Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 01/Chapitre 05

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 49-57).

CHAPITRE V

UNE LETTRE DE L’ALLIANCE

Le soir du même jour où Mme Halliday avait discuté avec Sheldon l’opportunité d’appeler un docteur étranger, George vint de nouveau voir le malade. Il s’aperçut du changement de son état, plus que les personnes de la maison qui étaient constamment près de lui ; il le trouva beaucoup plus mal.

Il se garda néanmoins de laisser paraître aucune inquiétude. Il parla à son ami avec sa gaieté ordinaire, resta une demi-heure assis auprès de son lit, et fit son possible pour faire sortir Tom d’une sorte de torpeur léthargique qui l’accablait. Il s’efforça aussi de rassurer Mme Halliday, qui, avec l’alerte Nancy, garde-malade tout à fait inappréciable, ne quittait pas la chambre de son mari. Il échoua. L’apathie léthargique de Tom ne put se dissiper et le courage de Georgy allait en diminuant à mesure que ses craintes augmentaient.

Elle aurait bien désiré appeler un autre médecin, elle aurait bien voulu chercher ailleurs quelque élément de tranquillité et de consolation ; mais elle avait peur d’offenser Philippe comme d’alarmer son mari. Il en résulta qu’elle attendit, en continuant de lutter contre son anxiété croissante. Sheldon n’avait-il pas assuré que la maladie de son mari était sans gravité ? Quel motif pourrait-il avoir de la tromper ?

Un bol rempli de bouillon était sur la petite table, à côté du lit ; il y était depuis des heures sans avoir été touché.

« Je me suis donné tant de peine pour le faire bon, dit d’un ton de regret Mme Woolper, comme elle passait près de la petite table pour arranger le lit ; et le pauvre M. Halliday n’en a pas pris une cuillerée. Il ne vaudrait plus rien demain. Comme, avec mes allées et venues continuelles, je n’ai rien mangé à dîner, je le ferai réchauffer pour mon souper. Rien ne va bien dans la maison, madame Halliday, car vous ne mangez pas non plus ; et, quant à faire un dîner pour M. Sheldon, autant vaudrait jeter la viande dans la gouttière ; il y aurait au moins chance que les chats en profitent.

— Philippe a donc perdu l’appétit, Nancy ? dit George.

— Je dois le croire, monsieur George. Hier, j’ai fait rôtir un poulet pour lui et Mme Halliday ; ils n’en ont pas mangé une once à eux deux. C’était pourtant un joli poulet bien tendre, cuit à point, avec du cresson frais autour… Il suffit d’une maladie pour en amener d’autres, bien sûr… De sa vie je n’ai vu votre frère aussi abattu que maintenant.

— Non, répondit George d’un air pensif ; Philippe n’est ordinairement pas facile à abattre. »

Le malade dormait en ce moment. George resta quelques minutes auprès du lit à considérer sa figure altérée, puis il se tourna se disposant à quitter la chambre.

« Bonsoir, madame Halliday, dit-il, j’espère que le pauvre vieux Tom sera un peu mieux quand je reviendrai demain.

— Je l’espère, » répondit tristement Georgy.

Elle était assise près de la fenêtre, regardant le ciel qui peu à peu devenait plus sombre. Le soleil se couchait dans des nuages humides, chargés de pluie, orageux, et à la clarté de ses derniers rayons, succéda une sorte de nuit, lourde, grise, qui emplit démesurément l’espace.

Cette figure immobile près de la fenêtre, ce ciel couvert roulant ses tristes nuages, cette chambre presque noire, encombrée de fioles, formaient un tableau lugubre qui demeura longtemps présent aux yeux de celui qui le contemplait alors.

George et Nancy sortirent de la chambre ensemble ; la vieille ménagère portant la tasse de bouillon.

« Il semble être en mauvais chemin, ce soir, Nancy, dit George en faisant de la tête un signe en arrière et en désignant la chambre du malade.

— Il est en mauvais chemin, répondit gravement la vieille femme, quoi qu’en puisse penser M. Philippe. Je n’ai pas l’intention de rien dire contre la science de votre frère ; car un homme aussi travailleur que lui doit certainement être très-savant, et si j’étais malade moi-même je me confierais entièrement à lui. J’ai entendu dire à Barlingford que les avis de mon maître étaient aussi bons que ceux d’un médecin en titre, et qu’il y en avait fort peu de ceux-ci qui en sachent autant que lui ; mais, malgré tout cela, M. George, je ne crois pas qu’il s’entende à la maladie de M. Halliday aussi bien qu’il le faudrait.

— Pensez-vous que Tom soit en danger ?

— Je ne veux pas dire cela, M. George, mais je pense que son état va en empirant au lieu de s’améliorer.

— Hum ! murmura doucement George, si Halliday venait à mourir, Philippe aurait une bonne chance d’épouser une femme riche.

— Ne dites pas cela, M. George ! s’écria d’un ton de reproche la vieille nourrice. N’ayez pas même une pareille pensée quand le pauvre homme peut-être se débat contre la mort. Je suis bien sûre que M. Sheldon n’y pense pas, lui ! Il m’a dit avant l’arrivée de M. et de Mme Halliday que lui et Mlle Georgy avaient depuis longtemps oublié le passé.

— Oh ! si Philippe a dit cela, c’est différent. Philippe dit volontiers ce qu’il pense et pense toujours ce qu’il dit, » répondit George.

Sur quoi il descendit l’escalier, laissant Nancy libre de le suivre avec son plateau. Il marchait dans l’obscurité en riant en lui-même comme si ce qu’il venait de dire n’eût été qu’une plaisanterie. Il se rendit près de son frère, dans son laboratoire. Philippe était occupé à un travail en plâtre. Le dentiste leva la tête au moment où George entrait, et il sembla qu’il eût préféré en ce moment-là ne point le voir.

« Eh bien ! dit George, au travail comme toujours… Les clients viennent, sans doute ?

— Au diable soient les clients ! répondit Philippe avec un rire amer. Ce n’est pas une commande que j’exécute, c’est seulement une expérience.

— Vous paraissez aimer les expériences, Philippe, » dit George en s’asseyant près de la table où son frère travaillait à la lumière du gaz.

Éclairé par cette lumière, le visage de Sheldon paraissait pâle, ses traits étaient tirés, ses yeux battus, cernés par l’insomnie. George resta quelque temps à le considérer en silence, puis il tira son porte-cigares :

« Cela ne vous fait rien que je fume ici ? dit-il.

— Rien, absolument. Vous êtes le bien-venu si cela vous amuse de me voir travailler au montage d’une mâchoire inférieure.

— Ah ! cela est une mâchoire inférieure ? J’aurais cru que c’était quelque débris de vieux château. Non, Philippe, je ne tiens pas à suivre votre travail, mais je désire vous parler sérieusement.

— À propos de quoi ?

— À propos de ce pauvre diable qui est là-haut. Pauvre Tom ! lui et moi étions très-bons amis autrefois, vous le savez. Il est en très-mauvais chemin, Philippe.

— Vraiment ! Savez-vous que vous tournez tout à fait au médecin, George ? Je n’aurais jamais cru que vos recherches dans les vieux parchemins et dans les registres des paroisses eussent pu vous initier aux mystères de la science médicale, dit le frère aîné d’un ton moqueur.

— Je ne connais rien à la médecine, mais j’ai assez de jugement pour être certain que Tom est à peu près aussi mal qu’il puisse être. Ce que je ne puis m’expliquer, c’est qu’il ne prenne aucun remède qui puisse le guérir. Il reste là, couché, allant chaque jour de mal en pis, sans qu’aucune médication spéciale lui soit appliquée. C’est une étrange maladie que la sienne, Philippe.

— Je n’y vois absolument rien d’étrange. — Est-ce votre avis ?… Ne pensez-vous pas que les circonstances au moins sont étranges ? Un homme vient chez vous fort et bien portant, tout à coup il tombe malade et sa situation devient pire de jour en jour, sans que personne puisse dire ni pourquoi ni comment.

— Cela n’est pas vrai, George. Tout le monde dans la maison connaît la cause de la maladie de Tom. Il est resté un soir avec des vêtements mouillés et s’est absolument refusé à en changer. Il a été pris d’un rhume qui a amené une fièvre lente. Voilà toute l’histoire et tout le mystère de cette affaire.

— Cela paraît assez simple, c’est vrai ; mais à votre place, Philippe, je voudrais que l’on fît venir un autre médecin.

— Cela regarde Mme Halliday, répondit froidement Sheldon. Elle sait que si elle met en doute mes talents, elle est libre d’appeler qui lui conviendra. Maintenant, George, en voilà assez là-dessus. J’ai déjà eu assez d’inquiétudes à ce sujet pour que vous ne veniez pas vous ingénier à m’en casser la tête. »

Ils causèrent encore quelques instants de choses et d’autres, mais la conversation ne tarda pas à tomber, et, dès qu’il eut achevé son cigare, George se leva pour se retirer,

« Bonsoir, Philippe, dit-il, si jamais la fortune vous sourit, j’espère que vous me ferez une bonne part. »

Cette remarque ne paraissait en aucune manière se rattacher à ce qui venait d’être dit entre les deux frères, cependant l’aîné n’en parut pas surpris.

« Si jamais quelque affaire tourne bien pour moi, George, dit-il gravement, vous trouverez en moi un bon ami. »

Sur ce, George prit congé et sortit. Il s’arrêta un moment au coin de la rue pour regarder la maison de son frère. Il pouvait de là apercevoir les fenêtres éclairées de la chambre du malade ; il les fixa, les considéra quelques minutes.

« Pauvre Tom ! se dit-il à lui-même avec un soupir. Pauvre Tom ! nous avons été bons amis autrefois, et nous avons passé ensemble de bien douces soirées. Pauvre Tom ! »

Philippe resta une partie de la nuit à travailler, comme il l’avait fait plusieurs fois les nuits précédentes. Lorsqu’il eut fini, un peu avant minuit, il monta à la chambre commune, au salon, comme on l’appelait par courtoisie. Les domestiques étaient couchés, car il n’y avait pas de veille régulière établie auprès du malade. Mme Halliday reposait sur un sofa, dans la chambre de son mari, et Nancy couchait dans un cabinet à côté, toujours prête à répondre au moindre mot, au moindre bruit.

Un silence complet régnait dans la maison en ce moment. Philippe se promenait dans le salon, réfléchissant. Au bout de quelque temps, il s’arrêta devant le foyer et se mit à regarder les lettres qui avaient été déposées sur le marbre de la cheminée. Les lettres adressées à Halliday lui étaient envoyées du comté d’York, Philippe les prit l’une après l’autre. Toutes paraissaient être des lettres d’affaires ; pour la plupart elles portaient des timbres de province, mais l’une d’elles avait été primitivement mise à la poste à Londres, le timbre l’indiquait. Sheldon l’examina avec une attention particulière.

C’était une grande lettre, ayant l’aspect d’un document officiel, sur laquelle, à travers l’enveloppe qui la recouvrait, on apercevait le signe distinctif et le titre de l’Alliance, compagnie d’assurances sur la vie.

« Je suis curieux de savoir si cette affaire est en règle, pensa Sheldon pendant qu’il tournait machinalement la lettre entre ses doigts. Je ferais peut-être bien de m’en assurer. Le timbre de la poste de Londres date déjà de trois semaines. »

Il resta quelques moments indécis, puis il alla à l’armoire où l’on mettait le bois, la théière, les tasses, les bouilloires, d’autres objets. Il y prit une petite théière en métal dont il se servait lorsqu’il voulait offrir un grog à un ami. Après y avoir versé un peu d’eau, il la posa sur le feu, devant lequel il s’assit et se mit à le raviver. L’eau ne tarda pas à bouillir et Sheldon, ayant trouvé une tasse qu’il plaça sur la table, y versa le contenu de la théière. Il mit sur cette tasse la lettre de la compagnie d’assurances avec la partie collée en dessous ; puis il recommença à se promener dans la chambre. Sa promenade dura dix minutes à peu près. Il revint vers la table, prit la lettre ; l’enveloppe céda, s’ouvrit facilement, et Sheldon put à son aise examiner l’affaire de son ami.

La lettre de la compagnie l’Alliance était un simple avertissement. Elle informait le destinataire que le semestre de l’annuité à payer pour une assurance de trois mille livres, sur la vie de Thomas Halliday, arrivait à échéance à un jour indiqué, après lequel il y aurait vingt et un jours de grâce ; que, faute de paiement de l’annuité avant l’expiration de ce délai, la police d’assurance se trouverait annulée.

Les lettres pour Halliday étaient arrivées en retard pendant les quinze derniers jours. Celles venant du comté d’York étaient adressées à la ferme d’Hiley, d’où elles avaient été envoyées par le nouveau propriétaire à la mère de Georgy à Barlingford. Celle-ci les avait gardées pendant plus de huit jours, espérant toujours le retour prochain de son gendre. Ce fut seulement lorsque Georgy lui annonça la maladie de son mari et l’impossibilité où il était de se mettre en route qu’elle se décida à lui retourner sa correspondance.

C’est ainsi que les vingt et un jours de délai de grâce n’avaient plus que vingt-quatre heures à courir lorsque Philippe ouvrit la lettre de son ami.

« Ceci est sérieux, murmurait-il, tandis qu’il réfléchissait debout, la lettre décachetée dans les mains. Il y a trois mille livres qui dépendent du pouvoir que cet homme aura ou n’aura pas de remplir un chèque. »

Après quelques minutes de réflexion, il plia la lettre et la recacheta avec le plus grand soin.

« Il ne serait pas bon de l’ennuyer de cela ce soir, pensa-t-il, et, quoi qu’il puisse en résulter, il faut attendre jusqu’à demain matin. »