Les Opalines/Le parc est grandiose, hirsute et solitaire

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L. Vanier (p. 75-76).

LE PARC EST GRANDIOSE

Le parc est grandiose, hirsute et solitaire.
Le crépuscule y rêve en vêtement obscur.
Parmi des arbres morts on aperçoit des murs,
Des murs d’immenses burgs qui surgissent de terre.

C’est un domaine étrange : de noires flaques d’eau
Reflètent par endroit le silence farouche.
L’on surprend, accouplant en des baisers leurs bouches,
Des reptiles hideux dont se remuent les dos.

Or, dans ce parc maudit souvent je me promène.
Il me plairait assez d’y égarer mes pas
Si, tel un spectre brun, ne m’y obsédait pas
Une ombre dont je sens que m’enfièvre l’haleine.


Cette ombre me regarde en quelque endroit je sois.
Si je marche, elle suit : si je tente une fuite,
La voilà qui soudain se jette à ma poursuite.
Si je m’arrête, elle m’imite près de moi.

J’ai tout fait, mais en vain, pour me dégager d’elle,
J’ai rusé bien longtemps, je n’ai pas réussi :
Elle s’obstine à me poursuivre sans merci ;
Ce m’est comme une amante implacable et fidèle.

Maintenant résigné, quoique rempli d’effroi,
Je la subis, cette ombre, et son commerce hargne.
J’ai renoncé par force à ce qu’elle m’épargne ;
Nous sommes des époux : cette ombre, c’est mon Moi.

Heureux, cent fois heureux sont les rudimentaires,
Ceux qui portent leur Moi indépendant si peu,
Si léger et si nul, qu’il n’est jamais pour eux
Ce tragique étranger qui me suit solitaire.