Les Ondins, conte moral/Chapitre 09

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Delalain (tome IIp. 1-12).

SECONDE PARTIE.

CHAPITRE IX.

Histoire de la grande Géante.

Après que Verdoyant eut instruit Tramarine sur les principaux articles qui devoient l’intéresser, ils continuerent leur route, & s’arrêterent sur les bords d’un Fleuve qui servoit de limites à deux Nations sujettes à de grandes révolutions. La Princesse, surprise de voir une foule de gens campés comme par bataillons, & dont les habillemens différens formoient une espéce de tableau assez singulier : que signifient ces déguisemens ? demanda Tramarine ; sans doute qu’on se prépare à jouer ici quelque Comédie, & qu’on a choisi cet endroit pour leur servir de théâtre.

Le Génie souriant de l’erreur de Tramarine, lui dit que les différens habillemens qu’elle remarquoit, ne servoient qu’à distinguer les Régimens qui composoient l’armée d’une Souveraine très-respectable par ses vertus, & qu’ils avoient autrefois servie pendant long-tems avec beaucoup de zele & d’attachement. Ces Peuples sont guidés les un par le goût de la nouveauté, d’autres par celui des richesses ; l’ambition domine ceux-là, ceux ci se laissent entraîner par foiblesse ; enfin la plus grande partie s’est liguée pour secouer l’autorité qui devoit les retenir dans le respect : mais, pour vous mettre au fait de leur dispute, il faut commencer par vous apprendre le sujet qui l’a fait naître.

Dans une des Républiques de cet empire, est née de la discorde & du mensonge une fille dont l’esprit séducteur a su gagner les principaux officiers de la Princesse régnante qui, séduite elle-même par des dehors trompeurs, l’a fait venir à sa Cour. Personne n’a d’abord pensé à s’opposer aux progrès que cette fille faisoit dans le cœur de leur Souveraine ; mais, en grandissant peu-à-peu, elle est devenue une Géante qui s’est si bien fortifiée dans l’esprit de la Princesse, qu’elle a envahi une partie de son autorité, &, malgré l’obscurité de sa naissance, elle s’est néanmoins procuré quantité d’adorateurs, lesquels, pour captiver ses bonnes graces & obtenir de ses faveurs, s’empressent chaque jour à composer des élégies, des églogues & des épîtres, qu’on lui présente en grande cérémonie : c’est par-là que se font connoître ceux qui lui sont le plus attachés. Comme elle est vaine, ambitieuse, fiere & orgueilleuse, & qu’elle captive entierement l’esprit de la Princesse, elle a eu l’adresse, pour augmenter son autorité, de changer toute la forme de l’ancien Gouvernement pour établir de nouvelles Loix ; enfin, rien ne se fait plus que par ses ordres, rien n’est si audacieux que ceux qui exécutent ses volontés, on leur voit entreprendre tous les jours les choses les plus extraordinaires, sans que personne ose s’opposer à leurs desseins : par une espéce de considération qu’on croit devoir aux titres éminens dont ils sont revêtus, c’est-là ce qui les enhardit à tout entreprendre ; mais ce qui est encore plus singulier, c’est qu’ils exécutent avec assurance ce que les autres hommes n’auroient jamais osé penser.

Les fideles Sujets de la Princesse, rebutés par toutes ces raisons, & encore plus des soumissions aveugles que la Géante veut exiger d’eux, se sont révoltés ; d’autres plus hardis attaquent personnellement la Géante, en disant que c’est une fille dont on ne connoît ni le nom, ni la naissance ; quelques-uns prétendent la faire passer pour bâtarde ; ce qui forme différens Partis dans les Etats de la Princesse, & ce qui fait que beaucoup de ses Sujets cherchent à secouer le joug de cette fille d’adoption, sur-tout depuis qu’elle a entrepris d’envahir tous les Gouvernemens, & de s’attribuer les graces qui ne pouvoient ci-devant être accordées que par la Princesse. On prétend même qu’elle n’a en vue que d’éloigner les Sujets de l’obéissance qu’ils doivent à leurs Souverains, par de nouvelles constitutions qui paroissent contradictoires & entièrement opposées à l’ancienne Morale : bien des Corybantes ont refusé de s’y soumettre, & la plûpart ont pris l’étendard de la rébellion, ce qui forme des guerres perpétuelles ; & les différentes Nations que vous voyez se rassembler ici, ne viennent que pour demander la tête de la Géante.

Dires-moi, demanda Tramarine, quelles raisons peut avoir la Princesse de vouloir s’obstiner de compromettre son autorité, en la laissant dans les mains d’une fille qui peut mettre tous ses Etats en combustion ? Ne devroit-elle pas plutôt la reléguer dans quelque isle éloignée, afin de rétablir la paix que tout Souverain doit desirer pour assurer le bonheur de ses Peuples ? Ne pourroit-on pas encore la marier à quelque Prince étranger, assez puissant & assez ferme pour la réduire à l’obéissance ? Le Grand Turc, ou le Grand Kan de Tartarie, me paroîtroit assez son fait. Il est vrai, dit Verdoyant, mais ils l’ont refusée ; cependant on vient de nommer des Plénipotentiaires pour traiter de la Paix, ils ont ordre de proposer le mariage de la Géante avec Philomeodragon qui, comme vous sçavez, est un grand Magicien & un Géant des plus monstrueux qui ait jamais paru. On espere que la Princesse pourra se rendre aux vœux de ses Peuples, & que ce mariage les délivrera de la tyrannie de cette fille, d’autant mieux que les Etats du Géant sont précisément les Antipodes de ceux de la Princesse, ce qui fait qu’on n’a pas lieu de craindre d’une pareille union. Je la crains beaucoup pour moi-même, dit Tramarine, puisque le Prince notre fils est au pouvoir de ce terrible Magicien ; & je regarde son union avec cette méchante Géante comme une surabondance de maux pour ce cher enfant. Je vous ai déjà dit, Princesse, reprit le Génie, qu’il ne pouvoit rien entreprendre contre mon fils ; mais, pour achever de vous tranquiliser, apprenez que le Sylphe qui s’est chargé de son éducation, le tient actuellement sous sa puissance. Le Prince & la Princesse furent alors interrompus par un bruit de guerre qui se fit entendre : tous les Soldats coururent se ranger sous leurs étendards, & l’on vit paroître une nuée noire de Troupes auxiliaires qui, s’avançant en désordre, se réunirent ensuite & formerent un gros bataillon quarré.

Alors on vit paroître la Géante : elle étoit semblable à une des pyramides d’Egypte. Sa tête, qui étoit triangulaire, représentoit trois visages : dans l’un, elle paroît douce & modeste, c’est celui qu’elle montre lorsqu’elle veut subjuguer de nouveaux Peuples ; l’autre, peint l’arrogance & la fierté, quand elle est parvenue à ses fins ; & son troisieme visage marque un air furieux & menaçant. Ses bras & ses jambes sont autant de serpens qui la font mouvoir. Tramarine, effrayée à la vue d’un Monstre aussi hideux, ne voulut pas rester davantage sur les bords de ce Fleuve ; c’est pourquoi on ne put sçavoir le succès de la bataille qui s’y donna.

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