Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 03/Chapitre 02

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 134-152).

CHAPITRE II

CHARLOTTE

Juste un an après le départ précipité de Diana de Spa, par une belle après-midi d’été, nous nous trouvons à Bayswater dans la plus ravissante petite villa qui se pût voir. Si la maison du dentiste, dans le triste quartier de Bloomsbury, avait paru avoir quelque aspect, il faut convenir que l’élégante maison du riche agent de change, voisine de l’aristocratique Éden des jardins de Kensington, avait très-grand air. Le petit domaine de Sheldon s’appelait La Pelouse. Il avait à peu près un demi-acre de superficie ; il y avait un joli jardin, un potager, une serre, des écuries pour deux chevaux, une sellerie ; au milieu du jardin, une maison ni petite ni grande, gothique, presque renaissance, avec de hautes fenêtres ogivales. Cette maison était surchargée d’ornements en pierre, en bois, qui surgissaient de partout. L’intérieur de la maison actuelle de Sheldon ne rappelait en rien le style vieillot et banal que l’on avait remarqué dans la maison de Fitzgeorge Street. Philippe avait vendu ses meubles de famille pour liquider ses engagements et avait meublé sa villa gothique dans le goût le plus à la mode, mais sans aucune prétention artistique. Tout y était propre, bien soigné, correct ; cela rappelait un peu les appartements garnis des bains de mer ; ni laisser-aller, ni désordre, ni véritable distinction. Dans l’esprit de Georgy, la villa était l’idéal de la maison d’habitation. Les ménagères de Barlingford avaient coutume de rendre leurs demeures insupportables à force de propreté et Georgy croyait encore à l’infaillibilité de sa ville natale. Dans cette maison un ordre parfait, absurde régnait ; nulle fantaisie, rien qui rappelât l’artiste, l’amateur, le collectionneur. Sheldon n’avait pas le temps de collectionner quoi que ce soit, et Georgy préférait de beaucoup les éclatants vases roses et bleus à tous les vieux bahuts fouillés. Les livres étaient rares ; trois ou quatre volumes symétriquement superposés attendaient sur une des tables ; il y avait une édition illustrée des poèmes de Cowper, un album avec des vues d’Écosse à l’eau forte, des collections du Punch, et un Vicaire de Wakefield, également illustré. Que pouvait-on demander de plus ? Personne n’avait jamais lu les livres, mais les convives de Mme Sheldon étaient quelquefois bien aises après dîner de trouver sous leur main les vues écossaises ou le Vicaire de Wakefield pour dissimuler les bâillements que provoquent parfois l’ennui et les digestions difficiles. Georgy lisait beaucoup, mais rien que des romans : elle les louait à un cabinet de lecture à la mode. Sheldon ne s’y opposait pas, mais il condamnait en bloc toutes les œuvres d’imagination : dans sa pensée elles étaient également insignifiantes et n’étaient propres qu’à fausser l’esprit. Il avait essayé de lire des romans pendant ses jours d’épreuves, mais il s’en était très-vite dégoûté ; les héros de ces romans avec leurs éternelles phrases sur l’honneur, la vertu, lui avaient paru être des êtres tout à fait absurdes et inadmissibles.

« Donnez-moi un livre qui ressemble à la réalité et je le lirai, disait-il avec impatience ; mais je ne puis accepter cette rhétorique insipide où sont exaltées des vertus qui n’ont rien d’humain. »

Une fois, cependant, un livre l’avait fait réfléchir. Le livre était d’un Français, un nommé Balzac ; la hardiesse de l’auteur l’avait séduit ; il avait été émerveillé de la triste franchise de son observation, du don singulier qu’il avait de descendre jusqu’aux dernières profondeurs du vice humain.

« Cet homme connaît les hommes ! s’était-il écrié. Il dit ce qu’il sait, brutalement, sans hypocrisie, ni concession. La convention, la banalité lui répugnent ; il n’habille pas ses personnages d’oripeaux menteurs ; il les montre ce qu’ils sont, et il serait vraiment difficile, en les considérant, de s’extasier sur leur délicatesse et leur générosité. À la bonne heure, ce Français est un maître. »

Les jours où Sheldon avait le temps de lire Balzac étaient loin. Il ne lisait plus maintenant que les journaux et, même dans les journaux, seulement les articles qui pouvaient avoir quelque influence sur les fonds publics. Rien n’est plus absorbant que la passion de s’enrichir. Sheldon avait quelquefois soupiré après les plaisirs. Il les avait enviés tous, et, maintenant qu’il pouvait les connaître, il les dédaignait, préférant mille fois l’âpre et folle joie de gagner de l’argent, encore et toujours, à toutes les autres joies. Le plaisir était un axiome qui n’avait jamais été admis parmi ceux sur lesquels Sheldon s’appuyait pour diriger sa vie.

Il en résulta que l’existence de Sheldon devint de plus en plus absorbée par le tracas des affaires et par les questions d’intérêt. La pauvre Georgy se plaignait tristement de la négligence de son mari, mais sans oser le lui dire : elle se soulageait en contant ses petits ennuis à ses domestiques et à ses amies, et particulièrement aux plus humbles ; mais elle n’en disait rien à Sheldon. De quoi, en effet, pouvait-elle se plaindre ? Il ne rentrait tard que très-rarement, et jamais ni plus gai, ni plus surexcité que de coutume ; il était toujours aussi froid, aussi maître de lui qu’à son réveil. Elle avait tout naturellement tourmenté le pauvre Halliday ; mais devant la gravité impénétrable de Sheldon, elle demeurait respectueuse, interdite.

Sheldon dominait sa femme à ce point que lorsqu’il lui arrivait incidemment de lui dire qu’elle était une très-heureuse femme, elle tenait son opinion pour bonne et n’en demandait pas plus.

En réalité, malgré ses petites histoires à ses domestiques et à ses amies, Mme Sheldon se jugeait heureuse ; ces plaintes, assez rares d’ailleurs, étaient comme les notes basses de l’harmonie de sa vie et ne faisaient que rendre cette harmonie plus complète. Elle lisait des romans et s’occupait de ses oiseaux ; exécutait toutes sortes d’ouvrages de fantaisie avec des grains de verre et de la laine de Berlin ; arrangeait elle-même les chefs-d’œuvre du salon ; et, de temps en temps, allait faire une promenade dans les jardins de Kensington.

Tel était le cours ordinaire de son existence, parfois interrompu par un événement extraordinaire tel qu’un dîner donné à un personnage influent ou une visite à la pension dans laquelle Charlotte Halliday complétait son éducation.

Cette jeune personne, quelques mois après le mariage de sa mère avec Sheldon, avait été retirée de sa pension pour entrer dans une autre respectable maison d’éducation. C’était, à cette époque, une jeune fille aux joues roses, trop jeune pour éprouver un froissement sérieux du second mariage de sa mère, mais pas assez cependant pour n’avoir pas ressenti un vrai chagrin de la mort de son père. Tom avait tendrement aimé cette enfant de sept ans, au teint frais, aux yeux pétillants, et elle le lui avait rendu. Souvent ensemble ils avaient fait de petites causettes. Il lui avait parlé de l’avenir qu’il voyait en beau, de la nouvelle ferme qui serait un paradis comparée à Hiley, du poney que monterait Charlotte dès qu’elle pourrait porter une amazone, et d’autres choses encore. La petite fille s’était rappelé tout cela, et quand son père mourut elle eut le sentiment que quelque chose de grave s’accomplissait dans sa vie. Elle s’en souvenait et le regrettait, bien qu’elle eût maintenant dix-neuf ans et fût près de quitter la pension. Il va de soi qu’elle n’aimait pas Sheldon ; non-seulement il avait usurpé la place de son père, mais il était en tous points le contraire de celui-ci. Il avait tellement dominé sa mère que Charlotte était comme seule au monde ; il remplissait néanmoins, comme peu savent le faire, les devoirs de beau-père. Charlotte reconnaissait qu’il était très-bon pour elle, que c’était un excellent mari, un homme aussi consciencieux que respectable ; mais elle déclarait avec une égale sincérité qu’elle ne pourrait jamais parvenir à avoir de l’affection pour lui.

« J’avoue que c’est très-mal de ma part de ne pas l’aimer, lui qui est si bon et si généreux pour moi, disait-elle à ses amies ; mais il m’est impossible d’être à l’aise avec lui. Je m’efforce quelquefois de le considérer comme mon père, mais j’échoue tout à fait. Parfois, je le vois en rêve, et, c’est bizarre, lui qui est doux pour moi, je le vois toujours méchant. Ses yeux et ses favoris noirs sont peut-être la cause de cela, ajoutait mélancoliquement Mlle Halliday, mais c’est certainement fâcheux d’avoir les yeux et les favoris aussi noirs ; cela donne de la dureté à la physionomie. »

Charlotte était d’une nature très-différente de sa mère. Georgy n’avait aucun caractère, tandis qu’au contraire sa fille avait en elle je ne sais quoi de particulier. C’était une imagination sans discipline. Souvent le soir, dans sa chambre, elle se mettait à griffonner des vers pleins d’exaltation, puis, le lendemain, elle les jetait au feu. Elle était musicienne, savait dessiner, très-bien danser, mais elle faisait tout cela à sa façon. Sa Beauté elle-même s’était affranchie du joug de la règle. Mlle Halliday avait de longs yeux gris vert, tirant sur le brun, surmontés d’une touffe de sourcils noirs, épais, comme ceux des Arabes ; sa bouche était fine, petite, et souriait d’un sourire exquis ; son menton était, peut-être, un peu plus fort qu’il ne convenait, mais Phidias lui-même n’aurait pas arrondi sa jeune poitrine d’un ciseau plus hardi et plus souple que ne l’avait fait dame Nature, laquelle, du reste, ne s’en était pas tenue là. Elle avait posé la tête de Mlle Halliday sur ses épaules avec une gracieuseté qui eût désespéré de même le grand artiste susnommé ; une à une, ou prises dans leur ensemble, les grâces de Charlotte semblaient toutes avoir été produites par une série de fantaisies heureuses. Les sourcils noirs qui faisaient sa physionomie si piquante auraient pu choquer chez une autre, et je ne sais pas si les formes un peu opulentes, peut-être, de sa gorge n’auraient pas été chez une jeune fille d’un effet discutable, si elles n’avaient pas été surmontées par le visage le plus ouvert, le plus éclatant de fraîcheur juvénile qui se pût voir : il était entouré de longues boucles de cheveux noirs. Charlotte, en somme, était une de ces créatures privilégiées que les hommes adorent et que les femmes aiment. Elle était tellement supérieure à son père et à sa mère qu’on supposait, en la regardant, qu’elle avait hérité des charmes de quelque aïeule mieux partagée. Elle avait quelque chose cependant de la bonne nature de son père et de son imprudente générosité. Enfin, je vous l’ai dit, elle avait été comblée par la nature, et sa vie était de celles qui ne sont qu’une suite de triomphes. Bien qu’elle eût été sermonnée plus qu’aucune autre à l’institution de Brompton, elle était adorée de toute la maison depuis la maîtresse jusqu’au gamin chargé de faire les chaussures. Si maîtresses et compagnes d’études, valets, chiens, et chats étaient épris de Charlotte, c’est que ses aimables et obligeantes façons ne leur avaient pas permis de faire autrement.

Elle resta neuf ans dans le gynécée de Brompton : elle sortait seulement les jours de fête. Son éducation était terminée et elle n’avait plus qu’une semaine à y passer.

Pour la plupart des jeunes filles de dix-neuf ans, ç’eût été une vraie joie ; pour Charlotte, ce n’en était pas une. Elle n’aimait pas son beau-père ; et sa mère, en dépit de sa gracieuse douceur, était une de ces personnes dont on a assez au bout d’une demi-heure. Dans l’institution, Charlotte menait une vie un peu bien régulière pour ses goûts. Et cependant, à tout prendre, elle se trouvait mieux à la pension que chez elle. Elle aimait ses compagnes qui l’adoraient ; leur babil étourdissant lui plaisait plus que la pauvre conversation de sa mère ; elle préférait le sale paillasson de l’étude aux moelleux tapis des appartements de Georgy, et les bosquets tranquilles du jardin de la pension aux parterres étriqués de Bayswater. À vrai dire, elle préférait tout aux lieux où vivait Sheldon, dont la figure soucieuse l’exaspérait.

Dans cette brillante après-midi du mois de juin, les autres jeunes filles bavardaient à pleine volée : elles attendaient les vacances, faisaient des projets. Charlotte, elle, soupirait en pensant que son dernier semestre touchait à sa fin. Elle était assise à l’ombre d’un groupe d’arbres, ayant sur ses genoux un ouvrage au crochet, et à côté d’elle, son amie de prédilection, Diana Paget.

C’est dans cette institution même que Priscilla Paget avait régné en souveraine, pendant les quinze dernières années, sur quarante à cinquante jeunes filles. Diana était celle que Charlotte avait choisie pour sa compagne préférée et sa confidente ; elle s’était attachée à elle avec une Constance que l’absence et la mauvaise fortune n’avaient pu altérer. Charlotte savait très-bien que Diana était une parente pauvre, que ses notes de pension n’étaient pas payées, que tous les innombrables et mystérieux extras, qui font le désespoir des parents et les délices des maîtresses de pension, n’avaient rien à voir avec Diana. Charlotte savait que la pauvre Diana était partie subitement un jour sans que son père l’eût demandé, mais par la simple raison que la patience de sa parente avait été lassée par les procédés du capitaine. Il n’est pas probable que Priscilla ait jamais parlé de cela ; mais, ceci est un axiome, dans une pension tout se sait, et les jeunes filles avaient souvent, le soir en se déshabillant, au dortoir, discuté entre elles les délits du terrible capitaine Paget.

Charlotte savait sur le bout du doigt que son amie était une personne qu’il n’y avait aucun profit à connaître. Après avoir vu Diana partir d’une façon presque honteuse, elle l’avait vue revenir mystérieusement à la suite d’une absence de plusieurs années, très-pauvrement vêtue, très-triste, et en même temps très-peu disposée à parler de ces années d’absence. Mlle Halliday, qui savait tout cela, ne lui avait pas fait de question ; elle avait seulement serré contre son cœur la jeune vagabonde et lui témoignait plus d’affection qu’à une sœur.

« J’avais cru que je ne vous reverrais jamais, ma chère, lui disait-elle dans un coin de l’étude où elles s’étaient retirées le jour de la rentrée de Diana, et vous me manquiez cruellement. Les autres sont certainement très-aimables et très-bonnes pour moi. Il y a surtout une nouvelle, Mlle Spencer, avec laquelle je sympathise beaucoup ; mais il n’y en a pas une seconde au monde comme vous. Et où avez-vous été pendant tout ce temps ?… Avec votre père, je suppose ?…

— Oui ! répondit Mlle Paget tristement, j’ai été avec mon père. Ne me demandez rien au sujet de ces trois années, Charlotte ; j’ai été malheureuse au delà de toute expression, et il m’est pénible d’en parler.

— Eh bien ! n’en parlons pas, ma chérie, s’était écriée Charlotte en avançant ses lèvres pour lui donner un baiser qui eût certainement causé quelque distraction à l’homme le plus flegmatique, ne parlez et ne pensez à rien qui vous soit le moins du monde désagréable. Il faut que je vous donne mon porte-crayon en or, » ajouta Mlle Halliday en tirant vivement le crayon de sa poche.

Il y avait quelque analogie entre cette manie de donner les objets qu’elle avait sur elle et les façons de Georgy lorsqu’elle était jeune.

« Il faut que vous le preniez, ma chère ; maman me l’a donné aux vacances dernières, et je n’en ai aucun besoin. Il y a si longtemps que je l’ai que j’en suis fatiguée. Ce n’est pas une chose de grande valeur, bien que maman l’ait payée deux guinées ; mais elle a le don de se faire attraper dans les boutiques. Prenez… prenez-le, ma chérie, ne fût-ce que pour m’être agréable. Et à présent dites-moi, ma chère, maintenant que vous voilà revenue, vous allez rester pour toujours ici, n’est-ce pas ? demanda Charlotte après avoir mis le porte-crayon dans les mains de Diana, malgré celle-ci.

— Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve, ma chère amie, mais je pense que je resterai ici jusqu’à ce que je sois fatiguée de la maison et de ceux qui s’y trouvent. Vous n’y serez pas bien longtemps, vous, à présent, Charlotte, car vous allez avoir dix-huit ans, et je présume que vous quitterez la pension avant d’en avoir dix-neuf. C’est ce que font la plupart des jeunes filles… Il y a d’ailleurs longtemps que vous êtes ici, et puis vous êtes plus avancée que toutes les autres. Je ne reviens pas comme pensionnaire, cela ne fait pas question, car vous savez que je viens d’avoir vingt ans. Priscilla a la bonté de me recevoir comme sous-maîtresse pour les petites filles. Ce sera une pénible tâche que devoir à enseigner à ces incorrigibles enfants les stupides abrégés de l’histoire et de la géographie, mais cependant je suis reconnaissante envers ma cousine de me recevoir à ces conditions, après les procédés de mon père. Sans cela, ma chère Charlotte, je serais sans domicile. Que vous êtes heureuse, vous, d’avoir pour père un homme respectable ! »

Charlotte fronça légèrement le sourcil en écoutant son amie.

« Ce n’est pas mon père, vous le savez, dit-elle gravement, et je serais beaucoup plus heureuse si ma mère et moi étions seules en ce monde. Nous pourrions vivre dans quelque petite maison sur le bord de la mer, je pourrais avoir une amazone, faire des courses à cheval dans la journée, puis le soir je lirais et je ferais de la musique pour maman, M. Sheldon est cependant très-respectable et ce que je dis est sans doute très-mal. Diana, je crois que je l’aimerais mieux s’il ne l’était pas tant. J’ai aperçu une fois votre père, un jour où il est venu vous voir, et il m’a semblé mieux que mon beau-père. Mais je ne suis qu’une enfant, Diana, et je pense souvent ce que je ne devrais pas penser. »

Près d’une année s’était écoulée depuis le retour de Diana ; pendant ce temps sa vie avait été très-monotone. Elle avait usé avec courage les abrégés et autres précis à l’usage de la jeunesse ; en tout elle avait été un modèle. Elle avait cousu, pendant cette période, un nombre de lacets et de boutons tellement formidable qu’une mère seule peut s’en faire une idée ; toutefois son existence n’avait pas été aussi dépourvue d’agréments ni aussi triste que des romanciers mélancoliques pourraient la représenter. S’il n’y avait pas beaucoup de variété dans sa bienheureuse pension il y avait beaucoup de vie et de mouvement.

Cette existence, malgré ses petits ennuis, eût pu être considérée comme un paradis en comparaison de celle que Diana avait menée avec son père et Valentin. Mais personne ne lui demanda jamais si elle préférait à la vie de bohème qu’elle venait de quitter la dignité de celle de la pension. De temps à autre, au milieu de ses occupations, elle avait des accès de désespoir ; elle devenait rêveuse et négligeait ses élèves.

Il y avait des moments où, au milieu de cette Babel criarde, Diana, croyant entendre le vent de l’été soupirant dans les bois de pins de Spa, se figurait être encore dans ce temple classique sur les murs duquel Valentin avait tracé avec son canif ses initiales en un fantastique monogramme, surmonté d’une tête de mort et entouré d’un serpent. Elle pensait très-souvent à son ex-compagnon, en dépit de ses petites élèves ; lorsqu’elle était près de lui, il avait toujours été pour elle une énigme ; maintenant qu’elle en était bien loin, il lui paraissait encore plus impénétrable. Était-il complètement méprisable, ou y avait-il dans sa nature quelque chose de bon qui compensât ses vices ? Il avait fait de son mieux pour la soustraire à la honte et au malheur, et c’était là, certainement, une bonne action ; mais n’était-il pas possible qu’il l’eût fait uniquement pour se débarrasser de sa présence comme d’un obstacle et d’un ennui ? Elle se souvenait alors avec amertume de son compagnon de misère ; puis, avec quelle sécheresse il l’avait mise dehors, avec quelle cruauté il l’avait abandonnée à elle-même en lui disant de chercher comme elle pourrait un abri en ce monde impitoyable !

« Que serais-je devenue si Priscilla avait refusé de me recevoir chez elle ? se disait-elle à elle-même. Je ne pense pas que M. Haukehurst y ait jamais songé et se le soit jamais demandé. »

Diana avait reçu plusieurs lettres de Valentin depuis sa fuite dans la petite ville d’eaux de Belgique. Dans la première, il lui disait que son père avait pris son parti de cette affaire et était en meilleure situation qu’avant l’éclat de l’Hôtel d’Orange ! Cette lettre était datée de Paris, mais elle ne donnait aucune explication sur l’état présent ou les plans futurs des deux hommes. Une autre lettre, datée de la même ville, mais avec une adresse différente, lui parvint six mois plus tard, puis ensuite une autre. C’était une chose si extraordinaire pour le capitaine d’habiter pendant douze mois la même ville, que Diana commença à espérer un peu qu’un léger amendement était survenu dans la vie de son père et de Valentin depuis qu’une amélioration s’était produite dans sa position et dans celle de son protégé.

Les préoccupations de Mlle Paget, au sujet de son père, ne l’absorbaient pas. Le capitaine n’avait jamais dissimulé son indifférence pour son unique enfant ou paru la considérer autrement que comme un embarras et un fardeau. Il n’y a donc rien d’étonnant que Diana ne songeât pas à son père absent avec une tendresse excessive ou un grand désir de le revoir. Elle pensait souvent à lui, mais ses pensées étaient douloureuses et amères ; plus douloureuses encore lorsqu’elles se reportaient vers son compagnon, ce qui arrivait plus fréquemment.

Les leçons qu’avait reçues Diana ne sont pas de celles qui rendent une femme pure et parfaite. Il y a des épreuves qui apurent le cœur et élèvent l’esprit, mais il est fort douteux qu’une créature toute jeune et sans soutien puisse gagner à une familiarité constante avec le mensonge et la fourberie, avec les embarras d’argent honteux, les fausses démarches, et tout le cortège des misères qui accompagnait la triste vie de son père. À l’âge où l’intelligence s’ouvre, elle avait senti toute l’humiliation de ces choses, comme un enfant qui mangerait d’un pain qui ne sera pas payé ou dormirait dans un lit d’où d’un moment à l’autre il pourrait être chassé. Sous cette pernicieuse influence, le cœur de la fille du capitaine s’était endurci ; aucune autre influence contraire n’était venue la contre-balancer ! Personne de bon ne s’était rencontré sur sa route pour la soutenir. Elle n’avait jamais su ce que c’est que d’être aimée : pendant treize années de sa vie, les mots tendres, les regards affectueux, lui avaient été tout à fait inconnus. Demeurer assise dans une chambre où son père écrivait des lettres, irrité, maussade, ne la laissant faire ni un mouvement, ni dire un mot ; être envoyée chez un prêteur sur gages, à la brune, avec la montre du capitaine pour être grondée et secouée d’importance à son retour si le prêteur a avancé moins qu’on ne l’espérait, n’est pas, il faut le reconnaître, un très-noble et très-édifiant emploi de son temps. Diana n’avait cependant pas de souvenirs plus doux dans la partie de son enfance, où elle était retombée sur les bras de son père et où celui-ci s’ingéniait à trouver quelque nouvelle victime à qui il pût la confier ou plutôt l’imposer.

Pour la première fois, à la pension, la jeune fille sut ce que c’est que d’être aimée. Charlotte avait eu une fantaisie pour elle, comme on dit en langage de pension, et s’y était attachée avec une force de tendresse particulière. Peut-être cette douce influence vint-elle trop tard ou y avait-il quelque disposition naturelle de dureté ou d’amertume dans l’esprit de Diana ? Toujours est-il que l’affection de Charlotte ne put faire disparaître l’irritation jalouse qu’elle ressentait en mesurant l’abîme qui la séparait de ses compagnes plus heureuses, de celles dont les pères paient ce qu’ils doivent. Le contraste même entre la situation de Charlotte et la sienne était de nature à paralyser toute bonne influence. Il était bien facile pour Charlotte d’être généreuse et aimable. Elle n’avait jamais été tourmentée du matin au soir par d’acariâtres ménagères aux paroles irritées, où apparaissait la rage de travailler pour rien. Elle n’avait jamais su ce que c’est que de se lever le matin avec l’incertitude de savoir où l’on couchera le soir et même si l’on aura un gîte pour se reposer. Mais, qui pouvait assurer que le père de Diana se trouverait encore le lendemain dans son logement de la veille et même s’il serait reçu dans une maison de charité, alors que la paroisse à laquelle elle appartenait lui était inconnue. Ces honteuses épreuves auraient été aussi incompréhensibles pour Charlotte que les théories les plus abstraites de la métaphysique. Était-il donc étonnant que Charlotte fût affectueuse et tendre ?

« Si votre père voulait vous habiller décemment et vous donner des chaussures convenables, je pourrais m’arranger à vous garder pour rien, avait dit Priscilla à la fille de son parent déclassé ; mais, plus on fait pour lui, et moins il est disposé à faire lui-même ; de sorte que, pour tout dire d’un mot, vous voilà obligée de retourner avec lui, car je ne puis consentir à ce qu’un établissement comme le mien soit déconsidéré par la mauvaise tenue d’une de mes parentes. »

Diana avait été obligée d’entendre bien souvent de semblables paroles pendant sa première résidence au pensionnat, et le discours de Priscilla était à peine dit, que Charlotte bondissait dans la chambre, fraîche comme l’aurore, gaie comme pinson, avec une robe de soie claire, toute neuve, éclatante.

Si vivement cependant que Diana ressentît la différence entre la fortune de son amie et la sienne, elle ne laissait pas que de répondre, dans une certaine mesure, à l’affection de Charlotte. Son caractère ne pouvait être tout à coup modifié par cette atmosphère nouvelle d’affection et de tendresse, mais elle aimait sa généreuse amie à sa manière, elle la défendait avec une indignation touchante, si d’autres jeunes filles osaient exprimer le moindre doute sur son absolue perfection. Elle l’enviait et l’aimait en même temps. Un jour, elle acceptait son amitié avec une satisfaction non dissimulée ; le lendemain, elle lui montrait de petites révoltes, comme si cette amitié eût été une sorte de patronage qui répugnait à la fierté de son cœur.

« Gardez votre pitié pour ceux qui la demandent ! s’était-elle écriée un jour devant Charlotte décontenancée ; je suis fatiguée d’être sans cesse consolée et plainte. Allez avec celles de vos amies qui sont heureuses et riches ! mademoiselle Halliday, je suis excédée à la fin de vous entendre parler de vos robes neuves, de vos jours de fête, et des présents que vous fait votre mère. »

Puis alors, quand Charlotte considérait son amie avec un visage inquiet, Diana s’attendrissait et déclarait qu’elle n’était qu’une mauvaise créature indigne de pitié comme d’affection.

« J’ai eu tant de misère dans ma vie, disait-elle pour justifier sa mauvaise humeur, que je suis souvent disposée à me quereller sans rime ni raison avec les personnes heureuses, uniquement parce qu’elles le sont.

— Mais, qui sait le bonheur qui vous attend dans l’avenir, Diana ? s’écriait Mlle Halliday. D’un moment à l’autre, vous épouserez un homme riche, et vous oublierez que vous ayez jamais connu la pauvreté.

— Et où trouver un homme riche qui veuille épouser la fille du capitaine Paget ? demandait Diana avec une expression douloureuse et découragée.

— Peu importe d’où il viendra, mais il viendra certainement. Un beau prince, avec un palais sur les bords du lac de Côme, tombera amoureux de ma belle Diana, et alors elle ira demeurer à Côme et quittera sa fidèle Charlotte pour vivre heureuse.

— Ne dites pas de folies, Charlotte, s’écriait Mlle Paget, vous savez aussi bien que moi le sort qui m’attend. Je me regardais ce matin pendant que j’arrangeais mes cheveux devant la glace… vous savez combien il est difficile de trouver une place à la glace de la chambre bleue…, et j’y ai vu une vilaine créature, avec une méchante figure qui m’a effrayée. Depuis mon enfance, je n’ai fait qu’enlaidir et devenir mauvaise. Un nez aquilin et des yeux noirs ne suffisent pas pour faire une jolie femme, il faut de plus le bonheur, l’amour, l’espérance, et cent mille choses que je n’ai jamais connues de ma vie !

— J’ai vu cependant une belle femme traverser des moments difficiles, dit Charlotte d’un ton indécis.

— Oui ; mais quelle sorte de beauté était-ce ?… Une de ces beautés qui nous font frissonner… Ne parlez pas de ces choses-là, Charlotte ; vous ne faites qu’aviver mes tourments et mon amertume… Je devrais me trouver très-heureuse en pensant que j’ai chaque jour mon pain assuré, que j’ai des bas et des souliers, et un lit pour dormir. Je suis certainement moins à plaindre maintenant que je travaille pour gagner ma vie, que je ne l’étais autrefois lorsque ma cousine se plaignait sans cesse de ce que ses mémoires n’étaient pas payés. Mais ma vie est très-triste et très-vide, et lorsque j’envisage l’avenir, il me fait l’effet d’une longue plaine qui ne conduit nulle part, au travers de laquelle je suis condamnée à marcher toujours et toujours jusqu’à ce qu’à la fin je tombe et meure. »

C’est de cette façon que Mlle Paget parlait à Charlotte, alors qu’elles étaient assises toutes les deux dans le jardin, quelques jours avant la fin du premier semestre de l’année. Elle était sur le point de perdre sa fidèle amie, celle qui, bien que beaucoup plus fortunée qu’elle, lui avait néanmoins témoigné tant d’affection. Elle était au moment de perdre cette tendre compagne et elle en éprouvait plus de chagrin qu’elle ne voulait en montrer.

« Il faudra que vous veniez me voir souvent, dit Charlotte pour la centième fois. Maman se fera un vrai plaisir de vous recevoir à cause de moi, et mon beau-père nous laisse faire tout ce qui nous convient. Oh ! Diana, comme je serais contente si vous pouviez venir demeurer avec nous ! Y consentiriez-vous ?

— Comment le pourrais-je ?… Ce sont des folies que vous dites là, Charlotte.

— Pas du tout, ma chère, vous viendriez comme une amie à moi, et pour maman vous seriez comme une dame de compagnie. Qu’importe comment vous viendriez pourvu que je puisse vous avoir. Mon existence sera si triste, songez donc, dans cette terrible maison neuve, si je n’ai pas près de moi une compagne que j’aime. Voulez-vous venir, Diana ? Dites-moi seulement que vous le voulez bien. Je suis sûre que M. Sheldon ne refusera pas si je lui demande que vous veniez vivre avec nous. Le voulez-vous, ma chérie, oui ou non ?… Vous seriez bien heureuse de venir, allez, si vous m’aimiez.

— Je vous aime Charlotte, de tout mon cœur, répondit Mlle Paget, avec un élan sincère ; mais tout mon cœur n’y fait pas grand’chose. Quant à venir demeurer avec vous, vous comprenez que cela serait certainement cent fois plus agréable que la vie que je mène ici ; mais ce n’est pas supposable que M. Sheldon veuille consentir à avoir une étrangère dans sa maison, uniquement parce que son ardente belle-fille a un caprice pour une de ses amies de pension, qui ne mérite pas la moitié de l’affection qu’elle lui témoigne.

— Laissez-moi juge de cela. Quant à mon beau-père, je suis presque sûr de son consentement. Vous ne sauriez croire à quel point il est indulgent pour moi, ce qui montre combien je suis mauvaise tête de ne pas l’aimer davantage. Vous viendrez, Diana, et vous serez ma sœur. Nous jouerons ensemble nos jolis duos, et nous serons gaies comme deux oiseaux en cage… ou bien plus joyeuses encore, car entre nous, je n’ai jamais bien pu comprendre le suprême bonheur de se nourrir perpétuellement de chènevis et de temps en temps d’un morceau de sucre à la poussière. »

Alors commença tout le tapage des emballages, puis les préparatifs du départ. Il y eut à l’institution une sorte de saturnale qui se termina par un bal d’adieux, et il n’y avait pas une danseuse plus belle, plus accomplie que Charlotte dans sa robe des jours de fête qui la faisait ressemblera un nuage de mousseline. La blancheur de sa peau éclatante ressortait sous l’or mat de sa grande croix et sous le velours noir de ses rubans. Elle était superbe.

À la fin de la soirée, Diana assise dans un coin de la salle, très-fatiguée du bruit de la fête, considérait son amie, moitié avec chagrin, moitié avec envie.

« Peut-être m’aimerait-il, si je lui ressemblais ? » se disait-elle à elle-même.