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Les Nuits persannes/L’Être aimé

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Les Nuits persanesAlphonse Lemerre (p. 225-238).

L’ÊTRE AIMÉ

L’ÊTRE AIMÉ



Il a la force masculine
Et la féminine rondeur.
En lui, leur beauté se combine
Pour écarter toute laideur.

Sans tes fatalités impures,
Femme, il te prend ta volupté.
Semblables sont vos chevelures,
Il n’a pas ta fragilité.

Son front d’où jaillit la lumière,
Révèle l’homme aux pensers forts ;
Mais sans brutalité grossière,
Sans lourde charpente du corps.

Dégoût de l’homme et de la femme
Dont mon cœur était opprimé,
Il m’en délivre, et dans mon âme
Je possède enfin l’être aimé !



Sous un toit de marbre, porté
Par de sveltes colonnes rondes,
Je m’accroupis, pendant l’été,
Devant tes prunelles profondes.

Une eau que recueille le toit,
Sur ce toit carré se divise
En quatre nappes tombant droit,
Du carré figure précise.

Du paysage, par ces murs
À la liquide transparence,
En tons plus vagues et plus purs,
Mes yeux perçoivent l’apparence.

Au soleil s’irisant parfois,
Une des nappes se colore ;
Et dans tes prunelles je vois
Les teintes de l’amour éclore.



Je regardai l’être aimé.
Et je le vis beau, mais pâle
À le croire transformé
Comme on l’est après le râle.

Je le savais bien vivant,
Mais je craignis un présage,
Et je sanglotai devant
La pâleur de ce visage.

Il me dit : reviens à toi.
Puisque ma pâleur est belle,
Adore-la sans effroi.
Le beau, c’est chose immortelle.

Si je pâlis c’est d’amour,
C’est d’amour que je succombe.
Ma pâleur préside au jour
Qui luit sans fin sur la tombe.



Mon oreille était sur son cœur
Qui battait, perceptible à peine.
En haut, le ciel triomphateur
Rayonnait dans la nuit sereine.

Et comparant le ciel si grand
Au point qui concentrait mon rêve,
Je m’indignais que mon tyran
Fût chose si frêle et si brève.

Mais du fugitif battement
Cherchant à tracer la limite,
Je vis avec étonnement
Que l’océan par lui palpite ;

Que par lui palpite le vent,
Et que, base des bleus pilastres,
En s’abaissant ou s’élevant,
Il fait palpiter jusqu’aux astres.



Quand je regarde mes pensées
En moi-même pris pour miroir,
J’aperçois des formes glacées
Dans de vieux cercueils de bois noir.

Ces créations de mon être
Cherchent, dans leurs ais vermoulus,
Quand elles ont pu me connaître ;
Moi-même, je ne le sais plus.

Mais honteux de ma clarté morte,
De ma déchéance affligé,
Sur l’être aimé, quand je reporte
Mon regard d’angoisse chargé,

Soudain j’y trouve mes pensées
Ceintes d’éclat surnaturel,
De leurs splendeurs entrelacées
Me faisant un rêve immortel.



Reposant près de l’être aimé,
J’entendis dans la solitude
De notre jardin parfumé,
Une rumeur de multitude.

Par quatre portes débordant,
Les hommes, enfants de l’aurore,
Du nord, de l’est, de l’occident,
Entraient toujours, entraient encore.

Et tous, défilant à leur tour,
Mettaient un baiser sur la bouche
De l’être ivre de leur amour.
Moi, j’en souriais sur la couche ;

Car fidèle autant que pervers,
L’être aux trahisons sans blessure,
Puisait l’amour dans l’univers,
Pour me le verser à mesure.



Pour me parfumer les chemins,
Pour noyer mes pensers moroses,
L’être aimé jetait sur mes mains
Des gouttes d’essence de roses.

Mais chaque goutte de cette eau,
Des sucs les plus tendres formée,
Faisait à l’instant sur ma peau
Naître une plaie envenimée.

De ses ongles, dans sa douleur,
L’être aimé s’ouvrit la poitrine,
Dont sur moi le sang le meilleur
Jaillit en source purpurine.

Plus de blessures me cuisant !
Le sang, après les avoir closes,
À mes mains donnait à présent
La teinte et le parfum des roses.



Étalant son corps sculptural,
L’être provoquait mon étreinte.
Je m’en abstenais, dans la crainte
De profaner un idéal.

Prenant en pitié la torture
De mon désir mal contenu :
Aime, dit-il, mon torse nu
L’idéal tient à la nature.

Alors je plongeai dans la chair,
Des sens j’excitai la folie,
Non sans regret que cette lie
Souillât le rêve qui m’est cher.

Mais lien secret des abîmes,
Plus je lâchais la bride aux sens,
Plus l’âme, comme un pur encens,
Montait haut dans les cieux sublimes.



Attendant l’être aimé le soir,
Je désirai mêler l’ivresse
À la volupté, dans l’espoir
D’une plus complète caresse.

À la taverne je courus,
Et j’y fis remplir une amphore
Avec le vin des meilleurs crûs,
Un vin mousseux, couleur d’aurore.

Mais l’être aimé jeta le vin,
En me disant non sans colère :
À s’enivrer l’on cherche en vain,
Si l’on ne s’enivre d’eau claire.

Et ses mains ayant rassemblé
D’une source la pure essence :
Bois, dit-il. Je bus et roulai
Entre ses bras, sans connaissance.



Ma main caressait sa forme endormie,
Qui, sous l’ombre fraîche, après la chaleur,
Savourait la brise avec anémie,
Et vivait à peine autant qu’une fleur.

Au sein frissonnant, à l’œil noir de fièvre,
Aux baisers de feu volant par essaim,
Avait succédé le calme à la lèvre,
Et le calme aux yeux, et le calme au sein.

Mais inerte, en vain, sommeillait la forme ;
En vain, sans désir, la chair reposait.
Je sentais l’amour, tout un gouffre énorme,
Qui sous l’apparent miroir se creusait.

Et plus la surface était immobile,
Mieux je distinguais, dans les profondeurs,
Spasmes et frissons, par mille et par mille,
Me faisant mourir à leur trop d’ardeurs.



GAZAL


Il tombait, dans ma fièvre, un chant de ma lèvre.
L’être aimé m’accueillit, le doigt sur la lèvre,

D’un baiser j’altérais l’ordre de ses traits.
Mon baiser rencontra le doigt sur la lèvre.

Brisé par le plaisir, je vins à gémir.
L’être aimé demeura, le doigt sur la lèvre.

Je criais : il me faut un essor plus haut.
Demeure en paix, disait le doigt sur la lèvre ;

Ô Rêveur, comprends-moi, rêvons sans émoi ;
Le bonheur est un marbre au doigt sur la lèvre.