Les Ondins, conte moral/Chapitre 12

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Delalain (tome IIp. 96-152).

CHAPITRE XII.

Histoire du Prince Nubécula, fils du Génie Verdoyant & de la Princesse Tramarine..

Verdoyant, voulant procurer à la Princesse Tramarine une de ces surprises, qui agissent toujours avec impétuosité sur nos sens, la conduisit dans une contrée où la plupart des Citoyens ne s’occupent que de l’avenir. Ces peuples, quoique sans cesse en dispute, semblent néanmoins ne chercher qu’à jouir d’une éternelle paix ; mais, au milieu de cette prétendue paix, ils sont presque tous malheureux, ils s’ennuient & languissent, parce qu’ils ne veulent point reconnoître l’Amour, qui seul est capable d’égayer l’esprit & d’occuper agréablement l’imagination. Car, sans l’Amour, n’est-on pas privé du plaisir que donne l’éclat des grandeurs, la pompe & le faste des richesses ? Les charmes de la gloire ne sont rien, & les attraits des beautés les plus touchantes deviennent insipides. Que je les trouve à plaindre ! Ce fut chez ces peuples que le Génie Verdoyant conduisit la Princesse Tramarine & le Roi de Lydie. Ils arriverent dans le tems qu’ils se préparoient à un spectacle usité chez cette Nation, lorsqu’il s’agit de marier la fille aînée de leur Roi, parce que ce n’est ni le rang, ni la qualité qui la peut obtenir, c’est à la valeur & à l’intrépidité du courage qu’on l’accorde : ce spectacle étoit annoncé depuis long-tems en faveur de la Princesse Amasis. Cette Princesse n’étoit pas douée de graces, ni de beauté ; & la difformité de son corps sembloit rendre son union moins précieuse.

Il est d’usage de subir des épreuves terribles pour obtenir l’alliance du Roi. Personne ne s’étoit encore présenté pour Amasis. Son portrait rebutant, qu’il n’est pas permis de flatter, n’avoit pû engager aucun des Princes Souverains à se livrer à des dangers inévitables : cependant le Roi avoit pour Amasis une amitié si grande, qu’elle dégénéroit souvent en des foiblesses ; & les Princesses ses sœurs, quoique douées de toutes les perfections imaginables, ne pouvoient obtenir aucune faveur, si Amasis ne se joignoit à elles pour les demander.

Cette Princesse qui s’ennuyoit beaucoup d’être privée de vivre à la Cour, tomba dans une langueur qui fit craindre pour ses jours ; ce fut ce qui détermina le Roi de permettre à tous les Etrangers de se présenter aux épreuves qu’il falloit subir, pour se rendre digne de la Princesse.

Toutes les filles de ce Roi sont élevées dans un Temple dédié au Soleil, dont elles ne peuvent sortir que pour se marier. Ce Temple est bâti sur le haut d’un rocher, son dôme s’éleve jusqu’aux nues, & la Mer sert de canal aux jardins qui l’entourent. Avant d’arriver à ce Temple, on doit passer par sept portes, qui sont autant d’épreuves qu’il faut souffrir sans interruption : on les nomme les portes de faveur, parce que l’on regarde ceux qui ont eu le courage de les passer, comme les Favoris du Soleil, qu’ils adorent & mettent au nombre de leurs Dieux ; il est vrai que, sans une grace particuliere, il est presque impossible de pouvoir franchir toutes les difficultés qui se rencontrent. Ce n’est cependant qu’en les surmontant, qu’ils peuvent acquérir cette gloire qui les immortalise. Ces sept portes sont des sept métaux différens qui répondent aux sept Planettes, & la derniere, qui ouvre l’enceinte du Temple, est d’or, comme le métal sur lequel préside le Soleil. Nul n’a droit d’entrer dans ce Temple sinon le Roi, encore n’est-ce que par une porte secrette dont lui seul a la clef ; mais tous les Princes & Gentilshommes de sa Suite sont obligés de camper dans un Bois qui est derrière le Temple.

Des échafauds furent dressés en amphithéatre, en face de la premiere porte qui répondoit à toutes les autres ; on y bâtit aussi de magnifiques loges pour y placer le Roi & toute sa Cour. Il est bon d’avertir le Lecteur que, dans ces climats, les jours sont beaucoup plus longs que les nôtres. Le Génie Verdoyant, Tramarine & leur Suite, aborderent au pied du rocher, au moment que le Roi & toute sa Cour arriverent pour voir commencer les épreuves. Le Prince des Ondins fit placer le char de son épouse dans un Golfe près du Temple, afin de la mettre à portée de voir des merveilles, qui paroîtront peut-être incroyables à bien des personnes.

A-peine se furent-ils placés, que le Roi parut précédé de l’élite de ses Troupes. Mille & mille enseignes, étendards, & drapeaux déployés flottoient dans les Airs, qui servoient à distinguer les ordres & les rangs. Ces Troupes se rangerent en ordre autour de la loge du Roi, qui parut ensuite avec un front majestueux. Dès que le Roi fut entré dans sa loge, on donna le signal, que les Tambours, les Fifres & les Trompettes, annoncerent par des sons éclatans. Alors plusieurs Champions se présenterent pour être admis aux épreuves ; mais les uns ne purent passer la première porte, & les plus déterminés échouèrent à la seconde. On commençoit à désespérer, lorsqu’il parut un jeune Chevalier d’une taille avantageuse : ce Chevalier étoit couvert d’une armure verte ; sur son écusson on voyoit la figure de Pallas qui paroissoit gravée par main de Maître : la mort de ceux qui l’avoient précédé ne put l’intimider.

Tramarine frémit à la vue de ce Chevalier ; son cœur palpita de crainte qu’il n’eût le même sort que les autres. Quel dommage, dit cette Princesse au Génie, si la folle ambition faisoit périr ce jeune Chevalier ! Voilà donc ce que produisent de vains honneurs ; on court après une chimere que la mort vous dérobe en un instant : car ce ne peut être l’Amour qui lui fasse desirer la possession d’une Princesse qui, malgré sa difformité, n’aura peut-être encore pour lui que des hauteurs & du mépris. Hélas, quelle sera sa destinée ! Ne craignez rien pour lui, dit Verdoyant, il sera vainqueur ; ses armes sont invulnérables, un Génie supérieur le protége.

Le Chevalier s’avança à l’instant d’un air fier & intrépide au devant de la premiere porte, dont l’entrée était défendue par un Dragon d’une énorme grosseur. Ce Monstre avoit trois têtes qu’il fallut abattre, & leur combat dura près de quatre heures ; &, quoique le Monstre eût deux de ses têtes en-bas, il eut encore la force de se lever sur ses pieds pour dévorer le Chevalier qui, loin de reculer, lui porta un coup de lance dans le flanc. C’étoit le seul endroit par où on pût le faire périr, à cause des grosses écailles dont il étoit couvert : l’animal furieux tomba, en faisant des mugissemens qui firent trembler les montagnes & les rochers, & la premiere porte s’ouvrit avec beaucoup de fracas. Alors le Chevalier entra dans une grande cour, où il se reposa quelque tems.

Non loin de là étoit un mont, dont le sommet affreux vomissoit des tourbillons de flammes & de fumée, & où la Terre reluisoit d’une croûte jaunâtre ; ligne indubitable du soufre que formoient ses entrailles. Au dessus de ce mont, étoit la seconde porte, gardée par des Cavaliers de feu. Lorsque le Chevalier eut pris un moment de repos, il les combattit, & eut l’avantage de les écarter & de passer la seconde porte ; un Géant défendoit la troisieme, mais il lui coupa les deux jambes d’un seul revers. Cette victoire lui coûta peu : il marcha ensuite vers la quatrieme où étoit un Serpent ailé ; l’animal jettoit par ses narines un venin qui infectoit l’air : ce Monstre avoit vingt coudées de longueur.

Le Chevalier ne put s’empêcher de frémir à son aspect ; son cœur frissonne de crainte & d’horreur, il se meut comme les eaux qu’un feu violent agite, & le moment décisif le fait reculer pour un instant. Mais, rougissant de sa foiblesse, il ranime son courage, reprend son sabre, & s’avance vers ce Monstre qui, sifflant d’une façon terrible, fit trembler Tramarine pour les jours du Chevalier qui, après avoir montré sa valeur & l’intrépidité de son grand cœur, commence à désespérer de pouvoir vaincre ce furieux animal, par un mouvement de désespoir, lui lança son sabre dans l’instant que le Monstre, en ouvrant une gueule énorme, s’élançoit pour le dévorer. Le sabre lui ouvrit la gorge, & il en sortit une si grande abondance de venin, que l’air, qui en fut infecté, fit tomber le Chevalier sans connoissance.

Tramarine, pénétrée de douleur de cet accident, pria le Prince Verdoyant de le secourir ; ce qu’il fit sans se rendre visible. Le Génie lui ôta d’abord son casque, afin de lui faire prendre d’un élixir merveilleux, qui ranima sa vigueur & fortifia en même tems son courage. Le Chevalier, en reprenant ses esprits, fut extrêmement surpris de n’appercevoir personne. A qui dois-je, dit-il, l’heureux secours que je viens de recevoir ? Sans doute qu’un Génie me protège, & ce ne peut être qu’à lui que je dois mes victoires ; je ne puis attribuer des faveurs si marquées qu’à la protection de Pallas.

Cet heureux Conquérant s’avança vers la cinquieme porte entourée d’un large fossé qui, par sa profondeur, présentoit un abîme affreux dans lequel on le vit se précipiter avec un courage intrépide : mais on le vit bientôt prendre la route de la sixieme porte gardée par des Sirènes, qui employèrent les sous les plus flatteurs pour le charmer par leur agréable musique. Le Chevalier ne put d’abord résister à des accens si touchans : il s’arrête pour les écouter, déja son cœur se livre au plaisir de les entendre, ses forces s’assoiblissent, & ses jambes tremblantes le soutiennent à-peine, & l’on vit l’instant qu’il alloit perdre le fruit de tous ses travaux.

Cette épreuve est la plus difficile à surmonter : mais, s’appercevant de sa foiblesse, il s’arma tout-à coup d’un courage nouveau, &, par une inspiration singuliere, il prit son épée dans sa main, & se mit à les fuir avec une extrême vîtesse, & arriva enfin à la septieme porte défendue par un oiseau monstrueux pour la grosseur, qu’on dit être le Phénix.

Tramarine, attentive à toutes les actions du Chevalier, crut ne jamais voir la fin d’un combat aussi singulier. Cet oiseau ne faisoit autre chose que de voltiger sans cesse devant le Chevalier ; il sembloit qu’il ne cherchât qu’à l’aveugler avec ses ailes ; cent fois on lui vit abattre la tête, & cent fois se reproduire d’elle-même. Le Chevalier ne comprenant rien à ce singulier animal, vit bien qu’il ne pourroit jamais le vaincre avec ses armes, & qu’il falloit employer la ruse pour tâcher de le surprendre. Après que cet oiseau lui eut fait faire mille & mille tours, fatigué sans doute, il vint enfin lui-même se reposer sur lui, & il s’en saisit aussi-tôt. Ce fut alors que les voûtes du Temple s’ébranlerent ; la septieme porte s’ouvrit avec un fracas épouvantable, & des cris de joie se firent entendre de toutes parts.

Le Chevalier victorieux, saisi de son oiseau, traversa une grande cour, au bout de laquelle étoit un lac très-profond qu’il fallut encore passer à la nage afin de se purifier, sans néanmoins quitter l’oiseau, sans quoi il falloit recommencer un nouveau combat. Les eaux de ce lac formoient, par leurs ondes agitées, un bruit semblable à un torrent qui se précipite du haut d’une montagne escarpée. Après que ce vainqueur eut subi cette derniere épreuve, il s’avança vers le Temple du Soleil. Ce Temple est environné d’un double rang de colonnes de marbre jaspe ; on voit au milieu du Temple, sur un piedestal, la statue de ce Dieu, dont la tête est ornée d’une couronne faite en forme de rayons, qui sont garnis d’escarboucles.

Sous ce vaste portique que forme le double rang de colonnes qui environnent le Temple, étoient rangées des deux côtés de jeunes filles. Ces enfans, tous choisis de la figure la plus agréable, avoient de longs cheveux bouclés qui flottoient sur leurs épaules ; leurs têtes étoient couronnées de fleurs, & ils étoient tous vêtus de bleu céleste. Plusieurs encensoient l’Autel avec des parfums admirables, d’autres chantoient les louanges du Soleil. On entendoit de toutes parts des accords parfaits, & les sons mélodieux de plusieurs instrumens, que des doigts délicats & légers faisoient mouvoir, jusqu’au moment que l’étoile de Vénus, favorable aux Amans, parut sur leur hémisphere. Alors le Chœur, rempli d’ardeur & d’allégresse, allume les torches nuptiales, en invoquant le Dieu de l’Hymen auquel l’Amour fournit ses traits dorés ; & ce fut au flambeau de ce Dieu qu’il alluma sa lampe durable, & que, se soutenant sur ses ailes de pourpre, il se plaît à régner avec lui. Ce n’est que par cet accord de l’Amour avec son frere l’Hymen, qu’on trouve la raison, la fidélité, la justice & la pureté ; & ce n’est que par l’Hymen que les nœuds du sang, les douces liaisons de pere, de fils & de frere, peuvent se former, lui seul préservant des sources corrompues du crime.

Le son des trompettes se fit entendre lorsque l’on vit paroître le Grand-Prêtre suivi d’Amasis & des Prêtresses. Ce vénérable vieillard, pendant tout le tems des sacrifices, eut toujours la tête couverte d’un voile couleur de pourpre. Il s’avança ensuite pour consulter les entrailles des victimes qui palpitoient encore, & dont le sang fumoit de toutes parts. Ô Dieux, s’écrie-t-il ! Quel est donc ce Héros que le Ciel a envoyé dans ces lieux pour y opérer de si grandes merveilles ? En disant ces paroles, son regard devient farouche, ses yeux étincellent, & il semble voir d’autres objets que ceux qui paroissent devant lui ; il se trouble, ses cheveux se hérissent, son visage s’enflamme, &, élevant ses bras, il les tient immobiles ; sa voix s’arrête, il ne respire plus qu’à peine, il est hors d’haleine, & paroît ne pouvoir renfermer au dedans de lui l’esprit divin qui l’agite.

Ô heureuse Princesse, dit-il dans son enthousiasme ! Que vois-je & quel est ton bonheur ? Dieux, couronnez votre ouvrage ! Et toi, poursuivit-il en s’adressant au Chevalier, noble Etranger dont les travaux ont surpassé ceux de tous les Mortels, puisse le Dieu que tu implores, te combler de ses faveurs les plus précieuses !

Le Grand-Prêtre leur fit signe en même tems de s’approcher de l’Autel, & le Chevalier, qui étoit désarmé, présenta la main à la Princesse Amasis : cette Princesse étoit encore couverte d’un voile épais. Ils s’avancerent l’un & l’autre devant la Statue du Soleil, au bas de laquelle le Grand-Prêtre étoit debout, portant dans ses mains la coupe nuptiale. Les Prêtresses étoient rangées des deux côtés du Grand Prêtre qui, après qu’il eut fait boire aux deux époux ce qui étoit dans la coupe, leur prie les mains qu’il joignit ensemble, en faisant prononcer ces paroles au Chevalier :

Je jure par le Soleil, pere de la Nature,
Qui donne la vie & la fécondité :
Par toi aussi, belle Lune, seule Divinité
Qui se plaît dans la nuit obscure ;
Toi qui fais naître, sous tes pas,
La volupté & les plaisirs délicats,
Enflamme à-jamais le cœur de la Princesse ;
Fais qu’elle réponde à ma tendresse ;
Qu’elle ne craigne pas que ma flamme
Ne se ralentisse un jour,
Puisque sans cesse le même amour
Régnera pour elle dans mon ame.

Les Prêtresses & les Filles du Soleil reprirent en Chœur :

Enflamme à-jamais le cœur de la Princesse.

Ce qui fut répété plusieurs fois fois avec des accompagnemens dont les accords étoient délicieux. La Princesse Amasis ajouta en suite d’une voix argentine & sonore :

Que les Dieux répandent dans nos cœurs
Ces torrens de plaisirs, qui en font les douceurs ;
Que mon époux, toujours couvert de gloire,
Soit sans cesse accompagné de la victoire,
Et que l’on célébre à-jamais son courage
Au-delà des tems & de tous les âges ;
Et qu’une union si belle soit, dans l’Histoire,
Gravée, en lettres d’or, au Temple de Mémoire.

Ce qui fut encore répété placeurs fois par les Chœurs. On conduisit ensuite les deux époux, aux sons de mille instrumens, jusqu’à la porte du Temple, où le Chevalier monta, avec la Princesse Amasis, dans un char magnifique, qui fut d’abord enlevé par des Aigles qui les transporterent dans le Palais du Roi.

Le Prince des Ondins, voulant procurer à Tramarine la satisfaction de voir la fin de cette cérémonie, la conduisit avec le Roi de Lydie par un grand canal, dont les eaux, distribuées avec art, se répandoient par différens petits canaux dans une grande galerie, pour y former aux deux bouts de délicieuses cascades, où l’on avoit soin de faire couler en même tems des eaux distillées d’odeurs les plus exquises. Ce fut dans une de ces cascades que le Génie Verdoyant fit placer Tramarine & le Roi son pere.

Au milieu de cette galerie étoit un Trône élevé, sur lequel étoit le Roi avec la Princesse, mère d’Amasis. Ce jour étoit pour elle un jour de triomphe : les deux côtés étoient occupés par les autres femmes du Roi & par les Princes de son sang. Alors on vit paroître les deux jeunes époux qui, s’avançant d’un air noble, vinrent se mettre à genoux aux pieds du Roi. Après qu’ils les eurent baisés, ce Monarque que la sagesse, la prudence & la raison, conduisoient dans toutes ses actions, les embrassa l’un & l’autre, prit des mains de la Reine une couronne donc il orna la tête du Chevalier, afin de le rendre, par cette marque de distinction, égal à la Princesse qui pour-lors releva son voile, se montrant pour la premiere fois à son illustre époux & à toute la Cour.

Dès qu’Amasis eut relevé le voile épais qui la couvroit, un murmure de voix confuses se fit entendre. Toutes s’éleverent en même tems ; les Princes sur-tout se plaignirent hautement qu’on avoit fait un tort considérable à la Princesse Amasis, en distribuant des portraits si dissemblables d’elle-même, puisque personne ne pouvoit se refuser à l’admiration, & à mille autres sentimens que ses vertus, sa beauté & la majesté de sa taille inspiroient.

Il est vrai qu’Amasis parut dans cette Cour comme un nouvel Astre ; il sembloit que l’Amour & les Graces eussent pris plaisir à la former : une taille fine & déliée, un tour de visage admirable, des traits fins & délicats où la sagesse, la candeur & la modestie étoient peintes, ce qui la rendoit encore plus belle ; non qu’elle eût cet air farouche qui fait fuir les Amours & ternit la beauté, mais cette pudeur douce, innocente & enfantine, qui inspire le respect en même tems qu’elle enflamme les desirs. La Princesse Amasis voyant tous les regards fixés sur elle, son front se couvrit d’une rougeur divine ; elle regarde tendrement son époux, ses yeux expriment le sentiment qui l’anime, & semblent lui dire que ce n’est que de lui seul dont les suffrages puissent la flatter, parce que son cœur, obéissant aux Loix du Royaume, l’avoit attachée dans l’instant à ce jeune Héros, qui lui-même paroissoit ne pouvoir être formé que par quelque Divinité.

Cependant la surprise du Roi paroissoit extrême ; il ne put néanmoins se dispenser de répondre aux Princes, qui le supplierent de vouloir bien leur expliquer les raisons qu’on avoit eues de ne pas donner un portrait exact des charmes de la Princesse. Le Roi répondit, avec cet air de candeur qui sied si-bien à la majesté d’un Souverain, qu’à moins que les Dieux n’eussent opéré un miracle en faveur d’Amasis, il convenoit qu’il ne pouvoit reconnoître, dans la personne qui étoit présente à ses yeux, que la voix de la Princesse sa fille.

Cet aveu du Monarque ne fit qu’augmenter la confusion dans les esprits ; comme on ne permettoit l’entrée du Temple qu’à sa Majesté, ce Monarque fut très-humblement supplié de vouloir bien s’y transporter avec la Reine, afin de visiter l’intérieur du Temple, d’interroger les autres Princesses, & voir si l’on n’auroit point eu l’audace de substituer à la place de la Princesse Amasis quelque fille du Soleil. Mais la Princesse, surprise qu’on cherchât à répandre des soupçons sur sa naissance, supplia le Roi son père de vouloir bien lui permettre de se justifier, Ce n’est pas, ajouta cette Princesse, que je veuille entreprendre de détourner votre Majesté de faire le voyage qu’on lui propose ; je trouve au contraire ma gloire intéressée à cette visite, afin d’ôter tous les soupçons qui pourroient ternir ma naissance, & laisser dans les esprits des doutes injurieux à mon époux : & si votre Majesté veut bien se rappeller les différentes conversations dont elle m’a honorée pendant le cours de ma vie, peut-être pourrai-je la convaincre qu’il ne peut y avoir que la Princesse Amasis en état de lui révéler des secrets confiés à elle seule ; &, pour l’en assurer, j’ose supplier mon pere, poursuivit-elle en tombant à ses genoux, de vouloir bien m’accorder un entretien particulier. Le Roi, ému du discours de la Princesse, la releva à l’instant, & ils passerent dans son cabinet où ils resterent très-long-tems enfermés.

Toute la Cour attendoit impatiemment ce qui résulteroit d’un événement si extraordinaire. Le Prince, époux d’Amasis, paroissoit seul tranquille au milieu de tant de troubles ; mais le Roi qui sortit du cabinet, suivi de la Princesse, calma tous les esprits par ce discours : Je suis à-présent convaincu, dit ce Monarque en s’adressant à toute la Cour, que voilà la Princesse Amasis, je la reconnois pour ma fille, & vous devez désormais la regarder comme votre Souveraine, puisque personne au monde ne peut avoir eu connoissance des secrets qu’elle vient de me révéler ; mais, quoique le voyage que je dois faire au Temple devienne inutile pour la justification d’Amasis, je ne puis cependant me dispenser d’accomplir la promesse que j’ai faite. Je vais donc y aller avec la Princesse, pour remercier les Dieux des graces qu’ils viennent de m’accorder dans la personne d’Amasis ; je vais offrir de nouveaux sacrifices, & ordonner en même tems qu’en reconnoissance du miracle qui vient de s’accomplir en faveur de ma fille, on célébre tous les ans à pareil jour une Fête en l’honneur du Soleil, afin d’éterniser la mémoire d’un aussi grand jour. Et vous Prince, ajouta le Roi, s’adressant à l’époux d’Amasis, je vous associe à ma Couronne, vous allez désormais partager mon Trône ; je vous en crois d’autant plus digne, que les Dieux semblent n’avoir opéré un aussi grand miracle qu’en faveur de vos travaux ; je reconnois à-présent que la vérité, la raison, la sagesse & la modération, seront toujours vos régles, ainsi nous ne pouvons jamais être opposés de sentimens. Le Prince ne put répondre à cet éloge que par une profonde inclination.

Le Roi fut ensuite conduit à son char avec la Princesse Amasis, pour aller renouveller leurs offrandes & leurs sacrifices en l’honneur du Soleil, auquel on dédia le magnifique char qui avoit conduit Amasis & son illustre époux ; & le Roi fit graver, sur des tables d’airain, le détail de toute cette Histoire, afin d’en conserver la mémoire jusqu’aux siécles les plus reculés.

Pendant l’absence du Roi & de la Princesse Amasis, on remarqua que tous les Courtisans qui, avant que le Prince fût associé au Trône, n’avoient presque pas daigné le regarder, s’empresserent alors à lui faire leur cour. Mais le Prince dont le génie étoit bien supérieur à tous ces flatteurs mercenaires, leur fit sentir avec délicatesse le mépris qu’il faisoit de leurs fades louanges ; &, s’avançant ensuite vers la Reine, il lui témoigna, avec beaucoup de dignité, combien il étoit sensible au bonheur dont il alloit jouir, bonheur d’autant plus grand, qu’il lui procuroit l’avantage de partager ses soins entre deux Princesses si dignes l’une de l’autre, & de procurer à toutes une liberté, dont il étoit très-persuadé qu’elles n’useroient que pour faire les délices d’une union formée par les Dieux mêmes.

Le Roi, de retour du Temple, remit la Princesse Amasis à son illustre époux, en le comblant de mille marques d’estime & d’amitié auxquelles le Prince répondit avec beaucoup de respect. L’Amour parut peint dans ses yeux en regardant Amasis, qui lui présentoit la main ; ils se disposoient à sortir de la galerie pour se retirer dans leurs appartemens, déja les Pages précédoient pour les accompagner, quand ils furent encore arrêtés par un Vieillard vénérable, qui parut tout-à-coup au milieu de la galerie. Ce Vieillard s’avançoit d’un air grave & majestueux ; mais, s’appercevant du trouble que sa subite apparition avoit excité dans tous les esprits, il fixa quelques instans ses regards sur les jeunes époux, sans doute pour leur donner le tems de se remettre de leur agitation : puis les tournant vers le Roi ; calmez, lui dit-il, Seigneur, le trouble où je vous vois, je n’ai que d’agréables nouvelles à vous annoncer ; je suis le Génie Carabiel, envoyé de la part du Soleil pour vous apprendre que l’époux de la Princesse Amasis tient sa naissance du Génie Verdoyant, Prince des Ondins, de la Princesse Tramarine, fille du Roi de Lydie, à-présent associé par son union à l’Empire des Ondes par la protection que ses vertus lui ont fait obtenir de la Déesse Pallas, fille de Jupiter, qui a nommé lui même ce jeune Prince, Nubécula. Vous avez dû connoître, par les travaux éclatans qu’il vient d’exécuter, que ce Prince ne pouvoit tirer son origine que d’un Favori des Dieux, & ce n’est qu’en sa faveur que le Soleil a bien voulu opérer le miracle qui s’est fait sur la Princesse Amasis. Ce Dieu est content de l’élection que vous venez de faire de ce jeune Héros, pour régner avec vous sur tous les Peuples qui dépendent de votre Empire ; il me charge de vous annoncer qu’il en étendra les limites en y joignant le Royaume de Castora, & qu’il répandra sur toute votre postérité ses plus précieuses influences ; la campagne florissante rendra vos champs toujours fertiles & abondans, la paix & la concorde régneront parmi les Citoyens ; & les descendans du Prince Nubécula jouiront de ses faveurs pendant des siécles innombrables. Alors le Génie se tournant vers la Princesse : Préparez-vous, ajouta-t-il, charmante Amasis, au départ de votre illustre époux ; n’entreprenez point de retarder la gloire qu’il doit encore acquérir dans la conquête des Etats de la Reine de Castora : Pentaphile a offensé les Dieux en y établissant des Loix injustes, & c’est, pour l’en punir, qu’ils ont ordonné que ce Royaume passeroit sous la puissance du Prince Nubécula. Respectable Carabiel, dit la Princesse, ne me refusez pas la grace que j’ose demander à l’Envoyé du Soleil & permettez au moins que je puisse accompagner le Prince, mon époux, dans cette nouvelle expédition.

Le Génie y consentit & disparut à l’instant, laissant le Roi & toute sa Cour dans une surprise, mêlée d’admiration, de toutes les merveilles dont ils venoient d’être les Témoins. Il est vrai qu’il sembloit qu’on n’eût pas le tems de se reconnoître, par les prodigieux événemens qui se succédoient l’un à l’autre sans interruption : les Courtisans, sur-tout, parurent soulagés de la déclaration de l’Envoyé du Soleil ; leur amour propre qui depuis long-tems étoit en presse, reprit tout-à-coup toute sa plénitude ; leur humiliation disparut, lorsqu’ils apprirent qu’il ne falloit pas moins qu’un demi Dieu pour avoir pu remporter d’aussi grandes victoires en si peu de tems. Ainsi toutes les merveilles que le Prince venoit d’opérer augmenterent de prix à leurs yeux ; & cet Etranger, à qui d’abord ils trouvoient humiliant d’obéir, ne pouvoit plus que les combler d’honneur & de gloire, dès qu’il fut reconnu pour le petit-fils du Souverain des Ondes.

On vit alors briller dans les yeux d’Amasis la joie & la satisfaction, qu’un bonheur si peu attendu produisit dans son ame, & ce bonheur excita dans son cœur les sentimens de la reconnoissance la plus parfaite envers les Dieux. Son cœur, déjà disposé à l’Amour, lui fit dire au Prince son époux les choses du monde les plus tendres & les plus spirituelles ; mais je n’entreprendrai point de rapporter cette conversation, qui fut sans doute des plus animées entre deux jeunes cœurs que l’Amour inspire.

Quoique le Roi fût extrêmement fatigué de tous les événemens qui venoient de se succéder, il ne put néanmoins différer plus long-tems le plaisir d’apprendre les aventures du Prince Nubécula ; c’est pourquoi il congédia une partie de sa Cour, & rentra dans son cabinet, suivi de la Reine, des jeunes époux, & des Corybantes les plus élevées en dignité. Vous ne devez pas trouver extraordinaire, dit ce Monarque, en s’adressant au Prince Nubécula, l’empressement que j’ai d’apprendre les moindres circonstances de la vie d’un Prince tel que vous ; ne différez donc pas d’un instant de m’en instruire.

A cet ordre le Prince ne put s’empêcher de soupirer ; il regarde Amasis d’un air passionné, & elle connoît, par ce regard, combien il est fâché d’être obligé de retarder l’instant de son bonheur en cédant à l’empressement de sa Majesté : mais un sourire d’Amasis, semblable à celui de l’Amour, parut le consoler & l’inviter en même tems de satisfaire promptement les désirs du Roi son père ; il commença donc ainsi son histoire qu’il finit en peu de mots.

A l’instant de ma naissance, je fus remis entre les mains d’un fameux Magicien, lequel, contraint par une Puissance supérieure de ne point user sur moi de son pouvoir, m’abandonna à un Faune qui prit soin de mon enfance. Ce Faune habitoit une caverne proche le Temple de Cérès, &, dès l’âge de quatre ans, il me consacra à la Déesse pour servir au culte de ses Autels. A-peine eus-je atteint ma quinzieme année, que je me sentis pénétré d’une fureur poétique. Animé de l’esprit du Dieu qui me protège, je prononçai plusieurs Oracles, & passai quelques années dans cette occupation ; mais la Prêtresse me faisant un jour approcher de son antre : O jeune homme, me dit-elle dans un de ses enthousiasmes que la Déesse avoit coutume d’exciter en elle, apprends que tu dois être le plus vaillant d’entre les Mortels, il est tems de quitter ce séjour pour aller signaler ton courage, mille exploits divers vont être offerts à la valeur ; va, le Dieu qui te protége prendra soin de ta gloire, & triomphe sera admiré dans l’Univers.

Ces paroles, dictées par la Déesse, firent naître en moi cette noble audace qui doit toujours accompagner les Héros. Je sortis du Temple & trouvai, sous un des portiques, l’armure qui venoit de me servir pour exécuter les exploits dont votre Majesté avoir été le Témoin. Quoique leurs Majestés & ceux qui avoient été admis à cette conversation, eussent desiré d’apprendre un plus grand détail des aventures du Prince, personne ne put néanmoins se plaindre de sa complaisance, & le Roi remit à un autre tems à en exiger les particularités, s’appercevant que le Prince brûloit d’impatience de se retirer avec la Princesse Amasis.

Tramarine & le Roi son pere, charmés l’un & l’autre d’avoir été Témoins du triomphe & de la gloire du Prince Nubécula, en témoignèrent leur reconnoissance au Génie Verdoyant, & le remercierent en même tems de l’agréable surprise qu’ils avoient éprouvée à l’apparition de l’Envoyé du Soleil, en apprenant, par le discours de ce Favori, que ce jeune Prince étoit son fils. Sans doute, ajouta la Princesse Tramarine, que c’étoit au Génie Carabiel que vous aviez confié son éducation. Hélas, que j’étois injuste lorsque j’ai pû douter de son sort ! Il est votre fils, vous l’aimez, vous faites sa gloire & son bonheur. Sa destinée vous est à-présent connue, reprit Verdoyant, & je crois qu’il ne doit plus vous rester aucun doute sur les honneurs dont il va jouir ; c’est pourquoi, comme nous sommes logés ici fort à l’étroit, je pense qu’il seroit à propos de rejoindre la Flotte afin de continuer notre route.

Tramarine, dont tous les objets qui auroient pû exciter sa curiosité se trouvoient remplis, peut-être ennuyée d’une aussi longue marche, & dans la vive impatience de présenter le Roi son pere au Souvemari des Ondes, elle supplia le Génie de faire reprendre à leur Flotte la route de la Capitale, où ils se rendirent en très-peu de tems. Je n’entreprendrai point de faire la description des Fêtes qui se donnerent à leur retour ; il suffira d’apprendre à mes Lecteurs que sa Majesté Ondine, après avoir examiné la Princesse Tramarine, parut très-contente du changement qui s’étoit fait en elle : le Roi Ophtes lui fut présenté, & il voulut bien, en faveur de l’épouse de son fils, confirmer les honneurs du Louvre que le Prince Verdoyant lui avoit accordés ; & sa Majesté ajouta à cette grace, qu’il lui fût donné un logement dans le Palais, à côté de celui de la Princesse Tramarine dans le Pavillon des glaces.

Par cette nouvelle faveur, il fut permis à Ophtes de visiter souvent le cabinet des merveilles, Tramarine jugeant par elle-même de l’empressement que le Roi son pere pouvoit avoir d’apprendre ce qui s’étoit passé en Lydie depuis son entrée chez les Ondins, & sur-tout de sçavoir des nouvelles de la Reine Cliceria, la façon dont elle gouvernoit son Royaume, & mille autres choses qui devoient l’intéresser : c’est pourquoi, après avoir fait au Roi un détail des attributs de ce merveilleux cabinet, elle s’y rendit pour lui en faire admirer les Singulières beautés.

Ophtes se ressouvenant de son indiscrette curiosité, lorsqu’il voulut interroger les Dieux sur la destinée de Tramarine, n’osoit presque lever les yeux sur les glaces ; il craignoit, sans doute, d’irriter contre lui le Monarque des Ondes : mais la Princesse le rassurra en disant que, lorsqu’on ne formoit aucun desir, les glaces n’annonçoient rien. Ophtes croyoit ne plus rien desirer ; mais la pensée est si prompte qu’on ne peut l’arrêter, le desir la suit de près : Ophtes pensa, il desira, & les glaces lui montrerent ce que, dans le fond de son cœur, il desiroit ardemment d’apprendre.

Il vit donc la Reine de Lydie, qui, après avoir pleuré long-tems sa perte, & avoir fait rendre à sa mémoire les honneurs & les respects qu’on ne pouvoit refuser à un Monarque, qui ne s’étoit occupé, pendant le cours de sa vie, qu’à faire se bonheur de ses Peuples. Il vit l’aimable Cliceria qui, se trouvant surchargée du poids de la conduite de ses vastes Etats, craignant d’ailleurs de nouvelles irruptions de la part de Pencanaldon, il la vit, dis-je, partager ce fardeau avec le Prince Corydon, qu’elle trouva seul digne de remplir la place qu’Ophtes avoit occupée si long-tems & avec tant de gloire. Le père de Tramarine vit, sans jalousie, l’union de la Reine avec le Prince Corydon ; il contempla leur bonheur dans leur postérité, & ce furent pour lui & pour Tramarine de nouveaux sujets de satisfaction, dont ils doivent jouir éternellement.

Fin de la seconde & derniere Partie.