Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 01/Chapitre 01

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 1-7).
Livre I


LIVRE PREMIER

AMITIÉ FATALE



CHAPITRE I

UNE MAISON DE BLOOMSBURY

Il y a des maisons qui, ni plus ni moins que des personnes, ont un air respectable… elles rendent confiants les fournisseurs les plus sceptiques ; les caisses de marchandises franchissent leur seuil d’un bond… et même les gamins qui vagabondent par la ville s’en éloignent, discrets et respectueux, faisant sans doute réflexion qu’il ne serait point décent de prendre ses ébats en des lieux si honnêtes.

Une de ces maisons-là s’élevait, il y a quelques années, dans une toute petite rue de l’ouest de Londres, entre Holborn et l’église de Saint-Pancrace. Il est peut-être dans l’ordre que la distinction excessive s’impose, de telle sorte qu’elle en devienne désagréable. La splendeur immaculée du No 14 de Fitzgeorge Street semblait une sorte d’insolence permanente adressée aux autres maisons, ses humbles voisines. Le No 14 faisait un contraste pénible avec l’entourage pauvre, presque sale. Les rideaux de mousseline du parloir du No 15 étaient jaunis, fanés par la fumée, et l’éclatante blancheur des rideaux du No 14 soulignait cruellement leur misère. Mme Magson, la logeuse du No 13, se donnait un mal d’enfer, frottait, époussetait du matin au soir ; mais la pauvre femme perdait sa peine, et elle se désespérait en pensant qu’elle aurait beau faire elle ne parviendrait jamais à rendre les dalles de ses marches et le bouton de sa porte aussi luisants, aussi nets que ceux du No 14.

Non contente d’être un véritable modèle de respectabilité, l’impertinente maison affichait même parfois je ne sais quelles prétentions à l’élégance. Elle s’était fait une mine aussi élégante que possible pour les environs d’Holborn. Sur les fenêtres l’on voyait de gais géraniums très-bien portants, ce qui, comme chacun sait, est chose rare pour le géranium, lequel jouit généralement d’une santé déplorable. Des cages d’oiseaux se dessinaient dans l’ombre douce des rideaux de mousseline et les reflets des briques nouvellement repiquées se fondaient dans la teinte verte des stores vénitiens. Sur la porte de la rue, fraîchement vernie, étincelait une large plaque de cuivre. Et tout cela, les marches blanches, les géraniums écarlates, les stores verts, le rayonnement métallique de la plaque de cuivre, vous avait un air opulent qui, tout compte fait, n’était pas trop déplaisant.

Les privilégiés admis à visiter l’intérieur de la maison en sortaient avec un sentiment d’envie et d’admiration et n’en finissaient pas quand ils commençaient le récit des splendeurs, tant du dehors que du dedans. Le prestige de l’habitation rejaillissait, comme il arrive, sur l’habitant, et on se demandait de temps en temps si ce dernier n’était pas une personne tout à fait supérieure aux autres personnes. Du reste, l’inscription gravée sur la plaque de cuivre informait le voisinage que le No 14 était occupé par M. Philippe Sheldon, chirurgien-dentiste, et aux heures de loisir les habitants de Fitzgeorge Street faisaient des commentaires à perte de vue sur la vie, les habitudes, les affaires de ce gentleman.

Il était, cela va de soi, éminemment respectable ; les voisins ne se posaient même pas cette question. Un bourgeois qui avait une devanture de porte aussi soignée et de pareils rideaux de mousseline était nécessairement le plus correct des humains. Il est évident qu’il n’y a qu’un citoyen de mœurs dissolues et d’esprit déréglé qui puisse avoir à ses fenêtres des rideaux de mousseline chiffonnés et malpropres. Les yeux sont le miroir de l’âme, dit le poète ; or, si on ne voit pas toujours les yeux d’un homme, rien de plus logique que de contempler les fenêtres de sa maison pour savoir au juste ce qu’il vaut. C’était du moins l’opinion des habitants de Fitzgeorge Street, Russell Square.

La personne et les habitudes de Sheldon étaient, du reste, en parfaite harmonie avec l’aspect de sa maison : ses devants de chemise étaient aussi blancs que les marches de son perron ; l’éclat de sa plaque de cuivre se retrouvait dans l’éclat de ses boutons de manchettes ; le lustre de ses gilets de satin noir n’était pas moins brillant que le vernis de sa porte ; et le poli parfait de ses ongles bien taillés, extrêmement nets, sa chevelure, ses favoris irréprochables, faisaient involontairement songer à la construction régulière de la maison, à sa façade de briques, à ses fleurs, à sa plaque de cuivre orthodoxe.

Aucun dentiste, aucun autre médecin n’avait habité la maison avant la venue de Sheldon : elle était restée inoccupée pendant plus d’une année et se trouvait dans un complet état de dégradation, lorsqu’un beau jour les affiches disparurent des fenêtres, et, immédiatement après, les briquetiers et les peintres plantèrent leurs échelles contre les murs décrépits. Sheldon ayant pris la maison pour un long bail, dépensa deux ou trois cents livres pour l’embellir. Lorsque les réparations et les décorations furent terminées, deux grands wagons chargés de meubles massifs, de mode ancienne, arrivèrent de la gare du Nord et s’arrêtèrent devant la maison. Au même moment on pouvait voir un jeune homme à la figure méditative qui allait, venait, entrait dans une chambre, puis dans une autre, se mettait à genoux, se relevait, mesurait, toisait avec une règle de trois pieds, prenant rapidement des notes sur un petit carnet qu’il tenait à la main. C’était un envoyé du tapissier, et avant la nuit tombante, plus d’un voisin savait que l’étranger venait pour poser des tapis neufs. Le nouveau locataire était évidemment d’un tempérament actif et énergique, car trois jours après son arrivée, la plaque de cuivre de la porte annonçait sa profession, en même temps qu’un cadre recouvert d’un verre et placé au niveau des yeux des passants, révélait par de nombreux témoignages l’habileté et la science du dentiste. Ce cadre instruisit et divertit à la fois les gamins du voisinage, qui ne revenaient pas de la blancheur des dents et du rouge vif des gencives ; ils firent même, à ce propos, les critiques les plus irrévérencieuses. Mais ce cadre en verre et cette plaque de cuivre étaient des moyens de publicité insuffisants. Tout de suite un joli jeune homme en habit râpé se mit à courir le quartier, frappant aux portes à la manière des facteurs, deux coups aussi secs, aussi tranchants qu’il savait, et distribuant des circulaires imprimées qui apprenaient au monde que Sheldon, chirurgien-dentiste, était inventeur d’une nouvelle méthode pour poser les fausses dents, incomparablement supérieure à toutes celles déjà connues ; et que, de plus, il était breveté pour un perfectionnement merveilleux de la nature, en corail. Le nom du perfectionnement avait été fabriqué avec du grec, du latin, ce qui, en général, inspire soudain, aux braves gens qui ne comprennent pas, une confiance démesurée.

Les voisins secouèrent la tête avec une prophétique solennité en lisant ces circulaires. De tous temps les pauvres gens, ceux qui passent leur vie à lutter contre la misère, se sont laissé aller aux tentations malsaines de l’envie ; en aucun temps ils n’ont pu se défendre d’une sorte de satisfaction cruelle en voyant se préparer et s’accomplir la ruine de ceux que le sort avait d’abord le plus favorisés. Cela n’est pas à l’honneur de l’humanité, mais cela est. Fitzgeorge Street et son entourage s’étaient jusqu’alors passés des services d’un dentiste ; mais il paraissait très-douteux qu’on pût, en exerçant cette profession, vivre avec le seul secours de la clientèle du quartier. Sheldon avait peut-être dressé sa tente, dans cette pensée que partout où il y a des hommes il y a des maux de dents, et que le guérisseur d’un mal si commun ne peut manquer de faire fortune en quelque lieu du monde qu’il lui convienne d’établir son petit arsenal d’horreurs. Pendant quelque temps après son arrivée, il fut l’objet de la préoccupation des voisins. On le regardait d’un air quelque peu défiant, en dépit de la belle et solide apparence de ses meubles et de la blancheur éblouissante de ses fenêtres ; on se demandait ce que deviendrait cette prospérité toute neuve qui s’étalait si gaillardement au soleil, et si tout ce luxe ne disparaîtrait pas un beau matin en une flambée, comme un feu de paille.

Les voisins furent un peu surpris et même un peu désappointés lorsqu’ils virent que le dentiste nouvellement établi semblait faire ses affaires et trouvait le moyen de rester là où il était venu. Les rideaux de mousseline étaient changés souvent, très-souvent ; la pierre à frotter, l’huile, la flanelle pour les nettoyages étaient prodiguées ; on en abusait ; quant au linge de Sheldon, il continuait à être d’une pureté resplendissante. La surprise et la défiance firent alors place à un sentiment d’envie mitigé par le respect. Le dentiste avait-il beaucoup de clients ? C’est ce que personne n’aurait pu dire. Il n’est pas d’état et de profession dans lesquels un homme persévérant ne rencontre quelque léger encouragement. Une moitié des voisins déclarait que Sheldon s’était fait une petite clientèle, et mettait de l’argent de côté, tandis que l’autre moitié doutait encore et affirmait qu’il avait des ressources particulières et vivait aux dépens de son petit capital. Puis, peu à peu, les jours et les mois s’écoulant, des bruits transpirèrent. Sheldon avait quitté sa ville natale de Barlingford, dans le comté d’York, où son père et son grand’père avaient été chirurgiens-dentistes avant lui, pour venir s’établir à Londres ; il avait cédé avantageusement une excellente clientèle et avait transporté à la Métropole ses meubles : pesantes chaises et lourdes tables dont le bois avait été usé et poli par les mains de son aïeule ; comptant bien que sa bonne mine, son adresse, son goût du travail, l’aideraient très-vite à faire fortune. On sut ensuite qu’il avait un frère avocat qui venait le voir souvent. Il avait, d’ailleurs, fort peu d’amis. On cita sa régularité, sa conduite, sa sobriété. Il avait trente ans environ, était célibataire et bel homme. Sa maison se composait d’une vieille femme laide et active, importée de Barlingford ; d’une fille chargée des commissions, et d’un jeune garçon qui ouvrait la porte, introduisait les clients dans le cabinet des consultations, et de plus, entre temps, faisait une besogne plus mystérieuse. On l’apercevait alors dans un petit cabinet sur la cour, limant, tripotant de la cire, du plâtre venu de Paris, des os, paraissant très-absorbé. Les habitants de Fitzgeorge Street avaient appris tout cela dans le cours des quatre années qui s’étaient écoulées depuis l’établissement du dentiste ; mais c’était tout ; ils n’avaient rien pu découvrir de plus. Sheldon n’avait fait aucune connaissance dans le quartier et n’avait même pas cherché à en faire. Ceux de ses voisins qui avaient vu l’intérieur de sa maison y étaient entrés comme patients : ils en étaient sortis aussi satisfaits de Sheldon qu’on peut l’être d’un homme qui vous a fait beaucoup de mal pour vous faire du bien. On avait toutefois vanté les bonnes manières du dentiste et son mouchoir parfumé. Du reste, Sheldon vivait très-retiré ; les voisins d’en face qui le guettaient d’un œil curieux dans les soirées d’été, pendant qu’il fumait son cigare, assis dans un fauteuil près d’une fenêtre ouverte, n’étaient pas plus renseignés sur sa pensée intime que s’il se fût agi d’un Tartare Calmouck ou d’un chef Abyssinien.