Les Oiseaux de passage (Ségalas)/01/03

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Les Oiseaux de passage : PoésiesMoutardier, libraire-éditeur (p. 47-64).

QUI SAIT LE DÉBUT SAIT LA FIN.

Je tourne les yeux vers le fond de ton âme, et j’y aperçois des taches si noires et si gangrenées qu’elles ne pourront jamais s’effacer.
Shakspeare.
Painted by T. Gainsboro Engraved by H. Robinson


I.

Le vieux palais ouvrait sa grille si coquette,
Et comme d’ordinaire, une foule inquiète
Entrait ; des hommes noirs montaient les escaliers,
Et semblaient des fourmis dans la salle aux piliers.



Un petit vagabond, tout sali de misère
Prenant quelques pavés pour lit, un réverbère
Pour sa lampe de nuit, et du toit paternel
S’enfuyant pour loger à tous les vents du ciel,
Allait être jugé. Sa mère, pauvre femme,
Attendait dans un coin pleurant du fond de l’âme ;
Et quelques gens du peuple, avec un front serein,
L’écoutaient ; en tenant leurs enfans par la main.


« Sera-t-il condamné ? le croyez-vous ? Oh ! dites !
Arrêté ! lui, mon fils ! Quelle infernale loi
Leur permet de jeter dans leurs prisons maudites
Mon enfant ? c’est mon bien, à moi.
C’est auprès de voleurs de meurtriers, qu’il joue,
Qu’il sourit ; c’est affreux s’ils le rendaient méchant !

Tous ces hommes souillés, tachés de sang, de boue,
Vont le salir en le touchant.


« Mais, misérable enfant, pourquoi fuir par le monde ?
Pour qu’un soir la patrouille, en un passage obscur,
Te prenne ; elle qui va balayer dans sa ronde
Les voleurs blottis contre un mur ;
Qui saisit, à côté d’une porte fragile,
Quelque assassin, cherchant à la forcer sans bruit ;
Et, comme les boueurs, va nettoyer la ville
Des immondices de la nuit.


« Un jour sa sœur le vit et lui dit : « Reviens, frère ;
Ma mère pleure, viens. » Et lui, brusque, effronté,

Répondit : « Sœur, va-t’en j’aime mes lits de pierre,
Mon pain, mon eau, ma liberté.
Moi, devant mes chenets reprendre encor ma place,
Ployer mon aile, et puis me rendre prisonnier !
Oh jamais le soleil est plus beau dans l’espace
Que les rayons de mon foyer ! »


« Vos fils, de vos maisons la joie et la lumière,
Ne s’en vont pas ainsi ! Mais lui ne m’aime pas ;
Il me bat, moi qui l’ai, cent fois, la nuit entière,
Bercé tout rose dans mes bras.
Mais il ne sait donc pas que la fuite est punie,
Que le toit des parens est toujours un saint lieu,
Et qu’au ciel, la maison de sa mère est bénie,
Comme le temple de son Dieu !



« Oh ! l’amitié d’un fils est pourtant douce et belle !
Jeune, on guide ses pas, on le suit, le défend ;
Et, vieille, on ne sent plus que la jambe chancelle,
En s’appuyant sur son enfant.
Nul n’ose vous railler sur votre voix éteinte,
Sur votre dos voûté ; car ses soins consolans
Et son respect vous font une auréole sainte
Qui reluit sur vos cheveux blancs.


« Pour le voir de nouveau monter mes noirs étages,
J’offrirais tout mon bien ; mon anneau d’or, ma croix,
Mon vieux rouet, l’argent de mes derniers ouvrages,
Jusqu’à mon crucifix de bois !
On entre… lui ! c’est lui ! je tremble… ma mémoire
Se trouble ; laissez-moi… je sens du froid au cœur ;
Ces juges me font mal avec leur robe noire.
Ils vont parler… Oh ! j’ai bien peur ! »



ii.

le président.

Votre nom ?

l’enfant.

Jean Dubreuil, mon président.

le président.

Votre âge ?

l’enfant.

Treize ans.

le président.

Nierez-vous bien votre vagabondage ?
Votre asile ?

l’enfant.

Paris, un logis spacieux !
Mais sans parquet ciré, sans toit ; c’est inutile :
J’ai pour plancher, dans mon asile
Les pavés ; pour plafond, les cieux !

le président.

Avez-vous un état ?

l’enfant.

Cent : je vends des programmes ;

Je trace un chemin sec pour les pieds de vos femmes,
Quand par un jour d’hiver les pavés sont salis ;
Un étranger vient-il voir notre ville reine,
Je lui montre mon grand domaine,
Et fais les honneurs de Paris.


Si quelque bal reluit, moi j’ouvre les portières ;
Chaque femme arrivant svelte et fraîche aux lumières,
Je la vois à la porte, avant ses beaux danseurs :
Lorsque dans leur salon elle entre toute rose,
Mes yeux leur ont pris quelque chose
De son sourire et de ses fleurs.


le président.

Mais votre mère, enfant ?

l’enfant.

Je restais sous son aile,
Quand je suçais encor du lait à la mamelle ;
Une fois grand, j’ai fui mon nid comme l’oiseau ;
J’ai repoussé du pied mon respect pour ma mère,
Avec mon étroite lisière
Et les langes de mon berceau.


le président.

La religion dit : Aimez votre famille.

l’enfant.

Elle ne marche plus qu’avec une béquille
Votre religion, et va tomber bientôt.
Vos cieux et votre enfer ne sauraient pas m’atteindre ;
Tous deux sont trop loin pour les craindre,
L’enfer trop bas, le ciel trop haut.

le président.

Dans vos larges loisirs que faites-vous ?

l’enfant.

Je joue ;
Je vais la tête au vent et les pieds dans la boue ;
Je tiens ma sarbacane et cours dans les ruisseaux ;
Je lance les pavés les jours où l’on conspire ;
Je chante, je siffle, et je tire
Sur les rois et sur les oiseaux.


Je cours dans tout Paris, leste et joyeux dans l’âme ;
J’ai touché le bourdon des tours de Notre-Dame,
La barbe de Henri-le-Grand ; au Panthéon
J’ai lorgné sous le nez notre sainte patronne,
Et j’ai tendu sur la colonne
La main à mon Napoléon.



Quand la ville en chantant se mire dans la Seine,
Le front illuminé, belle comme une reine
Qui met ses diamans ; avec sa forte voix,
Lorsque le canon dit : Soyez joyeux ! j’arrive,
Et je suis le premier convive
De toutes les fêtes des rois.

le président.

Enfant, de par la loi, notre cour vous condamne
À trois mois de prison[1].

l’enfant.

Oh ! que le ciel vous damne !
Eh bien ! moi, je voudrais faire un feu vif et clair
Des juges et des lois, pour rire dans mon âme ;
Puis danser autour de la flamme,
Et me chauffer tout un hiver.



Alors au président il fait une grimace ;
Sans respect pour la cour, il lui jette à la face
Un rire d’ironie, un gros rire insolent ;
Et, les deux bras croisés, la tête haute et fière,
Malgré les larmes de sa mère,
Il suit ses gardes en sifflant.



III.


DIX ANS APRÈS.


Oh ! c’était un beau jour aux assises joyeuses !
La salle se paraît de toilettes soyeuses,
De satin, de rubans aux brillantes couleurs ;
Car aux arrêts de mort, les plumes et les fleurs,



Et les riches tissus comme pour une fête !
C’est un divin spectacle en effet ! une tête,
Quand on doit la couper, est bien plus belle à voir !…
Et les femmes allaient, avant le bal du soir,
Contempler l’assassin haletant, sombre et blême,
Regarder s’il portait un signe d’anathème,
Si ses traits n’étaient pas étranges et hideux,
S’il avait l’air de suivre un fantôme des yeux,
S’il frissonnait, le corps tout ployé sous son crime,
S’il avait essuyé le sang de sa victime,
Et s’il n’en restait pas quelque chose à son front.


On dit qu’il ressemblait au petit vagabond,
Qu’une femme tomba, lorsqu’on lut sa sentence :
Hélas ! c’était la mort !… Il faut dans la balance
Des deux côtés un poids égal ; et le bourreau

Doit auprès d’un poignard y poser son couteau :
Quand une tête roule, un juge n’est pas libre ;
Une autre doit tomber, pour y faire équilibre.

  1. Lorsque ces vers furent composés, les petits vagabonds étaient encore condamnés à la prison : une loi toute récente vient d’adopter d’autres mesures.