; ses mains étaient agitées d’un tremblement nerveux qu’il ne parvenait pas à faire cesser. Il allait et venait sans trop savoir où. Son unique pensée était de voir bien vite enterrer son père, afin de pouvoir partir tout de suite. Il irait en France, de là il écrirait pour qu’on vendît ses biens. Avec l’or, l’immense quantité d’or qu’il toucherait de cette vente, il vivrait à Paris, il s’étourdirait, il se distrairait. Il appellerait autour de lui tous les plaisirs d’autrefois, le jeu, les flamboyantes nuits de fête, Mousseline, ses amies. Mais il fallait d’abord rendre ce cadavre à la terre… ces quelques heures de retard lui paraissaient horriblement longues.

Le cérémonial allemand est très compliqué, très minutieux ; et il est de rigueur, surtout pour un gentilhomme de s’y conformer.

Parmi les coutumes qui se rattachent au service funèbre des morts, il en est une en Allemagne que les autres nations feraient sagement d’imiter en la modifiant selon leurs mœurs et leurs croyances.

Voici cette coutume :

Après les vingt-quatre heures écoulées, depuis la mort de l’individu, on le transporte au cimetière, et on le dépose sur un lit de repos, dans une salle particulière, appelée, vous allez savoir pourquoi, la salle de résurrection.

Quand on l’a ainsi étendu sur ce lit, on place un cordon dans sa main ; ce cordon correspond à une sonnette posée dans une pièce à côté qu’on appelle pour cela la chambre de la sonnette.

S’il arrive que l’individu ne soit pas mort, qu’il ait été porté trop précipitamment au cimetière, et qu’il s’éveille pendant la nuit, car il doit rester une nuit entière dans cette chambre de résurrection, il n’a qu’à tirer le cordon placé entre ses doigts, et de la chambre voisine, de la chambre de la Sonnette, on vient aussitôt à son secours.

Il est d’usage que le plus proche parent se tienne en prière dans cette chambre et soit le premier à accourir, c’est un devoir et une joie qu’il ne doit laisser à personne ; joie, hélas ! qu’il a bien rarement l’occasion d’éprouver.

Vous connaissez maintenant la raison pour laquelle la chambre où le défunt est placé s’appelle la chambre de résurrection.

Que de malheurs ne prévient pas une coutume d’une imitation si facile.

Quand le corps du baron de Morghen eut passé les vingt-quatre heures voulues par la loi sous son propre toit, il fut porté avec pompe au cimetière et placé dans la salle de Résurrection. Couché sur le lit dont il a été parlé, il reçut les derniers adieux de sa famille et de ses amis.

Tout le monde ensuite s’en alla.

Le major de Morghen seul passa dans la chambre de la Sonnette, où il devait, selon l’usage, rester toute la nuit en prière.

Il entendit graduellement s’éteindre dans les allées les pas de toutes les personnes qui avaient accompagné son père, et il vit le jour baisser et pâlir derrière les petits carreaux de plomb de la chambre sépulcrale où il se disposait à passer la nuit. Il alluma bientôt sa lampe et attisa le feu de la cheminée ; le livre de prière fut placé sur la table, près de plusieurs pipes qu’il avait eu le soin de porter avec lui. Pareille nuit n’eût pas semblé agréable à bien des gens, elle eût été impossible à passer pour bien d’autres ; pour le major, ce devait être une nuit d’épouvante, car celui qu’il veillait, il l’avait étranglé, étouffé dans ses mains, et celui-là était son père ! un père bon, qui l’avait aimé, chéri, élevé ! son père enfin !

Le parricide veillait sur le cadavre de son père !

Le jeune major de Morghen refoulait toutes ses terreurs au fond de son âme ; il se raidissait contre le remords ; restait la peur : il était militaire, il n’avait pas peur, il ne pouvait pas avoir peur.

On était à la fin de l’automne, où les nuits sont souvent orageuses. Jusqu’à onze heures et demie, le ciel se maintint assez pur ; la lune dardait sur les petits vitraux de la chambre de la Sonnette son grésil silencieux, et plaquait l’ombre dentelée des feuilles d’arbres ; car cette pièce était entourée, comme une tombe, de peupliers déliés et de saules d’une admirable courbure ; ils cachaient presque en entier le petit monument ; mais, vers minuit, un nuage couvrit la lune, un petit vent gris s’éleva, quelques gouttes claquèrent sur les feuilles.

— Bon ! nous allons avoir un orage, se dit le jeune major, qui, jusque-là, pensant moins au mort qu’à Paris, avait vu passer, à travers les vapeurs de sa pipe, les boulevards, et les Tuileries, et la Chaussée-d’Antin, et les jolis équipages, et celui qu’il aurait bientôt, et dans lequel il se promènerait paresseusement avec Mousseline.

Si je lui écrivais d’ici, se dit-il, ce serait neuf et assez original ; comme on rirait à Frascati d’une lettre datée d’un cimetière, pensée et écrite dans la chambre de la Sonnette !

Voyons ! s’était-il dit en allumant une trentième fois sa pipe d’écume de mer, et en plaçant sous sa main qui tremblait toujours depuis son parricide, une feuille de papier à lettre ; écrivons à Mousseline ; cette nuit me paraîtra moins longue.

Il était occupé à écrire cette étrange lettre, lorsque la pluie commença à pétiller diagonalement contre les vitraux de la chambre de la Sonnette. Il n’en continua pas moins d’écrire, de fumer, de rire avec ses pensées.

À minuit et demi quelques éclairs coururent comme des feux follets sur son papier ; le tonnerre se fit entendre au loin et mêla son roulement au bruit du fleuve qui grossissait. Pendant une demi-heure l’orage ne redoubla pas ; mais comme les nuages descendaient toujours, la pièce où il était fumait beaucoup ; pour ne pas étouffer, il fut obligé d’ouvrir la croisée.

Le paysage, en ce moment, était curieux ; l’endroit, vous vous l’imaginez sans peine, ressemblait beaucoup à celui où nous sommes, dit le chevalier De Profundis au marquis de Saint-Luc, mais il était beaucoup plus richement boisé.

La lune, les nuages, l’ondée et les éclairs luttant au-dessus de ce fouillis de feuilles et de branches, le losangeaient de reflets éblouissants, verts, jaunes, de feu, d’acier, d’argent et d’ombres bizarres. À une heure, la tempête ne fut plus douteuse ; elle se déclara. Les saules échevelés ployaient jusqu’à terre et se relevaient en lançant des fusées de perles. Le tonnerre se mit de la partie ; il grondait fort aux quatre coins du cimetière. Un moment il fut si assourdissant, que le major de Morghen dit :

— Ma foi, il est prudent de fermer cette croisée.

De fait, l’endroit était à peine tenable.

Les arbres plantés autour de la chambre de la Sonnette se penchaient à se rompre et cherchaient à y entrer, comme pour se réfugier eux-mêmes. Il faisait une fumée étouffante dans la pièce, le feu de la cheminée s’éteignait ; au loin continuait le grondement du fleuve, auprès, le tonnerre ; partout, et à chaque seconde des éclairs.

Un moment le vent fut si impétueux que, descendant par le tuyau de la cheminée, il s’engouffra dans la pièce, feuilleta rapidement le livre de prières, en même temps qu’il collait contre le mur la lettre que venait d’écrire le major à Mousseline. Il éteignit la lampe.

À ce moment-là, la sonnette retentit.

— La sonnette ! balbutia le major, la sonnette ! et il recula jusqu’au mur ; le tremblement nerveux de sa main était passé dans sa mâchoire ; il dit en claquant des dents : La sonnette ! la sonnette !… Puis, avec une joie sinistre qui sortait de sa terreur même et n’en différait guère, il se dit : Que je suis stupide ! mais c’est le vent, oui, c’est le vent qui a agité la sonnette ; c’est le vent qui a emporté la lettre, éteint ma lampe ; assurément, très certainement, c’est le vent, et je n’y ai pas d’abord songé !

Marchant à tâtons, le major de Morghen chercha la table et la lampe qui y était posée, pour la rallumer.

La sonnette allait toujours.

Et toujours avec le même frisson dans le sang, dans les membres, le jeune major essaya deux fois de rallumer la lampe ; à la troisième, enfin, il y parvint.

— Cette sonnette ?… Voyons, mais voyons cette sonnette, dit-il, et il monta sur une chaise pour examiner de plus près la sonnette.

— Mais on dirait… oui, on dirait que ce n’est pas le vent qui la remue ; on dirait que le fil de fer qui s’y attache est tiré, secoué par quelqu’un… Oh ! non, c’est le vent…

Mais le vent s’était tout à coup apaisé sous le poids de la pluie qui tombait comme une masse de plomb fondu.

Tout en continuant à dire : c’est le vent, c’est le vent ! le major ne détournait pas ses regards effarés de la sonnette en branle.

— Le fil se tend, murmura-t-il ; le vent ne le tendrait pas ainsi ; ce n’est donc pas le vent ?… c’est donc quelqu’un ?… c’est donc ?…

Sa voix sécha dans son gosier.

Il n’osa pas dire : C’est mon père, mais il saisit frénétiquement la lampe qui allait en tous sens dans sa main tremblante, et il se dirigea vers la porte ; il crut du moins s’y diriger.

Dans son trouble, il avait pris la croisée pour la porte ; il l’avait ouverte, mis déjà le pied hors de la chambre et touché la terre, qui venait jusqu’au bord de cette croisée.

Il ne savait plus ce qu’il faisait.

Tout à coup, un des saules bafoués par la tempête lui cingle, du revers d’une de ses branches, un coup si violent au visage, qu’il est repoussé au milieu de la chambre, avec mille éclairs dans les yeux, un torrent d’eau glacée sur la poitrine.

Le tintement de l’implacable sonnette ne cessait pas.

Il rallume sa lampe une seconde fois et s’élance dans les ténèbres du corridor qui joint la chambre de la Sonnette à la chambre de la Résurrection. Une fraîcheur de caveau le frappe au visage. Le bruit de la sonnette le poursuivait sans cesse ; il avance, il recule, il avance encore, il est enfin à deux pas de la porte vitrée derrière laquelle il peut voir le lit funéraire sur lequel son père est couché.

Il approche, se soutenant avec effort de sa main gauche ouverte et crispée qui effleure les carreaux de cette sinistre porte. Il ose regarder ; il regarde… Il cherche à distinguer… il croit voir, dans le demi-jour de la pièce de Résurrection où une lampe est allumée… il voit réellement un bras s’agiter.

Il pousse un cri, la lampe s’échappe de sa main : le corps est sur son séant… Son père appelle, son père n’est pas mort !…

Il ouvre la porte vitrée ; il entre, et le voilà face à face avec son père qui le regarde.


La Chambre de Résurrection.


Le vieux baron cherche, s’examine longtemps avec terreur ; ses regards effrayés, mais d’un effroi surhumain, se portent alternativement sur lui et autour de lui : il a peur de croire ce qu’il devine ; ses paupières se dressent extraordinairement sur ses yeux hagards… il comprend enfin !… Il fait silencieusement signe à son fils qu’il l’a vu.

Le major reste cloué à sa place. À la couleur de son visage, à l’immobilité de son corps, on l’eût dit de bronze.

— On m’a cru mort, dit enfin le vieux baron.

— Oui… oui… mon père… on vous a cru…

— Et c’est vous !… c’est vous !… qui m’avez assassiné… Je me souviens…

Le major de Morghen fit machinalement un pas vers la couche funèbre de son père, mais comme un corps qui, ayant perdu l’équilibre, va tomber.

— Mon père !…

— N’approchez pas, parricide !

Il se souvient ! murmura le major entre ses dents qui grinçaient de terreur.

— Fuyez ! je saurai bien me découdre sans vous : ne me touchez pas ! quel réveil ! oh ! quel réveil ! poursuivit-il ; vous ne vous y attendiez pas ?

Et le vieux baron cherchait à sortir, par ses propres efforts, du linceul dans lequel il était enfermé. Au milieu de ses mouvements il disait : « Demain, j’irai chez le grand-juge, demain je publierai votre crime, sans exemple dans notre Allemagne ; demain, parricide, vous serez accroupi dans le coin d’un cachot, comme une araignée venimeuse ; après-demain, nu-tête, sur l’échafaud tendu de noir de la place publique. Vous serez ensuite à ma place et l’on n’aura pas besoin de vous veiller, vous ! »

— Grâce ! mon père ! oh ! pardon ! votre pardon ! — Si vous saviez dans quel gouffre profond ma jeunesse a été entraînée ; si vous saviez quelle ivresse s’est emparée de moi, de mes sens, de ma raison dans cette ville où chaque aspiration est un enivrement irrésistible, où celui qui a de l’or est suivi, appelé, provoqué, saisi par mille bras invisibles, par mille voix qui lui disent : « Viens ! viens ! viens ! c’est moi qui suis la sagesse, c’est moi qui suis le plaisir, c’est moi qui suis le bonheur… » On écoute, et l’on est perdu : on marche, et l’on chancelle ; on sourit, et l’on est déshonoré ; on veut fuir, et on ne le peut… Oh ! pardonnez-moi ! pardonnez-moi ! et toute ma vie sera un long repentir, un éternel remords.

— N’approchez pas ! n’approchez pas ! Voulez-vous encore m’assassiner ? une seconde fois être parricide ? Fuyez !

— Jamais, mon père. Je ne vous quitte plus. Laissez-vous dégager de ces horribles liens, et puis, si cela vous plaît, vous me tuerez.

— Croyez-vous que tout le monde tue ? répondit le baron.

— Oh ! mon père !…

— Votre père, vous l’avez tué ; en doutez-vous ?

Le major de Morghen était enfin parvenu à se traîner jusqu’au lit de son père, et là il lui avait pris la main. Cette main, il la couvrait de larmes douloureuses, de prières sans suite, mais ardentes, de caresses précipitées, convulsives.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il, sa main devient froide !… comme elle est froide !!!

Il regarde… son père était plus pâle que son linceul… Il approche avec terreur son visage ; il examine… deux lèvres murmurent en s’éteignant : « Je vous pardonne. »

Les lèvres se fermèrent.

Cette fois le vieux baron était bien mort.

— Et moi, mon père, et moi ! s’écria le major de Morghen en tombant à deux genoux : je ne me pardonne pas. Je veux être damné, et je le serai !

Il resta à genoux jusqu’au matin ; quand il releva pesamment la tête, les oiseaux éveillés chantaient dans les branches, et le feuillage, encore humide de la tempête de la nuit, se relevait et s’épanouissait à la moite chaleur du soleil.

Ce même jour le jeune major de Morghen quitta l’Allemagne, qu’il ne devait plus revoir.

— Effrayante histoire ! dit le marquis de Saint-Luc.

— Elle n’est pas finie, lui répondit le chevalier De Profundis en souriant.

— On sut bientôt à Paris que le major de Morghen y était revenu plus riche que jamais. Ses anciens amis accoururent pour le féliciter ; la belle Mousseline, comme vous le supposez, ne fut pas la dernière à se présenter chez lui.

— Nous avons donc inhumé papa ? lui dit-elle en l’embrassant.

— Mais oui… chère, répondit le major en cachant sous un sourire forcé le sentiment qu’il éprouvait.

— C’est très bien… et nous avons hérité de papa, il paraît ?

— Nous avons hérité…

— Eh bien ! mon cher, puisque vous voilà riche, c’est l’occasion de ne faire du bien à personne. Il faut en profiter.

— Toujours folle !

— Nous allons encore nous aimer, j’espère ?

— Serais-je revenu sans cela ?

— Il est charmant, cet orphelin ! Nous aurons tous les soirs un petit jeu…

— Un gros jeu !… un jeu d’enfer.

— Comme il s’est formé !…

— Quelques fins soupers ?…

— Continuellement des soupers.

La réconciliation, on le voit, n’avait été ni longue, ni difficile entre Mousseline et le major de Morghen qui fit exactement comme il l’avait dit. Il tint table ouverte, joua un jeu d’enfer et effraya Paris par ses prodigalités, avec l’argent provenant de l’héritage de son père, argent qu’il eût bien mieux fait de donner à ses cousins, braves gens restés inconsolables de la mort du vieux baron. Mais c’eût été une bonne action, une action expiatoire, et dans les calculs du major il n’entrait pas du tout de faire de bonnes actions.

Ses dépenses dépassèrent en peu de temps le chiffre de ses revenus, et il entama alors le capital avec le même acharnement. Il s’était promis de beaucoup jouer ; il se tint grandement parole. Il joua et il perdit à l’excès.

C’est à cette époque sans doute, dit le chevalier De Profundis au marquis de Saint-Luc, qu’il dut perdre avec vous les cent mille francs que vous prétendez lui avoir gagnés.

— Que je prétends lui avoir gagnés !… Toujours le même doute injurieux…

— Eh ! ne voyez-vous pas, s’écria le chevalier, que le major de Morghen ne menait à Paris une vie aussi dissolue, aussi scandaleuse que pour accomplir le serment qu’il avait fait sur le cadavre de son père, celui de se damner en punition de l’exécrable crime dont il s’était rendu coupable. Chacune de ses actions tendait directement à ce but ; il s’était remis avec sa maîtresse, il avait repris son ancien genre de vie ; il jouait à pleines mains un argent qu’il avait volé à ses cousins à l’aide d’un assassinat, d’un parricide, pour obtenir plus sûrement sa damnation éternelle. Il n’aimait plus cette femme, cause de ses malheurs ; il abhorrait la débauche, conséquence du jeu : il exécrait le jeu, mais il faisait semblant de céder à toutes ces passions. Par là il s’assurait infailliblement la possession de l’enfer, ne se jugeant pas digne du pardon de son père. Quand il jouait c’était uniquement pour perdre ; les moyens scandaleux pour gagner qu’il avait autrefois appris à connaître dans la société des grecs et des fripons, il les mettait maintenant en pratique à la seule fin de perdre. Il faisait sauter la coupe, il employait des cartes biseautées uniquement dans l’intérêt de ses adversaires. Je puis vous assurer que toutes les cartes dont il fit usage avec vous, le jour où vous lui gagnâtes cent mille francs, avaient une marque particulière.

— Grand Dieu ! s’écria le marquis de Saint-Luc, vous n’aviez que trop raison, je ne lui ai pas gagné ces cent mille francs ! Et quand on songe que son duel avec le comte de Berne, duel dans lequel le major de Morghen succomba, avait pour cause, oui, je me le rappelle, une accusation d’emploi de fausses cartes, on frémit.

— Mais oui, reprit le chevalier De Profundis, une personne qui pariait deux cents louis contre le comte de Berne, s’apercevant que les cartes étaient biseautées, accusa l’un ou l’autre des deux joueurs, le comte de Berne ou le major de Morghen, de friponner au jeu. De là grand bruit, scandale. On examine les cartes ; elles sont en effet reconnues fausses. Le comte de Berne, indigné, se récrie, le major riposte ; il reçoit un soufflet de la main de celui qui ne voulait pas se laisser publiquement soupçonner. Le major est obligé de se battre. Il avait encore prévu ce résultat, et tout arrangé pour qu’il eût lieu selon ses désirs. On se battit à vingt-cinq pas. Le major manqua son adversaire qui ne le manqua pas : sa balle frappa le major de Morghen au milieu du front. On le ramassa mort dans une mare de sang. Il avait sur lui un écrit où était tracée d’une main ferme sa volonté dernière ; et sa volonté était celle-ci : « Je veux qu’on place sur ma tombe la sonnette qu’on trouvera chez moi, dans mon secrétaire. »

Et sa volonté fut remplie.

— Vous savez maintenant, ajouta le chevalier De Profundis en regardant le marquis de Saint-Luc, consterné de tout ce qu’il avait entendu, pour quel motif il désira que cette lugubre sonnette fût placée sur son tombeau. C’était en souvenir de la sonnette du parricide ; en souvenir de celle qui avait retenti à ses oreilles effarées la nuit où il veillait sur le cadavre de son père assassiné, par lui et ressuscité un instant à ses yeux.

Ainsi s’était donc accomplie à la lettre la promesse qu’il avait faite à son père cette nuit là : je serai damné !

Après une pause de quelques minutes, le chevalier De Profundis reprit ainsi :

— Si telle est la fin d’un jeune homme né avec les meilleures dispositions, un bon cœur, une âme franche et primitive, un esprit excellent ; tel est aussi le début d’existence de Mousseline, le point de départ dans la vie de cette redoutable femme, type expressif de bien d’autres, de cette créature magnifique et déchue que nous avons retrouvée ensuite à Paris, chez lady Glenmour et que nous allons voir servir d’instrument entre les mains terribles du comté de Madoc, acharné à perdre froidement lady Glenmour pour se venger de son mari dans une lutte effrénée d’orgueil et de rivalité.

Vous ne nierez plus maintenant, continua le chevalier De Profundis, la grande et singulière vérité dont je vous ai révélé l’existence, celle que, sur l’échelle indéfinie qu’il parcourt, l’homme reste toujours en chemin, et toujours par sa faute. Sans les passions qu’il écoute, les folies où il se jette, les chagrins qu’il va chercher, les torts du caractère, les travers de cœur et de l’esprit, il n’en tomberait jamais, ou du moins, il irait si loin et si haut dans les temps, qu’on ne peut raisonnablement assigner le terme de sa vie. Vous avez des exemples : toutes les personnes qui ont déjà disparu de la scène de cette histoire ne sont mortes que par leur propre faute ; le comte de Plenef est mort en duel, le major de Morghen s’est fait tuer volontairement ; quant au vieux baron de Morghen lui-même, il est difficile de nier qu’il serait encore en vie sans l’abominable crime de son fils…

— En vérité, je commence à douter, monsieur le chevalier.

— Le doute est la plus belle moitié de la conviction ; l’autre moitié ne vous fera pas défaut. J’achèverais facilement de vous persuader, si je n’avais à vous transporter maintenant au château de Ville-d’Avray, où nous avons laissé pour mort le jeune Tancrède, et où nous attendent tant d’autres personnages dont vous avez le droit de me demander compte. La nuit est bien avancée cependant…

— Je regretterais, monsieur le chevalier, reprit le marquis de Saint-Luc, de vous imposer la tâche de poursuivre un récit déjà si long ; mais si je ne craignais pas pour vous ce surcroît de fatigue, j’oserais vous demander en grâce la fin d’une histoire à laquelle je prends un intérêt que vous avez dû deviner à mes impressions. Avec vous, j’ai passé dans le monde si réel et si mystérieux de la peur, fermé depuis si longtemps à notre siècle positif, et que n’ont le privilége d’ouvrir que les hommes comme vous, familiers avec la mort, que les êtres de génie, comme Lewis, comme Mathurin et Anne Radcliff.

L’histoire de lady Glenmour fut ainsi continuée par le chevalier De Profundis :


Convalescence de Tancrède.


Un étourdissement, ou plutôt un anéantissement de plusieurs jours, succéda au choc terrible éprouvé par Tancrède au tournoi où le comte de Madoc l’avait vaincu.

Quand on se fut assuré qu’il n’était pas tout à fait mort, on ne fut pas sûr pour cela qu’il survivrait au coup formidable dont il n’avait pas même encore la force de se plaindre. On n’espérait guère le sauver. Y avait-il épanchement au cerveau ? de quelle nature était-il ? Le docteur Patrick l’ignorait ; mais cette agonie prolongée n’indiquait rien de bon.

— Le sauverez-vous ? lui demandait sans cesse avec anxiété lady Glenmour.

— Je soigne et Dieu guérit, répondait le docteur. Chacun son métier.

Enfin Dieu ou le docteur Patrick, et peut-être l’un et l’autre, parvinrent à mettre le pauvre Tancrède en état de permettre tout espoir à ceux qui l’aimaient ; et tout le monde l’aimait au château de Ville-d’Avray ; chacun faisait des vœux pour son rétablissement.

Lady Glenmour restait de longues heures auprès du chevet du malade, qui n’était pas encore assez lucide pour reconnaître tant de bontés et exprimer sa reconnaissance.

Quand lady Glenmour le crut tout à fait hors de danger, elle songea à reprendre ses courses à Paris où l’appelaient impérieusement les travaux de décoration et d’embellissement de son appartement de la rue de Rivoli.

L’hiver approchait ; il fallait qu’elle se hâtât de terminer une besogne arrêtée depuis plusieurs semaines, et fort peu avancée jusqu’ici. Mais Tancrède n’était plus là pour l’accompagner ; le docteur Patrick ne pouvait le remplacer ; sir Archibald Caskil vit son extrême embarras et se mit à sa disposition.

La proposition fut présentée si simplement, avec ce sans-façon qui exige si peu de celui qui l’accepte, que lady Glenmour ne comprit pas comment elle n’avait pas été la première à demander un pareil service. Elle accepta donc sir Archibald Caskil pour le compagnon de ses voyages à Paris qui furent repris aussitôt.

Il survenait souvent dans ces petits voyages des circonstances qui ne se présentaient jamais autrefois quand Tancrède accompagnait lady Glenmour.

Dès le jour même où le prétendu sir Archibald Caskil entrait en fonction, l’essieu de la voiture cassa entre Sèvres et Auteuil. Heureusement, il n’y eut pas d’autre accident. Le temps était beau. Ce qu’eurent de mieux à faire lady Glenmour et son compagnon, fut d’abandonner la voiture aux soins du cocher et du domestique, et d’attendre, tout en marchant à petits pas, qu’une des nombreuses diligences des environs vînt à passer et les prît.

Il passa beaucoup de voitures, mais toutes étaient pleines, à cause de je ne sais plus quelle foire de la banlieue. Les voilà donc forcés de continuer à marcher, en attendant un autre moyen de délivrance. Pour la première fois de sa vie, la délicate lady Glenmour, l’ex-demoiselle, d’honneur de la reine d’Angleterre, allait à pied dans la poussière d’une grande route.

Son malheur l’amusa beaucoup ; elle riait de toutes ses forces, quand sir Archibal Caskil criait à quelque coucou de Ville-d’Avray ou de Saint-Cloud : « Cocher ! y a-t-il de la place dans votre voiture ? » et que le cocher répondait : « Je n’en ai qu’une, mon bourgeois, et sur l’impériale ; vous serez en lapin tout là-haut ; mais on y est crânement bien. »

D’Auteuil, les deux naufragés se dirigèrent bravement sur Passy, toujours à pied. La course est bonne ; enfin, ce ne fut que très près de Passy qu’ils trouvèrent un fiacre où ils montèrent.

Quoique courbée de fatigue, quoique blanche de poussière et les joues de sueur, lady Glenmour était charmée de sa course au soleil et sur la grand’route, enchantée de la mésaventure. En vérité, elle ne croyait pas qu’il y eût tant de plaisir à aller à pied si longtemps. Comme elle égaierait le bon docteur Patrick au retour, en lui racontant tout ce qu’elle avait éprouvé.

— Cocher ! cocher ! répétait-elle en riant à gorge déployée, en agitant son mouchoir, et imitant le dialogue de sir Archibald Caskil avec les cochers de coucou : Cocher ! eh ! dites-donc, cocher, y a-t-il de la place dans votre voiture ? — Je n’ai qu’une place pour un seul lapin, mon bourgeois ; mais on y est crânement bien ! Et de rire encore comme une véritable enfant avec sir Archibald Caskil, qui riait aussi très volontiers.

Qui aurait déjà reconnu dans lady Glenmour cette femme maladive, dégoûtée, triste à la mort, que je vous ai montrée au début de cette histoire ? Elle renaissait à la vie, elle commençait à ouvrir les yeux et à respirer : heureux épanouissement ! Mais pour ne pas retomber, par le poids de l’habitude, au fond de ce marasme, il lui fallait constamment la verve, le bruit, l’entrain, le tapage de sir Archibald Caskil, dont la bizarrerie et la vulgarité lui plaisaient par-dessus tout.

Elle ne pouvait même plus se passer de lui maintenant dans ses voyages de Ville-d’Avray à Paris ; car, grâce à lui, à son entraînement, à ses intarissables conversations, ces déplacements étaient devenus des récréations vivantes, pleines d’intérêt, toujours nouvelles, à tel point agréables que lady Glenmour se prenait parfois à dire, en souvenir de la première journée : « Si l’essieu de la voiture pouvait casser, c’est que là-haut nous serions crânement bien en lapin, mon bourgeois. »

Pour éviter une de ces visites importunes qui vous accablent et qui sont si bien connues des gens retirés à la campagne, elle fut obligée un jour de partir du château sans avoir déjeûné.

À Saint-Cloud, sir Archibald Caskil se mit à dire :

— Voyez-vous ces cabanes au bord de l’eau, mylady ?

— Pauvres gens ! répondit lady Glenmour, qui crut que sir Caskil invoquait son intérêt.

— Voyez-vous aussi ces hommes grossièrement vêtus ?

— Ah ! sir Caskil, pourquoi tout le monde n’est-il pas riche ?

— Voyez-vous encore ces femmes brunes, aux bras nus, occupées devant leurs portes ?

— Voulez-vous, sir Caskil, que je leur jette quelque menue monnaie en passant ?

— Vous ne m’avez pas compris, mylady. Ces hommes, loin d’être des mendiants, sont d’habiles pêcheurs, et ces femmes apprêtent admirablement le poisson que prennent leurs maris. Dans ces huttes, on vous sert très rustiquement, mais très proprement, ce poisson, toujours frais.

— Sir Caskil, si vous ne l’eussiez dit, je n’aurais jamais imaginé cela.

— Comme je vous dépoétise tout, n’est-ce pas, mylady ? Où vous vous plaisiez à voir la simplicité touchante, la mélancolie de la misère, je vous montre, moi, des marchands de matelottes, de bonnes commères qui l’apprêtent pour des originaux comme moi avec du thym, du laurier, du bouillon, du jaune d’œuf, du poivre, de la muscade, du barbillon, de la carpe, de l’anguille…

— J’ai faim, sir Caskil ; le croiriez-vous ?

— Et moi aussi, mylady. Ma foi, mylady, quel mal y aurait-il à déjeûner ici ?

— Mais je n’en vois aucun, sir Caskil… pourvu qu’on ne soit pas trop vu.

— Et quand on serait un peu vu ?

— En effet, quand on serait vu ?

— Où est le grand crime, mylady, de manger avec l’appétit que Dieu envoie ?…

— Cocher ! dit lady Glenmour, arrêtez-nous là, devant cette cabane de pêcheur.

— Mais, c’est le cabaret du Roi des Goujons.

— Je vous dis d’arrêter là.

Le cabaret du Roi des Goujons a, comme la plupart des cabarets de Saint-Cloud, de Sèvres et de Boulogne, une entrée sur la route et une entrée sur la Seine.

Par l’entrée fluviale s’introduisent les poissons, et par l’entrée terrestre ceux qui les mangent. La campagne, qui est incomparable à cet endroit, contribue aussi à embellir ces huttes branlantes ; elle prête ses paquets de roseaux, ses bouquets de saules et ses faisceaux de peupliers pour former des bosquets plantés presque dans l’eau, et sous lesquels viennent s’asseoir, l’été, l’automne et aux premiers beaux jours du printemps, des couples non moins amoureux les uns des autres que de la nature.

Quand lady Glenmour et sir Archibald Caskil entrèrent dans la salle-basse dont les croisées donnent sur la Seine, il y avait sous une tonnelle couverte de feuilles de vignes vierges déjà bien rougies par les approches de l’hiver, un de ces couples venus de Paris pour déjeûner avec leur estomac et leur cœur.

La jeune grisette riait du meilleur de son âme en plantant la fourchette de plomb dans une matelotte digne de la table de Neptune.

La charmante fille de Paris laissait voir à la fois, au même instant, et comme si elle eût vidé un écrin, ses petites dents de souris, ses yeux de chatte, ses folles boucles de cheveux blonds, sa gaîté, ses rubans cerise, et ses vingt ans. Il n’était pas moins enjoué qu’elle, ni moins jeune, ni moins heureux, le jeune homme qui lui faisait compagnie sous la tonnelle de vignes vierges.

Ce tableau de liberté si vrai, mais si neuf pour lady Glenmour l’étonna, l’émut comme un aveu, et étendit deux couches de feu sur ses joues.

Pendant quelques minutes, elle resta penchée sur la croisée pour le voir tout à son aise, quoiqu’elle fît semblant d’admirer les jolis coteaux de Sèvres et de Boulogne.

Comme elle ne confia pas sa jolie découverte à sir Archibald Caskil, celui-ci de son côté eut l’air de ne rien voir, quoiqu’il eût tout vu, et l’on se mit à table en causant de tout autre chose.

À ce déjeûner maritime, lady Glenmour mangea avec l’appétit de la grisette qui était au jardin ; elle mangea de la matelotte, de la sole normande, de délicieux goujons frits empilés en pyramide, et but, sans trop sourciller, deux ou trois verres d’un petit vin qui était vert ! mais vert !… Qu’importe ! Tout parut charmant. Déjeûner aux senteurs rurales du foin, des algues, du goudron et de l’eau du fleuve sur une table boiteuse très court vêtue d’une demi-nappe, avec des fourchettes de plomb !

D’où ils étaient assis, ils voyaient en déjeûnant les champs, les vignes couleur de safran, la Seine finement moirée, les petits bateaux, les grands bateaux, les moulins de Meudon, joyeux sur leur tapis vert de faire la roue comme des saltimbanques, un joli ciel pomme d’api, le soleil dans sa gloire d’automne, les ponts de fer, les ponts de bois, les châteaux pensifs sur la montagne, les cabanes de chaume ! Sir Archibald Caskil fût ébouriffant de propos rustiques, il célébra l’églogue, l’idylle, il cita des vers de Pope, il bêla de bonheur ; mais il buvait toujours.

Il se leva à la manière anglaise, au dessert, pour prononcer un speech ou discours de table.

Son verre taillé à côtes dans la main, il dit solennellement, avec cette demi-ivresse anglaise qui ne compte pas, qui passe même pour de la sobriété chez la grande nation : « Je ne suis qu’un prosaïque négociant du Cap, mais je ne donnerais pas le déjeûner que je viens de faire en si noble et si délicate compagnie pour une couronne, pour deux couronnes, — le nombre de couronnes n’y fait rien. — Quel édit royal vaut la savoureuse matelotte que nous avons mangée ? Le roi dit : Moi, le roi ! Moi, sir Archibald Caskil, je dis : J’ai divinement mangé. Qui de nous deux a l’estomac plus satisfait ? Le roi ne dit que ce qui plaît à ses ministres, moi j’ai le droit de dire tout ce qui leur déplaît, si tel est mon bon plaisir. Mais mon bon plaisir en ce moment est de boire une fois, deux fois, éternellement de fois à la santé de mon ami, lord Glenmour, à celle de la femme de mon ami, lady Glenmour et à la santé des amis de leurs amis. » Sir Archibald Caskil se tut pour boire encore un nombre infini de fois, et cela à la grande hilarité de lady Glenmour qui, de sa vie, n’avait jamais vu un homme ivre.


Plus d’une surprise et plus d’un mensonge.


Lady Glenmour suivait avec une curiosité adorable cette surprenante dégradation de l’intelligence. Lorsqu’elle vit sir Archibald Caskil presque assoupi, elle prit doucement dans son sac le numéro du journal anglais qu’elle avait emporté avec elle, et elle alla, sous prétexte de le lire, se placer à la croisée d’où elle avait aperçu avant le déjeûner le jeune couple parisien.

Il y était encore, mais il ne mangeait plus ; car lady Glenmour recula discrètement de deux pas en rougissant un peu et en déployant aussitôt son journal ; les journaux anglais, admirables éventails.

Sous l’abat-jour de ses paupières, sir Archibald Caskil suivait lady Glenmour d’un regard, on peut le croire, qui n’avait rien de trouble.

— Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle tout-à-coup, sir Caskil !

— Mylady, répondit sir Archibald Caskil.

— Avez-vous vu le journal ?

— Non, mylady, pas encore.

— Il renferme un article… un singulier article.

— Curieux, mylady ? Mais comme vous paraissez surprise !

— Oui, mais oui, très curieux pour moi…

— Pour vous ?

— Oui… sir Caskil, pour moi… je ne suis pas nommée dans cet article. Il n’eût plus manqué que cela ! Mais je suis assez désignée pour m’y reconnaître.

— Ce ne peut être un secret, je suppose, ajouta sir Archibald Caskil, puisque… puisqu’il s’agit d’un journal.

— Je vais vous lire cet article, dit fort émue lady Glenmour ; mais vous n’y prendrez pas un grand intérêt, j’y pense maintenant, faute d’être au courant de certains usages d’une certaine société. Ah ! vraiment, c’est ridicule… c’est outrageant…

— Quelle société, mylady ? demanda sir Archibald Caskil, qui, pour beaucoup, aurait voulu deviner ce que lady Glenmour tardait tant à lui apprendre.

— Une société inouïe, extravagante, impudente, qui existe à Londres… la Société des Dangereux.

— En effet, je ne connais pas cette société, mylady ; et que fait-elle cette société ?

— Elle se compose de séducteurs d’élite, d’hommes dangereux, comme ils s’intitulent, d’hommes…

— Mais quel rapport, mylady, peut-il exister entre vous et cette société, ce club ?

— Mon mari, dit-on, en faisait partie, ainsi qu’un comte de Madoc, le fameux comte de Madoc… vous savez !

Pardon, mylady, interrompit tranquillement le faux sir Archibald Caskil, quoiqu’il brûlât d’envie de connaître le contenu de l’article du journal anglais ; mais par quoi est donc fameux le comte de Madoc ?

— Mais par beaucoup de choses, assure-t-on, par sa beauté particulière comme homme, par le choix de ses manières, la distinction de son esprit, surtout par l’art, poussé au plus haut degré chez lui, d’exercer la séduction, par sa rare élégance, sa grande fortune et son courage personnel…

— Que d’avantages ! s’écria sir Archibald Caskil : il est bien peu croyable qu’un homme en réunisse autant.

— Cela est vrai, pourtant, sir Caskil.

— Vous l’avez donc connu, mylady ?

— Je ne l’ai jamais vu… mais permettez, sir Caskil, que je vous lise cet article, puisque vous avez désiré le connaître…

« Depuis quelques semaines nous pouvons assurer que le fameux comte de Madoc n’est plus à Venise, où l’on avait fini par connaître sa mésaventure et sa position assez ridicule. »

— Mais qu’avez-vous, sir Caskil ?

— Rien… mylady… rien, j’ai renversé mon verre au moment où j’allais vous demander si le nom du comte de Madoc est imprimé en toutes lettres dans cet article.

— En toutes lettres, sir Caskil.

— Poursuivez, je vous prie, dit sir Archibald Caskil en sentant les flammes de la colère lui monter au cerveau… Il sourit pourtant au fond de l’âme. Si l’affront était là, la vengeance était là aussi. Il pouvait patienter.

— Je poursuis, dit lady Glenmour, qui reprit : « Où l’on avait fini par connaître sa position assez ridicule. Tout le monde savait que le fameux comte de Madoc et lord Glenmour, tous deux membres de la société des Dangereux, s’étant trouvés rivaux auprès d’une demoiselle d’un rang très élevé et d’une comédienne française… »

— La demoiselle d’un rang très élevé, c’est moi ! s’interrompit vivement lady Glenmour.

— La comédienne, c’est Mousseline, et le comte de Madoc, c’est moi, pensa le faux sir Archibald Caskil.

— D’une comédienne ! répéta avec un dédain de reine lady Glenmour et en froissant le journal anglais. J’ignorais cela… on ne m’en a rien dit. Mais qui me l’eût dit, en effet ?…

— Quelle histoire, mylady !… Et la suite ? la suite… s’il vous plaît ?

La voici, répondit lady Glenmour en étouffant son indignation ; la voici. Elle lut encore :

« Lord Glenmour eut l’adresse, la gloire et le bonheur d’épouser la fille de haut rang, tandis que le comte de Madoc, le superbe comte de Madoc, dut se contenter, — triste avantage, — d’être l’amant de la comédienne. »

— Convenons, s’arrêta pour dire lady Glenmour, que la défaite est fort humiliante, et ce qui la rend encore plus humiliante, c’est qu’elle est très comique.

— Très comique, mylady, très comique, dit sir Archibald Caskil en mettant les convulsions des muscles de son visage sur le compte d’un rire forcé.

« Déshonoré, se reprit à lire lady Glenmour, souffleté par cet outrage qui a causé dernièrement beaucoup de scandale en Angleterre, particulièrement à Londres, le comte de Madoc s’est enfui de ville en ville. Il espérait peut-être vivre ignoré à Venise. Il s’est trompé : on y a su son histoire. Le comte a été chansonné, raillé comme à Londres ; il s’est battu, car il est très brave, et fort adroit à toutes sortes d’armes : il a blessé ses adversaires. Mais que peut-on contre l’opinion et le ridicule ? Il est parti, il a quitté Venise ; il a fini par aller chercher sans doute une retraite plus obscure dans une des îles de l’archipel Grec. »

— Il doit y être, dit sir Archibald Caskil en priant du geste lady Glenmour d’achever.

Elle acheva ainsi :

« Que les maris se rassurent donc, la galanterie, dans la personne du fameux comte de Madoc, a eu enfin son Waterloo. »

— Mais c’est un véritable héros que notre cher Glenmour ! s’écria sir Archibald Caskil, aussi jaune en ce moment que lady Glenmour était pâle. Après tout, mylady, tout est bien, qui finit bien, comme dit notre William Shakspeare… Je félicite lord Glenmour… Vous avez été le prix de sa belle victoire…

— Victoire sans combats, sir Caskil, dit lady Glenmour en relevant la lèvre avec une fierté royale.

— Comment cela, mylady ?

— C’est que je n’ai jamais vu de ma vie, je vous l’ai déjà dit, ce fameux comte de Madoc.

— Mais, en effet, cela diminue beaucoup alors le mérite de la victoire remportée par notre cher Glenmour.

— S’il y a eu rivalité, je n’en ai rien su… sir Caskil…

— Après tout, soyons justes, continua le comte de Madoc, c’est toujours Glenmour, avouez-le, que vous eussiez préféré… Le comte de Madoc n’est pas ici pour en rougir.

— J’aurais voulu du moins, sir Caskil, qu’on eût attendu ma préférence, puisqu’on dit qu’il y avait eu rivalité. — Je comprends maintenant, pensa alors lady Glenmour, je comprends sa froideur, son indifférence, ses égards somptueux que je donnerais pour… Non, il ne m’aime pas, il m’honore ! Il m’a épousée par calcul de vengeance, par orgueil, pour l’unique plaisir d’écraser un rival… Mais, dit-elle à haute voix à sir Archibald Caskil, craignant par la longueur de ses réflexions de paraître trop vivement froissée, comme vous l’avez dit : Tout est bien qui finit bien.

— Vous avez raison, mylady… Tenez ! il n’y a de parfaitement heureux… Et sir Archibald Caskil fit semblant de chercher au ciel et à l’horizon ce qu’il y a de parfaitement heureux au monde ; puis, en abaissant, comme par hasard, son regard découragé sous la croisée, il dit : Il n’y a de parfaitement heureux que ces gens-là… Il désigna à lady Glenmour les jeunes gens de la tonnelle, qui sommeillaient en ce moment la main dans la main, et la tête de l’un mollement penchée sur l’épaule complaisante de l’autre, sous le bosquet de vignes-vierges. Mais, à vos ordres, mylady.

Charmés de cette douce matinée, quoiqu’elle eût eu son nuage, lady Glenmour et le faux sir Archibald Caskil quittèrent le cabaret du Roi des Goujons et remontèrent en voiture pour se rendre à Paris. En traversant Boulogne, lady Glenmour aperçut un des domestiques du château. Celui-ci sortait de la boutique d’un pharmacien et paraissait très pressé de rapporter le bocal qu’il avait à la main. — Jean ! lui cria-t-elle, où allez-vous donc ? Quelqu’un est-il indisposé au château ?

— Ah ! madame… M. Tancrède…

— Eh bien !… parlez… qu’y a-t-il ?

— Pendant un quart d’heure nous l’avons cru mort…

— Oh ! mon Dieu !… que nous apprenez-vous ?

— Le docteur a dit que c’était le cerveau… le sang… enfin il a un peu repris connaissance… M. Patrick m’a aussitôt envoyé chercher cinquante sangsues…

— Cocher ! cria lady Glenmour, au château !

Bientôt la voiture passa au galop sur le pont de Saint-Cloud et fila comme le vent vers la côte de Ville-d’Avray.

— Remarquez, dit à cet endroit du récit le chevalier De Profundis au marquis de Saint-Luc, que la visite importune qui avait obligé lady Glenmour à quitter le château, avant le déjeûner, que le déjeûner à Saint Cloud au cabaret du Roi des Goujons, que l’épisode des deux jeunes gens assis et mangeant sous le bosquet de vignes vierges étaient des moyens préparés d’avance par le comte de Madoc pour arriver à son but.

— Parbleu ! qui est maintenant assez visible, repartit le marquis de Saint-Luc. Le comte de Madoc avait découvert, par étude patiente et préparatoire, que lady Glenmour, femme blasée à l’excès, morte pour ainsi dire à tous les plaisirs difficiles et délicats, ne serait éveillée que par la puissante commotion du trivial, de l’énergique, je n’ose dire de la brutalité… Mais de là à se faire aimer d’elle, la distance est infinie. Et non-seulement elle est infinie, ajouta le marquis de Saint-Luc, mais sur le chemin de la séduction où elle est entraînée par le comte de Madoc, je vois, immense obstacle, si je ne me trompe, le jeune Tancrède, tout amour, dévoûment et poésie, enfant rendu plus intéressant encore par un accident funeste et causé par celle-là même qui est aimée, adorée ; enfin par lady Glenmour.

— Tancrède, j’en conviens, répliqua le chevalier De Profundis, est un rival redoutable pour le comte de Madoc, mais… mais retournons à Tancrède.