Les Ogresses (Paul Arène)/Un paysan perverti

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Charpentier (p. 67-74).

UN PAYSAN PERVERTI


Nous nous trouvions là quand il apparut, ruisselant de pluie, — je le revois encore après quinze ans comme si la chose était d’hier, — avec son bâton à lanière, son feutre, ses souliers ferrés et sa blouse.

Un commis voyageur lui avait appris là-bas, aux confins de la Bretagne, que ses trois petiotes, qu’il croyait perdues, faisaient fortune dans la capitale, et son cœur de père s’étant subitement attendri, il arrivait ainsi ahuri et inattendu, par l’occasion d’un train de plaisir.

D’abord le garçon ne voulait pas le laisser entrer, prenant cet inopportun visiteur pour quelque maraîcher ivre, dont le costume et la tenue menaçaient de faire tache sur la flamboyante respectabilité de l’établissement. Mais il repoussa le garçon, et, les bras ouverts, pleurant de vraies larmes :

— « Glady !… Clorinde !… la Roussotte ! »

La Roussotte, Clorinde et Glady (elles avaient conservé leurs noms de village) se retournèrent si vivement que le satin des corsages craqua ; et, d’une voix où, à travers l’accent parisien et l’enrouement professionnel, s’éveilla soudain comme un souvenir du parler rustique, toutes trois ensemble elles s’écrièrent :

— « Vé donc ?

— Cochevis !

— Not’père ! »

Gagnées à leur tour par l’émotion — c’est beau la famille ! — franchement, comme de braves filles, sans faux respect humain, sans prendre garde à l’ironique curiosité qui, au milieu d’un profond silence, s’allumait dans l’œil des consommateurs et des servantes attablées, elles avaient laissé leur absinthe, leur cigarette, et, tout en demandant : « Comment va la vaque ?… Comment va la mère ?… » elles barbouillaient de poudre de riz, en l’embrassant à tour de bras, le museau hâlé du vieil homme.

Maintenant Glady — vous avez deviné que c’est une façon paysanne de dire Claudie — maintenant Glady, la Roussoette et Clorinde poussaient des soucoupes, heurtaient des verres, remuaient des chaises pour faire au Père retrouvé une place d’honneur à leur table.

Mais le Père ne se pressait point.

Campé sur ses larges semelles où la boue nouvelle des rues se superposait, sans la cacher, à l’argile du champ natal, tournant à droite, tournant à gauche selon les mouvements de la tête, son chapeau largement imbibé dont le rebord jetait l’eau de pluie en rigole et dessinait sur le tapis à fond rouge des arabesques d’arrosoir, le père Cochevis regardait les tables de marbre, le plafond semé d’amours roses, les glaces, le comptoir décoré de cristaux et de fleurs en gerbes, derrière lequel, entre une grappe de cuillères d’argent et une pyramide de sucre cassé, souriait impassible la caissière brune, reposée et grasse. Puis, satisfait de l’examen, il retira enfin son inamovible feutre, aussitôt secoué de manière à produire une définitive inondation, et proféra, d’un ton convaincu, les sages paroles que voici :

— « Pour être biau, c’est biau… Oui, biau et riche !… On dirait, nom d’un pain, la pharmacerie de Coutances. »

Dans l’idée du naïf rural, cette pharmacie de Coutances un jour entrevue était restée, paraît-il, comme le nec plus ultra des dorures.

La réflexion fit rire. Pourtant ni Glady, ni Clorinde, ni la Roussotte, ne daignèrent prêter attention à l’effet produit. Un peu surprises d’abord, un peu gênées même de cette reconnaissance imprévue, elles avaient pris leur parti, fières au fond, en tant que personnes établies et commercialement honorables, de pouvoir montrer un vrai père à la troupe de petites mal coiffées qui servaient des bocks sous leur direction.

Car les trois sœurs étaient, en effet, très réellement patronnes du café peuplé d’étudiants et de futurs artistes où un retour d’amour paternel venait de conduire le vieux Cochevis. Mises à mal, chacune à ses seize ans sonnés, par un gentilhomme de campagne, elles s’étaient, l’une après l’autre, réfugiées à Paris. Et, la fortune souriant, un vent favorable poussant leur barque frétée pour Cythère, elles avaient fini par aborder dans cette anse paisible, aux flots de limonade, qui est sur la Rive Gauche le rêve secret, la demi-réhabilitation vaguement désirée de toute fillette folle de son corps.

Trois bons jeunes hommes, à qui les trois sœurs gardaient depuis une fidélité flatteuse, quoique relative, avaient fourni les premiers fonds en manière de commandite.

Cependant, l’heure du repas approchant, on installa le père Cochevis, lui septième, à la table où d’ordinaire dînaient ses trois filles et les trois amis de la maison.

Réjoui par l’odeur des plats et flatté de se voir en si honnête compagnie, le vieux Cochevis se laissa faire. Il figurait à merveille d’ailleurs, le vieux Cochevis, au milieu de ses filles et de ses demi-gendres, grave, la serviette au cou, buvant sec et travaillant ferme des mâchoires. Le spectacle avait quelque chose d’intime et de patriarcal.

Leur repas terminé, Glady, Clorinde et la Roussotte s’en allèrent au théâtre, après avoir momentanément confié les pouvoirs à la caissière ; et le père Cochevis, demeuré seul, eut tout loisir pour se familiariser avec les habitués. Familial et attendri, il croyait prolonger un songe agréable. On lui offrait des bocks qu’il acceptait, sortant à chaque fois, pour payer sa tournée, une bourse enroulée en replis tortueux que, du reste, il ne venait jamais à bout d’ouvrir.

Puis, comme les trois patronnes s’attardaient, ses nouveaux amis, histoire de lui montrer la ville, le conduisirent dans quelques tavernes concurrentes. Si bien qu’à minuit, la vue un peu troublée, et ne s’y reconnaissant plus au milieu de tant de jeunes personnes également peintes et parées, ce brave père Cochevis les appelait toutes la Roussotte, Clorinde ou Glady, et voulait toutes les embrasser.

— J’en avons ti, des filles ? J’en avons ti !… C’est ben dommage, nom d’un pain ! que la mère Cochevis soit point venue.

On le coucha sur les deux heures, quoiqu’il essayât de protester, jurant ne se sentir aucun sommeil.

Le lendemain, quand il se réveilla, le vieux Cochevis était pour ainsi dire complètement acclimaté. Il ouvrit sa porte tout seul et se répandit dans les rue, retrouvant d’instinct tous les cafés où on l’avait promené la veille. Il lui semblait avoir toujours habité Paris, et sa maisonnette de là-bas, cachée sous les pommiers, lui faisait l’effet d’être singulièrement lointaine… Ses filles, ne le voyant pas, s’inquiétaient déjà de son absence mais il rentra tout droit, sans accident ni avarie, à l’heure exacte du déjeuner.

À partir de ce jour, le vieux Cochevis se considéra comme partie intégrante de l’établissement.

Retourner en Bretagne ? Jamais ! Ce serait sa mort. Il a trop bon cœur, et ne saurait plus se passer de ses filles.

Dignement, certes ! en tout bien tout honneur !… Ce n’est pas devant lui qu’il faudrait pincer le menton de Glady ou prendre la taille à Clorinde. S’il s’en apercevait, nom d’un pain !… À vrai dire, quelquefois la chose arrive ; seulement, par bonheur, il ne s’en aperçoit pas.

À part cela, il aime à rire, ce représentant des antiques vertus ! Il aime à rire, à trinquer avec les amis, et quand une petite servante sentant bon l’embrasse par malice et l’appelle « mon oncle », il ne se fâche pas trop fort, trouvant un certain agrément à comparer ces fraîches frimousses avec la peau de châtaigne sèche dont les ans ont gratifié la vieille mère Cochevis.

On ne l’oublie pas, d’ailleurs, la pauvre vieille chaque mois les petiotes lui expédient quelque argent, et papa Cochevis, bon père et bon époux, adjoint généralement à l’envoi, sur ses économies ?… car, paraît-il, elle aime à fumer… un paquet de tabac et une pipe neuve.

Le père Cochevis vit heureux.

Par exemple, à aucun prix, sous aucun prétexte, ses filles n’ont pu le décider à se séparer de son bâton, de son chapeau, de ses souliers ferrés et de sa blouse.

— Je sis un paysan, dit-il, un paysan honnête ; si quelqu’un rougit de mé, je repars.

Alors on le prie de rester ; et il reste, la conscience en parfait repos, fier de s’affirmer paysan, honnête paysan, au milieu des corruptions parisiennes.

Au surplus, la présence du vieux Cochevis n’a pas nui, tant s’en faut, à l’industrie de ses trois filles.

On venait d’abord pour rire de lui. Mais il a su se gausser des rieurs, grâce à un certain fond de finesse rustaude. Désormais il est accepté et personne ne s’effarouche de voir dans un endroit médiocrement bucolique cette fantasque silhouette d’homme des champs en disponibilité.

Bien mieux, la rusticité du personnage a fini par rayonner sur ses entours.

Cette longue blouse, ce patois, ont peu à peu fait germer dans l’âme des habitués des idées d’églogue. Et à une époque où les cabarets pittoresques n’étaient pas encore à la mode, c’est Glady, Clorinde et la Roussotte qui, les premières, eurent la triomphante idée de transformer leur café banal en vrai cabaret de campagne avec l’horloge à gaine, le dressoir chargé d’assiettes peintes, la devanture en verre vert, et sur l’enseigne — À la Poule qui pond — une poule en argent faisant ses œufs dans un nid de paille dorée.

Maintenant, tant il est vrai que la Providence arrange tout au gré des braves gens, le vieux Cochevis se trouve dans son vrai cadre. Sortant peu, car il méprise Paris, toujours attablé, en train de manier les cartes ou de boire, il peut se croire rentier dans son village.

Rien ne lui manque, pas même le respect dévolu aux gens supérieurs.

Ne l’ai-je pas surpris un jour, à la Poule qui pond, en conférence avec le plus illustre de nos romanciers. Ils s’étaient mis à part dans un coin. La société faisait silence. Rouges d’un noble orgueil, Glady, Clorinde et la Roussotte les contemplaient. Le romancier, humblement, demandait des renseignements spéciaux pour un roman rustique qu’il prépare. Et le père Cochevis les lui donnait, ces renseignements, sérieux comme un notaire, fier comme un pape !