Les Ogresses (Paul Arène)/Le pot de raisiné

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Charpentier (p. 101-108).

LE POT DE RAISINÉ


Il fallut aller plus loin, plus loin toujours ! Lui, médiocrement enthousiasmé de courir ainsi, sans savoir pourquoi, à travers hameaux, fermes et villages ; elle balafrant avec délices ses mignons souliers mordorés aux silex de tous les chemins, et laissant à la griffe des haies — comme un agneau laisse sa laine — tant de rubans et de dentelles qu’après deux ans, la pastoure du Grand-Mesnil et la gardeuse d’oies des Saulaies, qui les ramassèrent, en font encore leurs beaux dimanches.

Enfin on s’arrête devant une maisonnette isolée, au bord de la route. — « C’est ici ! » dit Célie Méru à son gémissant cavalier qu’elle appelait Henri de son petit nom.

Henri se demandait : Que vient chercher la belle Célie, si loin de Paris et de toue gare habitée ? Pourquoi m’a-t-elle traîné à sa suite ? Et que prétend-elle de moi ?… Or, comme le soir généralement portait Henri aux idées romanesques ; comme soudain les grillons se turent, tandis qu’un rossignol commençait à chanter ; et comme la chaumière, d’ailleurs quelconque, gagnait un peu de vague poésie à refléter son toit moussu coiffé de joubarbes et ses murs bas fleuris de ravenelles dans une mare aux eaux moirées qu’empourprait le soleil couchant, il se persuada que l’heure attendue approchait, et que Célie, comédienne aux caprices ingénument machinés, voulait lui offrir la surprise d’un duo d’amour au milieu de ce décor naturel, certes, mais rappelant un peu le théâtre néanmoins.

Vain espoir : Célie ne songeait pas à l’amour.

Célie criait : « Eh ! de l’auberge ! » et tambourinait des deux poings sur la porte rustique qui, s’ouvrant, laissa voir d’abord une vieille, toute droite entre les montants comme un portrait en pied dans son cadre, et, derrière, une grande chambre garnie de tables et de bancs, avec un écuellier en bois luisant chargé de faïences à fleurs.

La vieille s’empressait, s’excusait.

Le monsieur et la belle dame auraient peut-être aussi bien fait de pousser jusqu’au prochain village… Il n’y avait rien à la maison pour le quart d’heure, rien ou presque rien ; du pain et des œufs… le tout bien frais, par exemple, car on avait cuit du matin et la poule coquetait encore au poulailler.

Célie essaya d’arrêter le bavardage de la vieille :

— « C’est pourtant bien vous, la mère Houdan ?

— Depuis soixante ans, pour vous servir.

— Mais alors, l’enseigne est changée ?

— Autrefois, au bon temps, du temps des diligences et des rouliers, des fourneaux flambants, des écuries pleines, des écus tintant dans les poches, des grelots sonnant dans les cours, la maison s’appelait le Logis de la Grosse Hôtesse. Puis, le chemin de fer est venu, nous apportant la misère. Mon pauvre homme, pour gagner sa vie, a repris l’état de cantonnier ; et, pendant qu’il rapetasse les grandes routes à la journée, moi je demeure ici, attendant les piétons qui passent. C’est pas toujours gens riches, vous pensez bien, et, comme l’enseigne effrayait leur bourse, ma fine ! on a repeint l’enseigne. »

Neuve, et plus rassurante, en effet, pour les pauvres diables qui alignent les kilomètres, toute leur fortune en gros sous dans le gousset, et tout leur équipage dans un mouchoir noué au bout du bâton, Henri et Célie purent lire, en bleu sur fond blanc, cette inscription : Auberge des Petits Voyageurs.

— Va pour l’auberge des Petits Voyageurs !

Tout en parlant, tout en trottant, la bonne vieille, heureuse d’avec des hôtes de distinction, et désirant aussi les mettre en belle vue, avait porté la table au dehors sous une tonnelle séparée de la route par un bout de haie.

— « Le ciel éclaire tard en cette saison ; vous pourrez souper sans chandelle. »

Puis elle étendit sur la table une nappe épaisse et grenue que la rosée et les lessives avaient blanchie sans l’assouplir, mais appétissante déjà avec ses gros plis bien marqués, et sentant bon l’herbe de montagne.

— « Aurons-nous au moins des lits pour coucher ?

— Ah, seigneur Dieu ! la place ne manque pas, et les draps sont du même chanvre que la nappe. »

Au réveil, hélas Henri ne savait pas encore ce qu’était venue faire Célie dans cette auberge des Petits Voyageurs.

Debout de grand matin, avec l’intention philosophique de laisser évaporer sa mauvaise humeur aux premiers feux de l’aurore, il ne fut pas médiocrement surpris de voir sous la fenêtre Célie et la mère Houdan attablées devant un grand pot de faïence brune.

— « Descendez donc, le paresseux, qu’on vous offre du raisiné de la mère Houdan.

— Oui da ! vous le trouverez bon, quoiqu’un peu croquant par dessus… Dame il est de l’année passée, et si la vendange retarde, on n’en aura pas du nouveau avant deux mois… Je croyais la provision épuisée ; en farfouillant dans l’armoire nous avons découvert ce dernier pot.

— Quel dommage, mère Houdan, que ce pauvre Turc ne soit pas là !

— Le pauvre Turc est mort, voici cinq ans, d’avoir trop vécu… Alors comme ça, vous connaissiez Turc ? Vous connaissiez mon raisiné ?… Mais qui donc, qui donc que vous êtes ?

Et Célie, mordant à même dans la miche fraîche coupée en tartines, se barbouillait jusqu’aux oreilles de bonne confiture rustique ; et la mère Houdan l’imitait, timide, les yeux curieux.

Henri, mis en appétit par l’air du matin et l’exemple, s’était, lui aussi, taillé sa tartine ; mais il était écrit que ce matin-là, pas plus que la veille, Célie ne prendrait garde à Henri.

— « Si je connaissais Turc ? reprit-elle en s’adressant à la mère Houdan, si je connaissais Turc ? Écoutez plutôt : Il y avait une fois…

— Un conte ?… insinua doucement Henri.

— Non pas ! une histoire, véridique s’il en fut, et que vous pourrez mettre dans vos livres. Je recommence.

Il y avait donc une fois, pas loin d’ici, et même tout près, à la métairie des Borgneux, une fillette de sept ans, un peu moins belle que le jour, et qu’on appelait La-Mal-Rentée parce que, venue de Paris, ses parents avaient quelquefois oublié de payer ses mois de nourrice.

N’importe, les Borgneux avaient confiance et la gardaient, la traitant ni mieux ni plus mal que si elle eût été leur propre fille… Et je me vois encore…

— C’était donc vous ?

— Oui !… Je me vois encore l’hiver, en sabots, maigrelette, tout ébouriffée, suivant le chemin de l’école avec une bûche sous le bras, et, sur le dos, en sac de soldat, ficelé solidement, un pain d’une livre. C’était la provision de la journée ; or comme je mangeais toujours mon pain en route, comme l’instituteur s’était plaint, mes nourriciers avaient imaginé de me le faire porter ainsi afin que je ne pusse y atteindre.

La chose m’ennuyait à cause des railleries des petits gars, mes camarades, et aussi parce que, quelquefois, les chiens de ferme me suivaient.

Un jour Turc, qui me connaissait, ne se contenta pas de me suivre. Je passais ici, devant l’auberge. Turc vint gambader autour de moi, et, comme je voulais fuir, posant ses deux grosses pattes sur mes épaules, il me jeta par terre, amicalement, sans me faire de mal, et me mangea mon pain dans le dos.

J’avais eu grand’peur et je pleurais. Mme Houdan, pour réparer le dommage, me donna d’autre pain, frais celui-là, avec un peu de raisiné dessus, et, pour la première fois de ma vie, je connus ce qu’était une friandise… Vous rappelez-vous, mère Houdan ?

— À preuve que je vous surpris le lendemain, fourrée dans la niche avec Turc, à quatre pattes dans la paille, et voulant à toute force que Turc vous mangeât encore votre pain. Turc ne le mangea pas, car il avait été battu. Mais on vous donna du raisiné tout de même… Ah ! la maligne Ah ! La-Mal-Rentée ! Et vous aimez toujours le raisiné, que je vois ? maintenant qu’on est belle et riche, une vraie dame de château.

— « D’un tas de châteaux, » soupira Célie.

La vieille riait toujours de son bon sourire de vieille enfantin et malicieux.

Henri, cependant, se réjouissait à l’idée de mettre à profit ces souvenirs d’enfance si pittoresquement imprévus pour le grand ouvrage qu’il prépare sur les origines et la psychologie de l’être complexe, fait de raffinement à fleur de peau et de candeurs ignorées, rarement né à Paris d’ailleurs, que, faute d’un autre mot, on appelle la Parisienne.