Les Opérations autour de Casablanca

La bibliothèque libre.

LES OPÉRATIONS

AUTOUR DE CASABLANCA


Lorsqu’au printemps dernier, le docteur Mauchamp fut assassiné à Merrâkech, notre gouvernement ne put obtenir la punition des coupables ni, par des représailles, enlever aux Marocains toute velléité d’attaquer à l’avenir nos nationaux dans les ports ou les villes de l’intérieur. Il était impossible d’organiser une expédition vers la capitale du Sud : on eût attiré contre nous toutes les tribus de l’Atlas et les grands caïds de cette région qui disposent d’un nombre respectable de guerriers. Aussi fut-on unanime en France à déplorer que l’attentat ne se fût pas produit dans une cité de la côte où la répression eût pu être exécutée sans difficulté ni crainte de complications. L’occupation d’Oujda ne pouvait produire que peu d’impression sur le Makhzen, et absolument aucune sur la population marocaine, notamment sur celle de Merrâkech directement responsable.

Cette impunité des assassins et des fonctionnaires, en diminuant notre prestige, ne devait pas tarder à susciter une nouvelle agression contre des Français. Ce fut, le 30 juillet, le massacre des ouvriers du port de Casablanca ; quoique de nationalités diverses, ils n’en étaient pas moins tous considérés comme Français dans la ville, où ils travaillaient pour le compte de la Compagnie marocaine, entreprise exclusivement française. Ce massacre nous obligeait d’exercer directement une répression qui donnât enfin une leçon aux fanatiques et nous permît de restaurer, par une action vigoureuse et rapide, le prestige du nom français, qui avait reçu au Maroc tant d’atteintes depuis quelques années.

Les mesures prises sur-le-champ montrèrent que notre gouvernement était décidé à mettre en œuvre toutes les ressources nécessaires pour aboutir à un résultat complet. Un corps expéditionnaire fut organisé en Algérie et, en attendant qu’il put être débarqué, le stationnaire de Tanger fut expédié en toute hâte devant Casablanca pour protéger les Européens et montrer notre pavillon. Là, nouvelles complications. Par suite d’un malentendu, un détachement de nos marins chargé de se rendre au consulat fut attaqué : le Galilée bombarda la ville. Les habitants, les soldats réguliers marocains, enfin les tribus des environs se livrèrent au pillage et aux massacres que l’on sait et qui durèrent du 5 août, au lever du soleil, jusqu’à l’après-midi du 7 ; c’est alors que deux bataillons d’infanterie prirent terre, nettoyèrent les rues et s’établirent en dehors des murs sur l’emplacement que nos troupes occupent encore.

Cette action à Casablanca eut d’abord les meilleurs résultats pour le rétablissement de notre influence au Maroc. Les habitants des ports commençaient à être blasés sur l’envoi des croiseurs, qui faisaient leur apparition chaque fois que des troubles se produisaient et s’en retournaient sans tirer un coup de canon ; les indigènes ne s’en souciaient plus et s’étaient habitués à considérer ces démonstrations comme inoffensives. Aujourd’hui, la population des villes côtières sait que les vaisseaux de guerre français possèdent des obus et, quand les circonstances les y obligent, s’en servent. On a dit qu’au cours du bombardement quelques innocents avaient payé pour les coupables. N’oublions pas qu’au Maroc, dans les meurtres commis par la foule, l’individu est moins responsable que la collectivité : le mendiant en haillons qui ramasse des pierres ou s’arme d’un couteau n’est pas le véritable criminel ; il cède à un mouvement de frénésie provoqué par les longues excitations de ses compatriotes, tous plus ou moins ses complices. À Casablanca, les principaux instigateurs des massacres appartenaient aux tribus. Il eût été impossible de se les faire livrer sans chercher querelle à ces tribus tout entières. Mais en se précipitant en masse sur Casablanca, dès les premiers coups de canon, en partant des limites extrêmes de leurs pays pour attaquer la ville d’abord et notre camp ensuite, les diverses fractions de la Chaouïa nous déclaraient en quelque sorte la guerre. Elles venaient ainsi au devant de notre justice ; au lieu d’avoir affaire à des isolés, presque insaisissables, nous nous trouvions désormais en présence d’un tout bien défini et, par conséquent, plus facile à atteindre. Les événements du 5 août et des jours suivants, en simplifiant notre tâche, devaient donc tourner à notre avantage, à condition que le corps de débarquement continuât ce que les croiseurs avaient commencé et infligeât aux tribus Chaouïa et à elles seules, une punition complète : qu’avons-nous fait et qu’aurait-on pu faire pour atteindre ce résultat ?

Le terme de Chaouïa s’applique, non à une seule tribu, mais à une confédération de douze tribus, groupées sur un territoire nettement délimité. Ce district affecte la forme d’un rectangle. Le rivage de l’Atlantique, sur cent vingt kilomètres — soixante de chaque côté de Casablanca, — en constitue la base ; la profondeur vers l’arrière-pays n’atteint pas tout à fait cent kilomètres. La contrée se divise en trois régions distinctes, constituées par des bandes de terrain parallèles à la côte et d’une largeur sensiblement égale. La première est une zone ondulée, dont les vallonnements séparent une série de crêtes dirigées toutes dans le même sens que le rivage. Puis vient une plaine fertile et presque absolument unie, limitée vers l’intérieur par une falaise abrupte. Ce ressaut défend l’accès d’un plateau désertique et caillouteux, souvent coupé de collines, et qui va se perdre dans les contreforts de l’Atlas, bien au delà de la frontière des Chaouïa.

Ce pays est un des plus prospères du Maroc. Les habitants, mélange d’Arabes et de Berbères, ont toujours été grands agriculteurs et riches éleveurs de bétail. Ils se sont montrés généralement fidèles au Makhzen et n’opposaient pas trop de résistance lorsqu’il s’agissait de payer les impôts. Pourtant, là comme dans les autres régions réputées soumises, les Sultans ont dû organiser à diverses reprises des expéditions pour faire rendre gorge aux caïds et les obliger à verser les sommes perçues dont ils étaient détenteurs. Les choses se passaient ainsi depuis un temps immémorial, lorsqu’il y a quelques années, le souverain actuel, poussé par les conseils d’un entourage utopiste et mal informé, décida de supprimer les anciennes contributions coraniques l’achour (dîme des récoltes) et le zekkat (dîme du bétail), perçus par le caïd. Il prétendit les remplacer par une manière d’impôt sur le revenu, le tertib, que seraient chargés de recueillir des agents du gouvernement central, envoyés de Fez. Cette mesure mécontenta tout le monde, les caïds, qu’elle privait du moyen de pressurer la population, et les administrés eux-mêmes, qui ne comprirent pas qu’un régime plus honnête les dégrèverait de prélèvements arbitraires : hostiles par principe à tout changement, ils se laissèrent persuader que le tertib était l’invention des Chrétiens, qu’il n’avait pas le caractère religieux des dîmes d’autrefois et qu’un bon musulman n’était pas tenu de le payer.

Le Sultan, dont le trésor était vide et l’armée aux prises avec les contingents du Rogui, ne disposait pas des moyens d’action nécessaires pour faire exécuter ses édits. La Chaouïa, imitant l’exemple de la plupart des provinces jusque-là soumises, refusa de verser une contribution quelconque au Sultan comme aux caïds. Le prestige de ceux-ci diminua en même temps que leurs ressources et bientôt les tribus réussirent à se soustraire complètement à leur autorité. On en chassa quelques-uns ; d’autres, plus heureux, furent tolérés, mais à condition d’abdiquer toute prétention au pouvoir. La population se gouverna elle-même, par l’intermédiaire de conseils de notables, dits zoferat, qui assumèrent toutes les fonctions des caïds. Riches désormais des sommes considérables qu’ils avaient jadis payées comme impôts à ces fonctionnaires, les Chaouïa accrurent rapidement leur puissance militaire par l’achat de chevaux, de munitions et de fusils à tir rapide. Fort mal disposés envers tous les Chrétiens, ils se prirent à considérer les Français comme leurs ennemis particuliers, après le commencement des travaux du port et l’établissement à Casablanca d’un poste de télégraphie sans fil. Depuis quelques mois leur fanatisme avait été aiguisé par les prédications des disciples du sorcier Ma el Aïnin. Cavaliers brillants et infatigables, tireurs habiles, fiers de leur indépendance reconquise et de leur force nouvelle, ils brûlaient de nous chasser de la ville ou d’acquérir en mourant sous les coups des infidèles les splendeurs du paradis promises par le Prophète.

La répression qu’on allait exercer sur ces tribus devait être assez forte pour assurer définitivement notre supériorité morale à leur égard et les obliger toutes à venir implorer l’aman, c’est-à-dire se rendre à merci en fournissant les garanties que nous exigerions d’elles. Ce but n’était pas aisé à atteindre : l’adversaire était belliqueux et s’apprêtait à une vigoureuse résistance. Les Marocains s’avouent difficilement vaincus ; pour qu’ils acceptent l’idée de la défaite, il ne suffit pas que l’adversaire remporte des succès tactiques, amenant des résultats partiels. La perte d’une position ou du champ de bataille, la déroute même ne les décourage pas. Il faut que le désastre se manifeste par des résultats tangibles et concrets : pertes d’hommes ou de biens.

Dans un voyage qui m’a conduit, il y a quatre ans, à travers les montagnes qui s’étendent au nord de Taza, j’ai pu juger, par mes propres yeux, de la manière dont les tribus marocaines jugent l’issue d’un combat. C’était au moment des opérations du prétendant contre l’armée chérifienne que commandait le ministre de la guerre Menebbi. J’arrivai un soir dans un village de la tribu kabyle des Mtalsa. Je m’étais à peine installé que des imprécations stridentes me firent sortir de ma cabane. Quelques cavaliers armés en guerre venaient de déposer devant une maison un blessé originaire du village ; ils affirmaient avoir mis en fuite l’ennemi ; mais on refusait de les croire, on leur demandait de montrer les têtes de ceux qu’ils prétendaient avoir vaincus, et les prises qu’ils avaient faites : pourquoi revenaient-ils les mains vides ? Fuyant les insultes des femmes et des enfants et les regards méprisants des vieillards, les cavaliers reprirent le chemin de la plaine où était campée l’armée. Lorsque, quelques jours plus tard, j’atteignais moi-même la mehalla du prétendant, j’appris que les guerriers Mtlasa n’avaient pas menti : ils s’étaient avancés jusqu’au pied même de l’enceinte de la Kasbah Messoun, refoulant les réguliers du Sultan, dont ils tuèrent un grand nombre ; mais les canons qui tiraient sur eux du haut des murs ne leur avaient pas permis de descendre de cheval pour recueillir les trophées de leur victoire.

Aux prises avec un pareil ennemi, le corps de débarquement n’avait donc le choix qu’entre deux méthodes pour atteindre le but de sa mission : soit attirer en masse toutes les forces ennemies et les engager dans une action générale où, grâce à ses armes perfectionnées et à la supériorité de ses manœuvres, il leur eût infligé un désastre complet ; soit former une colonne mobile, qui serait capable de faire la guerre à la marocaine, de détruire les approvisionnements des Chaouïa, de razzier leurs troupeaux et de s’emparer de leurs convois.

Les opérations françaises ont présenté trois phases distinctes depuis le 7 août, arrivée des troupes, jusqu’au 21 septembre, date à laquelle les hostilités ont été interrompues et où s’est terminée ce qu’on pourrait appeler la première campagne de Casablanca.

Une période initiale, qui s’étend du 7 au 21 août, fut consacrée uniquement à la défense du camp français, que les Marocains attaquaient sans cesse de jour, tandis que la nuit, leurs tirailleurs isolés tenaient nos avant-postes constamment en éveil. Cette tâche, d’abord assez pénible en raison du petit nombre d’hommes et de l’outillage restreint dont nous disposions, a été facilitée ensuite par l’arrivée d’un matériel complémentaire et de soldats du train et de l’intendance, qui permirent de diminuer les corvées et d’employer un plus grand nombre d’hommes sur la ligne de feu. Peu à peu, les renforts qui parvenaient au corps de débarquement, lui ont permis d’élargir le cercle qui l’investissait et de se donner de l’air en portant plus loin ses coups de sonde en dehors des lignes de tranchées. Les principaux engagements de ce genre eurent lieu les 8,10,18 et 21 août. Après ce dernier combat, on se décida enfin à occuper d’une manière constante la crête qui s’étend au sud de Casablanca, à environ 1 500 mètres du camp : du haut de cette crête, l’ennemi entretenait un feu presque ininterrompu sur les tentes, des balles perdues passant même au-dessus des maisons de la ville. La facilité avec laquelle l’opération s’exécuta permet d’affirmer qu’on eût pu y procéder plus tôt et ne pas laisser pendant quinze jours nos troupes en butte au tir continuel de l’ennemi.

Pendant ces premières affaires, le commandement et la troupe eurent l’occasion de se familiariser avec l’adversaire et avec sa manière de combattre. La tactique des Marocains n’a jamais varié. Plusieurs rassemblements, de quelques centaines d’hommes chacun, prennent position hors de portée de l’artillerie, sur différents points, à grands intervalles les uns des autres. De ces masses, se détachent des groupes de cavaliers et de fantassins d’assez faible effectif, qui se rapprochent, de crête en crête, à la faveur des ondulations du sol, jusqu’à une distance variant de 500 à 1 200 mètres ; ils engagent alors l’action, les uns à pied, en lignes de tirailleurs séparés par plusieurs pas, les autres galopant parallèlement au front de nos troupes et lâchant leur coup de fusil, puis se retirant pour recharger et revenir au combat. On pouvait donc constater, dès le début, qu’il serait fort difficile d’obliger l’ennemi à se montrer en formation compacte.

Sur la crête qui borne l’horizon au sud de Casablanca et que j’appellerai, pour la commodité de l’exposition, la crête de surveillance, la constitution d’un détachement fixe de surveillance va mettre fin à un état de choses gênant ; elle donnera au commandement la liberté d’action et même d’esprit qui lui permettra d’opérer à plus grande distance et d’éclaircir définitivement la situation pour ses entreprises futures. Ici commence la seconde phase des opérations, celle dite des reconnaissances, qui sera marquée par les engagements du 28 août, des 1er  et 3 septembre. J’insisterai plus particulièrement sur cette période et notamment sur le dernier combat, non seulement parce qu’il a été le plus acharné, mais encore parce qu’il marque en quelque sorte le point culminant de la lutte et que son issue déterminera la conduite ultérieure des deux adversaires.

Dès le début, le commandement prend ses dispositions pour attirer le gros des forces ennemies et l’engager à nous combattre, de manière à l’écraser. Le nom de reconnaissances, généralement donné à ces opérations, est donc inexact : on avait l’intention, non pas, comme ce terme pourrait le faire croire, de se procurer des renseignements sur la force ou la position de l’adversaire, mais bien de lui offrir la bataille dans des conditions favorables pour nous.

Je ne ferai que mentionner l’affaire du 28 août ; nos troupes y furent très vivement engagées ; mais la colonne qui y prit part ne comportait qu’un effectif minime et elle ne s’éloigna que fort peu de la crête de surveillance.

Pour les deux autres reconnaissances, on adopta les dispositions suivantes. Un premier carré d’infanterie, auquel était adjoint de l’artillerie, le goum et la moitié de la cavalerie, devait s’avancer dans la direction indiquée par le commandement et servir d’amorce. Les troupes montées avaient pour mission d’accrocher l’ennemi et de l’amener sur les faces du carré. Un second détachement, de composition analogue et marchant dans la même formation, avait pour ordre de suivre l’échelon de tête et de croiser ses feux avec les siens, de manière à empêcher l’ennemi de se servir efficacement des couverts du terrain et à l’obliger de combattre à découvert. L’engagement du 1er  septembre mit en relief plusieurs des défectuosités de ce système : néanmoins, pour la sortie plus importante qu’on exécuta le surlendemain, le même dispositif fut adopté.

Le 3 septembre, le premier carré se composait d’un bataillon et d’une batterie de campagne ; le goum et l’escadron de spahis étaient placés à la disposition du colonel Blanc qui le commandait. Cet officier avait l’ordre de s’avancer dans la direction du marabout de Sidi-Moumen, jusqu’à huit kilomètres du camp. Le carré de soutien, sous les ordres du colonel Brulard, comportait le même effectif ; l’escadron de chasseurs d’Afrique lui était affecté. Par suite d’une erreur initiale, le deuxième échelon, qui suivait à un kilomètre environ le premier, au lieu de se porter sur la droite, c’est-à-dire du côté menacé, obliqua vers la plage et dut être redressé. Arrivé à la distance indiquée par ses premières instructions, le colonel Blanc, n’ayant pas aperçu l’ennemi, s’arrêta et demanda de nouveaux ordres. Il lui fut enjoint de continuer sa marche sur Sidi-Moumen.

À peine ce mouvement était-il entamé que les Marocains apparurent, dans la direction à la fois du front et du flanc droit. L’artillerie se mit aussitôt en batterie et ouvrit un feu assez peu efficace, en raison des objectifs insuffisants qui se présentaient : les Chaouïa, fidèles à leur tactique, restaient éparpillés et dissimulaient leurs mouvements derrière les replis du sol. Le carré fut obligé de s’immobiliser tant que l’artillerie continua son tir. Puis il se remit en marche, par bonds, jusqu’à la crête de Sidi-Moumen, les pièces reprenant le feu à chaque arrêt. Les progrès ne purent être que très lents et la lourdeur de cette marche montra dès le début aux Marocains qu’ils n’avaient à craindre aucun mouvement offensif ; ils en profitèrent pour envoyer des partis importants entre la plage et la colonne, et bientôt le carré se trouva attaqué sur trois de ses faces. L’ennemi continuait de tirailler à l’abri des crêtes, entretenant un feu nourri sur les faces, où nos hommes, quoique placés à un intervalle de trois pas, fournissaient un objectif assez visible, d’autant plus que leur formation rigide privait certaines parties de la ligne de toute possibilité de se couvrir. À l’intérieur, les pièces, les attelages et l’état-major formaient des groupes encore beaucoup plus vulnérables. Le commandant Provost fut tué au milieu du carré et il y a lieu de se féliciter que les pertes n’aient pas été plus importantes.

Cependant le carré du colonel Brulard était, à son tour, attaqué sur son flanc droit et ses derrières, par des contingents nouveaux ; il s’était enfin placé en échelon débordant à droite ; mais, après avoir rectifié sa position, il se trouvait fort éloigné du carré de tête. L’itinéraire qu’il suivait longeait à courte distance une crête d’où les Marocains pouvaient exécuter un tir plongeant sur nos hommes. Pour faire cesser cette mousqueterie, il fallut détacher de ce côté la compagnie de tirailleurs du capitaine Dérigoin qui constituait la face droite du carré. Cette compagnie s’empara sans difficulté de la hauteur ; mais en se dégarnissant d’une de ses faces, le carré Brulard se vouait à l’immobilité et pendant toute la durée du combat il resta dans la même position, tandis que l’échelon de tête s’éloignait de plus en plus vers Sidi-Moumen. Il en résulta que les deux détachements livrèrent deux combats séparés et ne purent se prêter aucun appui. L’action durait depuis plus d’une heure ; le général Drude, voyant qu’il était inutile de maintenir ses troupes dans une immobilité inutile et qui aurait pu devenir dangereuse, espérant peut-être, grâce à une marche plus rapide vers le camp, intercepter ceux des assaillants qui s’étaient postés sur ses derrières, donna l’ordre au colonel Blanc d’entamer le mouvement de retraite, que le carré Brulard protégerait en se maintenant sur la position qu’il occupait.

Malheureusement cette manœuvre, la seule qu’on eût encore tentée, ne put être exécutée dans de bonnes conditions, en raison de l’organisation défectueuse du détachement de santé qui accompagnait la colonne. On manquait à la fois de matériel et de personnel. Il eût été pourtant tout particulièrement nécessaire de renforcer ce service au maximum, car sa mission était rendue fort difficile par l’obligation où médecins et infirmiers se trouvaient de rester dans les carrés et de se déplacer constamment avec eux. Dans ces conditions il était impossible de constituer, comme le prescrit le règlement, des postes de secours fixes vers lesquels les brancardiers peuvent s’orienter facilement. Dans le premier carré, des blessés furent pansés par le vétérinaire et même par deux correspondants de guerre anglais qui accompagnaient la colonne. Comme les brancards faisaient défaut, un de ces journalistes fit monter sur son cheval un légionnaire atteint à la jambe ; pour en transporter un autre, quatre de ses camarades durent quitter la ligne de feu et improviser une civière avec leurs fusils et leurs ceintures.

La lenteur apportée au relèvement des blessés et des morts qu’on ne pouvait abandonner à l’ennemi, empêcha le colonel Blanc de se mettre en marche immédiatement après en avoir reçu l’ordre. Quand il put commencer son mouvement, la formation en carré fut conservée jusqu’au moment où on s’arrêta pour permettre à l’échelon Brulard d’exécuter sa retraite à son tour. Ce carré opéra plus rapidement malgré la position désavantageuse de la compagnie Dérigoin, qui n’avait pas souffert jusque-là, mais qui subit en se rabattant sur le carré des pertes sérieuses.

Au lieu de se diriger à vive allure vers le camp avec l’un des détachements au moins, on continua à se retirer lentement, par bonds d’échelon, ce qui donna à l’ennemi tout le temps de se dégager. Heureusement, se croyant hors de portée, les Marocains venus de Taddert se groupèrent pour retourner vers leur campement ; une des batteries de 75 put ouvrir un feu d’efficacité et leur tua beaucoup de monde. Auparavant ceux que notre immobilité avait encouragés à trop s’approcher de nos lignes ou à se mouvoir sans s’abriter suffisamment, avaient également été fort maltraités par le tir de l’infanterie.

L’ennemi avait donc été sérieusement éprouvé au cours de ce combat de Sidi-Moumen. Son audace et son agressivité en furent diminuées ; il se rendit compte qu’il ne lui était pas possible, comme il avait pu l’espérer jusque-là, de jeter les Français à la mer et de courir à un second pillage. Pourtant notre supériorité ne s’était pas affirmée d’une manière suffisante pour obliger les Chaouïa à se soumettre ; l’écrasement de l’adversaire, qu’on recherchait, n’avait pas été obtenu. L’insuffisance de ce résultat était due en partie à l’habile tactique des Arabes, mais plus encore aux nombreuses erreurs commises par nous.

La première a été d’entreprendre ces sorties avec des effectifs trop faibles. Alors que le corps expéditionnaire comptait quatre bataillons, on n’employa que quatre compagnies le 28 août, cinq le 1er  septembre et huit le 3. On laissait donc toujours au moins la moitié de l’infanterie pour défendre le camp, qu’une garnison bien inférieure eût suffi à protéger. Lorsque le 3 septembre, en effet, de forts contingents marocains, profitant de l’absence de la colonne de sortie, prirent l’offensive contre la crête de surveillance, on n’envoya que trois compagnies et deux pièces de montagne pour les arrêter. L’issue de ce petit combat ne fut jamais douteuse, grâce à la solide position occupée par les Français qui ne perdirent sur ce point qu’un seul officier et empêchèrent l’ennemi de s’avancer à moins de 1 000 mètres de leur ligne : seuls, une vingtaine de cavaliers chaouïa essayèrent d’engager le combat à courte distance ; une salve ou deux mirent en fuite tous ceux qui ne restèrent pas sur le terrain.

Donc, le 3 septembre, les Marocains engagèrent toutes leurs forces ; de notre côté, cinq compagnies et deux sections d’artillerie ne quittèrent pas leurs tentes et il restait encore pour la défense de la ville des détachements du génie et du train, et cinq cents Espagnols. On peut conclure qu’au moins un bataillon de plus eût pu, sans inconvénient, être employé à renforcer les troupes de sortie. Du moment qu’on recherchait un combat aussi sérieux que possible, ne fallait-il pas mettre en ligne tous les hommes dont ou pouvait disposer ?

Et si l’on passe à la discussion de la tactique employée sur le champ de bataille même, il y a lieu de remarquer d’abord que dans les trois sorties, à aucun moment et sur aucun point, l’offensive n’a été prise par nous : on ne peut citer que deux exceptions : l’attaque d’une compagnie de tirailleurs qui mit baïonnette au canon, le 1er  septembre, pour s’emparer d’un enclos en pierres sèches, voisin de la ferme Alvarez, dans lequel on ne trouva qu’un cheval blessé ; et le mouvement du capitaine Dérigoin, que j’ai décrit plus haut, et dont la portée ne dépassa pas 2 ou 300 mètres.

Dans une des nouvelles qu’il a consacrées aux exploits de l’armée des Indes, Rudyard Kipling dit : « Un Afghan qui attaque et un Afghan qui est attaqué sont deux hommes très différents. » Cette observation s’applique à tous les peuples, si braves soient-ils, dont les guerriers ne possèdent pas d’organisation militaire et ignorent la discipline du rang. Elle est particulièrement vraie pour les Arabes ; on l’a toujours constaté dans les guerres passées, et le corps de débarquement de Casablanca devait bientôt s’en rendre compte en ne trouvant presque aucune résistance lorsqu’il prendrait l’offensive contre les campements de Taddert et de Sidi-Brahim.

On pourrait objecter que d’importantes victoires européennes furent remportées dans l’Afrique du Nord par l’emploi exclusif de la défensive, notamment les batailles des Pyramides et d’Omdourmân. Mais dans toutes ces affaires les procédés de combat des Arabes étaient fort différents de ce qu’ils sont aujourd’hui. Les Mamelucks de Mourad-Bey et les Ghazis du Khalifa se lançaient sur les carrés en foule confuse, que le feu des troupes européennes suffisait a détruire. À Casablanca, nous l’avons vu, les conditions de la lutte sont toutes différentes.

Nos colonnes, en restant invariablement sur la défensive, sans jamais esquisser le moindre mouvement tactique contre l’ennemi, se privaient elles-mêmes de tout ce qui faisait leur supériorité. D’abord elles permettaient aux Chaouïa de combattre à leur guise et de se poster à la distance et dans les formations qui leur convenaient ; elles leur laissaient, ainsi, toute l’initiative et une supériorité morale constante : le Marocain n’étant jamais attaqué et attaquant toujours, s’est attribué la victoire après chaque affaire, même après avoir essuyé des pertes beaucoup plus considérables que les nôtres.

Au point de vue matériel, notre tactique nous a également privés des deux principaux avantages que nous possédons sur l’ennemi : le perfectionnement de nos armes et la faculté de manœuvrer, grâce à la cohésion et à l’instruction de nos troupes : en laissant les Chaouïa voltiger autour des carrés, nous ne pouvions mettre à profit le tir rapide et précis de nos fusils et de nos canons.

Pour utiliser notre second avantage, la manœuvre, il eût été nécessaire, avant tout, de fixer l’ennemi, car on ne peut manœuvrer un adversaire qui se déplace ; la seule manière d’obtenir ce résultat eût été de marcher avec rapidité sur un des camps de l’ennemi : on l’eût obligé alors de s’immobiliser, en partie tout au moins, pour défendre le point menacé. C’était chose facile puisque deux de ces camps, ceux de Taddert et de Titmellil, sont éloignés de 12 et de 15 kilomètres seulement de Casablanca. Au cours de la deuxième période des opérations, on n’a jamais choisi ces camps comme buts des sorties ; on s’est contenté d’exécuter des marches hésitantes et dont les objectifs ne répondaient à aucune idée tactique.

Pendant la reconnaissance du 1er  septembre, la colonne a suivi un itinéraire circulaire, s’offrant aux coups de l’ennemi en défilant devant ses tirailleurs. Le 3 septembre, les ordres donnés au colonel Blanc lui enjoignaient de marcher à 8 kilomètres dans la direction de Sidi-Moumen, puis, lorsque cet officier eut demandé de nouvelles instructions, de se porter sur le marabout, où l’on ne savait pas à ce moment que l’ennemi se trouvât. Le choix de cet objectif est d’autant moins compréhensible qu’à 3 kilomètres seulement de là, sur la droite de la direction suivie, est situé le camp de Titmellil.

Il est non moins difficile de s’expliquer pourquoi, pendant le combat, on s’est obstiné à maintenir l’infanterie en carré.

Cette formation en carré a fait l’objet de discussions constantes tant à Casablanca qu’en France. On a surtout critiqué l’adoption de ce dispositif, dès le départ et sur le front de bandière même du camp. Ce reproche ne me paraît pas justifié : il ne faut pas oublier que nos troupes n’avaient pas à craindre un feu d’artillerie. Dans ces conditions la formation adoptée était fort convenable pour la marche avant le combat : tout en groupant les unités, elle permettait un déploiement rapide et n’imposait pas aux hommes plus de fatigue que la colonne de route. La répartition des unités était la suivante : les faces perpendiculaires à la direction, c’est-à-dire celles de tête et de queue, étaient constituées par une ou deux compagnies en colonnes de sections par quatre, avec des intervalles triples du front sur un rang, de sorte qu’au premier signal les fantassins pouvaient se former en ligne de tirailleurs à trois pas. Les faces latérales marchaient elles aussi en colonne par quatre, mais sans distance entre les sections, ce qui leur permettait soit de se trouver immédiatement en ligne à droite ou à gauche, soit de former en peu de temps un échelon prolongeant la face de tête dans la direction du front.

Au contraire, on a commis une grosse erreur en observant, comme règle absolue, de ne pas abandonner après l’ouverture du feu ce dispositif en carré. Lourd à se mouvoir et absolument incompatible avec toute manœuvre ou toute offensive, il laisse inutilisée une partie de la ligne, à moins que les quatre faces ne soient attaquées en même temps, ce qui ne s’est jamais produit.

Pourtant il est visible — et les combats du 11 et du 21 allaient le montrer avec évidence — que toutes les dispositions en échelon assurent, aussi bien que le carré, la protection des flancs ; outre l’incomparable avantage de permettre aux troupes des mouvements rapides, elles présentent des changements faciles de direction, la mise en ligne de toutes les unités, en un mot, la manœuvre. Or on est bien obligé de constater que si, dans les deux combats du 1er  et du 3 septembre, un des deux adversaires a ébauché un semblant de manœuvre, ce sont les Marocains lorsqu’ils ont essayé d’envelopper nos carrés et de se porter sur leurs derrières. Il n’est donc pas exagéré de dire que le commandement, en ne choisissant pas d’objectif approprié au but qu’il recherchait et en se refusant ensuite à abandonner, même provisoirement, la formation en carré, a annulé lui-même ses principales chances de succès. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que le résultat de ces deux combats ait été négatif.

Les erreurs que nous venons de signaler proviennent uniquement de la circonspection excessive du commandement. Comment expliquer, alors qu’on devait désirer voir les Marocains s’approcher le plus possible en masse, qu’on ait placé l’artillerie en première ligne, avec le carré d’amorce, et qu’on lui ait fait ouvrir le feu aux grandes distances dès qu’on apercevait quelques cavaliers isolés ? N’eût-il pas mieux valu réunir des pièces sous la protection d’un soutien et ne leur permettre de tirer que lorsque l’ennemi eût été encouragé à se grouper ? On a eu l’impression constante que notre cavalerie, paralysée par son insuffisance numérique, restait, collée à l’infanterie, qui elle-même restait collée aux canons. Aucune fraction des colonnes n’a jamais joui d’une indépendance quelconque de mouvement ; tout le monde s’est incrusté dans des formations rigides et inutiles.

Après le combat du 3 septembre, la deuxième période des opérations était terminée : on ne pouvait en effet conserver l’espoir d’écraser l’ennemi sur le champ de bataille. Dès lors il était permis de croire que le commandement se résoudrait à employer le seul moyen qui lui restât pour mener à bien sa mission, c’est-à-dire former une ou plusieurs colonnes mobiles et parcourir le territoire des Chaouïa. Ce fut le contraire qui se produisit. Après l’affaire de Sidi-Moumen, le corps expéditionnaire est resté dans une inaction complète pendant plus d’une semaine et n’en est sorti que pour exécuter des offensives à trop courte distance, qui ne pouvaient, par leur nature même, qu’aboutir à des résultats partiels et insuffisants.

Cette troisième période comporte l’attaque des camps ennemis dans un rayon d’une demi-journée de marche de Casablanca ; ce furent les combats de Taddert (11 septembre) et de Sidi-Brahim-el-Kadmiri (21 septembre). Au cours de ces deux engagements, l’objectif des colonnes était nettement déterminé et, le commandement ne se laissant plus hypnotiser par ses communications avec Casablanca, on manœuvra pour la première fois ; comme l’ennemi se trouva directement menacé, il n’opposa qu’une résistance presque nulle. Néanmoins un nouvel abus de précautions inutiles alourdit encore notre marche et nous empêcha de retirer de ces opérations tout le fruit qu’il était possible d’en recueillir. Malgré la proximité de Taddert, malgré la marche de nuit parfaitement exécutée qui réduisit pratiquement la distance de Sidi-Brahim, malgré un brouillard propice, qui, dans les deux cas, eût pu être mis à profit pour masquer les progrès de nos colonnes, on ne réussit pas à surprendre suffisamment les Marocains pour s’emparer de leurs approvisionnements ; on ne trouva que des tentes vides.

Quelque faibles qu’eussent été les résultats de ces deux affaires, elles permirent cependant d’amener à composition toutes les tribus dont le territoire avait été atteint ou simplement menacé, tandis que les autres se retirèrent dans l’arrière-pays. Il en résulta qu’une zone de terrain complètement vide se créa entre les deux partis : ni l’un ni l’autre n’ont entrepris de la franchir pour recommencer la lutte[1].

La retraite rapide de l’ennemi, dès qu’on s’était porté franchement sur ses camps, et l’empressement que les tribus côtières montrèrent à se soumettre immédiatement après, condamnent mieux que tout commentaire l’inaction du corps de débarquement et la décision prise par le commandement de ne pas former de colonne dont le rayon pût dépasser une journée de marche vers l’intérieur. Les mobiles qui ont pu provoquer cette grave détermination sont au nombre de trois : l’appréhension de voir les Chaouïa échapper à nos troupes et d’être obligé de revenir à Casablanca sans avoir pu les atteindre ; l’exagération du nombre et de la valeur de l’ennemi ; la crainte des difficultés matérielles.

De ces trois causes la première a paru exercer le plus d’influence ; on l’a toujours invoquée et a tout propos. Combien de fois ne nous a-t-on pas représenté notre adversaire comme invisible, insaisissable, s’évanouissant dès qu’on tente de s’approcher de lui !

Sans doute les Marocains sont fort mobiles, mais il ne faut pas oublier qu’en s’enfuyant devant nous ils devaient emporter avec eux tout ce qu’ils possédaient. Les femmes, les enfants et les vieillards ne peuvent pas se déplacer aussi vite que les guerriers. Les principales richesses des habitants de cette contrée sont les céréales et le bétail. Or, à cette époque de l’année, il n’y a pas longtemps que la moisson est faite et les silos sont pleins des provisions d’orge, nécessaires jusqu’à la prochaine moisson ; en se retirant indéfiniment vers l’intérieur, les Chaouïa abandonnaient toutes leurs récoltes au vainqueur. Les importants troupeaux de bœufs et de moutons n’auraient guère pu non plus nous échapper, car le bétail marocain n’a pas, que l’on sache, une allure plus vive que celui des autres pays. Faire le vide devant nos colonnes équivalait donc pour les indigènes à une véritable émigration, dont la marche eût été alourdie par des impedimenta sans nombre ; on ne peut songer à soutenir qu’une pareille cohue de bêtes et de gens est capable d’atteindre un degré de mobilité supérieur à celui des troupes légères, remarquablement entraînées et dont les besoins sont des plus limités. Ajoutons qu’il se trouve dans la Chaouïa un certain nombre de points fixes, gros villages de 2 000 à 3 000 habitants : les plus importants sont Dar-Ber-Rechid et Settat, situés à environ 40 et 60 kilomètres de Casablanca.

Les Chaouïa, pour être mobiles, ne sont donc pas insaisissables ; même en admettant que les troupes françaises fussent incapables d’atteindre leurs guerriers, ce qui d’ailleurs reste à démontrer, on reconnaît, je pense, qu’elles marchaient plus vite que leurs convois et pouvaient ainsi, en les affamant, obtenir leur soumission.

Depuis quatre-vingts ans que nous les combattons, les Arabes n’ont guère changé leur manière de vivre ; ils ne disposent pas aujourd’hui d’autres procédés de transport que ceux dont ils se servaient au moment où les Français ont débarqué à Sidi-Ferruch. La conquête de l’Algérie nous a montré la faillite du système des garnisons fixes et a mis surabondamment en évidence que le seul moyen de venir à bout des nomades est de leur opposer des colonnes mobiles. C’est par l’introduction de cette nouvelle tactique que Bugeaud nous a assuré une supériorité définitive et a permis à ses successeurs de pacifier complètement la colonie. Plus tard la Tunisie a été occupée presque sans résistance grâce à des procédés analogues, tandis que le colonel de Négrier s’en servait contre les Oulad Sidi Cheikh. Enfin le général Lyautey a appliqué tout récemment le même principe dans le Sud-Oranais.

Lorsque je visitai cette région du Sud-Oranais en 1903, il se passait peu de soirées sans que les Marocains vinssent attaquer les sentinelles ; les assassinats étaient fréquents, l’insécurité complète : dans un des villages qui se sont formés le long de la voie ferrée, l’autorité militaire faisait éteindre les lumières immédiatement après le coucher du soleil, la plus modeste bougie pouvant attirer les balles des maraudeurs. Le premier soin du général Lyautey en prenant possession de son commandement fut de créer ce qu’on appela les groupements mobiles, composés d’un escadron de spahis, de goumiers, d’une compagnie montée de la légion, d’une compagnie de tirailleurs allégés et d’un détachement du train portant des vivres pour 6 jours. Ces colonnes ont, pendant trois ans, poursuivi sans merci les rezzou de pillards qui, bientôt et presque sans combats, ont été réduits à une impuissance complète. Aujourd’hui, non seulement notre territoire est à l’abri de toute insulte, mais les négociants français peuvent, sans s’exposer au moindre danger, aller acheter des moutons et de la laine à cent kilomètres au delà de la frontière. Il est permis de croire qu’en opérant d’une manière analogue, le corps de débarquement eût obtenu la soumission complète de la Chaouïa, sans courir de plus grands risques : les faibles détachements du Sud-Oranais ont eu affaire a un adversaire autrement rapide et belliqueux que ne l’ont jamais été les Marocains de la côte de l’Atlantique.

Une colonne mobile, marchant de Casablanca sur Dar-Ber-Rechid et Settal, n’eût pas trouvé devant elle un ennemi assez nombreux et assez bien ravitaillé en munitions pour que l’issue de l’opération pût être un instant douteuse. La situation politique se présentait favorablement, car on pouvait être certain que les peuplades de l’intérieur, au-delà des frontières des Chaouïa, n’eussent pas fait cause commune avec eux. Au nord-est, dans les environs de Rabat, habitent les Arab et les Zaër ; au sud-est, du côté de l’Atlas, les Tadla ; les Rehamna et les Doukkala, au sud-ouest, occupent lepays situé entre Merrâkech et Mazagan. Ces deux derniers groupes portaient alors toute leur attention sur les menées de Moulaye Hafid, qui entretenait des négociations avec tous les caïds du sud. De même les Zaér et les Arab attendaient l’arrivée du Sultan, dont le départ de Fez pour Rabat était imminent. Les uns et les autres se sentaient sous la menace constante d’expéditions envoyées chez eux par les frères rivaux, ils ne se seraient assurément pas souciés de diminuer leurs propres forces en s’engageant dans une guerre contre les Français, de laquelle il n’y avait aucun profit à tirer. Quant aux Tadla, qui ont toujours fait preuve des meilleures dispositions à notre égard, ils n’ont pas cessé de correspondre avec notre consul et ont même offert plusieurs fois de s’entremettre pour faire cesser la résistance des Chaouïa. Nous étions donc assurés sinon de l’appui, du moins de la neutralité de toutes ces tribus ; les seuls Chaouïa restaient en notre présence.

Toutes les informations recueillies au sujet du nombre de leurs guerriers concordent : tous les contingents, qui pouvaient être mis sur pied par les douze tribus, ont donné contre nos troupes pendant les deux premières phases des opérations ; ils n’ont pu entamer aucune de nos colonnes de sortie, alors que l’effectif en infanterie de la plus importante d’entre elles (3 septembre) n’a pas dépassé huit compagnies et que nous disposions deux jours plus tard de six bataillons ; on se rend compte du peu de danger qu’avait à courir une expédition se portant à trois jours de marche de la côte. D’ailleurs, après l’affaire de Sidi-Mounen, il est plus que probable qu’un certain nombre de fractions Chaouïa eussent renoncé à la lutte au cas d’une offensive déterminée ; aux combats du 11 et du 21 septembre, les effectifs de l’ennemi étaient déjà sensiblement réduits.

Eu ce qui concerne les munitions, l’adversaire en a fait une consommation très importante pendant les premiers jours de la lutte, mais on a observé que, peu à peu, son feu diminuait d’intensité. Les rapports des réfugiés indiquaient que, dans les souks de l’intérieur, les cartouches atteignaient un prix fort élevé qui en attestait la pénurie. Sur les cadavres, on ne trouvait en général que 3 ou 4 coups à tirer (constatations faites les 12 et 16 septembre). Enfin, il était facile, par une surveillance active de la contrebande à Rabat et à Mazagan, de rendre impossible tout réapprovisionnement en cartouches et de diminuer considérablement la capacité de résistance de l’ennemi.

Reste la troisième cause de notre inaction : les difficultés matérielles.

Transport. — Le corps de débarquement ne disposait certainement pas des moyens de transport nécessaires : pour une marche, même courte, vers l’intérieur, on n’aurait rien dû laisser au hasard. Il eût fallu emporter des rations de vivres et de fourrage, des approvisionnements considérables de munitions, prévoir en outre le transport de tous les blessés et malades. Des problèmes du même genre ont été résolus par les troupes algériennes dans des régions infiniment moins abondantes en ressources et d’un terrain plus difficile. Il eût suffi de faire envoyer d’Algérie un complément de conducteurs et d’animaux de bat ou d’arabas attelées.

Eau. — Quoiqu’on se trouvât à l’époque la plus sèche de l’année, beaucoup d’oueds avaient encore de l’eau courante. Dans toute la Chaouïa, les sources abondent et presque à chaque pas on rencontre des puits ; au cas improbable où l’ennemi les eût comblés ou souillés, il était facile d’en creuser de nouveaux ; la légion étrangère est habituée à ce genre de travail et le génie possède des outils avec lesquels il eût pu accomplir rapidement le forage, d’autant plus que presque partout on découvre l’eau à très petite profondeur.

Pluies. — Les pluies continues ne commencent guère qu’en novembre. Il n’y a eu de fortes averses que le 26 septembre et le 17 octobre. Elles n’auraient retardé les opérations que d’un jour au maximum, car, à cette époque de l’année, le soleil est assez fort pour sécher, après quelques heures, la boue sur les pistes et même dans la campagne. C’est le surlendemain de la seconde journée de pluies qu’a eu lieu la reconnaissance du colonel du Frétay, au cours de laquelle l’artillerie de campagne est parvenue sans difficulté jusqu’à Taddert. On disposait donc pour les opérations actives d’au moins un mois et demi après la conclusion de la deuxième phase des opérations.

Terrain. — Le terrain est partout praticable, même pour l’artillerie qui a pu circuler constamment à travers les champs. Il n’y a guère qu’une montée difficile en avant de Settat ; elle est fort raide, mais la différence de niveau ne dépasse pas 100 mètres ; un détachement du génie eût pu pratiquer en quelques heures une rampe pour les pièces et les caissons.

Ainsi tous les arguments, qu’on a pu invoquer pour ne pas bouger de Casablanca, ne reposent sur aucun fondement sérieux. Il y a quelques années, une mehalla, commandée par le Sultan Moulaye Hassan, a traversé victorieusement tout le pays chaouïa pour procéder au recouvrement des impôts. Un de nos compatriotes, le docteur Weisgerber, accompagnait cette expédition qui, d’après ses estimations, comptait 15 000 individus dont à peine la moitié de combattants. Si l’on considère l’énorme quantité de bagages de toute espèce qu’une pareille troupe traîne à sa suite, on en conclura que 5 000 soldats d’Algérie peuvent surmonter les mêmes obstacles matériels. Il n’est pas non plus exagéré d’affirmer que nos hommes seraient venus à bout d’un ennemi dont a triomphé un ramassis de loqueteux, sans discipline, mal armés et à peine nourris, que la seule perspective du pillage pouvait déterminer à combattre.

Voici quelques impressions sur l’objectif qu’aurait dû choisir le corps de débarquement pour réduire les Chaouïa et sur la manière dont les opérations auraient pu être conduites.

J’ai déjà dit que le détachement du train n’était pas suffisant et qu’il eût fallu le compléter, de manière à pouvoir transporter, à la suite des troupes, des vivres pour six jours au moins. Il en est de même de la cavalerie qui ne compte que 200 sabres, alors que l’infanterie est forte de 4 800 hommes. Cette disproportion est incompréhensible, surtout en présence d’un adversaire dont on a vanté sur tous les tons l’extrême mobilité : en portant le nombre des escadrons de deux à huit ou dix, on eût suffisamment rétabli l’équilibre. Pendant les quelques jours d’attente, avant l’arrivée de ces renforts indispensables, mais suffisants, on aurait occupé l’ennemi par de petites sorties, entreprises avec peu de monde, de manière à ne pas l’alarmer et à l’engager à laisser ses camps sur l’emplacement où ils se trouvaient.

Le corps de débarquement ayant complété son effectif et prêt à entrer en campagne, le commandement devait d’abord choisir l’objectif dont l’occupation pouvait provoquer chez les Chaouïa le plus de découragement. Le but le plus favorable est le village de Settat, à 60 kilomètres de Casablanca. C’est l’agglomération la plus importante de tout le pays. Située dans une position stratégique importante, elle est le véritable nœud des communications entre les diverses tribus chaouïa et Merrâkech. Sur la route directe qui y conduit, à moitié chemin environ, on rencontre la petite bourgade de Dar-Ber-Rechid où les caravanes ont également l’habitude de faire halte et de s’approvisionner ; une colonne volante, suffisamment allégée, peut atteindre le premier de ces points en un jour de marche et le second en deux.

Lorsque l’éventualité d’un mouvement vers l’intérieur a été envisagée, on a proposé de débarquer une partie des forces à Mazagan et de mettre en route deux colonnes simultanément de ce point et de Casablanca. Ce projet, destiné à déconcerter l’ennemi et à diviser ses forces, paraît d’une application difficile ; elle aurait eu le désavantage d’indisposer les tribus voisines de Mazagan qui n’appartiennent pas à la confédération des Chaouïa et qu’on aurait risqué de mêler à la lutte. En outre, la marche des colonnes, partant de points aussi éloignés, eût été difficile à coordonner sans nuire à la rapidité de leur allure.

Casablanca devait donc rester la base unique de la petite expédition contre les Chaouïa. Comme au cours de cette opération on ne pouvait compter maintenir les communications avec la ville, la première mesure à prendre consistait à fractionner le corps de débarquement en trois échelons. Le premier de 4 compagnies, appuyé par quelques mitrailleuses et des pièces de montagne, devait assurer, avec le concours du contingent espagnol et de l’escadre, la sécurité de la ville ; le second, également d’un bataillon, aurait formé la garde du convoi de la colonne ; enfin pour le troisième échelon, destiné à former le corps d’opération proprement dit, capable de marcher rapidement sans rester en contact constant avec les bagages, on eût disposé de 4 bataillons, de 2 régiments de cavalerie et de l’artillerie de campagne.

L’expédition devait commencer par l’enlèvement simultané des deux camps principaux de l’ennemi, ceux de Taddert et de Titmellil, en fractionnant l’échelon mobile en deux détachements d’égale force et en procédant comme on a fait le 11 et le 21 septembre, mais avec moins d’hésitation. Le convoi devait suivre la colonne de Taddert qui eût bivouaqué près de la source de l’Oued Bou Zkoura, tandis que la colonne de Titmellil se serait avancée jusqu’à la Kasba Médiouna pour y passer la nuit. Le lendemain les deux colonnes, séparées de moins de 15 kilomètres, auraient convergé sur Dar-Ber-Rechid, puis, le jour suivant, atteint Settat par une marche d’une trentaine de kilomètres. Au cours de ces opérations, les troupes devaient mettre le feu aux provisions de grains dans les silos, détruire les maisons évacuées et les villages vides, tandis que la cavalerie eût donné la chasse à tous les convois qu’elle pouvait atteindre sans trop s’écarter de la direction suivie. Les opérations ultérieures dépendraient des circonstances et seraient réglées d’après les renseignements recueillis jusque-là. Il est plus que probable que, dès son arrivée à Settat, le corps expéditionnaire aurait vu toutes les tribus chaouïa se soumettre ; si certaines d’entre elles avaient continué la résistance, il fallait opérer contre elles de la même manière et rentrer ensuite à Casablanca après une absence totale d’une quinzaine de jours au plus.

Une pareille entreprise était d’exécution facile ; elle ne comportait aucun risque sérieux avec les troupes solides et pleines d’entrain qui constituent la petite armée de Casablanca ; il était d’ailleurs possible, par surcroît de précaution, d’y ajouter quelques unités de plus. L’inaction absolue où on l’a maintenue est d’autant plus regrettable que l’opportunité d’une pareille offensive est aujourd’hui passée. Indépendamment des difficultés matérielles qui ne feront que croître jusqu’au mois de février à mesure que les pluies deviendront de plus en plus fortes, la situation politique, qui a changé, nous interdit aujourd’hui tout mouvement vers l’intérieur.

Pendant le mois de septembre, les deux Sultans, qui se disputent l’empire chérifien, se sont décidés à agir. Ils n’ont pu entrer véritablement en campagne ; mais les troupes des deux partis se sont mises en mouvement pour contraindre les provinces hésitantes à se rallier à leurs causes. Abd-el-Aziz, prenant l’initiative, s’est rendu à Rabat ; Moulaye Hafid a riposté en faisant partir de Merrâkech une mehalla d’avant-garde, commandée par son cousin Mohammed ould Moulaye Rachid. Dans cette espèce de course, le premier enjeu est le territoire des Chaouïa ; ceux-ci, imitant l’exemple des tribus voisines, se sont immédiatement préparés à détourner l’orage qui les menaçait. Les fractions voisines de Rabat sont demeurées fidèles au Sultan légitime ; les autres, beaucoup plus nombreuses, et certaines que les Français ne les suivraient pas, ont quitté les environs de Casablanca, pour recevoir la petite armée envoyée par Moulaye Hafid à Settat et préserver leurs biens de la convoitise de ces dangereux protecteurs. Merrâkech et Rabat ont ainsi succédé à Casablanca comme pôles d’attraction dans l’esprit des indigènes.

La France a pris parti peu après dans le conflit dynastique en envoyant à Rabat, dès que Abd-el-Aziz en eut exprimé le désir, le personnel de la légation de Tanger. Dès lors, toute offensive du corps expéditionnaire serait interprétée, non plus comme une opération destinée à punir le massacre des ouvriers du port, mais comme un appui direct prêté au Sultan légitime contre le prétendant du Sud. Elle risquerait d’entraîner contre nous tous les partisans de Moulaye Hafid et d’obliger le corps de débarquement à sortir de sa mission. D’autre part, il est impossible de retirer nos troupes, d’abord parce que nous n’avons pas obtenu les satisfactions qu’on a exigées des négociateurs chaouïa, ensuite parce que ce rappel serait pour les tribus le signal d’une nouvelle attaque contre la ville. Notre corps expéditionnaire en est donc réduit à un rôle fâcheux et presque ridicule. Pour n’avoir calculé que l’économie de quelques vies humaines sur le champ de bataille, on va exposer nos soldats à de pires dangers que les balles marocaines, aux maladies qu’engendreront un climat humide et une inaction déprimante.

Telle est la situation dont rien ne peut actuellement faire prévoir la fin. D’après les dernières dépêches de Casablanca, il parait qu’on espère voir les Chaouïa se soumettre, grâce à l’intervention du marabout de Bou-Jaâd, du Tadla, ou à l’offensive que prendrait contre eux la petite armée du chef chérifien Bouchta-ben-Bagdadi. Si l’une de ces éventualités se réalise, — ce qui d’ailleurs est fort douteux, — nous n’en retirerons qu’un mince profit, car le Maroc n’y verra qu’un aveu d’impuissance de notre part.

Si nous avions, au contraire, châtié sur-le-champ, par une offensive à petite envergure, mais rapide et vigoureuse, les Chaouïa responsables du massacre et du pillage, la pacification locale était assurée, notre prestige restauré, en un mot, la question résolue. On pouvait rapatrier aussitôt la plus grande partie du corps expéditionnaire et ne laisser à Casablanca que quatre compagnies et quelques pièces, pour couvrir l’organisation de la police franco-espagnole, conformément aux stipulations d’Algésiras.

réginald kann
  1. Les Marocains, qui attaquèrent la reconnaissance du lieutenant-colonel Halna du Frétay, le 19 octobre, n’étaient pas des Chaouïa ; ils appartenaient aux troupes de Moulaï Rachid.