Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 07/Chapitre 01

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 177-191).


LIVRE SEPTIÈME

L’ENGAGEMENT DE CHARLOTTE



CHAPITRE I

LA PATIENCE FAIT LA FORCE

Mlle Halliday revint à là villa de Bayswater ; elle était plus fraîche qu’elle n’avait jamais été ; quelque chose de réfléchi s’épandait sur toute son exquise personne et la faisait resplendir d’un charme plus parfait et tout à fait nouveau.

Valentin eût été en droit de s’écrier orgueilleusement :

« Voyez ! cette femme a une âme nouvelle !… Eh bien, cette âme nouvelle est à moi !… »

C’était, en effet, l’amour qui avait fait cela. Diana s’étonnait de ce changement subit pendant que son amie, assise près de sa fenêtre préférée, le matin de son retour, regardait d’un air rêveur le jardin dépourvu de fleurs ou les sombres arbres verts qui se dressaient, comme des pyramides dans l’atmosphère grise.

Diana avait accueilli son amie avec sa froideur habituelle, au grand désappointement de celle-ci. Charlotte avait un besoin excessif d’expansion et ne demandait qu’à ouvrir son cœur. Elle soupirait après Diana, attendait le moment où elle se jetterait à son cou, lui ferait toutes ses confidences. Elle restait assise près de la fenêtre, pensant à Valentin, désireuse de parler de lui, mais ne sachant comment commencer.

Diana aussi était assise devant son éternel métier à broder, piquant ses grains de verre avec la régularité d’une machine : les petits grains, à mesure qu’ils quittaient son aiguille, faisaient entendre un petit bruit sec.

Depuis le retour de Charlotte, les deux jeunes filles montraient vis-à-vis l’une de l’autre une réserve inaccoutumée. Charlotte, qui brûlait de raconter son doux poème d’amour n’osait pas, et Mlle Paget se laissait aller au courant des tristes impressions qui, depuis quelque temps, assombrissaient son âme.

Diana épiait furtivement Charlotte tout en épiant ses petits grains ; elle l’épiait avec des yeux étonnés, ne comprenant rien à ces éclairs de bonheur qui enflammaient ses beaux yeux. Elle ne retrouvait plus son ancienne camarade gaie, rieuse, mais une femme faite qui semblait dominée par des émotions d’un ordre supérieur.

« Elle ne doit pas s’être beaucoup occupée de Valentin, pensa Diana ; autrement elle ne semblerait pas si heureuse après une aussi longue séparation. Je doute que ces créatures privilégiées, qui séduisent tout le monde, soient capables d’éprouver un sentiment profond. Le bonheur est une habitude pour celle-ci. Les attentions de Valentin lui ont fait plaisir. Le roman lui a été agréable tant qu’il a duré, mais à la première interruption de l’aventure elle a fermé le livre et n’y a plus pensé. Oh ! que ne suis-je faite comme elle, pour oublier les jours que j’ai passés avec lui et les rêves qu’ils m’ont inspirés. »

Cette vision du passé revint à Diana, au milieu de son travail, et pendant quelques minutes, le bruit des perles cessa, tandis que les mains jointes elle attendait que ces ombres se fussent effacées. Bon rêve d’autrefois lui était revenu comme un tableau magnifique, et cependant elle ne s’était jamais vue dans une somptueuse villa italienne, lançant son faîte de marbre vers le ciel, mais simplement dans un pauvre logement du Strand avec un maigre balcon et une échappée sur la rivière ; un petit salon aéré, au troisième étage, dont les murs recouverts de papier frais seraient garnis de portraits gravés des écrivains préférés ; d’un côté, un bureau à pupitre ; de l’autre, une table à ouvrage ; l’abri, sans prétention d’un journaliste qui vit au jour le jour et dont la femme est appelée à faire chaque matin des miracles d’économie domestique.

C’était ainsi que Diana avait rêvé son Paradis, et cette vision lui semblait d’autant plus belle maintenant, qu’elle ne devait pas se réaliser.

Après être restée quelque temps assise, voulant parler, mais s’attendant à être interrogée, Charlotte se vit enfin obligée de rompre le silence la première.

« Vous ne me demandez pas si je me suis bien amusée, Diana, dit-elle, les yeux baissés sur le petit paquet de breloques et de clefs qu’elle tenait dans ses doigts inoccupés.

— Vraiment, ne l’ai-je pas fait ? répliqua languissamment Diana ; je croyais que c’était une de ces questions banales qui se font toujours toutes seules.

— J’espère, Diana, que vous ne me feriez pas, à moi, des questions banales ?

— Non ; je ne le devrais certainement pas ; mais je crois qu’il y a des moments où l’on n’est plus soi-même, Charlotte ; oui, même avec ses meilleurs amis. Et vous êtes ma meilleure amie ; je pourrais aussi bien dire ma seule amie, ajouta en riant la jeune fille.

— Diana ! s’écria Charlotte d’un ton de reproche, pourquoi parlez-vous avec cette aigreur ? Vous savez que je vous aime tendrement. C’est la vérité. Il n’y a rien au monde que je ne sois prête à faire pour vous. Mais je ne suis pas seule à vous aimer ; il y a M. Haukehurst, que vous connaissez depuis si longtemps… »

La figure de Mlle Halliday était tout enflammée, et bien qu’elle se penchât très-bas pour examiner les colifichets dorés qui pendaient après sa chaîne de montre, elle ne put cacher sa rougeur à des yeux que la jalousie faisait clairvoyants.

« M. Haukehurst ! s’écria Diana, avec une expression indéfinissable de mépris, si j’étais sur le point de me noyer, croyez-vous qu’il me tendrait seulement la main ? Lorsqu’il vient dans cette maison, lui qui a connu tant de pauvreté et de honte, tant de bonheur aussi avec moi et les miens, croyez-vous qu’il se rappelle seulement que j’existe ? Pensez-vous qu’il s’arrête à considérer si je suis cette Diana, qui fut autrefois sa confidente, ou simplement un insignifiant personnage appelé à remplir un siège vacant dans votre salon ?

— Diana !

— C’est très-bien à vous, Charlotte, de me regarder d’un air de reproche ; mais vous devez savoir que je dis la vérité. Vous parlez d’amitié. Qu’est-ce que ce mot signifie, sinon qu’on pense à un autre, qu’on souffre pour lui, qu’on s’occupe de lui ? Vous imaginez-vous, par hasard, que Valentin pense jamais à moi ! »

Charlotte fut obligée de garder le silence : elle se rappelait qu’en effet, le nom de Diana n’avait été prononcé que très-rarement dans les longues conversations de la ferme ; elle se souvenait qu’une fois, comme elle faisait, avec son Valentin, de beaux projets d’avenir, elle s’était arrêtée au beau milieu d’une description de la petite maison des faubourgs où ils iraient vivre, pour disposer d’un seul mot du sort de la pauvre Diana.

« Et la chère Diana pourra rester à la villa pour prendre soin de maman, » avait-elle dit.

Ce à quoi Haukehurst avait adhéré par un simple signe, puis la description de la maison idéale avait repris de plus belle.

Charlotte se rappelait cela maintenant avec un vrai chagrin ; elle avait été si parfaitement heureuse et si parfaitement égoïste dans son bonheur !

« Oh ! Diana, s’écria-t-elle, comme les gens heureux sont égoïstes ! »

Puis elle s’arrêta confuse, s’apercevant que sa remarque ne se rapportait en rien à la dernière observation de Diana.

« Valentin sera votre ami, chère, dit-elle après une pause.

— Ah ! voilà que vous commencez déjà à répondre pour lui ! s’exclama Mlle Paget avec un effroi contenu et plein d’amertume.

— Diana, pourquoi êtes-vous si injuste avec moi ? s’écria passionnément Charlotte. Ne voyez-vous pas qu’il me tarde de me confier à vous ? Qu’est-ce qui vous rend si amère ? Vous ne pouvez douter de la sincérité de mon affection, et si M. Haukehurst n’est pas pour vous ce qu’il a été autrefois, vous ne pouvez méconnaître à quel point vous vous montrez toujours froide et réservée envers lui. En vérité, lorsque vous lui parlez, on pourrait croire que vous avez positivement de la haine pour lui. J’ai besoin que vous l’aimiez un peu par affection pour moi. »

Mlle Halliday quitta son siège en disant ces mots, et s’approchant de la table auprès de laquelle son amie travaillait, elle se glissa tout à côté de Diana, et d’un air moitié effrayé, moitié caressant, elle s’assit sur le coussin qui était à ses pieds, puis elle prit la main froide de Mlle Paget.

« J’ai besoin que vous aimiez un peu M. Haukehurst, Diana, répéta-t-elle, pour l’amour de moi.

— Très-bien, je m’efforcerai de l’aimer un peu, pour l’amour de vous, répondit Mlle Paget d’un ton très-sec.

— Oh ! Diana, dites-moi comment il a pu vous blesser ?

— Qui vous a dit que jamais il m’eût blessée ?

— Votre propre manière d’être, ma chérie. Vous ne pourriez pas être si peu aimable avec lui, que vous connaissez depuis si longtemps, avec lequel vous avez partagé tant de peines… s’il ne vous avait profondément offensée.

— Cela est votre idée, Charlotte ; mais, voyez-vous, je ne vous ressemble nullement. Je suis fantasque et capricieuse. J’aimais M. Haukehurst, et je ne l’aime plus. Quant à m’avoir blessée, toute sa vie m’a blessée, depuis le commencement jusqu’à la fin. Je ne suis pas bonne, je ne suis pas aimante comme vous ; mais je n’aime pas les déceptions et je hais les mensonges ! Oh ! les mensonges… surtout !… et pourtant, que d’hommes mentent !

— Est-ce que la vie de Valentin, est-ce que la vie de votre père a été si mauvaise ? demanda Charlotte toute tremblante, en fixant sur Diana un regard inquiet.

— Oui, cette vie a été toute de bassesses et de faussetés… une vie de honte, d’artifices… je ne connais pas en détail les moyens qu’ont employés mon père et Valentin pour assurer leur existence de chaque jour… et la mienne, hélas ! mais je sais qu’ils ont fait du tort aux autres. Si le mal qui à été fait l’a toujours été en connaissance de cause, quant à Valentin, je ne saurais l’affirmer. Il est possible qu’il n’ait été que l’instrument de mon père. J’espère même qu’il en a été ainsi. »

Elle dit tout cela en paraissant rêver, comme exprimant tout haut ses pensées, plutôt que comme cherchant à éclairer Charlotte,

« Je suis sûre qu’il lui a servi d’instrument sans le savoir, s’écria la jeune fille avec un air de conviction, il n’est pas dans sa nature de rien faire de déshonnête.

— En vérité vous le connaissez très-bien, à ce qu’il paraît, » dit Diana.

Ah ! quelle tempête s’agitait à ce moment dans ce cœur fier et passionné ! Quelles luttes entre la puissance du bien et du mal ! Pitié affectueuse pour Charlotte, tendre compassion pour la jeunesse de sa rivale, en même temps que l’inexprimable sensation de sa propre désolation.

Elle l’avait aimé si tendrement et il lui était enlevé. Il fut un temps où lui-même l’avait presque aimée… presque ! C’était ce souvenir qui rendait pour elle l’épreuve si amère. La coupe s’était approchée de ses lèvres uniquement pour être brisée à jamais.

— Ai-je dans ma vie demandé autre chose que son amour ? se disait-elle. Ai-je jamais envié aucun des plaisirs, aucun des triomphes qui font le bonheur des filles de mon âge ? Non ; je n’ai soupiré qu’après son amour. Vivre avec lui dans un logement garni, être assise près de lui pendant qu’il travaillerait, partager avec lui le labeur et la peine de la vie… tel a été mon rêve de bonheur en ce monde ; et c’est elle qui le détruit ! »

C’est ainsi que Diana discutait avec elle-même pendant qu’elle demeurait assise, les yeux fixés sur la belle créature qui lui avait occasionné la plus atroce des douleurs qu’une femme puisse causer à une autre femme. Ce cœur passionné qui ressentait si vivement les outrages de la réalité était porté au mal, ce jour-là. Le démon de la jalousie y avait enfoncé ses griffes acérées. Il n’était pas possible pour Diana de se sentir très-disposée envers celle dont l’innocente main avait jeté par terre la demeure enchantée de ses rêves. N’était-ce pas une chose épouvantable que cette gracieuse enfant que chacun était disposé à adorer eût justement choisi ce cœur pour le lui ravir ?

« Il en a toujours été ainsi, pensait Diana ; l’histoire de David et Nathan est une parabole qui sera sans cesse reproduite. David est très-riche, il possède d’incalculables quantités de brebis et de bêtes à cornes, mais il n’est satisfait qu’après avoir enlevé le petit agneau qui faisait la joie et le bonheur d’un pauvre homme.

— Diana, dit très-doucement Mlle Halliday, il est très-difficile de vous parler aujourd’hui, et j’ai tant de choses à vous dire.

— Au sujet de votre voyage ou au sujet de M. Haukehurst ?

— Au sujet… du comté d’York, répondit Charlotte de l’air d’une enfant qui a été admise au dessert et à laquelle on demande ce qu’elle aime le mieux, une poire ou une pêche.

— Au sujet du comté d’York, répéta Mlle Paget avec un léger soupir de soulagement. Je serais fort satisfaite de vous entendre parler de vos amis. Votre séjour, chez eux, a-t-il été agréable ?

— Très… très-agréable, répondit Charlotte, en appuyant complaisamment sur les mots.

— Comme vous êtes devenue sentimentale, Charlotte ! Je pense que vous aurez trouvé tout un rayon de romans oubliés dans un coin de la bibliothèque de votre tante. Vous avez perdu toute votre gaieté.

— Est-ce possible ? murmura Charlotte. Cependant je me sens beaucoup plus heureuse que quand je suis partie. Qui pensez-vous que j’ai rencontré à Newhall, Diana ?

— Je n’en ai point la moindre idée. Mes notions sur le comté d’York sont très-vagues. Je me figure que ses habitants sont d’aimables sauvages, juste un peu plus civilisés que n’étaient les anciens Bretons, quand Jules César est venu faire sa conquête. Qui avez-vous pu rencontrer là ? Quelque gentilhomme campagnard, je présume, qui est tombé amoureux de vos beaux yeux et aurait voulu vous décider à passer le reste de votre existence dans ces déserts du Nord. »

Mlle Paget n’était pas femme à découvrir ses blessures pour les livrer à l’examen de l’amitié, même la plus tendre. Quelque vives que fussent les plaies creusées par les dents du serpent, elle savait marcher tête haute sous le poids de la douleur. N’était-elle pas accoutumée à souffrir, elle, le bouc émissaire des nourrices volées, des logeuses indignées ? elle, qui dans la pension de sa parente avait vécu dans une situation de subalterne, soumise à toutes les corvées, méprisée même par son père ? La saveur de ces eaux amères était trop familière à ses lèvres. Si la dose était un peu plus âpre qu’à l’ordinaire, l’habitude lui avait appris à vider la coupe sans se plaindre, sinon en se résignant. Ce jour-là, elle avait été dominée par un moment de passion ; mais l’orage était dissipé, et un esprit plus observateur que celui de Charlotte s’y fût trompé.

« Vous voilà redevenue, ma Diana, à vos meilleurs moments un peu sévère, mais loyale et franche. »

Mlle Paget fronça légèrement le sourcil.

« Non, chère, continua Charlotte avec une légère pointe de coquetterie, ce n’est point un gentilhomme campagnard. C’est une personne que vous connaissez très-bien, une personne dont nous parlions tout à l’heure. Oh ! Diana, vous devez certainement m’avoir comprise quand je vous ai demandé de l’aimer pour l’amour de moi.

— Valentin ! s’exclama Diana.

— Et quel autre, chère aveugle Diana ?

— Il était dans le comté d’York ?

— Oui, chère ; c’est la chose la plus étonnante qui soit jamais arrivée. Dans une excursion qu’il faisait un matin, il s’est approché de la porte de Newhall sans avoir la moindre idée de me rencontrer là. N’est-ce pas surprenant ?

— Qu’est-ce qui a pu l’amener dans le comté d’York ?

— Il y est venu pour une affaire.

— Mais quelle affaire ?

— Je n’en sais rien. Quelque affaire de papa ou de George Sheldon, sans doute. Et cela peut être. Il écrit un livre, je crois, sur la géologie ou l’archéologie… oui, c’est cela, l’archéologie.

— Valentin écrit un livre sur l’archéologie ! s’écria Diana, vous rêvez, Charlotte.

— Pourquoi donc !… Est-ce qu’il n’est pas écrivain ?

— Il a été reporter pour un journal ; mais personne n’est moins capable que lui d’écrire sur l’archéologie. Vous vous trompez bien certainement.

— C’est possible, ma chère. Je n’ai pas fait grande attention à ce qu’il m’a dit de ses affaires. Il me semblait si étrange de le voir là, juste aussi à son aise que s’il eût été de la famille. Oh ! Diana, vous ne pourriez imaginer à quel point ma tante et mon oncle ont été bienveillants pour lui. Ils l’aiment tant !… et ils savent que nous sommes engagés. »

Mlle Halliday dit ces derniers mots en baissant sensiblement la voix.

« Comment ! s’écria Diana ; voulez-vous dire que vous ayez promis d’épouser cet homme, que vous connaissez à peine et seulement sous des rapports défavorables ?

— Qu’est-ce que je connais qui lui soit défavorable ? Ah ! Diana, que vous êtes méchante et comme vous haïssez ce pauvre Valentin ! Je sais très-bien, du reste, que ce n’est pas ce qu’on appelle un bon mariage. Un bon mariage veut dire que l’on aura une paire de chevaux, souvent malades, une douzaine de domestiques qui seront les maîtres, comme les nôtres, une grande maison d’un gros entretien, que personne ne peut rendre propre. Non, Diana, c’est justement là le genre de vie que je déteste. Ce que j’aimerais, ce serait une chère petite maison, avec un tout petit, tout petit jardin, dans lequel Valentin et moi pourrions nous promener tous les matins, avant qu’il se mette au travail et où nous pourrions prendre le thé ensemble pendant les soirées d’été ; un jardin assez grand pour y cultiver une douzaine de rosiers, mais pas plus. Oh ! Diana, pensez-vous que je veuille me marier avec un homme riche ?

— Non, Charlotte ; mais j’aurais cru que vous désiriez épouser un homme bon.

— Valentin est très-bon. Il n’y a qu’un homme bon qui ait pu être aussi heureux qu’il a paru l’être à la ferme. Cette vie simple de la campagne n’aurait pas pu rendre heureux un méchant homme.

— Et Valentin était-il réellement heureux à Newhall ?

— Réellement, réellement, réellement ! Ne cherchez pas à affaiblir ma foi en lui, Diana, Elle ne peut être affaiblie. Il m’a dit quelque chose du passé, bien que j’aie pu voir qu’il lui était très-pénible d’en parler. Il m’a dit combien il avait été dépourvu d’amis dans sa jeunesse, passée au milieu de gens sans principes, sans aveu, et quel être perdu et abandonné il était jusqu’à ce qu’il m’eût rencontrée. C’est moi qui dois être son étoile polaire, pour le conduire dans le droit chemin. Savez-vous, Diana, que je ne puis rien m’imaginer de plus doux que cela : être la bonne fée de l’homme que l’on aime. Valentin dit que tout en lui est changé depuis qu’il me connaît. Que suis-je donc pour que je puisse produire un tel changement sur mon bien-aimé ? C’est une folie, n’est-ce pas, Diana ?

— Oui, Charlotte, répliqua la voix de la raison par la voix de Mlle Paget, ce n’est que folie du commencement à la fin, et je ne puis prévoir que des tourments au bout de cette folie. Que dira votre maman d’un pareil engagement, ou qu’en dira M. Sheldon ?

— Oui, voilà la question, répliqua Charlotte très-sérieusement. Ma chère maman est la meilleure femme qu’il y ait au monde, et je suis sûre qu’elle consentirait à tout plutôt qu’à mon malheur. Et puis, vous savez, elle aime beaucoup Valentin, à cause des billets de spectacle qu’il lui donne et autres choses pareilles ; mais quoi que puisse penser maman, elle sera dirigée par M. Sheldon, et sûrement il s’opposera à notre mariage. »

Notre mariage ! C’était une affaire arrangée alors, une chose qui devait se faire plus tôt ou plus tard, et il ne restait plus que la question de savoir quand et comment cela serait. Diana resta assise, immobile comme une statue, dévorant sa douleur, souffrant autant qu’ont souffert les martyrs chrétiens à l’agonie, comme souffre une femme lorsque la plus chère espérance de sa vie lui est arrachée et qu’elle n’ose pleurer tout haut.

« M. Sheldon sera le dernier homme du monde à permettre ce mariage, dit-elle.

— Peut-être, répliqua Charlotte ; mais je ne compte pas sacrifier Valentin au bon plaisir de M. Sheldon. M. Sheldon a tout pouvoir sur maman et sur sa fortune, mais il n’a en réalité aucune autorité sur moi. Je suis aussi libre que l’air, Diana, et je ne possède pas un sou au monde. N’est-ce pas délicieux ? »

La jeune fille fit cette question en toute sincérité en regardant son amie avec un air joyeux et charmant. Que d’ironie il y avait dans cette question pour Diana, dont l’existence entière avait été empoisonnée par la misère qui, aux yeux de Charlotte, semblait être une chose délicieuse.

« Que voulez-vous dire, Charlotte ?

— Je veux dire que, même ses plus grands ennemis, ne peuvent accuser Valentin d’agir par intérêt. Il ne demande pas à m’épouser par amour pour ma fortune.

— Connaît-il votre position réelle ?

— Complètement. Et maintenant, Diana, dites-moi que vous essaierez de l’aimer un peu pour l’amour de moi ; que vous serez bonne, et que vous direz un mot en ma faveur à maman, tout à l’heure, après que je lui aurai tout dit.

— Quand comptez-vous lui en parler ?

— Tout de suite ou presque tout de suite. Je sais à peine comment m’y prendre. J’ai déjà eu beaucoup de peine à commencer avec vous.

— Ma pauvre Charlotte ! quelle ingrate il faut que je sois !

— Ma chère Diana, vous n’avez aucune raison d’être reconnaissante. Je vous aime de tout cœur, et je ne pourrais vivre dans cette maison sans vous. C’est moi qui vous dois de la reconnaissance quand je vois de quelle manière vous supportez l’humeur agaçante de maman et le sombre caractère de M. Sheldon par affection pour moi.

— Oui, Charlotte, par affection pour vous, répondit Mlle Paget avec un soupir, et je ferai plus que cela par affection pour vous. »

Elle avait passé son bras autour de la belle tête de sa rivale, et considérait sa douce figure avec une tendresse suprême ; elle n’éprouvait aucune colère contre la belle enchanteresse qui lui avait ravi son doux ami ; elle ressentait seulement quelque irritation contre la Providence, qui avait décrété que cet ami lui serait enlevé.

Aucun soupçon du secret de son amie ne se présenta à l’esprit de Charlotte. Dans le cours de leurs relations Diana avait très-peu parlé de Valentin, et le peu qu’elle en avait dit avait toujours été prononcé d’un ton moitié amer, moitié dédaigneux. Charlotte dans sa simple candeur acceptait cela comme une preuve de l’aversion de Mlle Paget pour le protégé de son père.

« La pauvre Diana souffre de voir son père montrer tant d’amitié à un étranger pendant qu’il la délaisse, » pansait Mlle Halliday.

Une fois arrivée à cette conclusion, elle n’avait plus fait d’efforts pour pénétrer les mystères de l’âme de Diana. Elle était moins que jamais disposée à s’inquiéter des sentiments de Diana, maintenant qu’elle était sous le sceptre de l’amour avec la douce conscience que cet amour était partagé. Si tendre et affectionnée qu’elle fût, elle ne pouvait échapper à cet égoïsme relatif qui est le vice capital des amants heureux. Son cœur n’était pas assez large pour aimer plusieurs êtres. Elle en adorait un, cela lui suffisait.