Les Ondins, conte moral/Chapitre 07

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Delalain (tome Ip. 135-163).

CHAPITRE VII.

Tramarine est conduite dans Sallon des merveilles.

Le Génie Verdoyant accompagna Tramarine dans un pavillon de crystal, éclairé par des escarboucles qui paroissoient autant de Soleils. Une des faces de ce pavillon donnoit sur un parterre, émaillé de mille sortes de fleurs inconnues sur la terre, & qui répandoient dans l’air un parfum délicieux. Un concert d’un goût nouveau se fit entendre ; on y chanta les louanges du Génie Verdoyant & celles de la Princesse Tramarine : ce concert fini, elle fut conduite dans un Sallon de glaces magiques qui avoient la vertu de représenter tout ce qui se passoit dans le monde.

La Princesse, surprise de cette merveille, dit au Génie qu’elle seroit bien aise d’apprendre ce qui étoit arrivé à Céliane, depuis que la méchante Turbulente les avoit si cruellement séparées. Fixez votre attention sur les glaces, dit le Prince, & vos desirs seront remplis à l’instant. Tramarine regarde dans une de ces glaces, qui lui représente d’abord les jardins de la Fée Bonine : Céliane y paroissoit évanouie, & les femmes, commises pour garder la Princesse, s’empressoient pour la secourir ; leur trouble & leur inquiétude paroissoient dans leurs yeux. Revenue de cette foiblesse, elle la vit leur raconter son malheur ; son discours étoit interrompu par des sanglots, ses larmes couloient en abondance, & il sembloit que ses mêmes paroles se traçoient sur la glace. Toutes les femmes de la Princesse, présentes à ce récit, paroissoient au désespoir ; mais l’état déplorable où se trouvoit la malheureuse Céliane, ne leur permit pas de la gronder sur sa négligence. Elle vit arriver ensuite La Fée Bonine qui, instruite de l’enlèvement de Tramarine, entre dans son cabinet pour y consulter les grands Livres : elle fut long tems à les feuilleter avec une attention singuliere ; puis, après avoir fait plusieurs figures avec la grande pentacule de Salomon, pour obliger un des Génies, Habitant de l’air, de descendre, afin de l’instruire du sort de Tramarine, elle force enfin, par ses conjurations, le Génie Jaël de venir lui apprendre que la Princesse est unie pour jamais au Génie Verdoyant, Prince des Ondins, & qu’elle est admise au sort des Immortels. La Fée, contente d’apprendre d’aussi bonnes nouvelles, se hâte d’en faire part à Céliane, en lui donnant le choix de rester auprès d’elle, ou d’être transportée dans tel Royaume qu’elle voudroit choisir. Céliane préfére la société de Bonine à tous les autres avantages que la Fée offroit de lui faire.

Voyez à présent, dit Verdoyant, le désespoir de Turbulente, il doit vous servir de Comédie. Tramarine voit la Magicienne échevelée accourir au bruit éclatant qui frappa ses oreilles, lorsque le Génie brisa & renversa le cachot qu’elle avoit bâti par la force de ses enchantemens. Cette Mégère s’arrachoit les cheveux de désespoir, & faisoit des hurlemens semblables à ceux de Cerbere, conjurant les Furies de seconder sa rage & sa fureur, & faisant mille imprécations contre Bonine, qu’elle croyoit être celle qui avoit délivré sa captive. On la vit ensuite monter dans sa voiture qui étoit attelée de six Rats des plus monstrueux, pour aller consulter Pencanaldon. C’étoit un fameux Magicien ; mais comme elle n’étoit occupée que de sa vengeance, elle s’abandonna à la conduite de ses Rats en leur laissant la bride sur le cou, & ils la culbuterent dans un précipice où elle & sa voiture furent fracassées, & on la vit servir de pâture aux Rats qui la conduisoient.

Tramarine dont le cœur étoit excellent, ne put voir ce spectacle sans horreur, malgré les maux qu’elle lui avoir fait souffrir. Elle se retourna vers une autre glace qui lui fit voir la Reine Pentaphile qui, après avoir sçu qu’elle étoit partie pour son exil, parut se repentir du Jugement rigoureux qu’elle avoit été, pour ainsi dire, forcée de prononcer contre la fille du Roi de Lydie. Cette Princesse fut plusieurs jours renfermée, sans vouloir permettre à personne de se présenter devant elle. Enfin, ne pouvant contenir sa douleur, elle fit venir la Chanceliere, lui fit de vifs reproches de l’avoir privée pour toujours de la vûe d’une Princesse aimable, qui devoit faire l’ornement de la Cour, & à laquelle elle se proposoit de remettre dans peu le gouvernement de l’Etat, sentant que ses forces s’affoiblissoient chaque jour. N’eût-elle pas été assez punie, ajouta Pentaphile, d’ignorer le sort du Prince son fils, sans espérance d’en apprendre jamais aucune nouvelle ? D’ailleurs le Roi de Lydie peut se repentir de l’avoir privée des droits qu’elle a à sa Couronne : ne peut-il pas aussi me la redemander pour former quelques alliances utiles à son Royaume ? C’est contre ma volonté qu’on a prononcé son exil, & l’on n’a pas eu assez d’égard à son rang ni à sa naissance.

La Chanceliere jugeant, par les regrets de la Reine, qu’elle étoit en danger de perdre sa faveur, voulut faire un dernier effort pour conserver au moins sa place : c’est pourquoi elle répondit que pour peu que sa Majesté désirât de revoir la Princesse, il seroit très-facile de la faire revenir à la Cour ; que la Fée Bonine qui l’avoit prise sous la protection, se feroit un plaisir de la ramener ; & que l’Arrêt que sa Majesté avoit rendu serviroit de même à maintenir ses peuples dans leur devoir, & que c’étoit le seul but que son Conseil s’étoit proposé dans la condamnation qu’on avoit été forcé de prononcer, afin d’assujettir ses Sujets à l’observation des Loix que sa Majesté avoit elle-même établies. Il falloit un exemple frappant, ajouta la Chanceliere, & qui pût les intimider ; mais votre Majesté est toujours maîtresse d’accorder des graces aux personnes qu’elle juge qui en sont dignes. J’oserai seulement faire observer à votre Majesté, qu’en rappellant la Princesse dans votre Cour, après l’Arrêt fatal qu’il a été nécessaire de prononcer contre elle, il est à craindre qu’elle n’en conserve un souvenir amer, & que lorsqu’elle aura l’autorité en main, elle ne vienne à changer toute la forme du Gouvernement, en donnant entrée dans le Royaume à de nouveaux usages.

Ce discours adroit n’empêcha pas la disgrace de la Chanceliere. Ses ennemies, jalouses du pouvoir qu’elle avoit usurpé, ne manquerent pas de profiter de ces circonstances pour achever de la noircir dans l’esprit de leur Souveraine. Plusieurs Mémoires lui furent présentés, où il étoit prouvé que la Chanceliere n’avoit animé les Magiciennes contre la Princesse, que dans la vûe de s’emparer de toute l’autorité ; les brigues qu’elle fomentoit depuis long-tems dans les Troupes, ne tendoient qu’à se faire donner l’administration du Royaume. Toutes ces accusations furent prouvées, & l’on fit encore remarquer que les principales Charges de l’Etat n’étoient plus occupées que par ses créatures.

La Reine, surprise de se voir ainsi trompée par une femme dans laquelle elle avoit mis toute sa confiance, & qu’elle avoit tout lieu de croire lui être attachée par toutes les faveurs dont elle n’avoit jamais cessé de la combler, délivra sur le champ un ordre pour qu’elle fût conduite dans l’isle de l’Ennui, la trouvant trop coupable pour la priver de la vie. Cet ordre fut exécuté dans l’instant, & tous les trésors qu’elle avoit amassés furent confisqués au profit des Troupes.

Tramarine fut curieuse d’apprendre la situation de l’isle de l’Ennui dont elle n’avoit jamais entendu parler : les glaces lui représenterent aussi tôt un endroit marécageux, toujours rempli d’un brouillard épais, où jamais le Soleil ne fait sentir ses rayons ; une terre aride & couverte de Monstres affreux qui, par leur venin, répandent un air pestiféré : il ne croît dans cette isle que des plantes venimeuses. Ce fut dans cet horrible endroit où Tramarine vit arriver son ennemie : mais ce qu’elle ne put voir sans frémir d’horreur, ce furent ces Monstres qui, se saisissant de cette Criminelle, lui dévoroient les entrailles, l’un s’attachoit à lui ronger le cœur, d’autres attaquoient différentes parties de son corps ; &, par un prodige inoui, loin que ces cruautés lui ôtassent la vie, elle sembloit se renouveller par ces souffrances. C’est ainsi, dit le Génie Verdoyant, que tous les Criminels d’Etat, qui ont abusé de la confiance de leur Maître en vexant ses peuples, doivent souffrir pendant plusieurs siécles.

La Princesse, continuant ses observations sur le Royaume de Castora, remarqua qu’on venoit de nommer, pour occuper la place de Chanceliere, une femme d’un mérite distingué & fort attachée à ses intérêts. Dès qu’elle eût prêté le ferment de fidélité, son premier soin fut de proposer au Conseil le rappel de la Princesse, dont la vertu & le mérite supérieur étoient un sûr garant de sa bonne conduite. Elle ajouta, en s’adressant à la Reine, qu’après avoir donné un exemple de sévérité dans la personne de la Princesse Tramarine, sa Majesté ne pouvoit en donner un de sa clémence, dans aucun objet qui fût plus digne & en même tems plus agréable à ses peuples.

La Reine se rendit sans peine à ce sage conseil, &, pour favoriser celle qui le lui avoit donné, elle la nomma, afin d’annoncer elle-même à la Princesse la grace qu’elle lui faisoit en ordonnant son rappel. Un détachement de quatre mille Amazones fut commandé pour honorer le triomphe de la Princesse.

Tramarine, satisfaite d’apprendre qu’on étoit enfin forcé de rendre à sa naissance & à ses vertus la justice qui leur étoit dûe, & s’embarrassant peu des regrets que sa perte pourroit occasionner, d’ailleurs fort impatiente de voir le sort du Prince son fils, passa à une autre glace où elle vit la Magicienne Camagnole qui après s’être emparée du jeune Prince, remonta dans son cabriolet que le caprice conduisit chez Philomendragon, un des plus grands Magiciens qu’il y eût. C’étoit un homme furieux, méchant, fourbe & sanguinaire ; il avoit instruit Camagnole dans l’Art magique, & l’on peut dire qu’elle en sçavoit presque autant que lui. Dès qu’elle fut arrivée, ils examinerent ensemble le petit Prince ; & Philomendragon, après avoir tracé différentes figures sur une grande table d’ébene, fit une si épouvantable grimace, en les montrant à Camagnole, que Tramarine, tremblante pour son fils, détourna les yeux de dessus la glace avec un effroi terrible en regardant le Génie. Cher Prince, lui dit-elle dans le trouble qui l’agitoit, souffrirez-vous que cette abominable Magicienne dispose des jours du Prince votre fils. Rassurez-vous, chère Tramarine, il n’est pas au pouvoir du Magicien d’attenter sur les jours d’un enfant qui tient la naissance d’un Génie ; & la grimace que vous venez de lui voir faire, n’est occasionnée que par les connoissances qu’il s’est acquises, par son Art, qu’il ne pourroit jamais lui nuire. Mais, reprit Tramarine, n’est-il pas en votre pouvoir de le retirer des mains de ces deux Monstres, qui vont désormais ne s’occuper qu’à gâter l’esprit du jeune Prince, en ne lui donnant que de faux principes & une très-mauvaise éducation ?

Vos réflexions sont justes, dit Verdoyant, mais j’ai prévu à tous les inconvéniens qui pourroient arriver, & veux bien vous dire, pour achever de vous tranquiliser, que déja un Sylphe de mes amis s’est chargé de veiller sur la conduite de votre fils. Je croyois, dit Tramarine, votre pouvoir sans bornes ; apprenez-moi du moins sa destinée. Je ne puis à-présent sur ce point vous satisfaire : contentez-vous de la parole que je vous donne qu’il sera très-heureux. Tramarine insista, & le Génie, en refusant de contenter sa curiosité, l’irrita. Les femmes, ainsi que les hommes, sont naturellement curieuses ; le desir d’apprendre semble inné avec nous, & les Grands ne devroient rien ignorer par les soins qu’on se donne pour leur éducation ; les talens, les Sciences & l’humanité doivent servir à soutenir la dignité de leur rang, quoique souvent la naissance ne donne pas toujours l’esprit & le jugement : on diroit que la Nature se plaît quelquefois à dédommager ceux qu’elle a fait naître dans un état médiocre ; mais c’est assez moraliser.

Tramarine insista donc avec beaucoup de chaleur, elle employa tout ce qu’elle put imaginer de plus puissant pour vaincre la résistance du Génie ; mais, malgré ses instances, voyant qu’il ne se rendoit point, elle prit son refus pour un pur entêtement, lui fit mille reproches, se plaignit de son peu d’amitié, dit qu’elle étoit bien malheureuse d’avoir eu tant de confiance, & des sentimens si tendres pour un Prince qui y répondoit si peu. Des pleurs & des soupirs se joignirent à ses reproches, ce qui attendrit le Génie au point qu’il fut prêt de céder à son impatience. Qu’exigez-vous de moi, reprit-il d’un air passionné ? Sçachez qu’à mon silence est attaché le bonheur du jeune Prince ; si je parle, son heureux destin est changé en des malheurs affreux.

Tramarine, persuadée que le discours du Génie ne tendoit qu’à éluder de satisfaire l’envie qu’elle avoit d’apprendre le sort de son fils, loin de céder à ses raisons redoubla ses instances. Donnez-moi du moins, ajouta la Princesse, cette marque de confiance. Que craignez-vous de mon indiscrétion ? Les intérêts de mon fils ne sont-ils pas un motif assez puissant, pour renfermer au dedans de moi-même un secret qui pourroit lui nuire ? D’ailleurs, puisqu’il ne m’est plus permis d’habiter sur la Terre, ce dépôt ne peut lui être contraire.

Que ne peut l’Amour ! Son pouvoir se manifeste au Ciel, dans les Airs, sur la Terre & sous les Ondes. Le Génie alloit céder aux instances de la Princesse, lorsque le Roi des Ondins parut tout-à-coup dans le Sallon. Sa présence surprit infiniment la Princesse ; son trouble se manifesta par la rougeur dont son front se couvrit. Elle craignoit que le Roi n’eût entendu l’altercation qu’elle venoit d’avoir avec le Prince Verdoyant ; elle ignoroit encore qu’un Génie a le pouvoir de lire ce qui se passe dans le cœur d’une personne en la regardant.

Le Roi des Ondins jugeant, par ce qui venoit d’arriver sur les indiscrettes curiosités de Tramarine, qu’elle n’étoit pas assez purgée de la matiere terrestre qui l’avoit enveloppée, & que la dose d’élixir élémentaire que Verdoyant lui avoit donné, lorsqu’il la fit descendre dans l’Empire des Ondes, n’étoit pas suffisante pour son repos, ordonna de lui en faire reprendre encore un grand verre ; ce qui acheva de la rendre entierement semblable aux Ondins, en lui faisant envisager les choses qui l’avoient le plus affectée, avec une tranquillité stoïque : &, sans perdre de vûe tout ce qui l’intéressoit sur la Terre, elle n’en parla depuis qu’avec la modération convenable à une Princesse des Ondes.

Plusieurs mois se passerent après lesquels le Roi, content des vertus, des dispositions où il voyoit Tramarine, engagea le Prince des Ondins de la faire voyager par toute l’immense étendue de ses liquides Etats, afin de la faire connoître à tous ses Sujets, & l’instruire en même tems de la religion & des loix de l’Empire. Il accorda quinze ans pour son voyage, pour qu’elle pût séjourner dans les endroits les plus curieux : peut-être ce tems paroîtra-t-il long aux personnes peu instruites des usages de ce monde ; mais qu’ils apprennent que, dans les Ondes, ce tems passe comme un jour. Ce voyage que le Roi des Ondins ordonna à Tramarine, fut regardé comme un trait de sa politique. Cette Princesse étoit la premiere personne de la Terre qu’il avoit admise dans son Empire, sans subir le joug de la mort ; ce qui change entierement la façon de penser des Habitans de notre hémisphere. Ce Monarque craignit, peut-être avec raison, que, malgré la double dose d’élixir élémentaire qu’on avoit fait prendre à Tramarine, elle ne retombât encore dans ses anciennes foiblesses, sur-tout se trouvant sans cesse à portée d’admirer chaque jour les singulieres beautés renfermées dans le Sallon des merveilles ; ce fut donc afin de la fortifier dans leurs maximes & dans leurs loix que ce voyage fut ordonné.

Il est à présumer que, quoique Tramarine fût la plus parfaite de toutes les femmes, elle n’avoit pas encore acquis les vertus & les dons dont les Génies sont doués dès leur naissance ; & que, malgré les grandes dispositions qu’elle avoit pour les Sciences, ce ne fut qu’après bien des années qu’elle fut remplie de ces talens admirables qui ne sont accordés qu’aux Génies du premier ordre. Le Roi, occupé des préparatifs du voyage du Prince & de la Princesse, & voulant qu’il se fît avec toute la pompe dûe à la Majesté Ondine, ordonna que leur Suite seroit composée de dix mille Ondins & trois mille Ondines.

Peut-être pensera-t-on qu’un aussi nombreux cortége devoit faire beaucoup d’embarras dans un voyage d’aussi long cours : c’est pourquoi je dois instruire mon Lecteur que les Ondins n’en causent aucun ; comme ce sont des Génies, ils n’ont besoin d’aucunes provisions, l’air suffit à leur subsistance. Tramarine devenue immortelle, & par conséquent participante à toutes les vertus des Ondins, étoit aussi dispensée des besoins auxquels la Nature humaine a assujetti les foibles Mortels.

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