Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 06/Chapitre 05

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 131-138).

CHAPITRE V

TROP BEAU POUR DURER

« Dans mes confidences, je n’avais dit à Charlotte ni la nature de ma mission, ni l’obligation dans laquelle j’étais de quitter immédiatement Huxter’s Cross pour m’en aller dans un pays inconnu, à la recherche des archives des Meynell. Comment aurais-je pu prendre sur moi de lui dire que je devais la quitter et comment, hélas ! pourrais-je me résoudre à le faire ?

« Indifférent que j’étais devenu à tout ce qui n’était pas mon amour, je résolus de me donner hardiment un congé, en dépit de Sheldon et de ses intérêts.

« — Suis-je donc esclave, me demandai-je à moi-même, au point d’être obligé de courir ici et là, à la volonté d’un autre, moyennant vingt shillings par semaine ? Allons donc !

« Remarquez en passant que le montant de la rémunération fait seule la différence en pareil cas. Il est piteux pour un clerc d’avocat de suer sang et eau pour gagner ses gages de chaque semaine ; il est tout à fait digne à un ministre d’État d’obéir à l’appel de son souverain et de courir le monde, l’ancien et le nouveau, sur un signe de celui-ci.

« J’écrivis donc à mon Sheldon. Je lui dis que j’avais rencontré des amis et que j’avais l’intention de m’accorder un petit congé. Il me restait encore une partie des trente livres que j’avais empruntées, et je me croyais millionnaire.

« Trois mille livres à cinq pour cent font cent cinquante livres par an. Je me disais qu’avec ce revenu et ce que je pourrais gagner, Charlotte et moi serions à l’abri des orages de la vie. Ah ! quel bonheur j’éprouverais à travailler pour elle ! Je ne suis certainement pas trop vieux pour commencer une vie nouvelle : pas trop vieux pour le barreau, pas trop vieux pour le journalisme, pas trop vieux pour devenir un homme honorable.

« Après avoir expédié ma lettre pour Sheldon, je courus à la ferme de Newhall. J’avais reçu du meilleur des oncles et de la meilleure des tantes une sorte d’invitation en bloc, mais, par discrétion, je m’arrangeai de manière à n’arriver chez M. Mercer, qu’après l’heure du dîner. Je trouvai Charlotte seule dans le bon vieux parloir ; la tante était occupée à la cuisine, l’oncle faisait sa tournée ordinaire de l’après-dînée dans les porcheries, les étables, les granges. J’ai appris par la suite que Mlle Halliday avait l’habitude d’accompagner son excellent parent dans cette visite d’après-midi, mais ce jour-là, elle s’était plaint d’une petite migraine et avait préféré rester à la maison. Elle avait cependant fort peu de disposition à la migraine. Je la trouvai appuyée sur la fenêtre, regardant la route par laquelle j’arrivais. L’aurore en personne n’aurait pu être plus éblouissante. Elle m’accueillit avec un sourire presque divin.

« Nous nous assîmes près de la fenêtre où nous restâmes à causer jusqu’à ce que les lueurs grises du crépuscule se fussent étendues sur la prairie et que les moutons fussent rentrés au bercail, au gai tintement des clochettes, accompagné des larges coups de gueule des chiens. Ma Charlotte me dit que notre secret avait déjà été surpris par sa tante et son oncle. Il paraît même qu’ils l’avaient taquinée toute la journée à mon sujet, mais en bons parents.

« — Ils vous aiment réellement beaucoup, dit joyeusement ma Charlotte ; mais je crois qu’ils pensent que je vous connais depuis bien plus longtemps et que vous êtes tout à fait intime avec mon beau-père. C’est presque les tromper que de leur laisser croire cela ; mais je n’ai réellement pas eu le courage de leur avouer la vérité. Combien ils me jugeraient imprudente s’ils savaient qu’il a si peu de temps que je vous connais !

« — Vingt fois plus de temps que Juliette n’avait connu Roméo, lorsqu’ils vinrent dans la cellule du moine pour se marier, lui répliquai-je.

« — Oui, mais ce n’est qu’une comédie, reprit Charlotte, et il fallait bien hâter le dénouement ; à la pension, nous étions toutes d’avis que Juliette était une jeune personne bien hardie.

« — Tous les poètes admettent l’amour à première vue et je gagerais que l’oncle Joé a été amoureux fou de la tante Dorothée après avoir dansé deux ou trois fois avec elle, dis-je à mon tour.

« Puis la conversation a pris un autre tour plus sérieux. J’appris à la chère enfant que j’espérais avoir prochainement un petit revenu fixe et commencer une vraie carrière. Je lui dis à quel point elle m’avait inspiré le goût du travail et combien j’étais rassuré sur l’avenir.

« Je lui rappelai que Sheldon n’avait aucun droit sur elle et que le testament de son père l’ayant laissée entièrement sous la tutelle de sa mère, elle n’avait à consulter que celle-ci.

« — Je crois que ma pauvre maman me laisserait épouser un balayeur des rues, si je la priais bien, dit Charlotte ; mais vous savez fort bien que les Volontés de maman cela veut dire les volontés de M. Sheldon ; elle ne pense exactement que ce qu’il lui dit de penser, et s’il est fortement opposé à notre mariage…

« — Comme j’en suis certain…, dis-je en l’interrompant.

« — Il agira sur maman à sa façon, jusqu’à ce qu’il l’ait convaincue…, ce qui ne sera pas long.

« — Mais l’autorité de votre maman elle-même ne durera pas toujours, ma chère. Vous aurez vingt et un ans dans un an ou deux ; vous serez libre alors de vous marier comme vous l’entendez, et comme, grâce à Dieu, vous n’avez pas six pence qui vous appartiennent en propre, nous nous marierons tout de suite, en dépit de tous les beaux-pères du monde.

« — Combien je voudrais être riche pour l’amour de vous, dit-elle avec un soupir.

« — Réjouissez-vous, pour l’amour de moi, de ne pas l’être, lui répondis-je. Vous ne pouvez imaginer les complications et les difficultés que la fortune crée dans ce monde. Il n’y a pas d’esclave mieux enchaîné que l’homme qui a, comme on dit, pignon sur rue et un capital chez son banquier. Le vrai roi de la création est l’homme qui porte tout ce qu’il possède sous son chapeau.

« Après avoir ainsi moralisé, je me mis en devoir de demander à Mlle Halliday si elle était prête à supporter une situation plus humble que celle dont elle jouissait à La Pelouse.

« — Vous n’aurez pas de confortable landau, lui dis-je, pas de groom prêt à courir la ville et la campagne sur un signe de sa maîtresse, pas de femme de chambre coiffée et en grande tenue dès onze heures du matin ; mais, au lieu de tout cela, une pauvre petite boîte en forme de maison, avec six pièces, une bonne à tout faire, dont la figure sera toujours barbouillée de charbon, de suie, de graisse. Pensez à cela, Charlotte, et demandez-vous si vous pourrez le supporter.

« Ma Charlotte se mit à rire, comme si cette perspective eût été le plus délicieux tableau que l’on pût offrir à l’humanité.

« — Croyez-vous que je me soucie de tout cela ! s’écria-t-elle. Si ce n’était à cause de maman, je détesterais cette soi-disant belle villa et tous ces soi-disant agréments. Vous voyez combien je suis heureuse ici où il n’y a aucune prétention aux grandeurs.

« — Mais je dois vous prévenir que nous ne serons pas en état dans les commencements de nous donner le luxe de thés comme ceux d’ici, lui fis-je remarquer en manière de parenthèse.

« — Ma tante nous enverra des paniers de volailles et de gâteaux, monsieur, et en attendant, nous nous arrangerons pour vivre de pain et d’eau.

« Je promis alors à ma bien-aimée un hôtel avec un landau mieux construit que celui de M. Sheldon, pour plus tard, bien entendu. Je suivrais ses beaux yeux comme une étoile, et je me sentais assez fort pour gravir la pente glissante qui mène jusqu’au sac de laine qui sert de siège au Grand Chancelier.

« Après que nous fûmes restés longtemps assis dans la demi-obscurité, bavardant avec ivresse, la tante Dorothée arriva, suivie par une robuste servante qui apportait des lumières et une autre servante, non moins robuste, chargée d’un lourd plateau, couvert de tout ce qu’il faut pour le thé ; elles étendirent sur la table une nappe d’une blancheur de neige. Presque aussitôt entra l’oncle Joé ; comme la tante Dorothée il se montra aimable, presque farceur.

« Le thé fut suivi d’une nouvelle partie de whist, dans laquelle la tante Dorothée et moi remportâmes une victoire facile sur Charlotte et l’oncle Joé. L’intimité familière de ce cercle domestique me mettait de plus en plus à mon aise ; j’y jouissais avec orgueil de la position d’un fiancé attitré. Mes Arcadiens ne s’inquiétaient en aucune façon de l’approbation ou de la désapprobation de M. et Mme Sheldon, non plus que de mes projets d’avenir ou de mon passé. Ils voyaient mon amour pour la jeune fille, ils comprenaient qu’elle en était heureuse, et ils l’aimaient tant qu’ils étaient disposés à ouvrir leur cœur sans réserve à celui qui l’aimait, fût-il riche ou pauvre, noble ou roturier. De même que dix ou douze ans auparavant, ils lui eussent donné, sans regarder au prix ou à la qualité, la poupée de cire qu’elle eût désiré, ils lui donnaient aujourd’hui leur approbation et leurs sourires en faveur du fiancé qu’elle avait choisi.

« — Je sais que Sheldon est un homme qui vise toujours à la meilleure chance, dit l’oncle Joé, et je parierais bien que vous aurez de la peine à vous entendre avec lui ; d’autant plus que le testament du pauvre Tom a laissé toute la fortune à sa femme, ce qui équivaut à dire que c’est M. Sheldon qui en a la disposition.

« J’assurai l’oncle Joé que l’argent était le moindre objet de mes désirs.

« — Alors, je ne vois pas pourquoi il ne vous donnerait pas Charlotte, répliqua M. Mercer. Du reste, si elle est privée de la fortune de son père, on ne la privera pas de ce que ses vieux oncle et tante auront à lui laisser un jour ou l’autre.

« Ces dignes gens étaient là me proposant une héritière aussi simplement que s’il se fût agi d’une tasse de thé.

« Je revins une fois de plus à pied, à la lueur des étoiles. Oh ! comme j’étais heureux ! Le bonheur peut-il être aussi parfait ? Une joie si pure peut-elle durer ? Je m’adressais ces questions à moi-même, et, de nouveau, je m’arrêtai sur la route au milieu de la lande solitaire : je me découvris et remerciai Dieu d’avoir laissé pénétrer dans mon cœur de si belles espérances.

« Mais il faut, malgré tout, que les trois mille livres de Sheldon soient à moi avant que je puisse offrir le plus humble abri à ma douce amie ! Ce serait, certes, pour moi une bénédiction de parcourir le monde pieds nus avec Charlotte à mon côté ; mais un voyage pieds nus ne s’offre guère à la femme que l’on aime. Donc, mon garçon, il faut se remettre en route. En avant ! Encore un jour dans cette délicieuse ferme, et puis plus de retard. En avant ! en avant ! oui, en avant ! et au grand galop, encore ! Je ne m’arrêterai que lorsque j’aurai découvert la ligne matrimoniale de Charlotte Meynell, arrière-petite-fille de Matthieu Haygarth, et, si elle existait encore, héritière de droit des cent mille livres qui vont en ce moment être broyées par les voraces mâchoires de la Couronne. Un jour encore, un jour de délicieux repos dans ce pays des rêves, et puis en route… jusqu’à ce que j’aie réussi. C’est dit, morbleu ! c’est dit ! En avant !

« La pluie fouette les étroits carreaux de ma fenêtre pendant que j’écris. La journée a été désespérément pluvieuse. Je suis resté dans ma petite chambre, occupé à écrire Ce qui précède. Le vent et la pluie n’auraient certainement pas eu la puissance de m’éloigner de ma chérie ; mais, eût-il fait le plus beau soleil, que je n’aurais pu convenablement me présenter trois après-midi de suite à la ferme. Demain l’annonce de mon départ sera une excuse valable pour faire une nouvelle visite chez mes aimables oncle et tante : ce sera ma visite d’adieu. Aurais-je manqué à Charlotte cet après-midi ?… Sera-t-elle fâchée quand elle apprendra mon départ ?… Nous rencontrerons-nous encore sous d’aussi heureux auspices ?… Retrouverai-je jamais des amis aussi bons, aussi hospitaliers que ceux que je vais laisser ?…