Les Oiseaux bleus/Martine et son Ange

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Victor-Havard (p. 327-342).

MARTINE ET SON ANGE

I

En ce temps-là, dans ce pays, il y avait une enfant de quinze ans, appelée Martine, qui était sur le point de rendre l’âme. La maladie l’avait prise tout à coup ; maintenant elle allait trépasser. Ses parents, de pauvres campagnards qui ne possédaient rien autre chose qu’une vieille chaumière au milieu d’un maigre champ, éprouvaient une cruelle affliction ; car ils aimaient tendrement la jolie moribonde. La mère surtout se désespérait ; d’abord, parce qu’elle était la mère, et puis parce que, la chaumière se trouvant très loin du village, elle craignait que M. le curé n’arrivât pas avant la mort de Martine. Très dévote, elle pleurait en songeant que sa fille cesserait de vivre sans s’être confessée et sans avoir reçu l’absolution.

— Pour ce qui est de cela, n’ayez point de souci, madame, dit une voix si douce que les parents, malgré leur douleur, en eurent l’ouïe enchantée.

En même temps, ils voyaient, derrière le lit de l’agonisante, se lever une forme blanche, un peu vague, avec des ailes.

La voix reprit :

— Je suis l’ange gardien de Martine, et je pense qu’un ange peut remplacer un prêtre sans aucun désavantage. Tenez-vous dans ce coin, là-bas, ne retournez pas la tête. Votre enfant me dira ses péchés ; comme elle est tout à fait innocente, ce sera l’affaire d’un moment.

II

Il arrive peu souvent qu’une jeune fille se confesse à un ange ; la chose arriva en ce temps-là dans ce pays. Martine eut bientôt fait d’avouer ses menues peccadilles ; le divin messager allait la bénir, pardonnée, non des mains, mais des ailes, lorsqu’elle se souvint d’une grosse faute qu’elle avait commise, la semaine passée. Envieuse d’un mouchoir de cou, en soie rose, si joli, que lui avait montré une voisine, elle l’avait dérobé pour s’en parer. Double crime : coquetterie et larcin. L’ange demeura perplexe.

— Je ne sais, dit-il, si je dois vous absoudre d’un tel péché. Où est-il, ce mouchoir ?

— Sous l’oreiller, mon bon ange.

— Il faudrait le restituer.

— Oh ! ce serait de grand cœur. Mais le puis-je ? Malade comme je suis, je ne saurais faire un pas ni même descendre de mon lit ; et la maison de la voisine est de l’autre côté du petit bois.

— Qu’à cela ne tienne, dit l’ange gardien qui avait réponse à tout. Faisons un troc, pour un instant : donnez-moi votre maladie, prenez ma bonne santé ; et je resterai dans le lit au lieu de vous, tandis que vous irez rapporter le mouchoir. Vos parents ne s’apercevront de rien ; je cacherai mes ailes sous le drap.

— Je ferai comme il vous plaira, dit Martine.

— Mais surtout gardez-vous de perdre le temps en chemin ! Imaginez ce qui arriverait si l’heure marquée pour votre mort sonnait avant votre retour : il me faudrait mourir à votre place ; ce qui serait tout à fait malséant, puisque je suis immortel.

— N’ayez crainte, mon ange ! Je ne vous exposerai pas à un si grand malheur. Quelques minutes suffiront pour que j’aille et revienne.

Là-dessus, se sentant aussi dispose qu’il est possible de l’être, elle sauta du lit et se vêtit à la hâte, en silence, pour ne pas attirer l’attention de ses parents ; quand ceux-ci se retournèrent, ils virent sur l’oreiller un doux visage pâle, avec des cheveux blonds ; sans doute c’était l’ange, qui cachait ses ailes sous le drap.

III

Courant à travers les branches, sautant les fossés, Martine faisait toute la diligence possible. Bien que ce fût déjà nuit noire, elle connaissait trop bien la route pour qu’il y eût le moindre risque qu’elle s’égarât. Elle arriva sans retard à la maison de la voisine, entra sans frapper, glissa dans un bahut le mouchoir de soie rose, — par bonheur, il n’y avait personne au logis, — et s’en revint sur ses pas. À vrai dire, elle marchait un peu moins vite que tout à l’heure. Était-ce qu’elle hésitait, au moment de rendre à son ange la santé qu’il lui avait prêtée ? Pas du tout. Elle lui gardait une grande reconnaissance de ce qu’il avait fait pour assurer le salut éternel d’une pauvre fille, et se sentait résolue à tenir sa promesse. Non certes, non, elle ne le laisserait pas mourir au lieu d’elle ! Si elle ne courait point, à présent, c’était à cause de la fatigue. Puis, un rossignol chantait dans les branches nocturnes tout argentées de lune, et qu’y a-t-il de plus doux à écouter que ce chant la nuit ? Elle l’entendait, hélas ! pour la dernière fois. En même temps une tristesse lui venait à penser qu’il y aurait demain un ciel de lune et d’étoiles, qu’elle ne verrait point. C’était affreux, ce lit, si proche, où elle s’endormirait pour toujours. Mais elle secoua ces lâches regrets ! Elle s’élança, et, déjà, elle apercevait dans l’ombre la vieille chaumière au milieu du champ, lorsqu’une musique de violon sonna dans le lointain. On dansait, là-bas, dans le hangar d’une ferme. Elle s’était arrêtée. Elle écoutait, troublée, ravie. Elle se disait que c’était tout près, cette ferme ; qu’une valse, — une toute petite valse, — ne dure pas longtemps ; rien de plus mal sans doute que de faire attendre l’ange qui souffrait pour elle ; mais enfin, l’heure où elle devait mourir n’était pas, peut-être, si proche qu’on le croyait…

IV

Après une valse, ce fut une autre valse, une autre, une autre encore ! Avant chacune, « la dernière ! pensait Martine, puis je m’en irai mourir. » La musique recommençait ; l’enfant n’avait pas la force de s’éloigner. Elle avait des remords, certainement, mais des remords qui dansaient avec elle. Pourtant, quand minuit sonna, elle réunit tout son courage. Elle ne resterait pas une minute de plus ! Elle reprendrait sa place dans le lit mortuaire ! Comme elle sortait du bal, elle se trouva en face d’un jeune homme si beau qu’elle n’avait jamais rêvé qu’il en pût exister de pareil. Et ce n’était pas un paysan, ni l’un des seigneurs des châteaux voisins, mais le roi lui-même qui, revenant cette nuit-là d’une chasse où il s’était égaré avec quelques courtisans, avait fait halte devant la ferme pour voir comment se divertissent les gens de la campagne. À l’aspect de Martine, il demeura ébloui, — jamais il n’avait admiré à la cour une princesse aussi belle que cette fillette des champs, — et il devint tout pâle tandis qu’elle devenait toute rose. Après un silence, où ils achevèrent de s’éprendre l’un de l’autre à un point qu’on ne saurait dire, le roi n’hésita pas à s’écrier que son cœur était fixé pour toujours, qu’il n’aurait point d’autre femme que cette exquise bergère. Il ordonna qu’on fît approcher un carrosse où elle prendrait place pour venir à la cour. Hélas ! Martine, délicieusement émue, ne put s’empêcher de monter dans la royale voiture ; en même temps, elle avait le cœur bien gros en songeant à l’ange gardien qui se mourait dans la chaumière, qui était peut-être mort, maintenant.

V

Elle fut reine, elle eut des palais merveilleux, et la joie des fêtes, et la gloire d’être la plus illustre avec l’orgueil d’être la plus belle. Mais ce qui la ravissait surtout, ce n’étaient pas les louanges des chambellans et des ambassadeurs, ce n’était pas de marcher sur des tapis de soie et d’or, de porter des robes fleuries de toutes les roses et constellées de tous les diamants, non, c’était l’amour toujours vivant, toujours grandissant, qui brûlait pour le roi, dans son cœur, qui brûlait, dans le cœur du roi, pour elle. Ils éprouvaient l’un pour l’autre une tendresse non pareille. Dans tout le vaste monde, ils ne voyaient qu’eux seuls. Les affaires de l’État étaient le moindre de leurs soucis ; qu’on leur permît de s’adorer en paix, ils n’avaient pas d’autre désir ; et, sous leur règne, on ne fit point la guerre, tant ils s’occupaient à faire l’amour. Au milieu d’une telle joie, Martine songeait-elle au céleste messager qui avait pris sa place, par charité pure ? Rarement. Son bonheur ne lui laissait pas le temps de ce chagrin. Que si, — parfois, — un remords lui venait de n’avoir pas accompli sa promesse, elle s’en délivrait en se disant que Martine, dans la chaumière, n’était peut-être pas aussi malade qu’il paraissait, et que l’ange avait dû guérir. D’ailleurs, elle ne s’inquiétait guère de ce passé si obscur, si lointain, et elle ne pouvait pas avoir de tristesse puisqu’elle s’endormait tous les soirs, la tête sur l’épaule de son royal époux. Mais il advint une chose terrible : le roi disparut un jour, pour ne plus reparaître, et personne ne put savoir ce qu’il était devenu.

VI

Dès qu’elle fut seule, dès qu’elle fut malheureuse, Martine se souvint de l’ange qui l’avait attendue en vain. Quand on est à plaindre, on est enclin à avoir pitié. Elle se reprocha amèrement d’avoir condamné au trépas le miséricordieux immortel, — car, depuis longtemps, sans doute, il avait cessé d’exister, — et, un jour, s’étant revêtue d’un habit de pauvresse, d’un habit pareil à ceux qu’elle portait jadis, elle s’achemina vers la chaumière au milieu du champ. Espérait-elle qu’il serait temps encore de reprendre sa place dans le lit fatal ? Oh ! non, elle savait bien qu’elle avait commis une faute irréparable ; mais elle voulait revoir, pèlerine repentante, le lieu où avait souffert celui qui s’exposa pour elle. La chaumière n’était plus que décombres dans la plaine en jachère. En s’informant chez les voisins qui se gardèrent bien de la reconnaître, Martine apprit que les habitants de la demeure aujourd’hui ruinée avaient quitté le pays, autrefois, après la mort d’une fille chérie ; et l’on ne savait pas quel chemin ils avaient suivi. Quant à l’enfant, elle était enterrée dans le petit cimetière, au flanc de la colline. Ainsi, c’était certain, le céleste remplaçant était mort à l’heure où elle aurait dû mourir elle-même, et on l’eût ensevelie si on ne l’avait pas enseveli. Du moins elle irait prier sur la tombe de l’ange. Elle entra dans le cimetière, s’agenouilla devant une croix basse où on lisait le nom de Martine parmi les hautes herbes fleuries. Comme son cœur se déchirait ! Comme elle se jugeait coupable ! Avec quels sanglots elle implorait la divine clémence ! Mais une voix lui dit, une voix si douce que, malgré sa douleur, elle en eut l’ouïe enchantée :

— Ne vous désolez pas, Martine ; les choses n’ont pas aussi mal tourné que vous pouvez le croire.

En même temps, elle voyait, derrière la croix, se lever une forme blanche, un peu vague, avec des ailes.


La voix reprit :


— Je suis votre ange gardien, et tout est bien puisque vous voilà. Hâtez-vous de vous coucher sous cette pierre, et j’emporterai votre âme au paradis, afin de l’y épouser.

— Hélas ! mon bon ange, combien vous avez dû souffrir, par ma faute, en mourant, et combien vous avez dû vous ennuyer, seul si longtemps, dans cette tombe !

— Bon ! dit-il, je m’étais bien douté que vous ne reviendriez pas de sitôt, et j’avais pris mes précautions en conséquence. Une vaine forme abusa vos parents, sous le drap, sur l’oreiller ; je vous ai suivie à travers les branches ; et, pendant le temps où j’aurais dû dormir à votre place dans la fosse, sous les hautes herbes fleuries…

— Oh ! pendant ce temps, en quel lieu étiez-vous, mon ange ?

— J’étais dans notre royal palais, ma reine, où vous m’aimiez presque autant que vous m’aimerez tout à l’heure au Paradis !