Les Opalines/L’homme qui a découvert son moi
L’HOMME QUI A DÉCOUVERT SON
« MOI »
I
pas souffert.
I
Mon aube fut terne. Parmi l’enchevêtrement de préjugés broussailleux, dans leur ombre quiète où ne m’offusqua jamais l’éclat d’un enthousiasme, ma vie poussa sa tige, qui montait, montait chaque jour et régulièrement, sans s’épanouir en fleur.
Que d’années je perdis ainsi à m’ignorer !…
Que d’hommes s’ignorent ainsi jusqu’au bout !
« Des prêtres et des gens qui se servent de phrases sans sagesse, parlent parfois de la souffrance comme d’un mystère : elle est réellement une révélation ! » — N’eût-il jeté que ce cri, surgi des abîmes de sa détresse, Oscar Wild aurait droit à l’amour et à la vénération de tous ceux qui ne sont point que préoccupés d’intérêts médiocres.
La Souffrance que maudit le vulgaire, où une élite découvre la Connaissance intime, abat la Vanité, comme une pluie la poussière, endort l’Humilité comme un narcotique, exalte l’Orgueil, ainsi qu’une fièvre généreuse. Elle est le terrain fécond, où germent, avec exubérance, les véritables enthousiasmes.
C’est par le chemin de la Douleur qu’on pénètre en soi.
L’homme satisfait de soi-même, et qui passe par la vie sans s’y meurtrir, est le plus misérable : il a toujours marché sans s’asseoir ; il avait une demeure, il ne l’a point connue.
Toute souffrance, si humble qu’en soit la cause, si vulgaire qu’en soit le patient, est productrice de beauté : cri, geste, larme, silence.
Il y a pourtant des êtres si vils qu’ils la déshonorent et qu’ils la rapetissent à leur taille, au lieu de s’égaler à la sienne.
La Douleur est un manteau royal : c’est pour cela que si peu savent la porter.
II
Ma douleur fut une par son essence et multiple dans ses causes. Elle fut innombrable et unique.
Ses causes me sont personnelles : il est donc inutile de les énumérer. Sa qualité fut rare et ses bénéfices précieux. C’est de sa qualité et de ses bénéfices que je veux entretenir ceux-là à qui je pense.
Je date d’aujourd’hui, de ce soir de printemps, dont l’immensité pâle s’anime de tiédeurs errantes. Fin de jour, aurore de vie !… Heure singulière, et qui éclate comme une gemme rare sur l’obscurité de ma genèse, heure radieuse et calme, où se recueille, comme une fleur se ferme, l’âme qu’éparpilla jusqu’alors l’incohérence d’une existence morcelée.
« La Souffrance est une révélation. » — Elle m’a révélé à moi-même.
« comme une fleur se ferme ! » — C’est juste. Ce que j’avais de parfum se dissipait à tous les vents et s’évanouissait sans profit. Concentré en moi, ce parfum, dont j’ignorais la subtilité, me grise. J’ai souffert : je suis heureux.
D’un bond j’ai franchi la sphère du conventionnel, et j’ai atteint à cet Ëgoïsme total, qui est la Bonté, non point la bonté faible ni pitoyable, mais la Bonté vraie, une émanation naturelle à l’âme décortiquée de toutes ses acquisitions extérieures, une émanation qui vibre tout autour d’elle, comme de la lumière tout autour d’un astre radieux.
Je m’aime, et j’aime tout en moi !… Hors des broussailles et des préjugés, soudain surgie à la lumière, la tige qui poussait, poussait sans s’épanouir, a fleuri.
Que ceux qui n’ont pas compris s'arrêtent!...
Qu'ils n’aillent pas plus loin. Je le leur défends !.…
Ce serait profaner le sanctuaire dont je veux n’entr'ouvrir la porte qu'aux autres, connus ou inconnus, qui ont souffert, ou qui souffrent, ou qui
sont dignes de souffrir, à mes amis.
III
Mon bonheur est d'essence délicate, puisqu'il est issu de la souffrance. Il est parfait, en ce sens du moins que je n’imagine point pour l'instant qu’il puisse être supérieur.
C'est l'avis de Lariane, qui se pencha sur ma détresse, qui se mêle aujourd’hui à ma joie, et qui me connut bien avant que je me connusse.
Lariane n'est point tout simplement semblable à l’une de celles que rêvent les imaginations vulgaires : elle est trop complexe pour la plupart, parce qu’elle est trop simple. Aucun apport extérieur ne l’a augmentée : elle s’est développée suivant sa direction initiale. Et le fait est si rare dans une société qu’il est aimable.
J’aime Lariane comme on aime une heure matinale et fraîche, ou bien une fin de jour poussiéreuse de soleil, un ciel délicat ou violent, ou tendu de voiles funèbres, selon que votre compréhension est joyeuse, exubérante ou triste. J’aime Lariane parce qu’elle est l’atmosphère adéquate à mon tempérament, l’atmosphère où montent librement, comme de fragiles fumées, les exhalaisons de mon âme.
IV
Ce soir donc, tandis que s’assombrissait la nuit, Lariane est entrée. Elle était parée de jeunesse et si imprégnée du soleil dont elle avait recueilli la lumière, au courant du jour, qu’elle me parut un rayon.
Et je la regardai sans dire un mot, car les mots brisent — comme de petits cailloux le miroir d’un étang — les précieux silences dont s’enveloppent les communions d’âme.
Mais quand nous nous fûmes mutuellement pénétrés, alors nous parlâmes.
Je lui renouvelai l’assurance que j’étais heureux, et comme elle savait les raisons que j’avais en cette minute de m’apitoyer sur moi-même, elle en conçut une grande fierté dont il me sembla que s’auréolait son front. Toutes les femmes admirent l’Énergie : Lariane l’élèverait volontiers à l’altitude d’une divinité.
— « Tu as souffert, tu as cultivé ta souffrance et tu en as extrait le suc, qui est le bonheur ! La souffrance est une orchidée rare ! » — Elle dit cela, et je compris qu’elle avait raison.
Et aussitôt le devoir s’imposa à nous de l’emporter, ce bonheur, quelque part où nous en puissions jouir à l’écart de tous. — Et j’ai pensé aux tartines de pain beurré qu’on me donnait jadis, pour mon goûter, et que j’allais manger avec dévotion dans le recueillement des bois.
C’est ce pèlerinage sur nous-mêmes, cette retraite à l’occasion d’une étape nouvelle, qu’on suivra dans les lignes suivantes.
V
Le lieu que nous avons choisi est une vaste clairière dans des bois. Notre demeure est un pavillon de garde-chasse. Son habitant en a mis la moitié à notre disposition pour le temps que nous voudrons.
La clairière est tapissée d’une chevelure d’herbes blondes trouées de flaques d’eau par endroits, de flaques d’eau noires. Tout autour ce sont des futaies. Au crépuscule des brumes bleuâtres s’élèvent du sol, drapent ces futaies, se promènent sur la clairière. Le garde-chasse nous dit qu’alors il est mauvais d’attarder une rêverie ou un entretien en ces lieux parce que la fièvre est maligne, qui monte du sol avec l’ombre.
Mais nous l’oublions volontiers. L’heure qui précède la résurrection du soleil, et celle qui suit sa mort sont mes préférées. Leur recueillement fait le vide autour de nous, et il me semble qu’alors, ailée d’indépendance, ma pensée soit d’une lucidité plus subtile. C’est en ces moments-là que je me surpris à nu. Mais jusqu’ici je n’avais entrevu le fond de moi-même qu’à la clarté brève d’un éclair soudain. Aujourd’hui je crois que j’ai atteint à mon intimité et que j’y demeure.
La plupart des âmes ne sont qu’une accumulation d’extériorités. Leur personnalité ressemble à arbrisseaux qu’étouffent des lianes et des lierres, et qui, noyés dessous, ne sont plus qu'un prétexte à ces végétations parasitaires.
Des hommes ont passé par la vie qui ne se sont point connus. Il leur a manqué ou le recueillement, ou l’énergie, ou la curiosité, ou l’occasion tout simplement. J’avais le recueillement, j’avais — latente — l’énergie nécessaire ; j’avais la curiosité : l’occasion me manquait. Elle fut la Douleur.
Donc, j’ai pénétré en moi et je me suis reconnu, ainsi qu’on reconnaît certains paysages qu’on n’a point visités.
Désormais mon devoir sera de me protéger de toute influence externe, dont je ne reconnaîtrai pas l’utilité, de toute végétation parasitaire.
VI
Parmi la lumière blonde de la matinée glorieuse, Lariane répand sa joie. Elle dit des choses qu’elle n’a point apprises, et je la comprends aujourd’hui mieux que jamais. Elle est l’être le plus individualiste que j’aie rencontré. Sa personnalité n’est accrue d’aucun élément étranger : elle n’assimile rien de ce qui ne lui est pas convenable, et ainsi elle demeure elle-même. Ce qui la protège des acquisitions néfastes, sous lesquelles l’originalité s’engloutit, c’est son extrême sensibilité. Avant de juger, au lieu de juger peut-être, elle sent. Or, on sent toujours d’après soi, on juge généralement d’après les autres, ou tout au moins selon un formulaire, et d’après des procédés, et aussi à l’aide de préjugés, qui sont comme des matériaux dont a besoin, pour s’édifier, le moindre raisonnement.
L’homme qui jugerait comme on sent, celui-là serait réellement un individu.
Y en a-t-il un ?
Nous avons pris, Lariane et moi, un sentier qui s’en va à l’aveuglette parmi la clairière.
Lariane a emmené avec elle son chat, Cadet. C’est l’animal qu’elle a de tout temps préféré aux autres, et ce choix me plaît, parce qu’il est logique. Rebelle au joug de la domesticité, le chat ne s’est pas asservi : il a su profiter des hommes, sans rien leur abandonner de sa personnalité.
Le chat et Lariane sont en sympathie harmonique.
Lariane, qui, étant « elle » et le demeurant, est par conséquent volontaire, prétend parfois faire obéir son chat. Le chat s’y refuse avec un très louable entêtement. Et Lariane, en fin de compte, trouve que le chat est un animal admirable.
Donc tous les trois, nous marchions dans l’hosanna d’un printemps qui s’éveille, et je rêvais d’atteindre à la perfection de Lariane et du chat.
VII
N’est-il pas pénible de songer que nous sommes soumis à l’Hérédité, que nous ne sommes, chacun, qu’un point de la trajectoire humaine dont nous ne savons ni l’origine, ni la destinée, que nous appartenons au passé, que nous ne nous appartenons pas ?
Quel sentiment, quelle sensation nous met sans intermédiaire en relation avec « le non moi ». L’instinct lui-même nous est étranger, puisqu’il est le moteur commun de l’Espèce, cette somme personnelle d’impersonnalités.
Des glaces convenablement disposées ne se transmettent-elles pas indéfiniment la réflexion d’un objet qu’il suffit que l’une d’elles voie ?
Un goût personnel ! Une opinion personnelle !
VIII
Cet après-midi, nous allâmes nous asseoir sur du sable fin, à l’abri de grands pins noirs où le vent chante de gigantesques plaintes.
Lariane m’a dit :
« Je songe parfois au premier homme ! »
Oh ! que je lui sus gré de cette réflexion, et comme elle s’harmonisait avec les miennes. Et nous nous amusâmes à imaginer ce qu’avaient pu être ses sensations, à ce primordial, et ses jugements. Bien entendu, ce n’était là qu’un jeu, une gymnastique spirituelle d’aucune valeur effective. Nous disputâmes longuement sur ce sujet, et puis nous nous tûmes brusquement, confondus de notre enfantillage.
— « Je songe parfois au premier homme ! » au seul qui fut original.
IX
Dans la vallée proche, trois fois le jour, on entend le fracas d’un train : on dirait d’abord le grondement d’un torrent dans des gorges : cela se rapproche, cela passe, cela s’évanouit. Et trois fois le jour, à l’heure du train, mon âme se creuse d’angoisse, et les larmes me montent aux yeux comme une brume.
Je n’ai jamais su pourquoi.
X
Cadet m’a causé une grave déception. Je l’observais tantôt qui épiait une mésange : ses gestes étaient précis, étudiés. Et je vis tout d’un coup tous les chats de la terre et tous ceux ayant existé, qui épiaient la mésange en Cadet. Cadet n’a rien de personnel, si ce n’est peut-être une humeur intolérable : je l’aimerai donc à l’avenir pour son humeur intolérable.
XI
« Tout est matière à bonheur ! » me dit Lariane. Elle n’explique pas sa pensée, jamais : c’est moi qui la lui explique. Elle pense juste, mais raisonnerait faux.
Oui, tout est matière à bonheur, ou devrait l’être. On ne s’est point encore avisé qu’il serait peut-être plus simple de perfectionner l’Homme que la société. L’homme pour qui tout serait matière à bonheur, que craindrait-il des événements et des conditions !
Je parle, mais Lariane objecte :
« Il y a des douleurs pourtant qui ne sauraient être productrices de félicité ! »
Quelle restriction entend-elle faire à sa proposition. Elle précise son scrupule : la séparation de deux êtres qui s’aiment. Et je comprends qu’il répugne à sa sensibilité qn’on puisse édifier du bonheur sur une rupture, sur de la mort. Cela est pourtant, je crois. Le souvenir peut être un culte : un culte est un bonheur.
XII
La pluie tombe drue : c’est comme un rideau qui flotte derrière les vitres.On ne voit plus la clairière.
Lariane profite de ce qu’elle ne peut sortir pour enseigner à Cadet à faire le beau. Cadet ne veut pas. Lariane m’appelle à son secours. J’observe que si nous réussissions, nous diminuerions d’un peu la minuscule personnalité de Cadet. Cadet, qui semble avoir compris la justesse de mon observation, se fâche et se sauve. Cadet remonte dans mon estime : il n’assimile décidément pas.
La pluie a cessé. Nous sortons. Le soleil rit dans chacune des larmes d’eau suspendues aux branches, aux herbes : on les entend s’égoutter en rythmes dolents. Un parfum frais monte de la terre. La campagne, après une averse, c’est comme une femme qui se dévêt.
XIII
Nous avons lu ensemble, Lariane et moi, un assez curieux ouvrage qui est d’une femme. Quand la femme peut s’exprimer — ce qui advient de nos jours — elle nous dit des choses charmantes, et d’une manière imprévue. La femme de lettres, cette invention de notre siècle, n’a point encore d’hérédité, elle est neuve dans notre société ; c’est ce qui fait son charme momentané.
XIV
Je me stupéfiais en une félicité qui menaçait d’être banale. J’ai ravivé aujourd’hui tous les souvenirs fâcheux et les raisons d’angoisse dont je dispose.
Et je me suis aperçu que mon énergie n’est encore qu’une bien faible tige, car elle a frémi rien qu’à ce rappel.
Une gymnastique incessante lui est nécessaire.
XV
Je suis allé trouver Lariane, et je lui ai dit :
« En aucun moment je n’ai goûté davantage la société. Quand tu es près de moi, j’ai comme un sentiment de plénitude. Quand tu t’écartes d’un pas, je m’amoindris de quelque chose. Nous allons nous quitter. »
J’ai vu dans ses yeux qu’au lieu de s’étonner grossièrement, elle s’appliquait à comprendre. Elle a deviné. Elle a deviné que l’épreuve me serait féconde, en ce qu’elle me fournirait l’occasion de me recueillir plus intensément, et me permettrait de connaître ma valeur personnelle livrée à elle-même, débarrassée de toute influence, de toute collaboration, de tout soutien, de toute extériorité.
« Un homme peut être fort, a dit Lariane, et sa force lui être étrangère : il lui est bon de s’assurer qu’elle a sa source en lui. »
Il a été convenu que nous nous séparerions. Elle part. Je reste ici.
XVI
Je me souviens, dans les Pyrénées, un jour que je chassais l’isard, de m’être glissé, à plat ventre, sur une roche déclive, afin d’explorer du regard les flancs d’un précipice. Agrippé par les ongles à la roche fuyante, j’eus un instant l’impression que je ne pourrais plus reculer, et je compris le vertige.
Sur le quai de la petite gare campagnarde, ensoleillée et coquette en sa parure de glycines fleuries, et tandis que le timbre s’agitait, énervé d’une frénésie joyeuse, j’ai connu pareillement « le creux » de l’abîme.
Elle est partie, et je suis demeuré quelque temps à la place où je l’avais quittée, les yeux sur le sable doré du quai. Et quand je revins à moi, il me surprit que le soleil fût aussi joyeux, que les glycines fussent toujours en fleurs, et qu’il n’y eût rien d’atténué dans la joie de la nature.
Seul, le timbre s’était tu.
XVII
La lune a pris possession des nuits. Elle les anime d’une pâleur fantastique.
Je prends la route qui passe près du pavillon. Elle se coule dans les bois. Et je marche dans les guipures noires que dessine sur le sol blanc l’enchevêtrement des feuillures, sur ma tête.
La nuit, il y a dans les fourrés d’étranges bruissements ; la nuit, il y a dans le cœur d’étranges sursauts.
J’ai refait aujourd’hui, pas pour pas, une promenade dans les bruyères que je fis avec Lariane. Et cela me fut d’un charme subtil. Le souvenir qu’enguirlande de fleurs l’Imagination est toujours supérieur à la réalité, quelle qu’elle soit.
L’avenir importe peu : il peut se clore demain. Mais le passé !… Quel admirable champ de culture ! Quel précieux livre de chevet à feuilleter chaque soir !
Heureux les vieillards !
J’ai médité sur la Mort, encore qu’elle appartienne à l’avenir, et par là ne soit point de mon domaine.
La Mort, malgré sa banalité, est belle. Elle est belle parce qu’elle est le seuil de l’Inconnu. Elle prête un instant de grandeur au plus misérable.
J’ignore ce que devient l’âme après la Mort. Mais il me plairait assez qu’elle vécût, et que, débarrassée de tout l’agrégat de qualités dont elle s’augmenta pendant son séjour terrestre, elle se reconnût telle qu’elle est.
Quel étonnement ce serait pour beaucoup. Des hommes qui, pendant leur vie, n’ont fait que du mal, s’apercevraient tout d’un coup que leur âme est bonne ; d’autres qui furent en effet bons, généreux, s’apercevraient que leur âme est mauvaise.
Que sont nos gestes ? La résultante de combinaisons extérieures, auxquelles nous n’avons point part. Les événements, l’ambiance, c’est toute notre personnalité. Pas un de nos gestes ne nous appartient véritablement.
XVIII
J’écris à Lariane :
« Je souffre de ton absence, mais elle est nécessaire. J’ai compris, à de menues défaillances, que mon énergie, privée de toi, perdait de sa qualité. Ma tâche est de l’améliorer. Et cela sera. Surtout, ne crains pas qu’il en advienne du tort pour notre amour : je lui réserve, intact, le domaine de ma sensibilité : elle sera, mêlée à la tienne, le lien par quoi communiqueront nos intimités.
« P. S. Cadet n’est plus tolérable. Il m’a jeté un encrier par terre, et, en mon absence, il s’est diverti à déchirer tout un de mes manuscrits. Je l’aurais volontiers battu : je l’ai caressé. Je lui dois une occasion d’avoir été mieux qu’un geste, mieux qu’une résultante, d’avoir été Moi. »
Lariane m’a répondu par une longue lettre : mes affaires, dont elle a pris des nouvelles, ne vont pas, paraît-il. Tout est donc pour le mieux.
XIX
Je viens de faire une découverte fort intéressante : j’ai inventé la source de mon énergie. Elle est l’Orgueil.
C’est donc cet Orgueil que je dois développer à outrance.
Celui qui pourrait être souverainement égoïste et souverainement orgueilleux, serait la Beauté et la Bonté même. Dieu doit être ainsi, et si nous devons aller à lui, c’est que son Égoïsme-Bonté nous aspirera.
En attendant d’être absorbé en Dieu, absorbons-nous en nous-mêmes.
Un vulgaire qui m’aurait vu tantôt faisant l’aumône à un pauvre, sur la route, et l’exhortant par des paroles à ne point désespérer, se fût écrié :
« Quel altruiste ! » Or, ce n’est pas un mendiant que j’ai réconforté : c’était moi-même que je réconfortais en lui.
XX
La Volonté, comme le corps, a besoin d’hygiène. Elle se rouille dans le fourreau comme une épée.
Mais un développement maladroit de la Volonté se ferait au détriment de la Sensibilité. Et la Sensibilité m’étant nécessaire pour correspondre avec « l’Extérieur », il me la faut développer en même temps que ma Volonté, parallèlement. Puissé-je mener ainsi ces deux facultés, l’une instrument, l’autre créatrice, au suprême degré de leur perfectionnement possible.
J’ai parfaitement conscience d’être aujourd’hui un individu. Un coucher de soleil ne m’est plus ni rouge, ni mauve, mais doux, triste ou violent.
Le malheur n’existe pas : ce n’est qu’une manière d’envisager les événements.
Un état n’est mauvais que par comparaison avec un autre qui l’est moins ; en soi un état n’est ni bon ni mauvais.
XXI
Des gens vulgaires sont venus me voir : il m’ont parlé de leurs affaires, de leurs relations, de leurs plaisirs, de leurs ennuis, et du bonheur d’être à la campagne. Ils ne m’ont point parlé d’eux.
Ils m’ont dit aussi, en me quittant, car il paraît qu’ils sont de mes amis : « Prenez plus garde que vous ne faites à votre réputation ».
Je leur ai répondu :
« Je ne m’occupe que de moi : la réputation d’un homme, ce n’est pas lui, c’est les autres ! »
XXII
Il y a tous les soirs un crapaud qui sort d’un trou, sous les marches par où l’on accède au pavillon. Tous les soirs le crapaud sort et part en chasse, et tout en traînant par terre un ventre aplati et flasque, il chante. Et quand il y a de la lune et qu’elle tombe sur lui, j’aperçois son dos grenu et tuméfié comme un beau grès très réussi, où des larmes ont cloqué.
J’aime ce crapaud.
J’aime aussi le rire distrait de la chouette que je n’ai jamais vue, mais dont j’ai soupçonné le vol muet et cotonneux dans la nuit. — Et la chauve-souris aussi, dont l’incohérence évoque un signe cabalistique.
J’aime ces êtres, le crapaud, la chouette et la chauve-souris, parce qu’ils sont mystérieux et qu’on les suppose volontiers surgis de régions inconnues.
Mais il y a quelque chose, à quoi je ne saurais donner de nom, et que j’aime bien plus que tous ces animaux. C’est une loque que je rencontre parfois sur la grande route, un amas de guenilles, parmi lesquelles on distingue un énorme ulcère, humide de pus. Et cet ulcère ricane perpétuellement sur des dents et des gencives à nu, s’anime quand il vous voit, s’entr’ouvre et semble vous regarder de tous ses trous sanguinolents, dont deux doivent être les yeux.
On m’a dit que c’avait été un homme, un homme de chair comme les autres, et qu’un lupus l’avait ainsi ravagé, et continuait de le dévorer. J’ai souvent contemplé ce reste de festin, cette pourriture d’où ne s’exhalent plus, avec de la puanteur, que de très faibles gémissements, et en songeant que cet être était séparé de la vie extérieure, protégé de toute ambiance par son mal repoussant, je l’ai trouvé rare : il m’a séduit.
Que sa retraite doit être profonde !
XXIII
Sur la grande route qui traverse, toute nue au soleil, l’étendue de la plaine, je marche. La chaleur vibre au ras de l’herbe, le sol blanc m’éblouit, le ciel m’aveugle, et quand je ferme les yeux, ils s’emplissent d’éclats lumineux.
Je vais chercher Lariane à la gare.
Devant la gare assoupie, il y a deux voitures
qui stationnent, sans cocher. Les chevaux chassent
les mouches de frémissements énervés qui courent
en vagues sur leurs épaules, ou de secouements
brusques qui sont des ébrouements de clochettes.
Ils se frappent le ventre de leurs sabots impatientés
qui sonnent en retombant sur la terre sèche. Des
poules picorent.
Je m’arrête à tous ces détails et à bien d’autres. Et j’ai tout au fond de moi comme une angoisse.
Le train a du retard. Et j’en suis meurtri.
Pour la première fois, depuis que j’écrivis le premier mot de ces relations, il me semble que je ne me possède plus, que je m’échappe : c’est presque du désarroi. Ma sensibilité s’exagère aux dépens de ma maîtrise. Et j’ai beau vouloir me recueillir, je me disperse en émotions.
Le fracas du train m’a surpris observant une chenille dans la haie bordant le quai d’un ourlet vert : elle s’ingéniait, sans y parvenir, à passer d’une feuille sur une autre.
Il n’y a rien de plus doux que de recevoir du train un être qu’on aime, et dont on fut quelque temps séparé. À la joie de le retrouver se joint celle de lui découvrir du nouveau, qu’il n’apporte pas en réalité, mais qu’on lui prête.
Lorsque Lariane débarque ainsi, elle sourit, et ce sourire, qui est une contenance, est timide, un peu embarrassé. Le premier mot qu’elle m’a dit s’est pris dans sa gorge. Et moi je ne lui ai rien dit.
XXIV
Les ruines s’abattent, successives et combinées, sur moi, comme des corbeaux sur un cadavre. C’est un merveilleux concert de catastrophes : rien ne détonne en cette unité d’infortunes. Ruine matérielle, ruine morale ! J’écoute patiemment Lariane qui me les apprend, avec cette délicatesse qu’ont les doigts de la femme à toucher une plaie.
Et tandis qu’elle parle, j’encense tout au fond de mon âme mon Égoïsme et mon Orgueil, mes deux divinités, grâce auxquelles je porterai l’épreuve, et d’autres encore, et toutes celles possibles.
XXV
Ma douleur est un temple où je suis en paix.
La Douleur est un présent magnifique de la destinée : elle exalte l’Égoïsme, et développe la Sensibilité.
La Nature devient comme un écho de votre âme, ou mieux comme un miroir. — Je me regarde en elle.
Si les hommes n’étaient point insensés, c’est à la Douleur qu’ils élèveraient des autels : elle purifie, elle magnifie. Elle grandit l’Homme de tout ce qui lui manquait pour s’atteindre.
XXVI
Depuis quelques jours j’observe Lariane : elle me paraît préoccupée. Je ne la soupçonne pas de se tourmenter de notre destin : ce serait lui faire gravement injure. À moins que sa sensibilité, traînant comme un manteau par terre, ne s’accroche encore aux ronces et ne gêne ainsi, par à-coups, l’ascension de son Égoïsme vers le dégagement absolu.
Oui, peut-être sa sensibilité, au lieu de n’être qu’une servante, parle-t-elle en maîtresse.
Le difficile, c’est d’équilibrer ses facultés : la femme surtout y éprouve de la difficulté. Et pourtant Lariane m’avait semblé parvenue à l’harmonie totale.
XXVII
Je lui ai demandé, comme elle regardait le ciel avec des yeux d’amertume : « Pourquoi es-tu triste ? » Elle a souri, évidemment heureuse de ma sollicitude, et elle m’a dit : « J’ai peur ! »
Elle a peur !… Elle n’a point voulu me confier de quoi.
XXVIII
J’ai reconnu que l’automne est proche aux feuilles d’un chêne précoce. La Mort a touché son feuillage.
XXIX
Lariane me tourmente. Elle m’échappe de plus en plus. Je ne sais à quoi attribuer sa tristesse.
XXX
Dans quelques semaines, la forêt sera rousse ; dans quelques autres, elle se dépouillera. Nous ne sommes plus aujourd’hui ce que nous étions hier : nous ne serons plus demain ce que nous sommes aujourd’hui.
XXXI
Lariane est maintenant lointaine. J’ai perdu son contact.
Tout le jour elle a joué avec Cadet : elle était exubérante et elle chantait. Et j’ai compris qu’elle souffre horriblement.
XXXII
Lariane a de l’ironie dans les yeux : les femmes ont toujours de l’ironie dans les yeux pour ceux qui ne les pénètrent point.
XXXIII
Son secret a éclaté.
« Je suis jalouse de ton orgueil ! Il a pris ma place dans ton cœur ! »
Ce cri a retenti en moi douloureusement. J’ai compris la détresse de Lariane et la cause de cette détresse. Nous avons commis la faute de nous séparer un instant : notre développement commun en fut affecté, et aujourd’hui nous ne sommes plus de plain-pied.
Reprenons commerce. Mais comment ?
Lariane m’en suggère le moyen. Sa tête est dans le creux de mon épaule : son chagrin s’y tasse. — C’est par la Sensibilité que nous réintégrerons notre Amour.
Mon Égoïsme-Bonté s’ouvre comme un épanouissement. Je pleure. Je pleure sur moi : sa douleur n’est-elle pas la mienne, et si je pleure sur la mienne, n’est-ce pas sur la sienne que je pleure.
Et je lui dis :
« Nous reprendrons, côte à côte, le sentier qui monte au flanc de la montagne, et que nous gravissions d’un pas incessant. »
Et je lui dis encore :
« Quand on mélange deux essences parfumées, elles ne sont plus qu’un parfum : nos deux Égoïsmes mélangés, tel sera notre amour. »
Ses yeux s’illuminent :
« Oh ! oui, s’écrie-t-elle, je sais ce que tu veux dire ; je le sens. Tu seras moi et je serai toi, et tu m aimeras en toi comme je t’aimerai en moi ! »
Et elle ajouta :
« Et plus jamais nous ne nous quitterons ! N’est-ce pas un crime que de jeter au vent des heures qui sont si courtes ! »
XXXIV
Lariane, en ce besoin d’épanchement qui suit les grandes joies, m’a révélé ceci : qu’on devrait
« Je t’ai aimé, vois-tu, d’un amour qu'on devrait réserver à Dieu seul ! Je t’ai aimé sans restriction : c’était mon idéal que j’aimais en toi ! »
Je lui ai fait observer :
« Lariane, n’était-ce pas alors, comme celui que je te demande, de l’amour égoïste ? Ne t’aimais-tu pas déjà en moi ? L’idéal d’un être n’est qu’une aspiration de çet être. Il me semble bien que c’est subjectif.
« Idéaliser quelqu’un, c’est s’aimer en lui. »
Elle a répondu : Peut-étre ! en souriant.
Et nous nous sommes serrés tout l’un contre l’autre, car un vent léger se levait avec l’ombre du crépuscule, et nous eûmes un frisson commun.
XXXV
Cette fois, l’automne s’est abattu sur les bois.
Et c’est une fête des yeux que ces rouilles diverses dont se gamment les feuillures.
Lariane m’a dit :
« Chaque année la Nature vieillit et meurt, et chaque année la Nature s’éveille ! Mais nous, nous ne connaissons point le printemps qui succède à l’automne !… Et c’est dommage !… Comme il serait doux, ce printemps ! »
J’ai regardé Lariane : elle a tout au coin de l’œil un petit sillon que je ne lui savais point.
XXXVI
Cadet, ce matin, jouait avec des feuilles mortes.
Et je lui ai dit :
« Cadet, laisse ces feuilles mortes ! »
Je lui ai dit cela, comme je lui aurais dit :
« Cadet, ne me griffe pas. »
XXXVII
Lariane sait composer de somptueux bouquets avec des feuillages d’automne. Elle les aime, ces feuillages morts, comme aussi les chardons bleus qu’on trouve sur les dunes de la mer.
XXXVIII
Hélas ! Les événements nous arrachent à notre retraite. Il nous faut partir.
J’ai voulu que nous fissions une dernière promenade dans nos chers bois, dans notre clairière, dans nos bruyères.
Et nous avons marché, tout le jour, appuyés l’un sur l’autre.
Mais le coucou ne chantait plus : c’étaient les corbeaux qui se moquaient dans les arbres.
Et les feuilles craquaient sous nos pas. Et l’on eût dit que nous marchions sur de fragiles petits squelettes. Le sol en était jonché.
Lariane, tandis que nous marchions, m’a rappelé des émotions d’autrefois, des émotions de ciel bleu, en Italie, des émotions de chaleur sur des lacs qu’on croirait faits pour le bonheur des yeux, des émotions de toutes sortes.
Et elle les effeuillait, toutes ces émotions, comme s’effeuillaient les peupliers sous lesquels nous marchions.
Et elle se tut, et nous continuâmes de converser ensemble.
Nous ne sommes rentrés que très tard dans la soirée, si tard que le garde en était inquiet. Nous avions oublié l’heure du repas.
XXXIX
Ce matin nous avons pris la route qui mène à la gare. Une voiture nous suivait portant nos bagages. Le ciel traînait à hauteur du faîte des arbres.
La petite gare, dépouillée de ses fleurs, était misérable comme une vieille femme sans vêtement.
Lariane disait :
« Te rappelles-tu quand nous voyagions, el que nous étions presque des enfants. Voilà qui est fini ! »
Et j’ai répété :
« Nous ne connaissons point de printemps qui succède à l’automne ! Comme il serait doux, ce printemps ! »
« Il te faudra changer ta coiffure, m’a dit Lariane, car tes cheveux tombent ! »
XL
La cure d’égoïsme est finie. Puissions-nous en recueillir des fruits.
Le train nous emporte vers Paris, vers le tourbillonnement des intérêts mesquins, où il va falloir s’agiter. Cadet, qui regrette les feuilles mortes et ne veut point rester dans son panier, se promène sur la banquette, et de temps à autre jette un regard sévère par la portière.
J’ai regardé Lariane, et je me suis vu dans ses yeux. Et pareillement mon âme se reflète en la sienne. Nous ne sommes plus que deux aspects d’un même Egoïsme. Et le monde peut faire ce qu’il voudra, il ne fera mieux désormais que de lécher en vain les murailles de cet Egoïsme où s’est réfugiée notre inaltérable félicité.
II
PENSÉES
J’ai lu quelque part que le Sage « fait sa destinée ». — Cette pensée m’a plu, parce qu’elle est pleine d’orgueil, comme il y a des fleurs pleines de parfum.
Certes, le Sage est le centre d’événements qu’il n’a pas toujours voulus, ni prévus ; mais dans les événements les plus déplorables il trouve l’occasion d’une conduite personnelle, et c’est en cela qu’il « fait sa destinée ».
Le malheur est commun : mais il n’est pas commun d’en tirer profit.
Les événements ne sont, somme toute, que des occasions d’exercer notre individualité. Et c’est pourquoi il est juste que le Sage « fait sa destinée ».
J’ai rencontré un homme qui m’a dit : L’adversité s’acharne après moi ! Je suis victime de l’adversité ! Que voulez-vous que je fasse ! » — Cet homme m’a fait pitié et la pitié n’est qu’une forme du mépris.
— Je ne lui ai même pas répondu.
J’ai rencontré un homme qui m’a dit : Je n’ai confiance qu’en moi !… Je lui ai pris la main : il avait l’orgueil de soi-même, et je crois bien que c’était un Sage.
On imagine vulgairement que le Sage est celui qui supporte d’une âme égale les coups dela fortune. A ce compte-là, bien des gens seraient des sages, qui ne sont que des veules.
Le Sage est celui dont l’individualité demeure indépendante des événements ; c’est le métal précieux qui ne connaît point d’alliage.
L’homme qui fait le mal ne m’offusque pas : je garde ma répugnance pour celui qui ne fait pas même le mal ou pour celui qui se confond avec les événements.
« Il n’a jamais rien fait de répréhensible ! » Celui dont on ne peut dire que cela, est le pire des hommes.
Il y a des hommes que la chance a servis, qui sont montés haut et qui pour cela ont paru grands. Et ils ne valaient rien. Ils n’ont jamais trouvé l’occasion de s’exercer.
Il y a des hommes qui sont demeurés dans l’obscurité, qui n’ont rien fait de grand, et qui sont grands : car ils se sont manifestés.
Je mets le Penseur au-dessus de l’Artiste : car l’Artiste est un instinct, le Penseur est une volonté.
J’ai vu, dans un jardin public, une nourrice qui corrigeait un enfant, parce qu’il avait dit : Je veux ! Elle prétendait qu’il ne parlât pas ainsi et lui affirmait que c’était vilain. — Quelle éducation pirtoyable on nous donne !… Sous d’imbéciles prétextes, on étouffe en nous l’orgueil, l’originalité, on nous nivelle afin que nous ne déparions pas l’universelle platitude.
Ou bien alors on a pour l’enfant de coupables et perpétuelles faiblesses, qui lui donnent à croire que l’on vit sans effort.
Pour ma part, j’exercerais, jusqu’à l’exaltation, l’Orgueil de l’enfant.
Il y a, parmi les belles paroles du Christ, une parole qui m’empêche de l’admirer sans restriction. Au rang des vertus, il a mis l’Humilité. Or, qu’est l’Humilité, sinon l’abnégation de soi même. Être humble, c’est se reconnaître impuissant.
Un homme n’est impuissant que s’il se croit impuissant.
J’ai fait de l’Orgueil égoïste un dieu : je fais de l’Humilité un démon tentateur, qui vous provoque aux heures de lutte.
Au moment de combattre, un soldat reconnaît que son adversaire est fort. Alors il dépose ses armes pour mieux courir, et il s’enfuit. — Celuilà est un humble — et c’est un lâche.
Au moment de combattre, un soldat reconnaît que son adversaire est fort. Et il se dit : « Pourquoi ne serais-je pas plus fort que lui ? » — Celui-là est un orgueilleux — et c’est un brave.
Je connais un homme qui a méthodiquement vécu, et qui, aidé des événements, a fort bien réussi. On l’admire : je le méprise.
L’homme qui a des passions, aussi nobles soient-elles, n’est pas un homme : c’est une épave. Il ne se dirige pas, il est dirigé par ses passions.
Une fois j’ai comparé le Sage à un roc que battent en vain les événements comme des flots impuissants. C’est faux. Le Sage n’est point indifférent aux événements : il les oriente.
INVOCATION
0 mon Orgueil, je sacrifierai tout à ton développement. Je détruirai tout ce qui lui est contraire en moi, comme on brûle les mauvaises herbes dans un champ, pour que la bonne y puisse librement pousser.
III
UNE VISITE AU SAGE
Je suis allé voir un Sage.
Il n’habite point à l’écart des hommes, dans une solitude. Il vit parmi les hommes, mais dans la solitude.
Il vit en lui.
Il ne vit point, comme si la société n’existait pas, puisque c’est un industriel, et qu’il est tous les jours mêlé à la vie commune.
Et cependant il est un Sage. Il est un Sage, en ce sens que c’est un homme d’effort, qu’il a l’Orgueil, et qu’il est bon puisqu’il est égoïste.
Il m’a dit des choses qui me parurent venir de loin, de très loin, des régions lumineuses de la Vérité.
Il m’a dit : « Je suis vieux, et voici que je touche au terme de l’Effort. Je suis heureux, car ma vie fut traversée de profonds malheurs, et il n en est pas un dont je n’aie tiré quelque profit, et qui n’ait pour le moins servi à décupler mon Égoïsme, c’est-à-dire ma valeur personnelle. »
« J’ai conquis, par mon énergie, la fortune et la considération : et cela n’est rien. Mais je me suis conquis, et cela est tout. »
Et je l’ai regardé : et il m’a paru grand, très grand. C’est un Sage.
Or, il y avait là quelqu’un du monde qui ne comprenait point. « Avec votre sytème, remarqua-til, et si chacun était égoïste et orgueilleux, que deviendrait la Pitié ? »
Cet homme est simple et vulgaire : « La Pitié n’existerait plus, parce qu’elle n’aurait plus sa raison d’être. Il n’existerait plus, en fait de relations sociales, que l'estime qu’un homme a pour un homme dont il reconnaît la valeur. »
Et l’observateur a dit encore : « Et la Bonté ? »
Le Sage a souri, et il m’a regardé, et j’ai souri.
IV
LE LOGIS
On entend, dans la nuit épaisse, la pluie qui grelotte aux vitres. Nous sommes, Lariane et moi, assis devant l’âtre où les bûches s’échevèlent en flammes. Le vent tonne dans la cheminée.
Cadet, sur son séant, presque dans la cendre, immobile et satisfait, cligne ses paupières à demi-closes.
La chambre est tiède comme le sont nos pensées. C’est le repos du soir après l’effort du jour.
Lariane me dit : « Il me semble que nous sommes seuls au monde !… » Et c’est ma voix qui lui répond : « Misérable est l’homme qui a passé par la vie sans s’y meurtrir : il avait un foyer, il ne l’a point connu ! »
Dans la nuit épaisse on entend la pluie qui grelotte aux vitres. Et le vent tonne dans la cheminée.